Vous êtes sur la page 1sur 206
MARC DESPORTES PAYSAGES EN MOUVEMENT TRANSPORTS ET PERCEPTION DE L'ESPACE XVIII XX° SIECLE 117 illustrations Ouurage publié ‘avec le concours dtu Centre national du livre GALLIMARD A la mémoire de Dorine © Eattons Gallimard, 2005, INTRODUCTION Les paysages de la technique Le paysage nait dune distanciation. De soi a l'espace, Longtemps, les hommes ont entretenu un dialogue étroit avec le monde qui les entourait. Le changement des saisons rythmait le cours de la vie ; le relief, la force des vents, les matériaux disponibles inspi- raient la disposition de habitat, qui elle-méme reflétait une conception de 'univers ; les vétements, les objets usuels répondaient a 'environne- ment par leur forme, leur couleur, leur décoration. Une relation affec- tive unissait homme au sol qu'il foulait, laissant place & toutes les personnifications imaginables: «La montagne était inconnue que mhabitait nul dieu a visage d’homme ; inconnu, le promontoire ot ne se dressait aucune statue visible de loin ; inconnues, les pentes qu'aucun, patre n’avait explorées », écrit Rilke a propos de l'age antique’ En certains lieux, a certaines époques, une forme de distance appa- rait, née d'une relation consciente et valorisée au cadre spatial, Pour notte civilisation occidentale, les historiens situent ce fait a la Renais- sance et insistent sur le réle joué par fa peinture®, A la méme époque, notonsle, la ville cesse d’étre identifiée 4 une personne et espace urbain devient une donnée objective, a modeler, aménager, embellir’. La Renaissance inaugure ainsi une période qui est encore la ndtre. Pour nous, l'espace n’est plus vécu dans une relation d’immédiateté, mais constitue un concept opératoire, un support de procédures, un objet LRM. Rue, » Surle paysage », Pose. Enos J, Paris, Ed, dv Seuil, 1966, p. 363 2 Pour une introduction 4 e théme, se reporter AA. ROGER, Court eit du payiage, Paris, Gallimard, 1997, qui comprend de nombreages references, 3. Voir Fr Coon, La Rage ele Madate. Paris, Eel. da Seu, 1980 8 Paysages en mouvement de transactions. Dans cette évolution générale, la technique a joué un role de premier plan en créant de multiples médiations qui s'interposent entre nous-méme et notre cadre de vie. Expliciter ces médiations est Pambition de ce livre Le plus souvent, l'attention de celui qui veut décrire le paysage contemporain se porte sur les aménagements d'une haute technicité pont de portée exceptionnelle, immeubles de grande hauteur, réseaux cenchevétrés de canalisations... Mais une telle démarche conduit 4 consi- dérer ces réalisations comme autant d'artefacts isolables et isolés sur le fond d'un espace abstrait. Or c’est justement la formation de cet espace qui doit étre interrogée. Une telle démarche incite également a faire oublier que ces aménagements techniques engagent de la part de leurs utilisateurs des attitudes, des comportements de nature a modifier la perception méme du cadre spatial. C'est, en particulier, le cas des infra structures de transport Une technique de transport impose en effet au voyageur des facons, de faire, de sentir, de se repérer. Chaque grande technique de transport modéle donc une approche originale de espace traversé, chaque grande technique porte en soi un « paysage ». Jillustrerai mon hypo- thése en décrivant le paysage de la route du Xvnt siecle, celui du chemin de fer au xnx sidcle, puis le paysage apparu avec les premigres automo: biles et, enfin, celui de 'autoroute au xx" sigcle, pour conclure avec le paysage vu d’avion. Ce sont les « paysages de la technique », termes qui désignent done non pas les espaces marqués par l'omniprésence des infrastructures de transport, mais les regards induits par ces infrastruc: tures sur le cadre qui les environne. Non pas, pour la route du xvi sie~ arbres cle, le tracé rectiligne, les fossés, les alignemen ‘mais atten tion nouvelle portée A la campagne, tant par l'ingénieur qui la cartographie que par le voyageur qui l'observe de sa chaise de poste Non pas, pour Pautoroute du xx" siécle, les rubans d’asphalte et les échangeurs aux formes étonnantes, mais 'appréhension du monde turbain dans la vitesse sur une voie isolée de son contexte La vitesse est sans doute la premiére donnée qui vient & esprit lorsque Ton pense a incidence des transports sur la perception de espace. « Un paysage traversé ou rompu par une auto ou un rapide perd en valeur descriptive, mais gagne en valeur synthétique, écrit le peintre Fernand Léger en 1920 ; la portiére des wagons ou la glace de 1. Wormser, 2. Honoré Daumier 1c du Val Fleury, chemin de fer de Paris & Versailles, | voyage en troisiéme classe », Le Charivan, 1867 ‘Les paysages de la echnique » désignent non pas les espaces marqués par ! omniprésence des infrastructures de transport, mais le nouveau regard induit par P'utlisstion des mnrasteuctures, ex done le nouvel aspect sous leque! le cadre traversé apparatt 12 Paysages en mouvement La méthode adoptée pour décrire le paysage d'une technique de transport sera a chaque fois la méme. Je commencerai par Gtudier la genése du mode en question. Il s'agira de repérer les grands seuils techniques, économiques et sociologiques qui en marquent le dévelop- pement J'cxaminerai ensuite les dispositions techniques qui constituent le soclé du nouveau moyen de transport: tracé routier rectiligne au XVIIF siécle, utilisation de la vapeur sur des rails au xn, motorisation autonome des véhicules au xx’... Cet examen, qui doit commencer avec les premiers essais et peut s’arréter dés la genése du systéme achevée, est essentiel puisque ce sont ces dispositions qui imposent les ruptures les plus importantes dans Pexpérience du voyageur, le privant de ses repéres habituels et Pobligeant a en trouver de nouveaux. Enfin, je décrirai comment de nouvelles fagons de regarder espace, de nouveaux repéres, de nouveaux intéréts apparaissent pour constituer un « paysage ». Ici, la référence