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JEAN GREISCH DE L’ONTOLOGIE FONDAMENTALE ALA METAPHYSIQUE DU DASEIN. LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE - DES ANNEES 1928-1932 CARACTERISATION D’ENSEMBLE DE LA PERIODE Les derniers cours de Heidegger! donnés 4 Marbourg ainsi que les premiers cours qu’il professait 4 Fribourg comme suc- cesseur de Husserl 4 la chaire de celui-ci gravitent autour de trois problémes majeurs : l’essence de la liberté, l’essence du fondement, l’essence de la vérité. Chacune de ces questions, qui s’entrecroisent de multiples maniéres, fait objet d’une nouvelle élaboration qui implique un débat serré avec un représentant majeur de la métaphysique occidentale. C’est ainsi que la question de l’essence de la liberté est insépa- rable ane interprétation phénoménologique détaillée de la Critique de la raison pure et de la Critique de la raison pratique de Kant (GA 25, GA 31). La question de l’essence du fonde- ment a pour arriére-plan la lecture de Leibniz qui fait objet du dernier cours de Marbourg (GA 26). Quant a la question 1. Version frangaise, légérement remaniée, d’un article paru en allemand dans D. THOMA (6d.), Heidegger-Handbuch, Stuttgart, J. B. Metzler, 2003, p. 115-127. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 418 JEAN GREISCH de l’essence de Ja vérité, elle a pour interlocuteur fondamen- tal Platon (GA 34). S'l faut en croire l’auto-interprétation de Heidegger, il s’agit d’autant de «détours» nécessaires pour apporter une réponse circonstanciée a la question fonda- mentale du rapport entre étre et temps. Les derniers cours de Marbourg montrent qu’il avait tou- jours en vue le projet d’une élaboration plus précise de son ontologie fondamentale, méme si, dans les derniers jours du mois de décembre 1926, suite 4 sa rencontre avec Jaspers a Heidelberg, il résolut de ne pas publier la troisiéme section de la premiére partie de Sein und Zeit, déja préte pour limpres- sion!. Cette décision marque une césure importante dans la pensée de Heidegger, dans la mesure ot les champs de problémes que désignent les concepts de « fondement», de «liberté » et de « vérité » engagent la compréhension de la transcendance originaire du Dasein, ce qui veut dire que la question jusqu’alors différée : « Qu’est-ce que la métaphy- sique » exige une réponse. C’est justement cette question ee tient en haleine les écrits et les cours de Heidegger pen- ant les années 1928-1932. Leur théme directeur est formé par l’expression « métaphysique du Dasein ». EN QUETE D’UNE NOUVELLE COMPREHENSION DE LA METAPHYSIQUE Dans son cours Problémes fondamentaux de la phénoménologie (GA 24) du semestre d’été 1927, Heidegger déploie 4 neuf sa thése fondamentale d’aprés laquelle la compréhension de Pétre devance toute expérience effective de l’étant, en méme temps qu’il présente les concepts méthodologiques fonda- mentaux (« réduction », « destruction » et « construction ») dune phénoménologie exclusivement vouée 4 I’élaboration concréte de la question de l’étre. Au terme d’une destruction hénoménologique détaillée de la thése de Kant, d’aprés aquelle « étre » n’est pas un prédicat réel, de la distinction 1.GA 49, p. 39-40. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 A419 moderne entre res cogitans et res extensa, de la distinction médié- vale entre existentia et essentia ainsi que des différentes inter- prétations du concept copule, Heidegger montre comment et pour quelles raisons toutes ces problématiques ont raté la question fondamentale du sens de l’étre comme tel. Ses propres élucidations phénoménologiques gravitent autour du probléme du rapport entre l’intentionnalité et la transcendance. Le grief principal qu'il éléve 4 l’encontre des philosophies modernes du sujet est que, malgré leur nou- veauté, tout demeure 4 l'état en ce qui concerne la question principielle de la question du sens de l’étre!, parce que la question du mode d’étre du sujet, celle de son ipséité la plus - profonde (Werheit - littéralement : la « quisséité ») demeure sans réponse. Le résultat principal de ces tentatives de clari- fication du projet d’une ontologie fondamentale est une ana- lyse approfondie de la différence ontologique et de son lien avec la temporalité originaire. Dans la conception heideggerienne de la phénoméno- logie, le « souci » assume la fonction de l’intentionnalité chez Husser]. Ce déplacement n’est pas seulement terminologique ; il va au contraire de pair avec une nouvelle détermination du concept de transcendance dans horizon de la temporalité. Dans son dernier cours de Marbourg, intitulé Die Anfangs- griinde der Logik im Ausgang von Leibniz (GA 26), Heidegger montre que la question du statut de la transcendance est directement liée 4 la question de l’essence de la vérité et 4 celle de l’essence du fondement. Les points de contact entre Panalytique du Dasein et la monadologie de Leibniz, déja évoqués dans d’autres textes, regoivent ici un contour plus précis qui invite 4 se demander en quel sens le Dasein est, lui aussi, un « vivant miroir de univers ». Pour résoudre le probléme de la « transcendance origi- naire?» qui surgit dans ce contexte, Heidegger fait plusieurs fois appel au motif platonicien du Bien au-dela de l’étre (« epekeina tés ousias », République 509b). Mais il Pinterpréte au 1.GA 24, p. 175. 2.GA 26, p. 171. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 420 JEAN GREISCH sens aristotélicien du « en vue de quoi Umwillen'» plus qu’au sens proprement platonicien d’une agathologie qui placerait lidée du Bien au-dessus de l’étre ou au sens néoplatonicien dune hénologie qui subordonne l’étre 4 ’Un2. Ce n’est pas seulement 4 cause de l’importance qu’il accorde a Ja question de l’essence du fondement que ce der- nier cours de Marbourg marque une césure importante dans évolution de la pensée de Heidegger. Sous le titre : « Le pro- bléme de la transcendance et le probléme de Sein und Zeit3», Heidegger y propose sa premiére auto-interprétation, sous forme de douze théses directrices‘. Leur teneur fondamentale est l’insistance sur la neutralité que l’analytique du Dasein revendique face 4 toute anthropologie, vision du monde, éthique et métaphysique. Face aux tentatives de développer une «métaphysique des sexes», Heidegger souligne que la différence sexuelle ne joue aucun réle dans l’analytique du Dasein. Parce que le Dasein est le méme, qu’il soit masculin ou féminin, la différence sexuelle ne saurait pas non plus servir de fil conducteur pour I’élucidation de la différence ontologique. Cette thése a donné lieu 4 une discussion appro- fondie de la part de Jacques Derrida. L’expression « herméneutique de la vie facticielle » qui, 4 partir de 1919, constitue le fil conducteur des premiers ensei- gnements de Heidegger a Fribourg-en-Brisgau, céde mainte- nant la place 4 expression «métaphysique du Dasein », problématique qui domine sa pensée apres la publication de Sein und Zeit. Ce «retournement » ou ce « basculement » (Umschlag) qui convertit « Pontologie fondamentale » en « méta- physique du Dasein» ne va nullement de soi, comme le montre un passage clé du cours sur Leibniz, dans lequel Heidegger postule la nécessité d’un «tournant (Kehre)5» qu'il 1. Ibid, p. 238. 2.GA 24, p. 399-405 ; GA 26, p. 237-238. 3.GA 26, p. 171. 4. Ibid. p. 171-195. 5.J. DERRIDA, « Geschlecht, différence sexuelle, différence ontologique », dans Psyché, Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p. 395-414." 