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El artículo trata de la transformación fundamental que tiene lugar entre dos etapas pertencientes a la filosofía de Heidegger en la época de Ser y Tiempo
Titre original
Artículo Greisch, Jean. de l'Ontologie Fondamentale a La Metaphysique Du Dasein...(2006) Pag.417-447
El artículo trata de la transformación fundamental que tiene lugar entre dos etapas pertencientes a la filosofía de Heidegger en la época de Ser y Tiempo
El artículo trata de la transformación fundamental que tiene lugar entre dos etapas pertencientes a la filosofía de Heidegger en la época de Ser y Tiempo
JEAN GREISCH
DE L’ONTOLOGIE FONDAMENTALE
ALA METAPHYSIQUE DU DASEIN.
LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE
- DES ANNEES 1928-1932
CARACTERISATION D’ENSEMBLE DE LA PERIODE
Les derniers cours de Heidegger! donnés 4 Marbourg ainsi
que les premiers cours qu’il professait 4 Fribourg comme suc-
cesseur de Husserl 4 la chaire de celui-ci gravitent autour de
trois problémes majeurs : l’essence de la liberté, l’essence du
fondement, l’essence de la vérité. Chacune de ces questions,
qui s’entrecroisent de multiples maniéres, fait objet d’une
nouvelle élaboration qui implique un débat serré avec un
représentant majeur de la métaphysique occidentale. C’est
ainsi que la question de l’essence de la liberté est insépa-
rable ane interprétation phénoménologique détaillée de la
Critique de la raison pure et de la Critique de la raison pratique de
Kant (GA 25, GA 31). La question de l’essence du fonde-
ment a pour arriére-plan la lecture de Leibniz qui fait objet
du dernier cours de Marbourg (GA 26). Quant a la question
1. Version frangaise, légérement remaniée, d’un article paru en allemand
dans D. THOMA (6d.), Heidegger-Handbuch, Stuttgart, J. B. Metzler, 2003,
p. 115-127.
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de l’essence de Ja vérité, elle a pour interlocuteur fondamen-
tal Platon (GA 34). S'l faut en croire l’auto-interprétation de
Heidegger, il s’agit d’autant de «détours» nécessaires pour
apporter une réponse circonstanciée a la question fonda-
mentale du rapport entre étre et temps.
Les derniers cours de Marbourg montrent qu’il avait tou-
jours en vue le projet d’une élaboration plus précise de son
ontologie fondamentale, méme si, dans les derniers jours du
mois de décembre 1926, suite 4 sa rencontre avec Jaspers a
Heidelberg, il résolut de ne pas publier la troisiéme section
de la premiére partie de Sein und Zeit, déja préte pour limpres-
sion!. Cette décision marque une césure importante dans
la pensée de Heidegger, dans la mesure ot les champs de
problémes que désignent les concepts de « fondement»,
de «liberté » et de « vérité » engagent la compréhension de
la transcendance originaire du Dasein, ce qui veut dire que la
question jusqu’alors différée : « Qu’est-ce que la métaphy-
sique » exige une réponse. C’est justement cette question
ee tient en haleine les écrits et les cours de Heidegger pen-
ant les années 1928-1932. Leur théme directeur est formé
par l’expression « métaphysique du Dasein ».
EN QUETE D’UNE NOUVELLE COMPREHENSION
DE LA METAPHYSIQUE
Dans son cours Problémes fondamentaux de la phénoménologie
(GA 24) du semestre d’été 1927, Heidegger déploie 4 neuf
sa thése fondamentale d’aprés laquelle la compréhension de
Pétre devance toute expérience effective de l’étant, en méme
temps qu’il présente les concepts méthodologiques fonda-
mentaux (« réduction », « destruction » et « construction »)
dune phénoménologie exclusivement vouée 4 I’élaboration
concréte de la question de l’étre. Au terme d’une destruction
hénoménologique détaillée de la thése de Kant, d’aprés
aquelle « étre » n’est pas un prédicat réel, de la distinction
1.GA 49, p. 39-40.
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moderne entre res cogitans et res extensa, de la distinction médié-
vale entre existentia et essentia ainsi que des différentes inter-
prétations du concept copule, Heidegger montre comment
et pour quelles raisons toutes ces problématiques ont raté la
question fondamentale du sens de l’étre comme tel.
Ses propres élucidations phénoménologiques gravitent
autour du probléme du rapport entre l’intentionnalité et la
transcendance. Le grief principal qu'il éléve 4 l’encontre des
philosophies modernes du sujet est que, malgré leur nou-
veauté, tout demeure 4 l'état en ce qui concerne la question
principielle de la question du sens de l’étre!, parce que la
question du mode d’étre du sujet, celle de son ipséité la plus -
profonde (Werheit - littéralement : la « quisséité ») demeure
sans réponse. Le résultat principal de ces tentatives de clari-
fication du projet d’une ontologie fondamentale est une ana-
lyse approfondie de la différence ontologique et de son lien
avec la temporalité originaire.
Dans la conception heideggerienne de la phénoméno-
logie, le « souci » assume la fonction de l’intentionnalité chez
Husser]. Ce déplacement n’est pas seulement terminologique ;
il va au contraire de pair avec une nouvelle détermination du
concept de transcendance dans horizon de la temporalité.
Dans son dernier cours de Marbourg, intitulé Die Anfangs-
griinde der Logik im Ausgang von Leibniz (GA 26), Heidegger
montre que la question du statut de la transcendance est
directement liée 4 la question de l’essence de la vérité et 4
celle de l’essence du fondement. Les points de contact entre
Panalytique du Dasein et la monadologie de Leibniz, déja
évoqués dans d’autres textes, regoivent ici un contour plus
précis qui invite 4 se demander en quel sens le Dasein est, lui
aussi, un « vivant miroir de univers ».
Pour résoudre le probléme de la « transcendance origi-
naire?» qui surgit dans ce contexte, Heidegger fait plusieurs
fois appel au motif platonicien du Bien au-dela de l’étre
(« epekeina tés ousias », République 509b). Mais il Pinterpréte au
1.GA 24, p. 175.
2.GA 26, p. 171.
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sens aristotélicien du « en vue de quoi Umwillen'» plus qu’au
sens proprement platonicien d’une agathologie qui placerait
lidée du Bien au-dessus de l’étre ou au sens néoplatonicien
dune hénologie qui subordonne l’étre 4 ’Un2.
Ce n’est pas seulement 4 cause de l’importance qu’il
accorde a Ja question de l’essence du fondement que ce der-
nier cours de Marbourg marque une césure importante dans
évolution de la pensée de Heidegger. Sous le titre : « Le pro-
bléme de la transcendance et le probléme de Sein und Zeit3»,
Heidegger y propose sa premiére auto-interprétation, sous
forme de douze théses directrices‘. Leur teneur fondamentale
est l’insistance sur la neutralité que l’analytique du Dasein
revendique face 4 toute anthropologie, vision du monde,
éthique et métaphysique. Face aux tentatives de développer
une «métaphysique des sexes», Heidegger souligne que la
différence sexuelle ne joue aucun réle dans l’analytique du
Dasein. Parce que le Dasein est le méme, qu’il soit masculin
ou féminin, la différence sexuelle ne saurait pas non plus
servir de fil conducteur pour I’élucidation de la différence
ontologique. Cette thése a donné lieu 4 une discussion appro-
fondie de la part de Jacques Derrida.
L’expression « herméneutique de la vie facticielle » qui, 4
partir de 1919, constitue le fil conducteur des premiers ensei-
gnements de Heidegger a Fribourg-en-Brisgau, céde mainte-
nant la place 4 expression «métaphysique du Dasein »,
problématique qui domine sa pensée apres la publication
de Sein und Zeit. Ce «retournement » ou ce « basculement »
(Umschlag) qui convertit « Pontologie fondamentale » en « méta-
physique du Dasein» ne va nullement de soi, comme le
montre un passage clé du cours sur Leibniz, dans lequel
Heidegger postule la nécessité d’un «tournant (Kehre)5» qu'il
1. Ibid, p. 238.
2.GA 24, p. 399-405 ; GA 26, p. 237-238.