a l'expérience du voyageur est capitale. Elle passe par la lecture de documents trés divers, guides, récits de voyages, romans, correspondances, journaux, lecture toujours critique, qui s'emploie 2 découvrir, sous le poids des formes tradition- nelles, 'appréhension du nouveau par les contemporains. ‘Afin de saisir comment un. « paysage » peut se former dans ces conditions, je ferai 'hypothése que les développements artistiques contemporains exercent une influence déterminante. C'est ainsi que, par exemple, la peinture du xvil! siécle propose des nouveaux sujets dintérét au voyageur, ou encore que le cinéma et le montage des plans filmés aident l’automobiliste a surmonter aspect chaotique du cadre urbain des années 1920. L’hypothése, qui correspond en fait Vidé une interaction entre innovation technique et contexte culturel, est d'une grande valeur heuristique puisqu’elle me permettra de « recons- truire » espace percu par les contemporains qui, sinon, ne serait donné qu’ uavers des témoignages épars et le plus souvent indirect. ‘Au regard de l'ampleur des changements sociétaux qui ont accom pagné le développement des techniques de transport, s‘interroger sur le paysage associé A une technique donnée peut paraitre une dréle didée. Si l'on songe, par exemple, & la concentration industrielle et urbaine qui a accompagné l’expansion des chemins de fer, il semble en. effet anecdotique de s'intéresser & ce que voyait le voyageur qui emprun: tait les premiers chemins de fer. L’enjeu de la question est pourtant primordial en ce qu'il concerne Ia facon dont 'homme habite le monde. Les paysages de la technique 13 Pour chaque nouvelle technique, les références spatiales dont disposent les contemporains sont rendues caduques par des conditions de trans- port inédites et doivent, pour cette raison, étre renowvelées. La com prehension du nouveau regard incite done & décrire un prisme @ati- hades et révéle, par 8, fa nature des liens existant entre l'homme et son environnement. Etudier les paysages de la technique contribue, ainsi, a faire comprendre la dimension spatiale de lexistence humaine et ses déterminations techniques, sociales et culturelles. CHAPITRE PREMIER Déserts et paysages La route, 1730-1770 La politique routiére en France remonte, on le sait, au xv" siécle. Mais son caractére ancestral ne doit pas laisser croire a fa lente con tution d'un réseau uniforme. Les moyens exceptionnels qui sont mis & sa disposition au xvur sigcle rompent avec le passé et incitent & parler une véritable mutation | Ce renouveau est favorisé par le contexte de croissance que connait le ministére du cardinal de Fleury, « Premier ministre » de Louis XV. A Léchelle du siécle, c'est une période de prospérité qui s’étend des années 1720 aux années 1770. L’agriculture s'améliore, les famines dis- paraissent et, avec elles, V'insécurité mortelle de la vie quotidienne. A la fois spatiale et quantitative, la progression du commerce, amorcée au xvir sidcle, s’affirme de facon éclatante a partir de 1715. Les prix mar quent une longue montée, permettant un enrichissement général, Abondance, donc, de marchandises et d'argent. Dans ces conditions, attention que porte le pouvoir royal a la route nest nullement étonnante. La route facilite le commerce et permet ainsi essor des vlles, clef duu développement économique selon les néo-mer- cantilistes ; elle contribue a édifier un marché intérieur et donc a réguler 1. Sur Phistoire des rousrs de France au xvi site, on consultera : G. ARBELLOT, » La sgrmide mutation des routes de Yvance au miliew dt XV sigele », Armas Economie, Sarit, Givilisaion, 1973, 3, pp. 765-791 ; H. Cava. La Route frameate, son histor, a onsion, Pac, Armand Colin, 1948 ]-M. GooER, La Pulte rution en Ponce de 1716 @ 1813, these, 1988 B, Laverrn, Chemons deere ot wies dau. Rascaus de transports organisation de Uspaceen Fane, 1140-1840, Bats, Hal. de VEHEESS, 1984, Pour une apbroche plus generale de la mobiité, on ‘onsultera D, ROCHE, Humeurs vagabond. Dela circulation des hanomis ede Uti des wages. Paris, Fayard, 2008, 16 Paysages en mouvement les prix, ce que préconisent les physioerates! ; elle favorise la diffusion de Tinformation, et par la la progression des Lumiéres; elle est enfin un puissant facteur pour affermir Etat et assurer sa sécurité aux frontiéres L’entreprise routiére obéit done a des préoccupations variées. On. peut y déceler d'autres motivations, moins explicites. Le tracé rectiligne des chaussées obéit a des raisons techniques, mais aussi & des motifs esthétiques, voire philosophiques : la ligne droite illustre la raison du plus court chemin et, en méme temps, démontre la puissance de l'art face @ une nature « déchue », 4 ordonner, a rectifier La route des Lumiéres constitue un tout. Aussi adopteraije pour décrire le « paysage » qui lui est associé une démarche qui tentera suc- cessivement de délimiter dans le temps l’entreprise routiére, d’en exa- miner le contenu technique, puis de cerner les conditions matérielles et intellectuelles des voyages, avant de m’interroger sur le regard que les contemporains portent sur l’espace traversé, cet espace qui, au début du siécle, est le plus souvent ignoré et n'est pas encore considéré comme un paysage. La route, chantier d’wn siécle A la veille du xvnrr siécle, la plupart des voies existantes sont des chemins de terre. Les «paves », cesta-dire les routes pavées, et les chaussées empierrées sont rares et rayonnent, pour la plupart, autour de la capitale. Elles sont objet de travaux incessants: sur le célébre pavé d’Orléans, les charrettes de cing mille livres et des chariots portant le double sont autorisés & rouler vers Paris a condition de rapporter au retour pavés et sable qui serviront a l'enuretenir et 4 le prolonger. D’autres routes ont également des chaussées « en dur », soit du fait de leur statut privilégié, telie la route du sacre de Paris 4 Reims par Soissons, soit parce que la