6.GA 26, p. 201. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 421 importe de ne pas confondre avec le tournant ultérieur, accompli dans les années 1936-1938 qui transforme le ques- tionnement sur le sens de l’étre en quéte de la vérité de ’étre. Ce second «tournant » qui détache Heidegger de la méta- physique, identifiée 4 Yonto-théo-logie, a pour prélude le tournant de 1928 qui transforme «l’ontologie fondamentale » en «métontologie», autrement dit, en «métaphysique du Dasein ». Le préfixe « méta » doit étre entendu ici au triple sens d’un choc en retour (Zuriickschlagen) de Yontologie qui la raméne 4 son assise ontique, de la transformation (Verwand- lung) de Pidée de différence ontologique et du retournement (Umschlag) de Vontologie pees en une métaphysique encore a élaborer!. LE JEU DE LA TRANSCENDANCE ET SES ENJEUX En 1929, Heidegger publie son traité, Kant et le probleme de la métaphysique, qui scelle sa rupture avec les interpréta- tions néokantiennes de Kant, en méme temps que parait sa legon inaugutale de Fribourg, intitulée Qu’est-ce que la méta- physique? ? et sa contribution De l’étre-essentiel d’un fondement ou raison3 aux Mélanges Husserl. Dans le dernier texte, il reprend quelques thémes de son cours marbourgeois sur Leibniz, dans le but de montrer en quoi le probléme du fondement est étroitement imbriqué avec les questions centrales de la métaphysique en général méme 1a oi la question du fondement ne fait as Vobjet d’un traitement explicite, comme c’est le cas chez Leibniz ou Schopenhauer. Pour Heidegger, l’origine de toute tentative de fondation (« Ursprung des Griindens* ») est la transcendance sous la triple forme de la condition de possibilité, du sol et de la mise en évidence (Ausweisen). Ce « caractére transcen- dantal essentiel de l’étre en général5» implique une idée 1. Bid. 2.Q1, p. 21-84. 3. Ibid, p. 85-158. 4. WM, p. 66. 5. bid, p. 67. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 422 JEAN GREISCH particuliére de la liberté qui apparait en méme temps comme « fondement du fondement » et comme « abime », c’est--dire littéralement comme « absence de fondement (Ab-Grund) du Dasein!», Transcender veut dire, au sens le plus originaire, que «le Dasein est, dans l’essence de son étre, figurateur de monde (weltbildend)?». Le terme Weltbildung joue ici manifes- tement le méme réle que expression « imagination trans- cendantale » chez Kant. En méme temps, ce « dépassement vers le monde (Uberstieg zur Welt)» est «la liberté méme3». Pour Heidegger, la « liberté seule peut faire qu’un monde se déploie et se mondifie pour le Dasein. Le monde n’est jamais, mais il se mondifie ». La liberté, ainsi comprise, est « Liberté pour le Jondement? ». C’est le 24 juillet 1929 que Heidegger donne dans le grand amphithéatre de l’université de Fribourg sa lecon inaugurale intitulée : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » Il y soutient la thése qu’a la différence de tout questionnement scientifique, voué a |’étude des déterminations positives de l’étant, le uestionnement métaphysique doit affronter la question du ien qui résonne dans la question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutét que rien ? » Le sens de ce Rien ne se comprend qu’en lien avec la tonalité fondamentale de l’angoisse, dans laquelle «]’étant en sa totalité devient caduc5». Seul l’énoncé « Le Néant lui-méme néantise (Das Nichis selbst nichtet)6» rend justice 4 une expérience fondamentale qui dépasse les négations de la logique et de la dialectique. Le Rien que nous éprouvons dans «la nuit claire de Pangoisse » n’a pas sa racine dans la négation, qui est elle-méme déja fondée dans le Rien qui « surgit de la néantisation du Néant7». Pour Heidegger, l’idée méme de logique se dissout alors So ete SHPSSSey mee OUD YreoSone Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 423 dans «le tourbillonnement d’un questionner plus originel!». Exposé au Rien, le Dasein dispose de multiples possibilités de « conduites néantisantes », de sorte qu’il apparait comme le «lieu-tenant du Rien». La rigueur de la pensée scienti- fique ne sera jamais 4 la hauteur du sérieux de la question fondamentale de la métaphysique: « Pourquoi y a-t-il de Vétant en général et pas plutét rien ? » Le premier cours que Heidegger donne au semestre d’hiver 1928-1929 a Fribourg sous le titre: Introduction @ la philosophie(GA 27) se présente comme une sorte de commen- taire détaillé de la lecon inaugurale en méme temps qu’on peut y voir une sorte d’introduction a l’idée d’une « meétaphy- sique du Dasein ». II s’agit d’une tentative d’élucider la diffé- rence entre la philosophie et Ja science d’une part, entre la Philosophie et la vision du monde de I’autre, dans Ie but de ibérer un accés existential 4 Yacte originel du philosopher. « Nous ne philosophons pas de temps en temps, mais constam- ment et nécessairement, pour autant que nous existons en tant qu’étres humains [...] Etre-homme, c’est déja philoso- pher. Le Dasein humain comme tel se tient de, de par son essence, et non occasionnellement ou non, dans Ia philo- sophie» : c’est cette thése liminaire qui commande toutes les réflexions de Heidegger. Le philosopher, ainsi compris, ne se réduit pas a la quéte amoureuse de Ia sagesse. « La fonction la plus intime de la philosophie, qu’on est loin d’avoir saisi dans sa fonction cen- trale», est la finitude. «Finie, la philosophie ne l’est pas, arce qu’elle n’arrive jamais au bout. La finitude n’est pas au a mais au commencement de la philosophie, ce qui veut dire que l’essence de la finitude doit étre incorporée au concept de philosophie‘. » La « métaphysique du Dasein » heidegggérienne veut étre une philosophie de la finitude au sens fort du terme. 1. Ibid, p. 14. 2. Bid, p. 15. 3.GA 27, p.3. 4. Ibid, p. 24. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 424 JEAN GREISCH La quéte d’une compréhension existentiale de la science (la science comme attitude particuligre du Dasein) conduit Heidegger a la question de l’essence originelle de la vérité et a reflechir au rapport du Dasein a la vérité. Derriére la vérité judicative et propositionnelle, il s’agit de prendre en vue la vérité comme désoccultation, en analysant le phénoméne de «Pétre-auprés-de », ou du « séjour » auprés des choses. Cela exige qu’on distingue plusieurs modes d’étre distincts, ce qui éclaire sous un nouveau jour le privilége insigne du mode d’étre humain: « Le Dasein existe, et lui seul. L’homme seul «lexistence!. » Heidegger souligne particuligrement la capa- cité de «laisser étre les choses (Seinlassen der Dinge)» ou la capacit€ de «laisser les choses étre elles-mémes i berlassen der Dinge an sie selbst)», capacité qui constitue «l’acte origi- nel du Dasein3». C’est sur Yarriére-plan de cette sorte d’équivalent de la Tathandlung de Fichte que Heidegger examine le probleme du rapport du soi et de ’étre, analyse qui gravite autour de la proposition fondamentale suivante : Or Pétant qui a notre mode d’étre, et que néanmoins nous ne sommes pas nous-mémes, mais qui est 4 chaque fois I’autre, un Dasein autre, le Dasein des autres, n’est pas simplement présent & cété de nous, éventuellement mélé 4 bien d’autres choses. Au contraire, le Dasein autre est 14 avec nous, c’est un étre-la-avec; et nous-mémes, nous sommes déterminés par un étre-avec les autres. Dasein et Dasein sont un étre-ensemble4. Les réflexions sur les rapports entre la science et la philo- sophie débouchent sur une formulation modifiée et précisée de la thése liminaire : « Le Dasein humain comme tel philo- sopher ; exister veut dire * philosopher. Le Dasein philosophe, parce qu’il transcende. Dans le transcender est contenue la comprehension de Vétre5. » Le transcender s’accomplit comme 1. Ibid, p. 71. 