3.GA 26, p. 171.
4. Ibid. p. 171-195.
5.J. DERRIDA, « Geschlecht, différence sexuelle, différence ontologique »,
dans Psyché, Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p. 395-414."
6.GA 26, p. 201.
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importe de ne pas confondre avec le tournant ultérieur,
accompli dans les années 1936-1938 qui transforme le ques-
tionnement sur le sens de l’étre en quéte de la vérité de ’étre.
Ce second «tournant » qui détache Heidegger de la méta-
physique, identifiée 4 Yonto-théo-logie, a pour prélude le
tournant de 1928 qui transforme «l’ontologie fondamentale »
en «métontologie», autrement dit, en «métaphysique du
Dasein ». Le préfixe « méta » doit étre entendu ici au triple
sens d’un choc en retour (Zuriickschlagen) de Yontologie qui la
raméne 4 son assise ontique, de la transformation (Verwand-
lung) de Pidée de différence ontologique et du retournement
(Umschlag) de Vontologie pees en une métaphysique
encore a élaborer!.
LE JEU DE LA TRANSCENDANCE ET SES ENJEUX
En 1929, Heidegger publie son traité, Kant et le probleme
de la métaphysique, qui scelle sa rupture avec les interpréta-
tions néokantiennes de Kant, en méme temps que parait sa
legon inaugutale de Fribourg, intitulée Qu’est-ce que la méta-
physique? ? et sa contribution De l’étre-essentiel d’un fondement
ou raison3 aux Mélanges Husserl.
Dans le dernier texte, il reprend quelques thémes de son
cours marbourgeois sur Leibniz, dans le but de montrer en
quoi le probléme du fondement est étroitement imbriqué
avec les questions centrales de la métaphysique en général
méme 1a oi la question du fondement ne fait as Vobjet
d’un traitement explicite, comme c’est le cas chez Leibniz ou
Schopenhauer. Pour Heidegger, l’origine de toute tentative
de fondation (« Ursprung des Griindens* ») est la transcendance
sous la triple forme de la condition de possibilité, du sol et
de la mise en évidence (Ausweisen). Ce « caractére transcen-
dantal essentiel de l’étre en général5» implique une idée
1. Bid.
2.Q1, p. 21-84.
3. Ibid, p. 85-158.
4. WM, p. 66.
5. bid, p. 67.
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particuliére de la liberté qui apparait en méme temps comme
« fondement du fondement » et comme « abime », c’est--dire
littéralement comme « absence de fondement (Ab-Grund) du
Dasein!», Transcender veut dire, au sens le plus originaire,
que «le Dasein est, dans l’essence de son étre, figurateur de
monde (weltbildend)?». Le terme Weltbildung joue ici manifes-
tement le méme réle que expression « imagination trans-
cendantale » chez Kant. En méme temps, ce « dépassement
vers le monde (Uberstieg zur Welt)» est «la liberté méme3».
Pour Heidegger, la « liberté seule peut faire qu’un monde se déploie
et se mondifie pour le Dasein. Le monde n’est jamais, mais il
se mondifie ». La liberté, ainsi comprise, est « Liberté pour le
Jondement? ».
C’est le 24 juillet 1929 que Heidegger donne dans le grand
amphithéatre de l’université de Fribourg sa lecon inaugurale
intitulée : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » Il y soutient la
thése qu’a la différence de tout questionnement scientifique,
voué a |’étude des déterminations positives de l’étant, le
uestionnement métaphysique doit affronter la question du
ien qui résonne dans la question : « Pourquoi y a-t-il quelque
chose plutét que rien ? » Le sens de ce Rien ne se comprend
qu’en lien avec la tonalité fondamentale de l’angoisse, dans
laquelle «]’étant en sa totalité devient caduc5».
Seul l’énoncé « Le Néant lui-méme néantise (Das Nichis
selbst nichtet)6» rend justice 4 une expérience fondamentale
qui dépasse les négations de la logique et de la dialectique. Le
Rien que nous éprouvons dans «la nuit claire de Pangoisse »
n’a pas sa racine dans la négation, qui est elle-méme déja
fondée dans le Rien qui « surgit de la néantisation du Néant7».
Pour Heidegger, l’idée méme de logique se dissout alors
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dans «le tourbillonnement d’un questionner plus originel!».
Exposé au Rien, le Dasein dispose de multiples possibilités
de « conduites néantisantes », de sorte qu’il apparait comme
le «lieu-tenant du Rien». La rigueur de la pensée scienti-
fique ne sera jamais 4 la hauteur du sérieux de la question
fondamentale de la métaphysique: « Pourquoi y a-t-il de
Vétant en général et pas plutét rien ? »
Le premier cours que Heidegger donne au semestre
d’hiver 1928-1929 a Fribourg sous le titre: Introduction @ la
philosophie(GA 27) se présente comme une sorte de commen-
taire détaillé de la lecon inaugurale en méme temps qu’on
peut y voir une sorte d’introduction a l’idée d’une « meétaphy-
sique du Dasein ». II s’agit d’une tentative d’élucider la diffé-
rence entre la philosophie et Ja science d’une part, entre la
Philosophie et la vision du monde de I’autre, dans Ie but de
ibérer un accés existential 4 Yacte originel du philosopher.
« Nous ne philosophons pas de temps en temps, mais constam-
ment et nécessairement, pour autant que nous existons en
tant qu’étres humains [...] Etre-homme, c’est déja philoso-
pher. Le Dasein humain comme tel se tient de, de par son
essence, et non occasionnellement ou non, dans Ia philo-
sophie» : c’est cette thése liminaire qui commande toutes
les réflexions de Heidegger.
Le philosopher, ainsi compris, ne se réduit pas a la quéte
amoureuse de Ia sagesse. « La fonction la plus intime de la
philosophie, qu’on est loin d’avoir saisi dans sa fonction cen-
trale», est la finitude. «Finie, la philosophie ne l’est pas,
arce qu’elle n’arrive jamais au bout. La finitude n’est pas au
a mais au commencement de la philosophie, ce qui
veut dire que l’essence de la finitude doit étre incorporée
au concept de philosophie‘. » La « métaphysique du Dasein »
heidegggérienne veut étre une philosophie de la finitude au
sens fort du terme.
1. Ibid, p. 14.
2. Bid, p. 15.
3.GA 27, p.3.
4. Ibid, p. 24.
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La quéte d’une compréhension existentiale de la science
(la science comme attitude particuligre du Dasein) conduit
Heidegger a la question de l’essence originelle de la vérité et
a reflechir au rapport du Dasein a la vérité. Derriére la vérité
judicative et propositionnelle, il s’agit de prendre en vue la
vérité comme désoccultation, en analysant le phénoméne de
«Pétre-auprés-de », ou du « séjour » auprés des choses. Cela
exige qu’on distingue plusieurs modes d’étre distincts, ce qui
éclaire sous un nouveau jour le privilége insigne du mode
d’étre humain: « Le Dasein existe, et lui seul. L’homme seul
«lexistence!. » Heidegger souligne particuligrement la capa-
cité de «laisser étre les choses (Seinlassen der Dinge)» ou la
capacit€ de «laisser les choses étre elles-mémes i berlassen
der Dinge an sie selbst)», capacité qui constitue «l’acte origi-
nel du Dasein3».
C’est sur Yarriére-plan de cette sorte d’équivalent de la
Tathandlung de Fichte que Heidegger examine le probleme
du rapport du soi et de ’étre, analyse qui gravite autour de la
proposition fondamentale suivante :
Or Pétant qui a notre mode d’étre, et que néanmoins nous ne
sommes pas nous-mémes, mais qui est 4 chaque fois I’autre, un
Dasein autre, le Dasein des autres, n’est pas simplement présent
& cété de nous, éventuellement mélé 4 bien d’autres choses. Au
contraire, le Dasein autre est 14 avec nous, c’est un étre-la-avec; et
nous-mémes, nous sommes déterminés par un étre-avec les autres.