troupe y a travaillé de facon exceptionnelle, le roi projetant de les emprunter. On mesure effort a fournir pour atteindre, 8 la fin du siécle des Lumiéres, ensemble, lacunaire mais ordonné, que forment alors les routes royales empierrées 1, Pout les modéles économiques qui soustendent Ia construction des routes, on ‘consultera:B, Lert, Les Viles dans la France moderne (1740-1840), Paris, Abia Michel, 1988 : ADOCKES, LEspare dans la ponsie cconomigue du x07 au Son stl, Paris, Flammarion, 196). Diserts et paysages 17 Les chemins de terre n’ont ni fondation ni revétement et sont rarement drainés par des fossés. Seule la circulation les stabilise. L'ico- hographie abonde de scenes ob il semble que la route divague, débor- Gant sur les terres les plus pauvres. Dans la majorité des cas, le milieu physique commande. Afficurant, le sol naturel impose ici le sable, 1 Une terre meuble. Obsissant au relief, le tracé suit les cours d’eau dans tes plaines et les lignes de eréte dans les régions accidentées, doit de perpétuclles montées et descentes. Les ponts étant rares et peu solides, Ja route vise les gués les plus étroits! Qualifier de «naturels » ces tracés risquerait cependant de faire oublier les autres logiques — logiques de sédimentation, de parcellaire, d'entretien, d'usage —, auxquelles ils répondent également. Au chemin des pays de bocage, sinueux, ombragé, offrant d’abondantes « pastures communes » s'oppose le chemin des pays du Nord, droit, délimitant des, ensembles de parcelles, souvent en laniéres. Au chemin de terre meuble dune plaine dont le tracé fluctue ‘oppose Ie chemin de cailloux gravissant un coteau, enserré par des murets de terrasse constamment relevés. L’état de la voirie ne facilite pas le trafic routier. Les voies sont rayées d’orniéres en €té, creusées de fondriéres en hiver. Les chemins pierreux et « raboteux » freinent la progression des coches et des cha- riots, Dans les traversées de massifs, les pentes sont abruptes et les lar geurs insuffisantes. Bris, essicux cassés, animaux ou méme personnes accidentées, estropiées, noyées dans la boue ou emportées par les eaux, ne sont pas chose rare. Lorsque l'état du sol ou les nécessités duu moment rendent impraticable une portion de route, le trafic est dévoyé et emprunte un autre itinéraire. Méme en temps normal, la circulation se répariit sur des trajets paralléles, sensiblement équivalents. Un guide de 1724 indique les détours et les variantes pouvant utilement étre subst tués a la grand-route’. Ainsi, la route fluctue, se dédouble selon les saisons, les pays traversés, les rythmes de activité agricole. Seuls l’étape du voyage, relais ou auberge, et le franchissement des fleuves, pont ou gué, constituent des repéres stables. Ce qui compose & nos yeux un réseau routier est plutst appréhendé par les contemporains comme un ensemble de lignes définies par une origine et une destination — on parle ainsi du chemin d’Orléans & 1. Voir J. Miscou, Le Pont en France avant le tombs des ingiieurs, Paris, Picard, 1986 LAP Daubert, Noweau euide des chemns du Regoume de France, Paris, 1724 18 Paysages en mouvement Blois —, et le terme de route, mettant l'accent sur la circulation comme dans lexpression « faire route », masque l'indétermination des voies susceptibles d’étre empruntécs. Finalement, certains chemins « ne sont, routes que parce que le trafic A longue distance les emprunte de pré- férence aux autres’ ». L¥état des communications explique la politique routiére menée au cours du XvnF siécle. Celle-ci porte non pas sur lentretien ou la réfection de chaussées qui, la plupart du temps, n’existent pas encore, mais sur une forme de « sédentarisation » des itinéraires, étape indis- pensable avant d'envisager la construction de véritables chaussées. Cet objectif apparait clairement dans instruction de 1738 du contréleur général Orry?. Ce texte fondateur de la politique routiére s'emploie en effet a établir une classification rigoureuse des chemins, & les hiérarchiser, et interdit «de donner les dénominations qui leur conviennent aux chemins qui pourraient tendre par des passages détournés ou inusités, aux mémes points oti tendent les chemins ordi- naires et fréquentés ». On distingue les « grandes routes », les « chemin royaux», les «grands chemins», les «routes» et les «chemins de traverse? » Sur le terrain, les ingénieurs s'attachent a recueillir des informa: tions sur l'ensemble des voies en établissant une cartographie précise. Cette phase de recensement précéde toujours le choix des itinéraires & renforcer puis l'engagement des travaux nécessaires. La multitude des, chemins qui irriguent le royaume est aux yeux du pouvoir un véritable patrimoine, mais un patrimoine a conforter, 4 consolider, ce qui passe par un inventaire rigoureux et par un sévére élagage. Le choix d'un itinéraire est parfois difficile. Ainsi, par exemple, la route de Paris vers I'Allemagne peut passer par Meaux, Trilport et La Ferté-sous Jouarre, ou bien par Lagny et Coulommiers vers Sézanne, ou. encore par le pont de SaintMaut, Tournan et Rozay. Pour départager LE. Imexois, Le Réseau rut de Asser ou xv il, ars, PUR, 1967, p. 924 2.Viir P. Opn, Mnnireimstructif sur tr rparatin dex chemins (1758), reprodit EYJ-M. Vicsox, Btude hstorque var Tidminitraton dx vies uiliues en Fane ee MU of Sit sds Pan, Dumod, 1601880, I psces justices pe Si Les «grandes toutes » ménent de Paris atx grands pores de mer et sux fronts, les «routes» de Pari sux autres eapitaes de pronnce, less yrands chemin» relent Te “apiales de province entre eles, les = chemins royasx » sont les routes de poste qu eelient Iesvilles non capitals ene eles enfin Tes chemins de averse = sont Tes chemi de wile {ville que comportentni poste ni mesuagerie. Le classement des totes eellete ts dst bution Wes pales de talc que sont les wll eles ports L'armature enbaine pin convtanine, notonsie a politique romtgre 4 en reproduice Panicilation Déserts et