2. Ibid, p. 102. 3. bid, p. 199. 4. Ibid, p. 84-85. 5. Ibid. p. 214. Supplied by The British Library - "The world's knowledge LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 425 «projet (Entwurf)», «élévation (Erhdhung)» et « dépasse- ment (Uberstieg)!». En s’appuyant sur le lexique kantien, Heidegger se sert du terme « transcendantal » pour désigner ces trois opérations fondamentales. Mais sa compréhension du transcendantal revendique d’étre « plus fondamentale, plus originelle et plus explicite?» que celle de Kant. Concernant le rapport entre la philosophie et les sciences, il stipule que « ce qui donne sa clarté a Ja science, au sens de Pétre-ouverte de l’étant, la place en méme temps dans I’obs- curité — au sens de l’occultation de l’étre. La clarté relative de la connaissance scientifique est entourée par l’obscurité de Ja compréhension de l’étre3», L’obscurité de la compré- hension de l’étre est l’élément vital de la philosophie qui s’accomplit dans l’acte de transcender qui, loin d’étre un luxe intellectuel, joue un réle essentiel dans l’'autocompréhension du Dasein. D’une juste compréhension de l’acte de transcender dépend également la détermination correcte du phénoméne bien plus complexe de la « vision du monde », comme « puis- sance agissante et directrice du Dasein lui-méme‘». C’est une phrase tirée du cours d’anthropologie de Kant qui fournit a Heidegger le fil conducteur de ses analyses : «homme du monde » qui s’y connait dans les « affaires du monde », « va ticipe au grand jeu de la vie». « Mitspieler im groBen Spiel des Lebens » : cette formule kantienne offre 4 Heidegger la possi- bilité d’une redéfinition existentiale du concept de monde - «Monde: un titre pour désigner le Dasein humain eu égard a ce quis’y passe, le jeu de l’étre-ensemble des hommes dans leur rapport 4 l’étant. Monde: un titre pour désigner "homme précisément en tant qu’il n’est pas un membre du cosmos, une chose naturelle, mais dans ses rapports d’existence historiques5». 1. Ibid, p. 206. 2. Ibid, p. 207. 3. Ibid, p. 213. 4. Ibid, p. 234. 5. Ibid, p. 300. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 426 JEAN GREISCH Linterprétation détaillée que Heidegger donne du « grand jeu de la vie » a pour conséquence une compréhension plus profonde de la transcendance comme « étre-au-monde ». Le mouvement de transcendance qui constitue le Dasein ne dépasse pas le monde, en le laissant derriére soi, mais lui seul met le Dasein « au monde », en méme temps qu’il constitue son ipséité véritable : « Ce vers quoi se transcende le Dasein qui est transcendant en son essence, c’est ce que nous appe- lons monde. Dans Je dépassement le Dasein ne se surmonte as lui-méme en se laissant en quelque sorte derriére soi. on seulement il demeure lui-méme, mais ce n’est qu’ainsi qu’il devient justement lui-méme !. » Le passage d’un usage anthropologique et pragmatique de la métaphore du jeu 4 un usage transcendantal s’effectue en trois étapes. 1) On ne peut parler d’un «jeu de la vie», pour désigner la multiplicité bigarrée des comportement humains, si essence du Basein a déja un «caractére de jeu2». Ce «caractére de jeu du Dasein» ne se laisse comprendre que dans une attitude transcendantale et non dans une attitude purement pragmatique. « Nous ne jouons pas, parce qu’il y a des jeux mais, inversement, il y a des jeux parce que nous jouons dans un sens large du jeu qui ne se manifeste pas néces- sairement dans le fait de se livrer 4 des activités ludiques°. » 2) « Monde», stipule la thése directrice de Heidegger, « est le titre pour désigner le jeu que joue la transcendance. L’étre- au-monde est ce jouer originel du jeu auquel tout Dasein fac- ticiel doit s’accorder (sich einspielen), pour pouvoir jouer son jeu (sich abspielen) et cela de manieére telle que, facticielle- ment, d’une maniére ou d’une autre, on se joue de lui (daf thm faktisch so oder so mitgespielt wird) tant que dure son exis- tence». 3) Une conséquence particuliérement importante de cette « interprétation de la transcendance comme jeu5» qui 1. bid, p. 307. 2. Bid, p. 310. 3. id. p. 312. 4. Ibid. 5. Bid, p. 323, Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 427 exige qu’on parle d’un «jeu transcendantal!», est que cet usage transcendantal du terme neutralise la distinction entre le jeu et la réalité. Comprendre |’étre veut maintenant dire «jouer Vétre, avoir comme jeu et le figurer 4 travers ce jeu (das Sein spielen, erspielen, in diesem Spiele erbilden)?». Cette interprétation originale de Pimagination transcendantale jette les bases d’une ontologie radicalement nouvelle, directement ordonnée a la comprehension de l’étre, et affranchie du car- can de la conceptualité logique. D’aprés Heidegger, cette rupture avec la domination de la logique n’équivaut nulle- ment a une défense de Pirrationalisme et elle ne consiste pas _ hon plus dans une régression dans les apories des philoso- phies de la vie. «Exposition (Preisgegebenheit)» et « étre-jeté » sont les deux marques essentielles du Dasein qui est « mis en jeu (aufs Spiel gesetzi)3», autrement dit « placé devant lui-méme et son ipseité pléniére‘», Si on veut comprendre correctement l’ipséité, il faut d’abord adopter une perspective interne, en prenant en considération la maniére dont le Dasein « est dominé par Pétant auquel il est exposé5». C’est cet aspect interne que désigne le concept de «I’étre-jeté» qui atteste «l’impuis- sance » constitutive du Dasein : « nul Dasein n’existe en vertu de sa propre décision et résolutionS» ! Heidegger s’intéresse plus aux présuppositions ontologiques quaux conséquences éthiques de l’étre-jeté, autrement dit a la « néantité» et a la finitude qui jouent un réle crucial dans l’idée méme d’une « métaphysique du Dasein ». Lultime conséquence de cet élargissement transcendan- tal du concept de jeu est que I’étre-au-monde signifie une « absence de tenue (Halt-losigkeit)» : « Etve mis en jeu, autre- ment dit étre-au-monde, est en soi une absence de tenue. Cela veut dire que exister du Dasein doit se procurer une 1. bid, p. 314. 2. Bid, p. 315. 3. Ibid. p. 325. 4. Ibid, p. 324. 5.Jbid, p. 328. 6. Ibid, p. 339. od dae Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 428 JEAN GREISCH tenue!.» Cette «absence de tenue métaphysique » ne doit pas étre confondue avec un jugement de valeur moral. Tout dépend de la capacité de reconnaitre que le jeu transcendan- tal a pour conséquence que le Dasein «n’est pas factuelle- ment, mais en vertu de son essence, métaphysiquement sans tenue?», Pour cette raison méme, il est obligé e trouver un abri, une sécurité et une tenue. Méme ce qui échappe au pouvoir de Phomme ne peut pas simplement étre enregistré comme une donnée de fait, mais doit étre assumé et maitrisé. Méme ce qui ne résulte pas d’une décision personnelle expresse, comme la plupart des aspects du Dasein, doit, d’une maniére ou dune autre, étre assumé rétrospectivement, ne fiit-ce que sous le mode de la résignation ou de l’évitement ; méme ce qui ne dépend pas de notre liberté au sens étroit, par exemple une maladie ou une disposition particuliére, ne sont jamais simplement des choses objectivement présentes, mais des choses qui, d’une maniére ou d'une autre, ont été intégrées dans le comment du Dasein ou reje- tées de celui-ci3. Ici au plus tard il apparait que le concept transcendantal de jeu délimite en méme temps l’espace de jeu de l’éthique, autrement dit l’espace de jeu de la liberté comprise dans un sens originaire : « Le fait que la propre provenance du Dasein se soustrait 4 sa décision l’éloigne essentiellement de lobscurité de sa provenance pour lorientier sur la clarté relative de son pouvoir-étre. Le Dasein existe toujours dans le débat essentiel avec l’obscurité et ’impuissance de sa pro- venance, ne fit-ce que dans la forme dominante de l’habi- tude d’un oubli profond de cette détermination essentielle de sa facticité4, » Dans la derniére partie du cours, Heidegger applique le concept de transcendance au rapport entre philosophie et vision du monde, en associant une nouvelle fois le concept 1. Ibid, p. 337. 