Dasein et Dasein sont un étre-ensemble4.
Les réflexions sur les rapports entre la science et la philo-
sophie débouchent sur une formulation modifiée et précisée
de la thése liminaire : « Le Dasein humain comme tel philo-
sopher ; exister veut dire * philosopher. Le Dasein philosophe,
parce qu’il transcende. Dans le transcender est contenue la
comprehension de Vétre5. » Le transcender s’accomplit comme
1. Ibid, p. 71.
2. Ibid, p. 102.
3. bid, p. 199.
4. Ibid, p. 84-85.
5. Ibid. p. 214.
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«projet (Entwurf)», «élévation (Erhdhung)» et « dépasse-
ment (Uberstieg)!». En s’appuyant sur le lexique kantien,
Heidegger se sert du terme « transcendantal » pour désigner
ces trois opérations fondamentales. Mais sa compréhension
du transcendantal revendique d’étre « plus fondamentale,
plus originelle et plus explicite?» que celle de Kant.
Concernant le rapport entre la philosophie et les sciences,
il stipule que « ce qui donne sa clarté a Ja science, au sens de
Pétre-ouverte de l’étant, la place en méme temps dans I’obs-
curité — au sens de l’occultation de l’étre. La clarté relative
de la connaissance scientifique est entourée par l’obscurité de
Ja compréhension de l’étre3», L’obscurité de la compré-
hension de l’étre est l’élément vital de la philosophie qui
s’accomplit dans l’acte de transcender qui, loin d’étre un luxe
intellectuel, joue un réle essentiel dans l’'autocompréhension
du Dasein.
D’une juste compréhension de l’acte de transcender
dépend également la détermination correcte du phénoméne
bien plus complexe de la « vision du monde », comme « puis-
sance agissante et directrice du Dasein lui-méme‘». C’est
une phrase tirée du cours d’anthropologie de Kant qui fournit
a Heidegger le fil conducteur de ses analyses : «homme du
monde » qui s’y connait dans les « affaires du monde », « va
ticipe au grand jeu de la vie». « Mitspieler im groBen Spiel des
Lebens » : cette formule kantienne offre 4 Heidegger la possi-
bilité d’une redéfinition existentiale du concept de monde
- «Monde: un titre pour désigner le Dasein humain eu égard
a ce quis’y passe, le jeu de l’étre-ensemble des hommes dans
leur rapport 4 l’étant. Monde: un titre pour désigner "homme
précisément en tant qu’il n’est pas un membre du cosmos,
une chose naturelle, mais dans ses rapports d’existence
historiques5».
1. Ibid, p. 206.
2. Ibid, p. 207.
3. Ibid, p. 213.
4. Ibid, p. 234.
5. Ibid, p. 300.
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Linterprétation détaillée que Heidegger donne du « grand
jeu de la vie » a pour conséquence une compréhension plus
profonde de la transcendance comme « étre-au-monde ». Le
mouvement de transcendance qui constitue le Dasein ne
dépasse pas le monde, en le laissant derriére soi, mais lui seul
met le Dasein « au monde », en méme temps qu’il constitue
son ipséité véritable : « Ce vers quoi se transcende le Dasein
qui est transcendant en son essence, c’est ce que nous appe-
lons monde. Dans Je dépassement le Dasein ne se surmonte
as lui-méme en se laissant en quelque sorte derriére soi.
on seulement il demeure lui-méme, mais ce n’est qu’ainsi
qu’il devient justement lui-méme !. »
Le passage d’un usage anthropologique et pragmatique de
la métaphore du jeu 4 un usage transcendantal s’effectue en
trois étapes. 1) On ne peut parler d’un «jeu de la vie», pour
désigner la multiplicité bigarrée des comportement humains,
si essence du Basein a déja un «caractére de jeu2». Ce
«caractére de jeu du Dasein» ne se laisse comprendre que
dans une attitude transcendantale et non dans une attitude
purement pragmatique. « Nous ne jouons pas, parce qu’il y
a des jeux mais, inversement, il y a des jeux parce que nous
jouons dans un sens large du jeu qui ne se manifeste pas néces-
sairement dans le fait de se livrer 4 des activités ludiques°. »
2) « Monde», stipule la thése directrice de Heidegger, « est le
titre pour désigner le jeu que joue la transcendance. L’étre-
au-monde est ce jouer originel du jeu auquel tout Dasein fac-
ticiel doit s’accorder (sich einspielen), pour pouvoir jouer son
jeu (sich abspielen) et cela de manieére telle que, facticielle-
ment, d’une maniére ou d’une autre, on se joue de lui (daf
thm faktisch so oder so mitgespielt wird) tant que dure son exis-
tence». 3) Une conséquence particuliérement importante de
cette « interprétation de la transcendance comme jeu5» qui
1. bid, p. 307.
2. Bid, p. 310.
3. id. p. 312.
4. Ibid.
5. Bid, p. 323,
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exige qu’on parle d’un «jeu transcendantal!», est que cet
usage transcendantal du terme neutralise la distinction entre
le jeu et la réalité. Comprendre |’étre veut maintenant dire
«jouer Vétre, avoir comme jeu et le figurer 4 travers ce
jeu (das Sein spielen, erspielen, in diesem Spiele erbilden)?». Cette
interprétation originale de Pimagination transcendantale jette
les bases d’une ontologie radicalement nouvelle, directement
ordonnée a la comprehension de l’étre, et affranchie du car-
can de la conceptualité logique. D’aprés Heidegger, cette
rupture avec la domination de la logique n’équivaut nulle-
ment a une défense de Pirrationalisme et elle ne consiste pas
_ hon plus dans une régression dans les apories des philoso-
phies de la vie.
«Exposition (Preisgegebenheit)» et « étre-jeté » sont les deux
marques essentielles du Dasein qui est « mis en jeu (aufs Spiel
gesetzi)3», autrement dit « placé devant lui-méme et son ipseité
pléniére‘», Si on veut comprendre correctement l’ipséité,
il faut d’abord adopter une perspective interne, en prenant
en considération la maniére dont le Dasein « est dominé par
Pétant auquel il est exposé5». C’est cet aspect interne que
désigne le concept de «I’étre-jeté» qui atteste «l’impuis-
sance » constitutive du Dasein : « nul Dasein n’existe en vertu
de sa propre décision et résolutionS» ! Heidegger s’intéresse
plus aux présuppositions ontologiques quaux conséquences
éthiques de l’étre-jeté, autrement dit a la « néantité» et a la
finitude qui jouent un réle crucial dans l’idée méme d’une
« métaphysique du Dasein ».
Lultime conséquence de cet élargissement transcendan-
tal du concept de jeu est que I’étre-au-monde signifie une
« absence de tenue (Halt-losigkeit)» : « Etve mis en jeu, autre-
ment dit étre-au-monde, est en soi une absence de tenue.
Cela veut dire que exister du Dasein doit se procurer une
1. bid, p. 314.
2. Bid, p. 315.
3. Ibid. p. 325.
4. Ibid, p. 324.
5.Jbid, p. 328.
6. Ibid, p. 339.
od dae
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tenue!.» Cette «absence de tenue métaphysique » ne doit
pas étre confondue avec un jugement de valeur moral. Tout
dépend de la capacité de reconnaitre que le jeu transcendan-
tal a pour conséquence que le Dasein «n’est pas factuelle-
ment, mais en vertu de son essence, métaphysiquement sans
tenue?», Pour cette raison méme, il est obligé e trouver un
abri, une sécurité et une tenue.
Méme ce qui échappe au pouvoir de Phomme ne peut
pas simplement étre enregistré comme une donnée de fait,
mais doit étre assumé et maitrisé.
Méme ce qui ne résulte pas d’une décision personnelle expresse,
comme la plupart des aspects du Dasein, doit, d’une maniére ou
dune autre, étre assumé rétrospectivement, ne fiit-ce que sous le
mode de la résignation ou de l’évitement ; méme ce qui ne dépend
pas de notre liberté au sens étroit, par exemple une maladie ou une
disposition particuliére, ne sont jamais simplement des choses
objectivement présentes, mais des choses qui, d’une maniére ou
d'une autre, ont été intégrées dans le comment du Dasein ou reje-
tées de celui-ci3.