paysages 19 Jes itinéraires concurrents, les ingénieurs dressent les projets correspon- dants et en comparent les cofits de construction. Le nombre de ponts construire est alors un critére déterminant. Le plus souvent, la création d'un nouveau chemin entraine le déclin des itinéraires concurrents et aboutit a la hiérarchisation souhaitée par Je pouvoir royal. C'est ainsi que la nouvelle route de Paris & Toulouse par Orléans et Vierzon I'emporte sur l'ancienne par Chaumont, Romo- Fantin et Vatan, Parfois, cette stabilisation est obtenue par la construc- tion d'un seul ouvrage : Ie pont de Moulins, terminé en 1763 par l'ingé- nieur Louis de Régemortes, fixe désormais le point de franchissement de ’Allier pour la route de Paris en Auvergne. Cependant, a grande échelle, Ia construction dune route ou d'un ouvrage n’élimine pas toujours la concurrence entre les itinéraires, preuve que les améliors- tions restent limitées. Aprés ‘ouverture du pont de Tours en 1778, le trafic vers l'Espagne est censé passer par Vendéme, Chateau-Renault, Tours, SainteMaure puis Portde-Piles, mais Tancienne route par Amboise est toujours utilisée. Fait remarquable, aucune carte des travaux a réaliser n'est dressée a échelle du royaume au cours des années 1730, alors que la politique routiére prend son essor. Il est vrai que la carte de France n'existe pas encore, comme on le verra plus loin, Chaque projet routier est donc abordé de facon isolée. En l'absence de tout plan d’ensemble, on est en droitde s'interroger sur l'ordre dans lequel avance le projet général Deux logiques semblent primer, La premiére est une logique de continuité. Selon elle, les travaux sont poursuivis tout au long d'un itinéraire donné. On répare la route de Paris a Brest, par exemple. Cette logique de continuité recouvre bien stir un processes d’accumulation : plus l'état de la route est bon, plus le trafic aura tendance l'emprunter et phis vive sera la demande que les travaux soient poursuivis le long de l'itinéraire. La seconde logique est plus volontariste. A la hiérarchisation des chemins définie par Vinstruction de 1738 correspond un ordre a suivre dans les travaux : « II ne pourra étre entrepris dans I’étendue de chaque généralité que deux routes ou grands chemins a la fois » (article 16) et « Les routes et grands chemins seront faits et réparés avant quill puisse tre entrepris aucun chemin de traverse » (article 14). Ce respect du classement impose une architecture générale 2 ensemble des voies et done une structure. L'Orléanais fournit un exemple de ce type d’avan- ‘cement : les travaux sur les routes de premiére classe ont tous commencé 20. Paysages en mouvement avant 1760 alors que ceux entrepris sur les routes de seconde classe ne diébutent qu’au cours de la décennie 1750-1760 et que la plupart des chantiers sur les routes de troisiéme classe datent des années 1780. Bien entendu, des différences locales dans l'avancement des travaux s'intro- duisent, qui ne tiennent pas toutes au zéle de lintendant ou aux dons de T'ingénieur. Elles refletent parfois les difficultés qu’opposent & l'avan- cement de la route non seulement la géographie physique, mais encore la géographie humaine. Le bilan des travaux donne une mesure du succés de l'entreprise. En 1790, Chaumont de la Milliére, dans son Mémoire sur le département des Ponts et Chaussées, écrit : « Quant a Pavancement des routes, je peux annoncer que toutes celles de la premiére classe, cesta-dire qui com- muniquent de la capitale aux extrémités du royaume, sont achevées ; il en est de méme de celles qui de Paris aboutissent aux capitales de chaque généralité et qui semblent pouvoir étre rangées dans cette pre- miére classe. Celles de la seconde, qui établissent les communications entre les capitales de méme qu’ entre les principales villes de commerce, sont aussi en général presque toutes faites. Quant celles de la troisieme classe, destinces & lier entre elles les différentes parties de chaque pro- vince, ou qui s'embranchent sur les routes des deux premiéres, elles ne sont pas tres avancées. Il est cependant quelques généralités, telles I'lle- deFrance, la Lorraine, la Franche-Comté et la généralité d’Auch, dans lesquelles toutes les communications essentielles sont achevées". » Ainsi les grands itinéraires sontils établis : la liaison Paris-Lyon se dédouble entre le Bourbonnais et la Bourgogne, se prolongeant jusqu’a Marseille ; le bas Languedoc s’unit par Toulouse 4 Aquitaine, la route langant au passage des branches vers Villefranche et Albi; le Massif central est traversé du nord au sud par la route Moulin-ClermontMont- pellier et d’est en ouest par la route Roanne-Clermont-Limoges ; la facade atlantique s'articule sur plusieurs itinéraires paralléles. Mais, mis & part ces grandes liaisons, certaines transversales manquent encore, «’Angers a Rennes, de Bourges a Tours, par exemple, et de nombreuses villes sont en situation de cul-de-sac. De plus, faute de continuité dans les travaux, de nombreux itinéraires présentent des lacunes et les chaus- sées, grossigrement empierrées, sont mal entretenves. Mais le bilan I. Caavsionr ob La MULIENS, Memes su le departement ds Poute et Chasis, Pari, imps meri royale, 1790, pp. 56, Le classement des routes auquel i est fat référence est celui qu'a fmpose Vareét du 6 fevrier 1776. eereersin semen Déserts et paysages 21 général est tout de méme posit: plus de vingtsix mille kilometres sont Eménagés an cours de cette période. - ‘Comment expliquer ce succes ? Sans doute par la conjugaison d'un important héritage et de quelques innovations déterminantes. ‘Cet héritage porte tout dabord sur la corvée. C'est en effet a cet usage féodal, selon lequel tout sujet est forcé de fournir un certain travail 4 son seigneur, qu’a recours le controleur général Orry dans Tespoir d'achever au plus vite «la réparation des grands chemins », comme l'indique le titre du mémoire daté du 13 juin 1738. Sans doute fautil