2. Ibid., p. 342. 3. Ibid, p. 337. 4. Ibid, p. 340. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 429 de transcendance et le concept de vérité : « L’absence de tenue contenue dans la transcendance est [...] toujours Pinjonc- tion de se tenir dans la vérité!. » D’emblée, cela montre que absence de tenue métaphysique n’a rien en commun avec le relativisme de la vérité proné par certains philosophes postmodernes. En revanche, la vérité, comprise comme dévoi- lement, présente un visage différent selon le type d’étant auquel on a affaire. Concernant |’étant-sous-la-main, elle prend les traits de la « maitrise », concernant P’étre-avec, elle appa- rait comme « agir » en relation a l’étre-avec et comme « réso- lution en vue de soi-méme?». _. C’est de cette maniére que Heidegger réussit 4 enraciner -le concept de vision du monde dans |’ acte de transcender constitutif du Dasein en tant que tel, allant bien au-dela des définitions élaborées par Dilthey, Jaspers et Scheler. D’aprés Heidegger, le caractére de jeu de la transcendance contient deux possibilités fondamentales de visions du monde. La premiére a sa source dans l’expérience de la surpuis- sance de ]’étant auquel le Dasein ne cesse d’étre exposé et ui ne cesse de le > étre sous-jacent 4 la pensée mythique. Nu! lominer. A cela correspond le concept e part ailleurs la vulnérabilité du Dasein n’est éprouvée avec la méme acuité. Précisément pour cela, elle a besoin d’étre en quelque sorte compensée ou neutralisée par l’expérience d’un abritement dans le tout de l’étant : « La tenue est trouvée dans I’étant sur- uissant lui-méme; il est ce qui donne la tenue et assure ’abritement’, » C’est cette thése qui fournit la clé pour élu- cider des phénoménes aussi centraux que le besoin de pro- tection, la vénération, le rite et le culte, la priére, les moeurs et les coutumes. Non moins originairement que la possibilité d’une tenue » prenant la forme ‘un abritement, le « caractére de jeu de la transcendance‘» recéle la possibilité de la tenne comme «maintien » (Haltung), ancrée primairement dans la capacité 1. Ibid, p. 342. 2 Bid, p. 343. 3. Ibid, p. 360. 4. Ibid. p. 367. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 430 JEAN GREISCH de se maintenir soi-méme. Alors que, dans la premiere atti- tude, tout dépend de «la puissance sous forme du sacré (Machtigkeit als Heiligkeit)», Pattitude explicite adoptée face aux surpuissances conduit 4 présent «au débat du Dasein au sein méme du Dasein avec ces puissances sous tous les regards essentiels! », Le méme motif joue un réle dans Pinter- prétation heideggerienne du mythe platonicien de la caverne, interprétation qu’il esquisse au semestre suivant. Les chaines qui attachent les prisonniers 4 la paroi de la caverne ont éga- lement été forgées par la religion2. C’est sur cet arriére-plan qu’il s’agit de comprendre la possibilité d’un « choix de soi-méme résultant de la résolution en vue de soi-méme et dans l’agir correspondant3», autre- ment dit la possibilité d’une vision du monde « éthique ». Que ce soit bien la possibilité fondamentale de |’éthique que Heidegger a en vue apparait clairement dans l’allusion phi- lologique 4 Ia signification originaire du concept de l’eudai- monia et 4 ses interprétations philosophiques ultérieures. Tant que ce concept désigne encore le fait de se tenir dans la « surpuissance » ou la « démonie» de I’étant, la vision du monde est commandée par la quéte d’un abritement. A partir du moment ot levdaimonia est confiée 4 la praxis, a lagir libre qui se donne son propre but (prohairesis), on assiste a la naissance de la vision du monde sous forme du maintiens. Celui-ci trouve son expression la plus nette dans la philo- sophie, dont la tache prioritaire est de « surmonter la sur- puissance de l’étant5» et, ce qui revient au méme, «Iéveil du probléme de P’étreS», Envisagée 4 partir de la vision du monde mythique ou religieuse, une telle attitude apparait nécessairement comme une révolte prométhéenne, «une maniére de s’insurger contre |’étant et les ombres persistantes 1. Ibid, p. 368. 2. Ibid, p. 353-354. 3. Bid, p. 371. 4. Ibid, p. 372. 5. Ibid, p. 381. 6. Ibid., p. 382. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 431 de sa surpuissance!», Cela ne veut nullement dire que le pas- sage de la premiére 4 la seconde possibilité fondamentale de la vision du monde doit étre compris comme un praces- sus d’émancipation ou une Aufkidrung avant la lettre. Tout comme Sche ling, Heidegger souligne que la « philosophie en tant qu’attitude fondamentale est certes un scandale pour toute vision du monde comme abritement2», mais qu’elle demeure pourtant, et méme essentiellement, reliée au mythe. D’aprés Heidegger, cest en tant que « maintien » au sens prégnant du mot que la philosophie accomplit le sens origi- naire du terme grec éthos, ce qui lui interdit de proclamer une éthique particuliére. La « métaphysique du Dasein » s’inté- resse d’emblée aux conditions de possibilité de l’éthique, méme s'il ne s’agit pas de fonder philosophiquement les pré- ceptes de la morale. La thése conclusive du cours suggére que V’acte méme de philosopher a déja un sens « éthique » : « Le philosopher comme laisser-advenir la transcendance est la libération du Dasein. [...] Le laisser-advenir la transcen- dance en tant que philosopher recéle la sérénité originelle du Dasein. [...] la confiance que homme accorde au Da-sein en lui et a ses possibilités3. » « REGARDER LA METAPHYSIQUE EN FACE » ET LA NECESSITE D'UNE CRITIQUE DECONSTRUCTIVE DE LA TRADITION METAPHYSIQUE Persuadé que «nous n’avons pas d’autre choix que de partir nous-mémes et de regarder la métaphysique en face, pour ne plus jamais la perdre de vue‘, Heidegger se livre 4 une lecture approfondie des deux premiéres Critiques de Kant, lecture qu explique également ses prises de position polé- miques face 4 l’interprétation des écrits kantiens que defend 1. Bid, p. 383. 2. Ibid, p. 399. 3. Ibid, p. 401. 4.GA 29-30, p. 5. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 432 JEAN GREISCH Ernst Cassirer lors du colloque de Davos du 17 mars au 6 avril 1929. Ce n’est pas en tant qu’épistémologue ou théo- ticien de la connaissance, mais en tant que métaphysicien qui, dans sa Critique de la raison pure, ne vise rien @’autre que la ondation de la métaphysique, que Kant intéresse Heidegger. D’aprés lui, cela exige «un dévoilement radicalement nou- veau du fondement de la métaphysique en tant que disposi- tion naturelle de homme, autrement dit une métaphysique du Dasein focalisée sur la question de la possibilité de la métaphysique en général. C’est a ce titre qu’elle doit se poser la question de l’essence de homme «et cela d’une maniére qui précéde toute anthropologie philosophique et toute philo- sophie de Ia culture1». Dans Kant et le probléme de la métaphysique (GA 3), Heidegger analyse en détail la définition kantienne de la métaphysique comme « disposition naturelle » présente en tout étre humain, ce qui, d’aprés lui, revient a jeter les bases d'une « métaphysique du Dasein ». Dés son interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure (GA 25), il soutient que la « révolution copernicienne » de Kant ne reléve pas HE la théorie de la connaissance, mais concerne la compréhension de l’étre préalable 4 toute connaissance ontique de |’étant et sa condition de possibilité. Le « caractére humain de la raison, autrement dit sa fini- tude2», s’atteste dans le fait que tout penser dépend de l’intui- tion’, En parcourant les différentes étapes de la critique kantienne, Heidegger veut montrer que le probléme de la ossibilité de Pontologie coincide avec «la question de ’essence et du fondement essentiel de la transcendance de la compréhension préalable de l’étre‘». Ce faisant, il découvre que le temps devient le centre de gravité des réflexions de Kant', selon un mouvement qui atteint son point culminant 1.GA3, p. 245. 2. Bid., p. 21. 3.GA 25, p. 83-84. 4.GA 3, p. 40. 5.GA 25, p. 253. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 433 avec la théorie de l’imagination transcendantale et la doc- + trine du schématisme. D’aprés Heidegger, l'imagination trans- cendantale n’est pas une simple faculté de ’ame, dont le réle se résume a articuler la pensée pure et l’intuition pure ; c’est elle seule qui assure lunité de la sensibilité et de Pentende- ment, de la réceptivité et de la spontanéité. Le premier débat avec les péres fondateurs de l’idéalisme allemand que Heidegger amorce dans son cours du semestre d’été 1929 est lui aussi largement dominé par l’interpréta- tion de Kant proposée dans le Kant-Buch, interprétation que Heidegger cherche dorénavant 4 insérer dans un contexte historique plus général. Ce n’est que sur larriére-plan de la -métaphysique du Dasein qu’on peut comprendre et évaluer correctement les deux tendances fondamentales de la philo- sophie contemporaine que sont «Vaspiration 4 l’anthropo- logie » et «aspiration 4 la métaphysique ». Ce n’est en effet que dans horizon d’une « interprétation du Dasein humain en tant que temporalité!» qu’il devient possible de subsumer la question de savoir ce qu’est "homme sous la question de savoir ce qu’est l’étre. Le « pouvoir (Kénnen)», le « devoir (Sollen)» et « Pavoir le droit de (Diirfen)» qui constituent la raison pure comme telle apparaissent 4 Heidegger comme les trois reflets fondamen- taux de la finitude de la raison humaine?. A travers les trois questions fondamentales de Kant — « Que puis-je savoir ? », «Que dois-je faire ? », «Que m’est-il permis d’espérer ? » -, «la raison humaine cherche a s’assurer de sa finitude la plus propre’, Par le fait méme, la quatritme question change elle aussi de sens. Ce qui est en jeu dans la question: « Quest: ce que ’homme ?», c’est «la question de savoir qui il est et comment il est - celle de son étre comme tel!», question que Heidegger ne perdra nullement de vue dans sa pensée « post- epi ae » ultérieure. 1.GA 28, p. 278. 2. Ibid, p. 38. 3. bid, p. 235. 4. Ibid. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 434 JEAN GREISCH «La finitude du Dasein en tant qu’événement fondamen- tal de Ja métaphysique!> : tel est le motif fondamental que Heidegger allégue 4 l’encontre de la méconnaissance idéa- liste de la finitude. Plus que dans le « moi absolu» de Fichte et sa Tathandlung ow dans Schelling, il trouve en Hegel son véritable adversaire. La pierre de touche du divorce entre les deux pensées est la thése hégélienne d’aprés laquelle «le savoir des barriéres implique qu’on les a déja surmontées?». Heidegger lui oppose sa conviction d’aprés laquelle le savoir de la finitude ne fait qu’exacerber celle-ci. Le cours donné au semestre 1930-1931 sur la Phénomé- nologie de l’esprit (GA 32) de Hegel confirme l’incompatibi- lité totale entre la conception hégélienne de l’infinité de létre et l’insistance heideggerienne sur la finitude. II montre que Heidegger défend «une position totalement différente envers le propre Dasein et donc envers la métaphysique3» que celle de Hegel. La compréhension de 1’étre qui a sa source dans la temporalité originaire ne mérite plus d’étre désignée comme « ontologie » et gagne 4 étre remplacée par le terme « ontochronie‘ ». La pensée heideggerienne de !’étr: rompt radicalement avec la compréhension hégélienne de |.: métaphysique, une compréhension qui, d’aprés Heidegger, achéve la constitution ontothéologique de la métaphysique occidentale, en lui donnant la forme d’une « onto-théo-égo- logie5». LE DEPLOIEMENT DU CONCEPT DE MONDE Le cours particuligrement volumineux que Heidegger donne au semestre dhiver 1929-1930 sous le titre Les Concepts fondamentaux de la métaphysique (GA 29-30) complete la défi- nition de Ja philosophie élaborée une année plus t6t par une 1. Ibid, p. 47. 2. Ibid, p. 340. 3. Ibid, p. 344. 4,GA 39, p. 144. 5. Ibid, p. 183. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 435 comparaison entre la philosophie, lart et la religion. A la différence de la science, l’art et Ia religion sont «de méme rang» que la philosophie, ce qui ne veut nullement dire quils doivent étre logés & la méme enseigne. Pour montrer que Tessence de la Philosophie ne peut étre cernée qu’en s’appuyant directement sur I’acte du philosopher lui-méme, Heidegger cite l’adage de Novalis d’aprés lequel la philosophie «est, 4 proprement parler, nostalgie (Heimweh), la tendance 4 étre partout chez soi!». C’est sur Parriére-plan de l’étrangéreté (Unheimlichkeit) de Yétre-au-monde que Heidegger développe les trois concepts fondamentaux de la métaphysique in Dasein qu’il dégage suite 4 une longue analyse historique des ambiguités du concept traditionnel de métaphysique : monde, finitude, solitude. Chacun de ces concepts implique le Dasein, ce qui conduit Heidegger 4 parler de «concepts inclusifs (In-begriffen)» et d'une «pensée inclusive (inbegriffliches Denken}?». Cette pensée qui « va 4 l’entier et saisit de part en part l’existence » constitue «]’événement fondamental au sein du Dasein ». C’est ce que Heidegger montre 4 travers une longue analyse de «l’ennui profond», phénoméne qu’il avait déja effleuré dans sa lecon inaugurale. Derriére les nombreuses tentatives des philosophes de la culture, soucieux de décrire «lair du temps», on décéle la méme tonalité fondamentale de Pennui ae se présente sous trois formes : « étre ennuyé par quelque chose », «se sentir ennuyé», «on s’ennuie ». La description hénoménologique approfondie de ces trois expressions de a tonalité fondament le du Dasein contemporain montre ce ui y est en jeu: «la temporalité du Dasein et, par le fait méme, “essence du temps lui-méme3 ». Tout le reste du cours est dominé par le concept de monde. Ce n’est que de maniére marginale que Heidegger effleure les deux autres concepts directeurs que sont la finitude et la singularisation. L’élucidation du concept de «monde » a pour fil conducteur les trois théses directrices : « La pierre est 1,GA 29-30, p. 7. 2. Ibid, p. 13. 3. Ibid, p. 256. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 436 JEAN GREISCH sans monde, l’animal est pauvre en mande, homme est figu- rateur de monde}, » L’analyse de «la pauvreté en one » de Vanimal fait appel aux découvertes de la biologie moderne, en particulier aux travaux de Spemann, von Uexkiills et Driesch. Le fait que Jes débats entre les phénoménologues frangais de la derniére génération concernant le concept de vie (i. Maldiney, D. Franck, M. Henry) font souvent appel a cette partie du cours de Heidegger n’est pas un hasard. La these complémentaire qui attribue 4 Phomme la faculté de la « figuration du monde» constitue une interprétation approfondie de la thématique du «jeu de la transcendance » dans \’ Introduction & la philosophie et de Vinterprétation de imagination transcendantale dans le Kant-Buch. Dans une exégése trés détaillée de la conception aristotélicienne de la structure de l’énoncé propositionnel, Heidegger s’efforce de montrer que l’incapacité de la logique traditionnelle, qui n’a pas réussi 4 saisir la dimension originelle de «/’en tant que », porte la responsabilité principale dans la méconnaissance du phénoméne du monde. II reproche 4 la conception ordinaire de la réalité, qui se laisse guider par des expressions proposi- tionnelles, que la masse des étants nous y empéche de voir le monde. L’événement fondamental du Dasein est constitué par «le faire se tenir de l’obligatoire en face », le « rattache- ment 4 l’entiéreté» et le «dévoilement de Pétre de l’étant (Seins des Seienden}2» qui se cristallisent dans le concept de «figuration » ou de projection du monde. Puisque le logos apophantique se montre incapable de servir de base au déploiement du concept de monde, la prévalence de la logique dans la définition de l’essence de la métaphysique devient problématique. Cela veut dire que « l’ontologie, elle aussi ainsi que son idée, doivent devenir caduques, précisé- ment parce que la radicalisation de son idée était un stade nécessaire du déploiement de la problématique fondamen- tale de la métaphysique3». 1.Jbid, p. 261. 2. Ibid, p. 506. 3. Ibid, p. 522. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 437 LE DEPLOIEMENT DU CONCEPT DE LA VERITE De Vessence de la vérité est le titre d’une conférence publique donnée pour la premiére fois en 1930 et publiée en 19431. Le questionnement de Heidegger concerne les conditions de possibilité internes de ?adéquation ou de l'accord entre le jugement et l’état-de-choses. Le fondement de la possibilité d'une telle adéquation doit étre cherché dans « l’essence, jus- quwalors incomprise, de la liberté », ce qui conduit Heidegger 4 formuler la thése provocatrice selon laquelle «Dessence de la vérité est la liberté2», Le concept transcendantal de liberté y reconnait le « laisser étre l’étant3» qui est en méme temps un «s’impliquer dans Pétant (Sicheinlassen auf Seiendes)», renant la forme d’une « exposition 4 l’étre-découvert de ’étant4». Comprise de cette maniére, la liberté est Ja racine de toute historicité, car «les rares et simples décisions de Phistoire surgissent de la maniére dont se déploie l’essence originaire de la vérité5». La non-vérité ne se raméne plus a la fausseté d’un jugement, mais elle consiste en une occultation ou un mystére. L’erreur, c’est-a-dire lerrance (Irre), est «la contre-essence essentielle de l’essence originaire de la vérité5». Toute réflexion philosophique a pour arriére-plan «le mystére oublié du Dasein7». Ces théses provocatrices sont inséparables de |’exégése détaillée du mythe platonicien de la caverne que Heidegger propose dans son cours sur Platon au semestre d’hiver 1931- 1932 (GA 34). Pour lui, on n’a ni affaire & une « parabole » ni A une allégorie, car ce qu’évoque Platon, c’est un événe- ment au sein d’une histoire « qui arrive 4 ’homme®>» et dont les différentes étapes doivent étre comprises comme faisant 1.WM, p. 73-97. 9. Ibid, p. 81. 3. Ibid, p. 83. 4. Ibid, p. 84. 5. Ibid, p. 86. 6. Ibid, p. 92. 7. Ibid, p. 91. 8.GA 34, p. 43. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 438 JEAN GREISCH artie d’un unique événement de vérité. Ce que raconte Platon, «est justement histoire au sein de laquelle -homme arrive a lui-méme en tant qu’étre qui existe au milieu de Vétant!». C’est Phistoire des multiples possibilités humaines de s’exposer 4 la vérité. La vérité n’occupe pas le domaine des valeurs 4 validité éternelle surplombant ’homme, pas plus qu’elle n’est un produit de son psychisme. « ’-homme est “dans” la vérité. La vérité est plus grande que ’homme qui n’est dans la vérité que pour autant qu'il est maitre de son essence. Il se tient dans la désoccultation de Pétant et c'est ainsi qu’il se rapporte 4 celui-ci2. » Le fait que les ombres des choses apparaissent aux pri- sonniers de la caverne montre que le «se-tenir dans le désocculté3» fait partie de l’étre humain comme tel, ce qui implique que la vérité-adéquation est fondée sur la vérité en tant que désoccultation‘. Les entraves des prisonniers ne consistent pas dans l’incapacité 4 voir les choses mémes, mais dans limpossibilité de saisir leur propre situation et celle de leurs voisins. Leurs tentatives maladroites de libéra- tion au sein de la caverne manifestent de nouveaux aspects de Ja vérité et sa connexion intime avec la liberté : « L’essence de la vérité en tant que désoccultation reléve de Ja connexion entre la liberté, la lumiére et l’étant5. » La véritable libéra- tion, c’est-a-dire la « guérison du manque de compréhension (Heilung von der Einsichtslosigkeit)®» ne se produit qu’avec la sortie de la caverne, 4 la lumiére du soleil que Heidegger interpréte comme ce qui donne la lumiére, comme ce que donne le temps’. Son élucidation du rapport entre idée et lumiére, entre lumiére et liberté, entre la liberté et l’étant, ainsi que sa défi- 1. Ibid, p. 75. 2. Ibid. 3.[bid, p. 25. 4. Ibid, p. 34. 5. Bid., p. 38. 6. bid, p. 36. 7 Ibid, p. 43. —— — Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 439 nition de l’essence de la désoccultation mettent l’accent sur la question : « Que signifiela clarté, qu’elle signification a-t-elle et qu’est-ce qu’elle accomplit!? » Le fait que, dans la langue alle- mande, l’étymologie du mot ‘Helle {clarté) se rattache au verbe Hallen (retentir, résonner), atteste, s'il faut en croire Heidegger, « une force et une sagesse précoce de la langue » ui joueront un réle important dans les réflexions ultérieures ee eidegger, qui débutent en 1934, sur la logique comme question de l’essence de la langue (GA 38). Cette interpréta- tion joue en méme temps un réle crucial pour la compré- hension de «Péclaircie », inséparable du phénoméne de la liberté comme « projet préfigurateur d’étre2», Heidegger propose une interprétation ontologique du concept Seaiied didée qui désigne, d’aprés lui, /’étre de Pétant: « Lidée nous fait voir ce qu’est chaque étant et comment il est3, » Ce « regard essentiel pour le possible » n’est pas réservé a la seule philosophie. La grande « poésie rend, elle aussi, |’étant plus étant+», Cette thése exige une déter- mination entiérement nouvelle du statut des idées plato- niciennes, détermination qui a sa source dans Ja « vision préfiguratrice de Pétre5». Cela va de pair avec une «nouvelle interprétation de Vexistential du souci» : « étre dévoilant est l’accomplissement le plus interne de la libération. C’est elle qui est /e souci comme tel: devenir libre en se liant aux idées, se laisser guider par l’étre6». Si «l’accomplissement fondamental de lidée » est la « per- méabilité au voir? », on peut se demander a quoi l’idée du Bien est perméable, ou encore quel genre de liaison l’idée du Bien qui, d’aprés Platon, nous conduit «au-dela de Vessence (epekeina tés ousias)» est susceptible de créer. Refu- sant toute conception « sentimentale » de l’idée du Bien qui, 1. Ibid, p. 54. 