Ici au plus tard il apparait que le concept transcendantal
de jeu délimite en méme temps l’espace de jeu de l’éthique,
autrement dit l’espace de jeu de la liberté comprise dans
un sens originaire : « Le fait que la propre provenance du
Dasein se soustrait 4 sa décision l’éloigne essentiellement
de lobscurité de sa provenance pour lorientier sur la clarté
relative de son pouvoir-étre. Le Dasein existe toujours dans
le débat essentiel avec l’obscurité et ’impuissance de sa pro-
venance, ne fit-ce que dans la forme dominante de l’habi-
tude d’un oubli profond de cette détermination essentielle de
sa facticité4, »
Dans la derniére partie du cours, Heidegger applique le
concept de transcendance au rapport entre philosophie et
vision du monde, en associant une nouvelle fois le concept
1. Ibid, p. 337.
2. Ibid., p. 342.
3. Ibid, p. 337.
4. Ibid, p. 340.
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de transcendance et le concept de vérité : « L’absence de tenue
contenue dans la transcendance est [...] toujours Pinjonc-
tion de se tenir dans la vérité!. » D’emblée, cela montre que
absence de tenue métaphysique n’a rien en commun avec
le relativisme de la vérité proné par certains philosophes
postmodernes. En revanche, la vérité, comprise comme dévoi-
lement, présente un visage différent selon le type d’étant
auquel on a affaire. Concernant |’étant-sous-la-main, elle prend
les traits de la « maitrise », concernant P’étre-avec, elle appa-
rait comme « agir » en relation a l’étre-avec et comme « réso-
lution en vue de soi-méme?».
_. C’est de cette maniére que Heidegger réussit 4 enraciner
-le concept de vision du monde dans |’
acte de transcender
constitutif du Dasein en tant que tel, allant bien au-dela des
définitions élaborées par Dilthey, Jaspers et Scheler. D’aprés
Heidegger, le caractére de jeu de la transcendance contient
deux possibilités fondamentales de visions du monde.
La premiére a sa source dans l’expérience de la surpuis-
sance de ]’étant auquel le Dasein ne cesse d’étre exposé et
ui ne cesse de le
>
étre sous-jacent 4 la pensée mythique. Nu!
lominer. A cela correspond le concept
e part ailleurs la
vulnérabilité du Dasein n’est éprouvée avec la méme acuité.
Précisément pour cela, elle a besoin d’étre en quelque sorte
compensée ou neutralisée par l’expérience d’un abritement
dans le tout de l’étant : « La tenue est trouvée dans I’étant sur-
uissant lui-méme; il est ce qui donne la tenue et assure
’abritement’, » C’est cette thése qui fournit la clé pour élu-
cider des phénoménes aussi centraux que le besoin de pro-
tection, la vénération, le rite et le culte, la priére, les moeurs
et les coutumes.
Non moins originairement que la possibilité d’une tenue
»
prenant la forme
‘un abritement, le « caractére de jeu de la
transcendance‘» recéle la possibilité de la tenne comme
«maintien » (Haltung), ancrée primairement dans la capacité
1. Ibid, p. 342.
2 Bid, p. 343.
3. Ibid, p. 360.
4. Ibid. p. 367.
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de se maintenir soi-méme. Alors que, dans la premiere atti-
tude, tout dépend de «la puissance sous forme du sacré
(Machtigkeit als Heiligkeit)», Pattitude explicite adoptée face
aux surpuissances conduit 4 présent «au débat du Dasein
au sein méme du Dasein avec ces puissances sous tous les
regards essentiels! », Le méme motif joue un réle dans Pinter-
prétation heideggerienne du mythe platonicien de la caverne,
interprétation qu’il esquisse au semestre suivant. Les chaines
qui attachent les prisonniers 4 la paroi de la caverne ont éga-
lement été forgées par la religion2.
C’est sur cet arriére-plan qu’il s’agit de comprendre la
possibilité d’un « choix de soi-méme résultant de la résolution
en vue de soi-méme et dans l’agir correspondant3», autre-
ment dit la possibilité d’une vision du monde « éthique ».
Que ce soit bien la possibilité fondamentale de |’éthique que
Heidegger a en vue apparait clairement dans l’allusion phi-
lologique 4 Ia signification originaire du concept de l’eudai-
monia et 4 ses interprétations philosophiques ultérieures.
Tant que ce concept désigne encore le fait de se tenir dans
la « surpuissance » ou la « démonie» de I’étant, la vision du
monde est commandée par la quéte d’un abritement. A partir
du moment ot levdaimonia est confiée 4 la praxis, a lagir
libre qui se donne son propre but (prohairesis), on assiste a la
naissance de la vision du monde sous forme du maintiens.
Celui-ci trouve son expression la plus nette dans la philo-
sophie, dont la tache prioritaire est de « surmonter la sur-
puissance de l’étant5» et, ce qui revient au méme, «Iéveil
du probléme de P’étreS», Envisagée 4 partir de la vision du
monde mythique ou religieuse, une telle attitude apparait
nécessairement comme une révolte prométhéenne, «une
maniére de s’insurger contre |’étant et les ombres persistantes
1. Ibid, p. 368.
2. Ibid, p. 353-354.
3. Bid, p. 371.
4. Ibid, p. 372.
5. Ibid, p. 381.
6. Ibid., p. 382.
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de sa surpuissance!», Cela ne veut nullement dire que le pas-
sage de la premiére 4 la seconde possibilité fondamentale
de la vision du monde doit étre compris comme un praces-
sus d’émancipation ou une Aufkidrung avant la lettre. Tout
comme Sche ling, Heidegger souligne que la « philosophie
en tant qu’attitude fondamentale est certes un scandale pour
toute vision du monde comme abritement2», mais qu’elle
demeure pourtant, et méme essentiellement, reliée au mythe.
D’aprés Heidegger, cest en tant que « maintien » au sens
prégnant du mot que la philosophie accomplit le sens origi-
naire du terme grec éthos, ce qui lui interdit de proclamer une
éthique particuliére. La « métaphysique du Dasein » s’inté-
resse d’emblée aux conditions de possibilité de l’éthique,
méme s'il ne s’agit pas de fonder philosophiquement les pré-
ceptes de la morale. La thése conclusive du cours suggére
que V’acte méme de philosopher a déja un sens « éthique » :
« Le philosopher comme laisser-advenir la transcendance est
la libération du Dasein. [...] Le laisser-advenir la transcen-
dance en tant que philosopher recéle la sérénité originelle du
Dasein. [...] la confiance que homme accorde au Da-sein en
lui et a ses possibilités3. »
« REGARDER LA METAPHYSIQUE EN FACE »
ET LA NECESSITE D'UNE CRITIQUE DECONSTRUCTIVE
DE LA TRADITION METAPHYSIQUE
Persuadé que «nous n’avons pas d’autre choix que de
partir nous-mémes et de regarder la métaphysique en face, pour
ne plus jamais la perdre de vue‘, Heidegger se livre 4 une
lecture approfondie des deux premiéres Critiques de Kant,
lecture qu explique également ses prises de position polé-
miques face 4 l’interprétation des écrits kantiens que defend
1. Bid, p. 383.
2. Ibid, p. 399.
3. Ibid, p. 401.
4.GA 29-30, p. 5.
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Ernst Cassirer lors du colloque de Davos du 17 mars au
6 avril 1929. Ce n’est pas en tant qu’épistémologue ou théo-
ticien de la connaissance, mais en tant que métaphysicien
qui, dans sa Critique de la raison pure, ne vise rien @’autre que la
ondation de la métaphysique, que Kant intéresse Heidegger.