considérer la croissance démographique, qui se fait sentir Jjusqu’au fond des campagnes, comme un facteur favorable a son emploi Lt rendre ainsi raison aux économistes classiques qui, tel Montchrestien, considéraient que la plus grande richesse de la France consistait en ‘cPinépuisable abondance de ses hommes ». La corvée oblige tous les sujets taillables en age de travailler, c’esta-dire tous les sujets de seize & soixante ans, hormis les gentilshommes et les gens d’Eglise, a fournir tun certain nombre de journées ceuvrées par an et a préter charrettes ct betes de trait, Les chantiers ont lieu avant ou aprés Tété, afin de ne pas géner les travaux des champs. Tous les corvéables sont rassemblés par la maréchaussée dans des ateliers, puis sont encadrés par des conducteurs et des piqueurs payés par l'administration. La corvée est trés impopulaire et, selon les généralités, les intendants n’hésitent pas 2 punir les récalcitrants, Aux yeux de certains, cet impot en nature qui ne touche que les plus pauvres est une véritable injustice. En 1739, le marquis d’Argenson accuse « les puissants du jour, ministres et satrapes » d’employer la corvée a « faire de belles avenues pour arriver @ leur chateau » Limitée dans un premier temps aux pays d'élection, la corvée est étendue a certains pays d’Etat, tant elle apparait comme l'un «des moyens les plus stirs, les moins onéreux ct les plus capables de conduire les routes a leur perfection », selon les termes du préambule au régle- ment de la corvée en Bretagne. Devant le sentiment d'injustice qu’elle provogue, plusieurs essais sont néanmoins tentés pour la supprimer® Mais l'apport de plus de deux millions d’hommes, soit une valeur esti- 1. Surla corvée, on consultera notamment A DEBatve, Les Travaus publics les ingeniurs dds Pants ot Chaussées depuis ent sel, Pai, 1893. ‘2 Par Vintendant Orceau de Fontetle Caen en 1758, par exemple, ou encore par ‘Turgor & Limoges en 1762. 22 Paysages en mouvement mée a prés de dix millions de livres par an, paraissait irremplacable aux yeux de administration. Le second volet de ’héritage dont bénéficie Pentreprise routiére est administration des Ponts et Chaussées. Celle-ci forme une organi- sation uniforme et hiérarchisée, Au sommet, un intendant « charge duu détail des ponts et chaussées » et un premier ingénieur. L'intendant est comparable & un ministre des Travaux publics, l'ingénieur a un haut fonctionnaire. Ce binéme est relayé, dans chaque généralité, par celui que composent lintendant et 'ingénieur des Ponts et Chaussées. Cette organisation en forme de belle pyramide est le résultat de réorganisations successives. Coté administratif, depuis P'arrét du Conseil du 21 octobre 1669, les intendants ont supplanté les bureaux des finan- ces dans la direction ct la surveillance des travaux, et des trésoriers, nommés « commissaires du Conseil pour les ponts et chaussées », sont placés auprés d’eux pour les assister. Coté technique, le personnel est plus disparate et les hommes de l'art nommés ingénieurs des Ponts et Chaussées sont en fait d'origines trés diverses puisqu'ils regroupent architectes, ingénieurs ou simples entrepreneurs. En 1713, une tentative est faite pour uniformiser le statut des hommes de Vart et contrdler le titre d'ingénieur chargé des ponts et chaussées. Ces ingénieurs seront désormais organisés en corps, sur le modéle du corps des inspecteurs des manufactures, créé en 1689 par Colbert, ou de celui des officiers du génie, créé en 1691 par Vauban ‘. Le nouveau corps comprend ving deux ingénieurs, soit un par généralité des pays d’élection, coordonnés par onze inspecteurs généraux?, Mais les appointements prévus sont trop lourds pour les finances royales en cette fin de régne. En 1716, le corps est réorganisé selon une structure plus hiérarchisée puisqu’elle prévoit un inspecteur général, un architecte premier ingénicur, trois, Inspecteurs, et vingt et un ingénieurs des Ponts et Chaussées. En 1750, la structure est légerement étoffée mais reste identique. Aprés quelques hésitations, le corps est placé sous la tutelle du controleur général des Finances, assisté dans cette tiche par un intendant « chargé du détail des Ponts et Chaussées ». Philibert Orry assure le premier réle de 1730 1. Dune fagon génézate pour Phistir da corps des Ponts et Chaussées on conselters A Baus, R CoguaNo, Le Cogs de Ponts Chan, Bais, Ea du CNIS, 1989". Peron Hise de Vaiminstaton des Pots et Cho, 1999181, Pi, M. Rovize, 1982 A. Pacon, Arete ngiers aie de Luma, Masel, Parenthse, M88 EM. Vicon, Huds ‘sore sur faininisraian dss pubes on France a Wr tM it ope Ton'ne satachera kd ats ingenicon ds pas deletion ehometane cee des pas Eta, Déserts et passages 23 4.1743, Cestiedire au cours de la période décisive de lancement de la 3 jtique routiére. Quant au réle d'intendant chargé du détal, il est Pempli par d’'Ormesson de 1721 4 1743, puis par Tredaine pendant plus de vingt ans, cclué-ci Gtant remplacé en 1769 par son fils Trudaine de Montigny, a qui succédent de Cotte en 1777, puis, en 1781, Chaumont de la Milliére. Coté technique, Perronet, appelé a Paris par Trudaine en 1TA7, régnera de facon incontestée jusqu’a sa mort en 1794, ayant Secédé en 1763 au ttre de premier ingénieur. a Dans chaque généralité, lingénieur des Ponts et Chaussées jouit a’une certaine autonomie pour accomplir sa mission, qui comprend la Jevée de cartes et de plans, la construction et Pentretien des routes, la conception des ouvrages d'art ainsi que l'adjudication des marchés cor respondants. Lorsque la généralité est trés étendue, comme c'est le cas, ‘exemple, de la généralité de Chalons, qui s’étend des Pays-Bas a la Franche-Comté, Vingénieur doit concentrer ses efforts sur les grands chemins qui la taversent, ayant peine assurer une progression uni- forme des travaux. Dans le cas contraire, l'ingénieur peut se consacrer utilement & un ou deux itingraires. Nommé en 1735 dans la généralité @’Alencon, l'une des plus petites du royaume, le jeune Perronet 1 sa charge que la route de Paris 4 Rennes et de courtes sections des routes de Paris Caen et de Paris au Mans Cet ensemble de dispositions dont hérite la politique routiere exige, pour étre pleinement elficace, quelques mesures qui se révélent Tusage de véritables innovations organisationnelles. . Devant le manque de compétences de certains ingénieurs, ! Admi- nistration choisit dans un premier temps d’envoyer de Paris des modéles, douvrages'. Mais cette mesure ne peut véritablement compenser les défaillances les plus criantes, Trudaine, devenu intendant chargé du detail des Ponts et Chaussées, met alors en place une instance technique pour contréler la qualité des mémoires envoyés par les ingénieurs. C'est ainsi qu’est créé en 1743 Ie Bureau des dessinateurs. Le Bureau est chargé de centraliser et de mettre au net les plans des itinéraires & 24° Paysages en mouvement ameénager sous la forme de grandes cartes, Rien d’étonnant, alors, & ce que cette institution soit placée dans un premier temps sous la respon- sabilité d'un géographe, Maravial, et non d’un ingénieur. En 1747, Per ronet est appelé par Trudaine a diriger le Bureau des dessinateurs. En sus de «la conduite et inspection des géographes et dessinateurs des plans et cartes des routes et grands chemins du royaume », il se voit confier la change d’s instruire les dits dessinateurs des sciences et pra- tiques nécessaires pour parvenir a remplir avec capacité les différents emplois des dits Ponts et Chaussées et avoir la garde et le dépét de tous les dits plans, cartes et mémoires y relatifs »'. Deux missions done, l'une de cartographie, autre d’instruction. La premiére est menée de facon soutenue. En 1776, Perronet affirme détenir deux mille cartes, ce qui représente pres de quatorze mille kilometres de routes® La seconde mission est plus novatrice. Avec le Bureau nait en effet un établissement 2 la fois professionnel et pédagogique, que l'on consi dare comme la premiére école d’ingénieurs du monde, méme s'il n’en prend le nom qu’ partir des années 1760. Pour étre admis au Bureau, léléve doit avoir « quelques notions de géométrie élémentaire, des commencements dans la pratique du dessin de la carte et des connaissances relatives a la levée des plans ». Les employés du Bureau sont répartis en trois classes. La premiére classe regroupe les « géographes ». Ayant pour tout bagage des rudiments de nétrie et @arpentage, ils Levent les cartes routieres et vérifient les devis. La deuxiéme classe accueille les « éeves » qui possédent des é ments de mécanique, d’hydraulique et darchitecture. La troisiéme, enfin, regroupe les éléments destinés a étre nommeés ingénieurs, c'est dire les sous-ingénieurs et les sousinspecteurs. Toutau long de ce cursus, activité graphique a une place importante. Durant hiver, le dessin de plans, la vérification de devis occupent de longues heures. L’été, les Gléves sont envoyés sur le terrain, en province, pour seconder les ing niewrs dans le levé des cartes. 1. Arvét du 14 fester 17 Uingéninur modern, Pai, Preses 2. Voir JR: PERRONET, Bat ds plans des grandes rows et chemins dx rojaune, 1776, manus crit 1963, Ecole nationale des Ponts et Chaussées. Réwnis vt relics par gencralite, ces docu ments manuscrits constituent les famenx atlas TradainePetronet conserves aux Archives rationales (série F, 14/8443:8507). Le tome relabf A la généralié de Paris, par exemple, Ccomprend vine vingtaine d iinéraires, Pass par Fontainebleau et Nemours, celui de Paris A Lyon comporte quatorze cartes. Pour Vistoire de cette école, wir A, PCOS, LToentio de NPC, 199%, 3. Feuille figurant le passage de Iitinéraire de Paris Lyon a Ja hauteur d’Essonne, extraite de Vatlas Trudaine Perronet. Archives nationales, Paris. En haut, tall \Vaulas Trudaine Perronet est dressé a "échelle de dis lignes pour cent toses, soit 1/8 640%. Le tome relaif la genéralite de Paris contien¢ une vingtaine ditnéraires. La route de Paris Lyon comprend quatorze cartes, Chacune d'elles, d'une dimension d'environ 75 cm sur 30 em, cousre une bande de 6,5 km de long et de 2,5 kn de large. 26 Paysages en mouvement Si la figure du pére domine institution quest le Bureau des des- sinateurs', l'éducation qui y est dispensée différe profondément de Vapprentissage. Il ne s‘agit plus pour un maitre de transmetre une somme d’observations, de tours de main, ce patrimoine dispersé selon les métiers que les enquéteurs de I" Encyclopédie sont en train de recueillir dans les ateliers. La tradition a montré ses limites et place doit étre faite aux enscignements de la science. Le sens de I’Etat doit aussi étre incul- qué a ces jeunes gens appelés & mener sans faillir des tiches telles que Vemploi de la corvée ou expropriation des terres. C'est donc une Education soignée qui sera fournie par I'institution, permettant ainsi A a haute administration de recruter ses membres dans la « bourgeoisie de talent » A partir de 1747, Trudaine prend Vhabitude d'organiser chez lui, Je dimanche, des réunions o& sont invités les inspecteurs généraux ainsi que les ingénieurs de passage 4 Paris. Informelles, n'ayant qu'un role consultatif, ces séances dont Perronet assure le secrétariat général sont vite reconnues indispensables et prennent le nom d’assemblées des Ponts et Chaussées. Ni société savante ni chambre d'enregistrement, elles permettent de coordonner l'ensemble des travaux, de débattre des solutions techniques proposées" et d'approuver les mémoires portant sur les projets routiers L'importante reprise en main sous la Restauration conduit souvent & considérer le changement de siécle comme un seuil déterminant dans la politique routiére. Cependant, une analyse plus serrée conduit a retenir la période 1770-1780. En effet, & partir des années 1770, une forme de récession clot l'ére de prospérité ouverte avec le ministere de Fleury: Dans le climat de crise ambiant, une profonde volonté de chan- gements anime les administrateurs tels que Turgot. Adoptée par l'édit de février de 176, la suppression de la corvée est, aprés la liberté du commerce des grains, la seconde grande réforme de Turgot. Le préambule a l’édit part d'un constat sévere 3 « On a pu penser qu’avecla méthode des corvées, permettant de travailler alla foissur toutes Jes routes dans toutes es parties du royaume, les communications seraient plus t6t ouvertes {...]