2. Ibid, p. 61. 3. Ibid, p. 52. 4. Ibid. p. 64. 5. Ibid, p. 71. 6. Ibid, p. 73. 7. Ibid, p. 57. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 440 JEAN GREISCH d’aprés lui, aurait été « pervertie » par l’éthique!, Heidegger y voit ce qui rend possible l’étre et la vérité en leur essence méme?. La dialectique descendante qui raméne ’homme libéré auprés des prisonniers dans la caverne et qui se conclut par la mort du libérateur ne doit pas seulement étre comprise comme allusion au destin de Socrate. Pour Heidegger, elle exprime un aspect essentiel de toute vocation philosophique : «Etre-libre, étre libérateur, c’est co-agir dans l'histoire de ceux qui, du point de leur étre, font partie de nous3, » « Ami de Pétre4», le philosophe se caractérise par «le regard essen- tiel » qui ne discerne que «la différence de l’étre et de l’étant » et rien d’autre5, ce qui le voue 4 une violence qui entraine les autres « vers la lumiére qui remplit et relie déja son propre regard», Cette interprétation « platonisante » du « chemin du philo- sophant vers la philosophie?» marque d’une certaine maniére le point d’orgue des cours qui gravitent autour de la problé- matique de la « métaphysique du Dasein ». La thése que le libérateur doit faire preuve de violence® anticipe certaines déclarations du discours du rectorat de 1933. Heidegger prend soin de préciser qu'il ne s’agit pas de transformer les profes- seurs de philosophie en chanceliers du Reich, mais d’en faire des phylakes, des veilleurs®. Mais on peut se demander quel genre de vigilance est char par «un guestionner qui trans- forme de fond en comble le Dasein, ’homme et la compréhen- sion de ’étre». Linterprétation heideggerienne du Théététe, qu’il ne lit pas comme un dialogue épistémologique, mais 1. dbid, p. 106. 2. bid, p. 111. 3. Ibid, p. 83. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 441 comme réflexion sur le rapport entre « la compréhension de Vétre et «la visée de l’étre (Seinserstrebnis)!», n’apporte pas non plus une réponse univoque 4 cette question. EVALUATION ET CRITIQUE Indépendamment méme de sa tentative malencontreuse de devenir un coacteur de l’histoire du peuple allemand, les cours de Heidegger donnés dans les années 1928 4 1932 ouvrent des perspectives nouvelles qui n’ont pas encore recu, de la part des spécialistes de la pensée heideggerienne, . Pattention qu’elles méritent. Ce sont précisément ces textes qui préparent le terrain 4 la lente et progressive transforma- tion de la question du sens de l’étre dans la question de la vérité de P’étre comme tel. Trop souvent, on continue & aborder le programme phi- losophique que désigne le titre « métaphysique du Dasein » soit sur la toile de fond des premiers cours de Fribourg et dune approche généalogique de Sein und Zeit, soit 4 Pombre des cours ultérieurs sur Hélderlin et Nietzsche qui amorcent la sortie de la métaphysique sous les espéces de l’onto-théo- logie. Méme si bien des themes des Beitrage zur Philosophie (GA 65) sont déja anticipés dans les écrits de cette période, on aurait tort de considérer que les théses et les thémes que Heidegger développe dans horizon de la question « a ce que la métaphysique ?» ne sont qu’un bref interméde. ’est ainsi qu’on peut certes rapporter la maniére dont Heidegger s’empare du motif kantien du « grand jeu de la vie» aussi bien a la thématique de «l’herméneutique de la vie facticielle » des premiers cours de Fribourg qu’au « Quadriparti» du dernier Heidegger. Il n’en demeure pas moins que le «jeu de la transcendance » autour duquel gra- vite Introduction a la philosophie mérite d’étre considéré pour lui-méme. La méme remarque vaut pour la maniére dont 1. Bid, p. 217. Supplied by The British Library - "The world's knowledge” 449 JEAN GREISCH Heidegger déploie, en ces années-la, les « phénoménes du fondement de la liberté et de la vérité ». Indépendamment de cette perspective immanente, cer- tains écrits et cours de cette période ont fait objet d’une cri- tique expresse qui gravite autour de plusieurs points litigieux. Logique et métaphysique. Les objections et griefs soulevés trés tot déja par le positi- visme logique et les membres du Cercle de Vienne (Carnap, Schlick, Neurath, etc.) n’ont rien perdu de leur actualité et peuvent méme étre alimentés par certaines théses des cours récemment publiés. La tentative heideggerienne de faire reposer «la compréhension de Vétre sur le sol vacillant d’un jeu!» se paye, d’aprés certains défenseurs de la raison logique, du prix du renoncement aux exigences fondamentales de la rationalité. La fin de non-recevoir se manifeste avec une brutalité particuliére dés 1931 dans un écrit de Rudolf Carnap, Uber- windung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache?. C’est la legon inaugurale de Heidegger qui fournit 4 Carnap une illustration éloquente de sa these Papres laquelle la méta- physique n’est qu’un tissu de pseudo-propositions qui, méme si elles respectent les régles de la grammaire des langues natu- relles, ne se montrent nullement a la hauteur des lois sévéres de la syntaxe logique. Seule la proposition : « Le chat est sur le paillasson » et certainement pas l’énoncé : « Le néant néan- tise» trouve grace aux yeux du logicien. D’aprés Carnap, la tentative heideggerienne de dissoudre la logique dans le «tourbillon d’un questionnement originaire » préte le flanc au soupcon du non-sens généralisé. Comme tout métaphysi- cien, Heidegger est pour fui un musicien sans dons musicaux suffisants ou un poéte raté. : 1.GA 27, p. 318. 2.R. CARNaP, Uberwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache dans Erkenninis, vol. 2, Leipzig, 1931, p. 219-242, repris dans : G. JANOSKA et F. Kauz (éd.), Metaphysik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesell- schaft, 1977, p. 50-78. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 443 Le probléme de Pintersubjectivité, Jusqu’a aujourd’hui, on continue de soupconner I’analy- tique heideggerienne du Dasein et la métaphysique du Dasein de cautionner un solipsisme larvé. Les questions critiques soulevées récemment par Jacques Taminiaux, se faisant le porte-parole de Hannah Arendt, se focalisent sur la question de savoir dans quelle mesure la définition heideggerienne de Pétre-avec et de la coexistence rendent justice a la pluralité humaine et, partant, a l’essence du politique!. Les derniers cours de Marbourg et les premiers cours donnés 4 Fribourg a partir de 1928 montrent 4 quel point Heidegger fut piqué au vif par Jes objections soulevées par Karl Léwith? au nom d’un personnalisme logique. Mais a ses yeux, la relation «Je-Tu » arrive trop tard si elle veut fonder ce qui est le fondement de sa propre condition de possibi- lité : Pétre-avec-autrui qui, dés le départ, fait du soi un soi avec et pour autrui. Tout comme Husserl, Heidegger cherche 4 résoudre le probléme de l’étre-avec-autrui en référence a la Monadologie de Leibniz. Seul celui qui aura compris ce que Da-sein veut dire pourra comprendre le sens existential de « ’avec». C’est de cette maniére que Heidegger honore la dimension inter- subjective du concept de vénté. La « désoccultation » signifie d’aprés lui un «se-partager essentiel et nécessaire de la vérité3», sans que pour cela on ait besoin de faire appel a la notion de « raison communicationnelle ». Une vérité pure- ment « privée» ne mérite pas ce nom. « Surinterprétation » de Kant. Heidegger lui-méme avouera ultérieurement que lin- terprétation de Kant résumée dans son Kant-Buch est le fruit d’une certaine « surinterprétation ». C’est contre cette 1,J. TAMINIAUX, Lectures de UVontologie fondamentale, Grenoble, Millon, 1989 ; La Fille de Thrace et le Philosophe professionnel, Paris, Payot, 1992. 