D’aprés lui, cela exige «un dévoilement radicalement nou-
veau du fondement de la métaphysique en tant que disposi-
tion naturelle de homme, autrement dit une métaphysique
du Dasein focalisée sur la question de la possibilité de la
métaphysique en général. C’est a ce titre qu’elle doit se poser
la question de l’essence de homme «et cela d’une maniére
qui précéde toute anthropologie philosophique et toute philo-
sophie de Ia culture1».
Dans Kant et le probléme de la métaphysique (GA 3),
Heidegger analyse en détail la définition kantienne de la
métaphysique comme « disposition naturelle » présente en
tout étre humain, ce qui, d’aprés lui, revient a jeter les bases
d'une « métaphysique du Dasein ». Dés son interprétation
phénoménologique de la Critique de la raison pure (GA 25),
il soutient que la « révolution copernicienne » de Kant ne
reléve pas HE la théorie de la connaissance, mais concerne
la compréhension de l’étre préalable 4 toute connaissance
ontique de |’étant et sa condition de possibilité.
Le « caractére humain de la raison, autrement dit sa fini-
tude2», s’atteste dans le fait que tout penser dépend de l’intui-
tion’, En parcourant les différentes étapes de la critique
kantienne, Heidegger veut montrer que le probléme de la
ossibilité de Pontologie coincide avec «la question de
’essence et du fondement essentiel de la transcendance de la
compréhension préalable de l’étre‘». Ce faisant, il découvre
que le temps devient le centre de gravité des réflexions de
Kant', selon un mouvement qui atteint son point culminant
1.GA3, p. 245.
2. Bid., p. 21.
3.GA 25, p. 83-84.
4.GA 3, p. 40.
5.GA 25, p. 253.
Supplied by The British Library - "The world's knowledge"LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 433
avec la théorie de l’imagination transcendantale et la doc- +
trine du schématisme. D’aprés Heidegger, l'imagination trans-
cendantale n’est pas une simple faculté de ’ame, dont le réle
se résume a articuler la pensée pure et l’intuition pure ; c’est
elle seule qui assure lunité de la sensibilité et de Pentende-
ment, de la réceptivité et de la spontanéité.
Le premier débat avec les péres fondateurs de l’idéalisme
allemand que Heidegger amorce dans son cours du semestre
d’été 1929 est lui aussi largement dominé par l’interpréta-
tion de Kant proposée dans le Kant-Buch, interprétation que
Heidegger cherche dorénavant 4 insérer dans un contexte
historique plus général. Ce n’est que sur larriére-plan de la
-métaphysique du Dasein qu’on peut comprendre et évaluer
correctement les deux tendances fondamentales de la philo-
sophie contemporaine que sont «Vaspiration 4 l’anthropo-
logie » et «aspiration 4 la métaphysique ». Ce n’est en effet
que dans horizon d’une « interprétation du Dasein humain
en tant que temporalité!» qu’il devient possible de subsumer
la question de savoir ce qu’est "homme sous la question de
savoir ce qu’est l’étre.
Le « pouvoir (Kénnen)», le « devoir (Sollen)» et « Pavoir le
droit de (Diirfen)» qui constituent la raison pure comme telle
apparaissent 4 Heidegger comme les trois reflets fondamen-
taux de la finitude de la raison humaine?. A travers les trois
questions fondamentales de Kant — « Que puis-je savoir ? »,
«Que dois-je faire ? », «Que m’est-il permis d’espérer ? » -,
«la raison humaine cherche a s’assurer de sa finitude la plus
propre’, Par le fait méme, la quatritme question change elle
aussi de sens. Ce qui est en jeu dans la question: « Quest:
ce que ’homme ?», c’est «la question de savoir qui il est et
comment il est - celle de son étre comme tel!», question que
Heidegger ne perdra nullement de vue dans sa pensée « post-
epi ae » ultérieure.
1.GA 28, p. 278.
2. Ibid, p. 38.
3. bid, p. 235.
4. Ibid.
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«La finitude du Dasein en tant qu’événement fondamen-
tal de Ja métaphysique!> : tel est le motif fondamental que
Heidegger allégue 4 l’encontre de la méconnaissance idéa-
liste de la finitude. Plus que dans le « moi absolu» de Fichte
et sa Tathandlung ow dans Schelling, il trouve en Hegel son
véritable adversaire. La pierre de touche du divorce entre les
deux pensées est la thése hégélienne d’aprés laquelle «le
savoir des barriéres implique qu’on les a déja surmontées?».
Heidegger lui oppose sa conviction d’aprés laquelle le savoir
de la finitude ne fait qu’exacerber celle-ci.
Le cours donné au semestre 1930-1931 sur la Phénomé-
nologie de l’esprit (GA 32) de Hegel confirme l’incompatibi-
lité totale entre la conception hégélienne de l’infinité de
létre et l’insistance heideggerienne sur la finitude. II montre
que Heidegger défend «une position totalement différente
envers le propre Dasein et donc envers la métaphysique3»
que celle de Hegel. La compréhension de 1’étre qui a sa
source dans la temporalité originaire ne mérite plus d’étre
désignée comme « ontologie » et gagne 4 étre remplacée par
le terme « ontochronie‘ ». La pensée heideggerienne de !’étr:
rompt radicalement avec la compréhension hégélienne de |.:
métaphysique, une compréhension qui, d’aprés Heidegger,
achéve la constitution ontothéologique de la métaphysique
occidentale, en lui donnant la forme d’une « onto-théo-égo-
logie5».
LE DEPLOIEMENT DU CONCEPT DE MONDE
Le cours particuligrement volumineux que Heidegger
donne au semestre dhiver 1929-1930 sous le titre Les Concepts
fondamentaux de la métaphysique (GA 29-30) complete la défi-
nition de Ja philosophie élaborée une année plus t6t par une
1. Ibid, p. 47.
2. Ibid, p. 340.
3. Ibid, p. 344.
4,GA 39, p. 144.
5. Ibid, p. 183.
Supplied by The British Library - "The world's knowledge"LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 435
comparaison entre la philosophie, lart et la religion. A la
différence de la science, l’art et Ia religion sont «de méme
rang» que la philosophie, ce qui ne veut nullement dire
quils doivent étre logés & la méme enseigne. Pour montrer
que Tessence de la Philosophie ne peut étre cernée qu’en
s’appuyant directement sur I’acte du philosopher lui-méme,
Heidegger cite l’adage de Novalis d’aprés lequel la philosophie
«est, 4 proprement parler, nostalgie (Heimweh), la tendance 4
étre partout chez soi!». C’est sur Parriére-plan de l’étrangéreté
(Unheimlichkeit) de Yétre-au-monde que Heidegger développe
les trois concepts fondamentaux de la métaphysique in
Dasein qu’il dégage suite 4 une longue analyse historique des
ambiguités du concept traditionnel de métaphysique : monde,
finitude, solitude.
Chacun de ces concepts implique le Dasein, ce qui conduit
Heidegger 4 parler de «concepts inclusifs (In-begriffen)» et
d'une «pensée inclusive (inbegriffliches Denken}?». Cette
pensée qui « va 4 l’entier et saisit de part en part l’existence »
constitue «]’événement fondamental au sein du Dasein ».
C’est ce que Heidegger montre 4 travers une longue analyse
de «l’ennui profond», phénoméne qu’il avait déja effleuré
dans sa lecon inaugurale. Derriére les nombreuses tentatives
des philosophes de la culture, soucieux de décrire «lair du
temps», on décéle la méme tonalité fondamentale de Pennui
ae se présente sous trois formes : « étre ennuyé par quelque
chose », «se sentir ennuyé», «on s’ennuie ». La description
hénoménologique approfondie de ces trois expressions de
a tonalité fondament le du Dasein contemporain montre ce
ui y est en jeu: «la temporalité du Dasein et, par le fait méme,
“essence du temps lui-méme3 ».
Tout le reste du cours est dominé par le concept de monde.
Ce n’est que de maniére marginale que Heidegger effleure
les deux autres concepts directeurs que sont la finitude et
la singularisation. L’élucidation du concept de «monde » a
pour fil conducteur les trois théses directrices : « La pierre est
1,GA 29-30, p. 7.