. L'expérience n’a pas dii tarder a dissiper cette 1.4 la mort de Perronet, les éléves event un buste a sa ription :« Au trés cher pere de la famille.» 2. On y examine ainsi, le 3 janvier 1749, un mémoire sur 'épaiscur des piles et des Culées rédigeé par Boffrand, ou encore, le 29 mars 1750, le projet de pont dO par Hupeat. Désverts et paysages 27 illusion '. » Cette entreprise a rencontré de multiples obstacles : immen- sitédela ache, défautde la main-d ceuvre danslesrégionsles plusdifficiles franchir, manque d’argent pour rémunérer les « employésintelligents » nécessaires al’ encadrement des corvéables. D’otices nombreux chemins commencés mais laissés « interrompus et inutiles au public ». ‘Tenant compte de la géne procurée pour agriculture et du mau vais travail accompli par cette « multitude d’hommes, rassemblée au hasard Ja plupart sans intelligence, comme sans volonté », Turgot note que «Fouvrage qui se fait cote au peuple et PEtat, en journées d'hommes et de voitures, deux fois et souvent trois fois plus qu'il ne coftterait, s'il s'exécutait a prix d'argent », Erreur économique, la corvée est également une source d’injustice puisqu’elle retombe sur la partie Ja plus pauvre des sujets alors que les propriétaires, qui en sont le plus souvent épargnés, y trouvent un avantage direct « par la valeur que des communications multipliées donnent aux productions de leurs terres ». D’od Vidée d'imposer & tous les propriétaires fonciers Vacquitrement une contribution, Payer & prix d'argent les travaux a un entrepreneur correspond d'ailleurs & |'évolution des techniques. En effet, dans un mémoire de 1775, l'ingénicur Trésaguet préconise des chaussées moins épaisses, ayant une fondation formée de grosses pierres posées sur champ et surmontée d'une couche de pierres plus petites, ce qui contraste avec le caractére massif des routes construites jusqu’alors. Eco home en matériaux, offrant des chaussées plus souples, ce mode de construction exige en contrepartie un entretien suivi de la surface de roulement afin de prévenir aggravation des dégradations. Cet entre- tien, seul un entrepreneur adjudicataire est susceptible de 'apporter, et non les corvéables mobilisés pour des périodes limitées. Ainsi, diverses réflexions signalent le degré de blocage atteint par la politique routiére mise en place dans les années 1730, Heurtant les privileges, Ia réforme de ka corvée n'aboutit pas. Au lendemain de la chute de Turgot, une déclaration royale datée d'aoitt 1776 prescrit qu’« immédiatement aprés les récoltes, les travaux et ouvrages nécessai- res pour la réparation des grandes routes continneraient d'étre faits comme avant l’édit de février [...] en attendant qu'il soit possible de prendre un parti définitif ». Plut6t qu'un retour en arriére, cette décla- 1. Les textes réglemencares mentionnés dans cette étude sont cités aprés le Recueil de Las, Ordonnances, Din, Riglements et Circulars concernant les series dependant di minstoe es Travanes pubis (ancien eu Poipu), Pars, Fousset, 1800, 28 Paysages en mouvement ration ouvre une période d’incertitudes et d’interrogations. Dans cet environnement changeant, la politique routiere est modifiée. Son ambi- tion est rabaissée, l'arrét du 6 février 1776 ne distinguant plus que quatre classes de route au liew des cing classes de l'arrét de 1738, et réduisant pour chacune d’elles la largeur de la chaussée 4 ouvrir. C’en est fini des tracés somptuaires, Tout doit désormais viser 4 l'économie ', Comme le recommandent "esprit de justice et Ia raison économique, la politique routiére se dote dinstruments qui serviront 4 mesurer effort a fournir, Dans le but de préparer l'édit de février 1776, une circulaire adressée par Turgot le 28 juillet 1775 avait demandé a tous les ingénicurs de produire un état des routes de leur généralité. La chute de Turgot nentrainera pas la fin des enquétes, qui seront réitérées en 1777 et 1781, ce qui prouve bien un changement méthodologique majeur. Liimportance des réflexions techniques, économiques et organisa- tionnelles ainsi que les tentatives de réformes font des années 1770-1780 un véritable seuil dans la politique routiére du xvur siécle. Rétrospec- tivement, on pourrait voir dans Tentreprise routiére lancée dans les années 1730 un geste inconsidéré, usant etabusant d’ une force de travail gratuite, une action dont on ne connaissait ni les tenants ni les abou- tissants. Or, au cours du demisiécle qu’aura duré la route des Lumiéres, et sous une modestie apparente — ne s‘agitil pas de « réparer les grands chemins » ? —, la politique routiére a provoqué la mise en place d’une organisation technico-administrative innovante et développé un projet technique riche et original. La route comme tension La corvée et le corps des Ponts et Chaussées ne constituent pas le seul héritage que légue le xvir siécle a la politique routigre des Lumiéres. Celle-ci peut également s'appuyer sur un savoirfaire techni- que qui porte autant sur les tracés, les plantations, les modes de construc- tion que sur la cartographie. La route des Lumiéres hérite tout d’abord des grands tracés recti- lignes. En 1705, un réglement avait en effet imposé que « les ouvrages LL La méme évolution se lit dans les ponts qui cessent d'étre considérés comme des monuments. Une conception plus atentive 4 "économie des moyens guide Perronet dans ses dessins douvrages, Diserts et paysages 29 de pavé qui seront fats de nouveau par les ordres de st majesté seront Conduits du plus droit