2.K. LowitH, Das Individuum in der Rolle des Mitmensches, 1928. 3.GA 27, p. 119. Supplied by The British Library - "The world's knowledge" A444 JEAN GREISCH surinterprétation que protestent les avocats d’un nouveau retour 4 Kant, en soulevant des objections dont la portée ne concerne pas seulement l’actualité du criticisme kantien pour la philosophie contemporaine, mais également l'idée qu’on se fait des taches de la philosophie aujourd’hui. C’est en ce sens qu’Alain Renaut! plaide en faveur d’une nouvelle éva- luation du débat qui opposait Heidegger a Cassirer lors du colloque de Davos. Pour Renaut, il ne s’agit pas de professer une sorte de «néo-néokantisme », mais d’aller au-dela de linterprétation heideggerienne de la Critique de la raison pra- tique, afin de jeter les oe d’une authentique « éthique de la finitude2». . Méme si on reproche 4 Heidegger de n’avoir pas suffi- samment prété attention 4 certains aspects de la raison pra- tique, on ne saurait oublier que l’interprétation de la Critique de la raison pratique qu’il propose dans le cours De l’essence de Ia liberté humaine (GA 31) fut elle aussi congue comme «introduction 4 la philosophie » et qu’elle peut donc étre lue comme une tentative d’expliciter la fécondité éthique du concept transcendantal de jeu. Est-ce suffisant pour parer 4 l’objection principale de Cassirer, d’aprés lequel la « synthesis speciosa » du schématisme doit également étre rapportée au pee des formes symboliques et pas seulement au pro- léme de la temporalite et que imagination n’intervient pas dans le domaine de la raison pratique ? Ce sont la assuré- ment des questions qui méritent une discussion approfondie. La querelle concernant la définition de la philosophie premiére. Si Pon épouse la conception lévinasienne d’une éthique fondamentale qui revendique le rang de « philosophie premiére3», le débat avec la métaphysique du Dasein de 1.A. RENAUT, Kant aujourd'hui, Paris, 19992. 2. Ibid., p. 260-270. 3. LEVINAS, «L’ontologie est-elle fondamentale ?», dans Entre nous. Essais sur le penser-d-l'autre, Paris, 1991, p. 13-24. Supplied by The British Library - "The world's knowledge” LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 445 Heidegger prend une allure encore plus tranchée, parce que Pontologie heideggerienne se voit accusée de cautionner une philosophie de l’autoaffirmation, de la puissance et de l’injus- tice. Caché sous la peau de mouton du «souci», le conatus essendi spinoziste continue 4 régner sur !a compréhension heideggerienne du Dasein. Le portrait que Levinas donne du Dasein en fait un étant autosuffisant, bien installé chez soi avant de s’ouvrir 4 autrui. Pour Levinas au contraire, autrui apparait d’emblée en quelque sorte comme un squatter ou un preneur d’otage, imposant sa présence a la sphére du propre et mettant le moi a l’accusatif. a question centrale, tout malentendu et procés d’inten- -tion mis a part, est de savoir si Pinterprétation ontologique de l’étre-avec barre la route ’étre-pour-autrui éthique ou non. Sil’on veut s’engager dans ce débat, il importe de garder en vue l’amplitude de la détermination heideggerienne de Pétre-avec qui implique fondamentalement J’exposition 4 autrui ou, pour l’exprimer dans la terminologie hyperbo- lique de Levinas, le fait d’étre Potage d’autrui. Pour autant que tout Dasein «sort essentiellement au- dehors », il est aussitét « entré dans l’étre-manifeste d’autrui! ». Comprises de maniére existentiale, les monades n’ont pas besoin de fenétres, « parce qu’elles n’ont pas besoin de sortir, dans la mesure oi elles sont déja Sines au-dehors?. C’est la maniére dont Heidegger et Levinas comprennent cet «au-dehors » qui décide de la compatibilité ou de l’incompa- tibilité entre la conception lévinasienne de «I’intrigue de Paltérité » ou de « 'un-pour-l’autre » et la conception heideg- gerienne du Dasein et sa compréhension de |’étre. Le concept de transcendance. Les cours des années 1928-1932 gravitent autour du pro- bléme de la compréhension existentiale de la transcendance, qui ne raméne ni 4 une transcendance épistémologique 1.GA 27, p. 138. 2. Ibid, p. 144, Supplied by The British Library - "The world's knowledge" 446 JEAN GREISCH («Pobjet» au-dela du « sujet»), ni a une transcendance théo- logique (« Dieu» au-dela du « monde»). En dehors du «jeu transcendantal », parler d’une «métaphysique du Dasein » n’aurait pas de sens. Heidegger élabore sa compréhension de la transcendance dans une interprétation pénétrante de la « dialectique de la raison pure de Kant » et de la doctrine des trois idées transcendantales : « Monde, Moi, Dieu.» Pour- tant, tout se passe comme si c’était surtout ’idée de monde qui occupait le devant de la scéne, l'idée de Dieu («l’idéal transcendantal» de Kant) passant totalement a l’arriére- pian Méme si Heidegger concéde 4 plusieurs reprises que ’étre-au-monde n’épuise pas toutes les possibilités du trans- cender, la métaphysique du Dasein semble ne plus laisser de place pour l’idée transcendantale de Dieu comme «idéal transcendantal ». Il en va de méme pour la troisiéme question directrice ui, d’aprés Kant, résume un intérét fondamental de Ja raison lu point de vue cosmopolitique: «Que m’est-il permis d’espérer ? » Au plus tard quand il s’agit d’affronter le pro- bléme du mal radical, les conséquences de cet évitement se font sentir, car on est alors obligé de se demander si la raison humaine «n’erre » que du fait de sa finitude, ou si elle ne souffre pas de blessures plus « radicales ». uoi qu’il en soit de ces réserves critiques, le mérite durable de la métaphysique du Dasein de Heidegger est d’avoir frayé une voie existentiale inédite 4 la «fonction méta» qui mérite qu’on s’y intéresse de plus prés que cela n’est le cas dans les débats souvent confus autour de la pensée « postmétaphysique ». On se contente trop souvent dalléguer les théses da dernier Heidegger, relatives a la « fin de la métaphysique » et a la fin du principe de raison en les réduisant a de simples slogans, en faisant Pimpasse compléte sur la maniére originale dont Heidegger a forcé son entrée en métaphysique. A contre-courant de ces slogans 4 la mode, les cours des années 1928 4 1932 nous invitent plutét 4 compléter la « trans-ascendance » comme « élévation » et « dépassement » par «trans-descendance» au sens de Merleau-Ponty, et & compléter la « trans-possibilité » comme « projet » par la « trans- Supplied by The British Library - "The world's knowledge" LE TOURNANT PHILOSOPHIQUE DE 1928-1932 447 assibilité » comme « étre-jeté». De cette maniére, l’analyse feideggerienne du «jeu de la transcendance » nous fourni- rait une nouvelle clé de lecture pour répondre 4 la question kantienne : « Qu’appelle-t-on s’orienter dans la pensée ! ? » 1.A ce sujet, of J. GREISCH, Le Cogito herméneutique. L’herméneutique Philosophique et {a tradition cartésienne, Paris, Vrin, 2000, chap. v. Supplied by The British Library - "The world's knowledge"

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