2. Ibid, p. 13.
3. Ibid, p. 256.
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sans monde, l’animal est pauvre en mande, homme est figu-
rateur de monde}, » L’analyse de «la pauvreté en one »
de Vanimal fait appel aux découvertes de la biologie moderne,
en particulier aux travaux de Spemann, von Uexkiills et
Driesch. Le fait que Jes débats entre les phénoménologues
frangais de la derniére génération concernant le concept de
vie (i. Maldiney, D. Franck, M. Henry) font souvent appel
a cette partie du cours de Heidegger n’est pas un hasard.
La these complémentaire qui attribue 4 Phomme la faculté
de la « figuration du monde» constitue une interprétation
approfondie de la thématique du «jeu de la transcendance »
dans \’ Introduction & la philosophie et de Vinterprétation de
imagination transcendantale dans le Kant-Buch. Dans une
exégése trés détaillée de la conception aristotélicienne de la
structure de l’énoncé propositionnel, Heidegger s’efforce de
montrer que l’incapacité de la logique traditionnelle, qui n’a
pas réussi 4 saisir la dimension originelle de «/’en tant que »,
porte la responsabilité principale dans la méconnaissance du
phénoméne du monde. II reproche 4 la conception ordinaire
de la réalité, qui se laisse guider par des expressions proposi-
tionnelles, que la masse des étants nous y empéche de voir le
monde. L’événement fondamental du Dasein est constitué
par «le faire se tenir de l’obligatoire en face », le « rattache-
ment 4 l’entiéreté» et le «dévoilement de Pétre de l’étant
(Seins des Seienden}2» qui se cristallisent dans le concept de
«figuration » ou de projection du monde. Puisque le logos
apophantique se montre incapable de servir de base au
déploiement du concept de monde, la prévalence de la
logique dans la définition de l’essence de la métaphysique
devient problématique. Cela veut dire que « l’ontologie, elle
aussi ainsi que son idée, doivent devenir caduques, précisé-
ment parce que la radicalisation de son idée était un stade
nécessaire du déploiement de la problématique fondamen-
tale de la métaphysique3».
1.Jbid, p. 261.
2. Ibid, p. 506.
3. Ibid, p. 522.
Supplied by The British Library - "The world's knowledge"LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 437
LE DEPLOIEMENT DU CONCEPT DE LA VERITE
De Vessence de la vérité est le titre d’une conférence publique
donnée pour la premiére fois en 1930 et publiée en 19431.
Le questionnement de Heidegger concerne les conditions de
possibilité internes de ?adéquation ou de l'accord entre le
jugement et l’état-de-choses. Le fondement de la possibilité
d'une telle adéquation doit étre cherché dans « l’essence, jus-
quwalors incomprise, de la liberté », ce qui conduit Heidegger
4 formuler la thése provocatrice selon laquelle «Dessence de
la vérité est la liberté2», Le concept transcendantal de liberté
y reconnait le « laisser étre l’étant3» qui est en méme temps
un «s’impliquer dans Pétant (Sicheinlassen auf Seiendes)»,
renant la forme d’une « exposition 4 l’étre-découvert de
’étant4». Comprise de cette maniére, la liberté est Ja racine
de toute historicité, car «les rares et simples décisions de
Phistoire surgissent de la maniére dont se déploie l’essence
originaire de la vérité5». La non-vérité ne se raméne plus a la
fausseté d’un jugement, mais elle consiste en une occultation
ou un mystére. L’erreur, c’est-a-dire lerrance (Irre), est «la
contre-essence essentielle de l’essence originaire de la vérité5».
Toute réflexion philosophique a pour arriére-plan «le mystére
oublié du Dasein7».
Ces théses provocatrices sont inséparables de |’exégése
détaillée du mythe platonicien de la caverne que Heidegger
propose dans son cours sur Platon au semestre d’hiver 1931-
1932 (GA 34). Pour lui, on n’a ni affaire & une « parabole »
ni A une allégorie, car ce qu’évoque Platon, c’est un événe-
ment au sein d’une histoire « qui arrive 4 ’homme®>» et dont
les différentes étapes doivent étre comprises comme faisant
1.WM, p. 73-97.
9. Ibid, p. 81.
3. Ibid, p. 83.
4. Ibid, p. 84.
5. Ibid, p. 86.
6. Ibid, p. 92.
7. Ibid, p. 91.
8.GA 34, p. 43.
Supplied by The British Library - "The world's knowledge"438 JEAN GREISCH
artie d’un unique événement de vérité. Ce que raconte
Platon, «est justement histoire au sein de laquelle -homme
arrive a lui-méme en tant qu’étre qui existe au milieu de
Vétant!». C’est Phistoire des multiples possibilités humaines
de s’exposer 4 la vérité. La vérité n’occupe pas le domaine
des valeurs 4 validité éternelle surplombant ’homme, pas
plus qu’elle n’est un produit de son psychisme. « ’-homme
est “dans” la vérité. La vérité est plus grande que ’homme
qui n’est dans la vérité que pour autant qu'il est maitre de
son essence. Il se tient dans la désoccultation de Pétant et
c'est ainsi qu’il se rapporte 4 celui-ci2. »
Le fait que les ombres des choses apparaissent aux pri-
sonniers de la caverne montre que le «se-tenir dans le
désocculté3» fait partie de l’étre humain comme tel, ce qui
implique que la vérité-adéquation est fondée sur la vérité en
tant que désoccultation‘. Les entraves des prisonniers ne
consistent pas dans l’incapacité 4 voir les choses mémes,
mais dans limpossibilité de saisir leur propre situation et
celle de leurs voisins. Leurs tentatives maladroites de libéra-
tion au sein de la caverne manifestent de nouveaux aspects de
Ja vérité et sa connexion intime avec la liberté : « L’essence
de la vérité en tant que désoccultation reléve de Ja connexion
entre la liberté, la lumiére et l’étant5. » La véritable libéra-
tion, c’est-a-dire la « guérison du manque de compréhension
(Heilung von der Einsichtslosigkeit)®» ne se produit qu’avec la
sortie de la caverne, 4 la lumiére du soleil que Heidegger
interpréte comme ce qui donne la lumiére, comme ce que
donne le temps’.
Son élucidation du rapport entre idée et lumiére, entre
lumiére et liberté, entre la liberté et l’étant, ainsi que sa défi-
1. Ibid, p. 75.
2. Ibid.
3.[bid, p. 25.
4. Ibid, p. 34.
5. Bid., p. 38.
6. bid, p. 36.
7 Ibid, p. 43.
—— —
Supplied by The British Library - "The world's knowledge"LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 439
nition de l’essence de la désoccultation mettent l’accent sur la
question : « Que signifiela clarté, qu’elle signification a-t-elle et
qu’est-ce qu’elle accomplit!? » Le fait que, dans la langue alle-
mande, l’étymologie du mot ‘Helle {clarté) se rattache au
verbe Hallen (retentir, résonner), atteste, s'il faut en croire
Heidegger, « une force et une sagesse précoce de la langue »
ui joueront un réle important dans les réflexions ultérieures
ee eidegger, qui débutent en 1934, sur la logique comme
question de l’essence de la langue (GA 38). Cette interpréta-
tion joue en méme temps un réle crucial pour la compré-
hension de «Péclaircie », inséparable du phénoméne de la
liberté comme « projet préfigurateur d’étre2»,
Heidegger propose une interprétation ontologique du
concept Seaiied didée qui désigne, d’aprés lui, /’étre
de Pétant: « Lidée nous fait voir ce qu’est chaque étant et
comment il est3, » Ce « regard essentiel pour le possible » n’est
pas réservé a la seule philosophie. La grande « poésie rend,
elle aussi, |’étant plus étant+», Cette thése exige une déter-
mination entiérement nouvelle du statut des idées plato-
niciennes, détermination qui a sa source dans Ja « vision
préfiguratrice de Pétre5». Cela va de pair avec une «nouvelle
interprétation de Vexistential du souci» : « étre dévoilant est
l’accomplissement le plus interne de la libération. C’est elle
qui est /e souci comme tel: devenir libre en se liant aux
idées, se laisser guider par l’étre6».
Si «l’accomplissement fondamental de lidée » est la « per-
méabilité au voir? », on peut se demander a quoi l’idée du
Bien est perméable, ou encore quel genre de liaison l’idée
du Bien qui, d’aprés Platon, nous conduit «au-dela de
Vessence (epekeina tés ousias)» est susceptible de créer. Refu-
sant toute conception « sentimentale » de l’idée du Bien qui,
1. Ibid, p. 54.
2. Ibid, p. 61.
3. Ibid, p. 52.
4. Ibid. p. 64.
5. Ibid, p. 71.
6. Ibid, p. 73.
7. Ibid, p. 57.
Supplied by The British Library - "The world's knowledge"440 JEAN GREISCH
d’aprés lui, aurait été « pervertie » par l’éthique!, Heidegger
y voit ce qui rend possible l’étre et la vérité en leur essence
méme?.
La dialectique descendante qui raméne ’homme libéré
auprés des prisonniers dans la caverne et qui se conclut par
la mort du libérateur ne doit pas seulement étre comprise
comme allusion au destin de Socrate. Pour Heidegger, elle
exprime un aspect essentiel de toute vocation philosophique :
«Etre-libre, étre libérateur, c’est co-agir dans l'histoire de
ceux qui, du point de leur étre, font partie de nous3, » « Ami
de Pétre4», le philosophe se caractérise par «le regard essen-
tiel » qui ne discerne que «la différence de l’étre et de l’étant »
et rien d’autre5, ce qui le voue 4 une violence qui entraine
les autres « vers la lumiére qui remplit et relie déja son propre
regard»,
Cette interprétation « platonisante » du « chemin du philo-
sophant vers la philosophie?» marque d’une certaine maniére
le point d’orgue des cours qui gravitent autour de la problé-
matique de la « métaphysique du Dasein ». La thése que le
libérateur doit faire preuve de violence® anticipe certaines
déclarations du discours du rectorat de 1933. Heidegger prend
soin de préciser qu'il ne s’agit pas de transformer les profes-
seurs de philosophie en chanceliers du Reich, mais d’en faire
des phylakes, des veilleurs®. Mais on peut se demander quel
genre de vigilance est char par «un guestionner qui trans-
forme de fond en comble le Dasein, ’homme et la compréhen-
sion de ’étre». Linterprétation heideggerienne du Théététe,
qu’il ne lit pas comme un dialogue épistémologique, mais
1. dbid, p. 106.
2. bid, p. 111.
3. Ibid, p. 83.
Supplied by The British Library - "The world's knowledge"LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 441
comme réflexion sur le rapport entre « la compréhension de
Vétre et «la visée de l’étre (Seinserstrebnis)!», n’apporte pas
non plus une réponse univoque 4 cette question.
EVALUATION ET CRITIQUE
Indépendamment méme de sa tentative malencontreuse
de devenir un coacteur de l’histoire du peuple allemand, les
cours de Heidegger donnés dans les années 1928 4 1932
ouvrent des perspectives nouvelles qui n’ont pas encore
recu, de la part des spécialistes de la pensée heideggerienne,
. Pattention qu’elles méritent. Ce sont précisément ces textes
qui préparent le terrain 4 la lente et progressive transforma-
tion de la question du sens de l’étre dans la question de la
vérité de P’étre comme tel.
Trop souvent, on continue & aborder le programme phi-
losophique que désigne le titre « métaphysique du Dasein »
soit sur la toile de fond des premiers cours de Fribourg et
dune approche généalogique de Sein und Zeit, soit 4 Pombre
des cours ultérieurs sur Hélderlin et Nietzsche qui amorcent
la sortie de la métaphysique sous les espéces de l’onto-théo-
logie. Méme si bien des themes des Beitrage zur Philosophie
(GA 65) sont déja anticipés dans les écrits de cette période,
on aurait tort de considérer que les théses et les thémes que
Heidegger développe dans horizon de la question « a
ce que la métaphysique ?» ne sont qu’un bref interméde.
’est ainsi qu’on peut certes rapporter la maniére dont
Heidegger s’empare du motif kantien du « grand jeu de la
vie» aussi bien a la thématique de «l’herméneutique de
la vie facticielle » des premiers cours de Fribourg qu’au
« Quadriparti» du dernier Heidegger. Il n’en demeure pas
moins que le «jeu de la transcendance » autour duquel gra-
vite Introduction a la philosophie mérite d’étre considéré pour
lui-méme. La méme remarque vaut pour la maniére dont
1. Bid, p. 217.
Supplied by The British Library - "The world's knowledge”449 JEAN GREISCH
Heidegger déploie, en ces années-la, les « phénoménes du
fondement de la liberté et de la vérité ».
Indépendamment de cette perspective immanente, cer-
tains écrits et cours de cette période ont fait objet d’une cri-
tique expresse qui gravite autour de plusieurs points litigieux.
Logique et métaphysique.
Les objections et griefs soulevés trés tot déja par le positi-
visme logique et les membres du Cercle de Vienne (Carnap,
Schlick, Neurath, etc.) n’ont rien perdu de leur actualité et
peuvent méme étre alimentés par certaines théses des cours
récemment publiés. La tentative heideggerienne de faire
reposer «la compréhension de Vétre sur le sol vacillant d’un
jeu!» se paye, d’aprés certains défenseurs de la raison logique,
du prix du renoncement aux exigences fondamentales de la
rationalité.
La fin de non-recevoir se manifeste avec une brutalité
particuliére dés 1931 dans un écrit de Rudolf Carnap, Uber-
windung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache?. C’est
la legon inaugurale de Heidegger qui fournit 4 Carnap une
illustration éloquente de sa these Papres laquelle la méta-
physique n’est qu’un tissu de pseudo-propositions qui, méme
si elles respectent les régles de la grammaire des langues natu-
relles, ne se montrent nullement a la hauteur des lois sévéres
de la syntaxe logique. Seule la proposition : « Le chat est sur
le paillasson » et certainement pas l’énoncé : « Le néant néan-
tise» trouve grace aux yeux du logicien. D’aprés Carnap, la
tentative heideggerienne de dissoudre la logique dans le
«tourbillon d’un questionnement originaire » préte le flanc
au soupcon du non-sens généralisé. Comme tout métaphysi-
cien, Heidegger est pour fui un musicien sans dons musicaux
suffisants ou un poéte raté. :
1.GA 27, p. 318.
2.R. CARNaP, Uberwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache
dans Erkenninis, vol. 2, Leipzig, 1931, p. 219-242, repris dans : G. JANOSKA
et F. Kauz (éd.), Metaphysik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesell-
schaft, 1977, p. 50-78.
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Le probléme de Pintersubjectivité,
Jusqu’a aujourd’hui, on continue de soupconner I’analy-
tique heideggerienne du Dasein et la métaphysique du Dasein
de cautionner un solipsisme larvé. Les questions critiques
soulevées récemment par Jacques Taminiaux, se faisant le
porte-parole de Hannah Arendt, se focalisent sur la question
de savoir dans quelle mesure la définition heideggerienne de
Pétre-avec et de la coexistence rendent justice a la pluralité
humaine et, partant, a l’essence du politique!.
Les derniers cours de Marbourg et les premiers cours
donnés 4 Fribourg a partir de 1928 montrent 4 quel point
Heidegger fut piqué au vif par Jes objections soulevées par
Karl Léwith? au nom d’un personnalisme logique. Mais a ses
yeux, la relation «Je-Tu » arrive trop tard si elle veut fonder
ce qui est le fondement de sa propre condition de possibi-
lité : Pétre-avec-autrui qui, dés le départ, fait du soi un soi
avec et pour autrui.
Tout comme Husserl, Heidegger cherche 4 résoudre le
probléme de l’étre-avec-autrui en référence a la Monadologie
de Leibniz. Seul celui qui aura compris ce que Da-sein veut
dire pourra comprendre le sens existential de « ’avec». C’est
de cette maniére que Heidegger honore la dimension inter-
subjective du concept de vénté. La « désoccultation » signifie
d’aprés lui un «se-partager essentiel et nécessaire de la
vérité3», sans que pour cela on ait besoin de faire appel a
la notion de « raison communicationnelle ». Une vérité pure-
ment « privée» ne mérite pas ce nom.
« Surinterprétation » de Kant.
Heidegger lui-méme avouera ultérieurement que lin-
terprétation de Kant résumée dans son Kant-Buch est le
fruit d’une certaine « surinterprétation ». C’est contre cette
1,J. TAMINIAUX, Lectures de UVontologie fondamentale, Grenoble, Millon,
1989 ; La Fille de Thrace et le Philosophe professionnel, Paris, Payot, 1992.
2.K. LowitH, Das Individuum in der Rolle des Mitmensches, 1928.
3.GA 27, p. 119.
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surinterprétation que protestent les avocats d’un nouveau
retour 4 Kant, en soulevant des objections dont la portée ne
concerne pas seulement l’actualité du criticisme kantien pour
la philosophie contemporaine, mais également l'idée qu’on
se fait des taches de la philosophie aujourd’hui. C’est en ce
sens qu’Alain Renaut! plaide en faveur d’une nouvelle éva-
luation du débat qui opposait Heidegger a Cassirer lors du
colloque de Davos. Pour Renaut, il ne s’agit pas de professer
une sorte de «néo-néokantisme », mais d’aller au-dela de
linterprétation heideggerienne de la Critique de la raison pra-
tique, afin de jeter les oe d’une authentique « éthique de
la finitude2».
. Méme si on reproche 4 Heidegger de n’avoir pas suffi-
samment prété attention 4 certains aspects de la raison pra-
tique, on ne saurait oublier que l’interprétation de la Critique
de la raison pratique qu’il propose dans le cours De l’essence de
Ia liberté humaine (GA 31) fut elle aussi congue comme
«introduction 4 la philosophie » et qu’elle peut donc étre lue
comme une tentative d’expliciter la fécondité éthique du
concept transcendantal de jeu. Est-ce suffisant pour parer 4
l’objection principale de Cassirer, d’aprés lequel la « synthesis
speciosa » du schématisme doit également étre rapportée au
pee des formes symboliques et pas seulement au pro-
léme de la temporalite et que imagination n’intervient pas
dans le domaine de la raison pratique ? Ce sont la assuré-
ment des questions qui méritent une discussion approfondie.
La querelle concernant la définition
de la philosophie premiére.
Si Pon épouse la conception lévinasienne d’une éthique
fondamentale qui revendique le rang de « philosophie
premiére3», le débat avec la métaphysique du Dasein de
1.A. RENAUT, Kant aujourd'hui, Paris, 19992.
2. Ibid., p. 260-270.
3. LEVINAS, «L’ontologie est-elle fondamentale ?», dans Entre nous.
Essais sur le penser-d-l'autre, Paris, 1991, p. 13-24.
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Heidegger prend une allure encore plus tranchée, parce que
Pontologie heideggerienne se voit accusée de cautionner une
philosophie de l’autoaffirmation, de la puissance et de l’injus-
tice. Caché sous la peau de mouton du «souci», le conatus
essendi spinoziste continue 4 régner sur !a compréhension
heideggerienne du Dasein. Le portrait que Levinas donne du
Dasein en fait un étant autosuffisant, bien installé chez soi
avant de s’ouvrir 4 autrui. Pour Levinas au contraire, autrui
apparait d’emblée en quelque sorte comme un squatter
ou un preneur d’otage, imposant sa présence a la sphére du
propre et mettant le moi a l’accusatif.
a question centrale, tout malentendu et procés d’inten-
-tion mis a part, est de savoir si Pinterprétation ontologique
de l’étre-avec barre la route ’étre-pour-autrui éthique ou
non. Sil’on veut s’engager dans ce débat, il importe de garder
en vue l’amplitude de la détermination heideggerienne de
Pétre-avec qui implique fondamentalement J’exposition 4
autrui ou, pour l’exprimer dans la terminologie hyperbo-
lique de Levinas, le fait d’étre Potage d’autrui.
Pour autant que tout Dasein «sort essentiellement au-
dehors », il est aussitét « entré dans l’étre-manifeste d’autrui! ».
Comprises de maniére existentiale, les monades n’ont pas
besoin de fenétres, « parce qu’elles n’ont pas besoin de sortir,
dans la mesure oi elles sont déja Sines au-dehors?.
C’est la maniére dont Heidegger et Levinas comprennent cet
«au-dehors » qui décide de la compatibilité ou de l’incompa-
tibilité entre la conception lévinasienne de «I’intrigue de
Paltérité » ou de « 'un-pour-l’autre » et la conception heideg-
gerienne du Dasein et sa compréhension de |’étre.
Le concept de transcendance.
Les cours des années 1928-1932 gravitent autour du pro-
bléme de la compréhension existentiale de la transcendance,
qui ne raméne ni 4 une transcendance épistémologique
1.GA 27, p. 138.
2. Ibid, p. 144,
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(«Pobjet» au-dela du « sujet»), ni a une transcendance théo-
logique (« Dieu» au-dela du « monde»). En dehors du «jeu
transcendantal », parler d’une «métaphysique du Dasein »
n’aurait pas de sens. Heidegger élabore sa compréhension
de la transcendance dans une interprétation pénétrante de la
« dialectique de la raison pure de Kant » et de la doctrine des
trois idées transcendantales : « Monde, Moi, Dieu.» Pour-
tant, tout se passe comme si c’était surtout ’idée de monde
qui occupait le devant de la scéne, l'idée de Dieu («l’idéal
transcendantal» de Kant) passant totalement a l’arriére-
pian Méme si Heidegger concéde 4 plusieurs reprises que
’étre-au-monde n’épuise pas toutes les possibilités du trans-
cender, la métaphysique du Dasein semble ne plus laisser
de place pour l’idée transcendantale de Dieu comme «idéal
transcendantal ».
Il en va de méme pour la troisiéme question directrice
ui, d’aprés Kant, résume un intérét fondamental de Ja raison
lu point de vue cosmopolitique: «Que m’est-il permis
d’espérer ? » Au plus tard quand il s’agit d’affronter le pro-
bléme du mal radical, les conséquences de cet évitement se
font sentir, car on est alors obligé de se demander si la raison
humaine «n’erre » que du fait de sa finitude, ou si elle ne
souffre pas de blessures plus « radicales ».
uoi qu’il en soit de ces réserves critiques, le mérite
durable de la métaphysique du Dasein de Heidegger est
d’avoir frayé une voie existentiale inédite 4 la «fonction
méta» qui mérite qu’on s’y intéresse de plus prés que cela
n’est le cas dans les débats souvent confus autour de la
pensée « postmétaphysique ». On se contente trop souvent
dalléguer les théses da dernier Heidegger, relatives a la « fin
de la métaphysique » et a la fin du principe de raison en les
réduisant a de simples slogans, en faisant Pimpasse compléte
sur la maniére originale dont Heidegger a forcé son entrée
en métaphysique.
A contre-courant de ces slogans 4 la mode, les cours
des années 1928 4 1932 nous invitent plutét 4 compléter la
« trans-ascendance » comme « élévation » et « dépassement »
par «trans-descendance» au sens de Merleau-Ponty, et &
compléter la « trans-possibilité » comme « projet » par la « trans-
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assibilité » comme « étre-jeté». De cette maniére, l’analyse
feideggerienne du «jeu de la transcendance » nous fourni-
rait une nouvelle clé de lecture pour répondre 4 la question
kantienne : « Qu’appelle-t-on s’orienter dans la pensée ! ? »
1.A ce sujet, of J. GREISCH, Le Cogito herméneutique. L’herméneutique
Philosophique et {a tradition cartésienne, Paris, Vrin, 2000, chap. v.
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