alignement que faire se pourra ». vAux yeux des contemporains, la ligne droite illustre la raison du ‘court chemin. Cette raison ne vaut, notonsle, que pour un terrain iat, Aussi son importance décroitra-telle lorsque les cartographes se Prontreront capables de noter le relief. La ligne droite refléte également ‘certaine logique instrumentale qu'impose la technique cartogra- phique utisée ; ks route rectiligne matérialise le rayon de la ligne de F re qu’emploient les arpenteuts pour relever les terrains et implanter es tracés, De cette logique instrumentale découle sans doute aussi la propension & adopter les formes géométriques simples que sont Yes Froiles et les pattes-coie, Ces raisons techniques ne doivent pas cependant oceulter préoccupations qui militent en faveur de la ligne droite. Cette d tion incarne en effet l'ordre, la symétrie, I'harmonie, voire des notions plus subtiles telles que le concept d'infini. De cette étrange collusion Entre technique et esthétique, une bréve généalogie permet de rendre compte. Celle-ci pointe le jardin comme lieu originel. Dans son Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de Uart, publié en. 1636, Jacques Boyceau de la Baraudiére mentionnait déja les « lignes droites, qui ren- dent les allées longues et belles », et les « longues routes et allées des bois et campagnes ». Les routes forestiéres sont, entre toutes, tres appré- ciées : rompant les bois (d’oitI’érymologie de « route » : via rupta), elles offrent une avenue aux chasseurs ; prolongées en dehors des pares, elles se font allées et perspectives ; c'est autour de ces voies que se joue Phistoire du jardin la francaise. A partir du milieu du xwir siécle, leur tracé occupe jardiniers, ingénieurs, géométres!. Tous utilisent les ins- truments de inesure mis au point par ces demiers. De la ces liens de paremté entre dessins de jardins et cartes géographiques, plans de ter- rassement et plans de fortifications. De 13, également, cette filiation entre allées, grandes ordonnances, avenues, 2 travers laquelle entre: prise routiére du xvur sigcle hérite d’une certaine esthétique® En sus de la ligne droite, d'autres dispositions s'imposent au projet routier. En matiére de largeur, V'arrét du Conseil d’Etat du 3 mai 1720 plus une IL Voir Th, Masunce, ['Unoers de Le Nasty, Bruxelles, Mardoga, 1980, p. 48, et H, VER, La technologie et le parc : ingénieurs et jardiniers en Prance au XM siécle », x M. Moses, ‘Histae des jens, Pars, Flammarion, 2002, pp. SUIS 2-Cet heritage ext phis surprenant dans le cas des routes que dans le domaine de VPamenagement urbnin, of le terme d'= embellisement » désigne la composante esthétique. 30 Paysages en mouvement prescrit l'élargissement a 60 pieds (19 m 40) pour les grands chemins royaux et 4 36 pieds (11 m 60) pour « les autres grands chemins servant de passage aux coches, carrosses, messagers, voituriers et rouliers de ville & autre ». adoption d’une largeur importante pour les routes correspond a des besoins fonctionnels mais s"inscrit également dans la filiation de l'art des jardins par 'ampleur qu’elle donne aux réalisations. Peu de temps aprés, l'arrét du 17 juin 1721 précise que les grandes routes doivent étre composées dans la mesure du possible d’une chaus sée centrale empierrée, bordée d’accotements roulables en terre battue, Gestinés i facliter les croisements et les manceuvres, la chaussée centrale servant surtout en période d'intempérie. Par ailleurs, arrét de 1720, reprenant en cela de tés anciens régle- ‘ments, impose la plantation d’« ormes, hétres, chataigniers, arbres frui- tiers ou autres arbres, suivant la nature du terrain, a la distance de trente pieds P'un de autre, et une toise au moins du bord des fossés des dits grands chemins », Arbres et fossés drainent la chaussée et les plantations procurent de lombre aux voyageurs en cas de grand soleil. Ils contri- buent également a délimiter et a faire respecter le domaine royal. Les textes le précisent : selon le réglement de 1705, par exemple, les fossés sont faits « tant pour écoulement des eaux que pour conserver Ia la eur des chemins et des héritages riverains ». C'est pourquoi la protec- tion des arbres d’alignement fait objet d'articles trés précis détaillant les peines encourues par les contrevenants. Enfin, divers arrets autorisent le prélévement des matériaux de construction de la chaussée dans le voisinage immédiat, arrétsdont! appli- cation n'est pas sans soulever de nombreuses oppositions. En 1706, le roi est informé « des difficultés qui sont continuellement faites tant auxdits ‘entrepreneurs qu’aux adjudicataires des ouvrages ordonnés atre faits aux: ponts, chaussées, chemins, parle refus que les propriétaires voisins desdits ouvrages publics leur font, contre la disposition formelle des arréts, de leur laisser prendre de la pierre, grés, pavé et sable dans les endroits de leur héritage out il s'en trouve! ». Ces difficultés ne se réduiront pas avec le temps, comme le prouve larépétition de textes similaires, Les matériaux, représentent une valeur telle qu’un arrét de 1731 condamne les voleurs « étre pourlapremiére fois, attachésaucarcan avec écriteaussur lesquels sera écrit : Voleur de pavés, ou de telle autre matiére qu’ils auront prise 5 ct d'etre, en cas de récidive, condamnés aux galéres » 1. xara de Far ds 22 jun 1706, Déserts et paysages 31 La politique routiére du xvur siécle hérite done de toutes ces dis positions ordre technique codifiées par des arréts. Pour pouvoir etre Systématisées 4 I’échelle du royaume, elles exigent des mesures d'orga- nisation : ce sont les réformes des années 1730-1740, examinées préc demment. Le tout forme un ensemble opérationnel dont on peut appré- ‘cer lefficacité en suivant les étapes d'un projet routier. A initiative de Vintendant, un mémoire technique est dressé par Vingénieur des Ponts et Chaussées de la généralité. Il comprend un plan de la route & construire dont découlent les métrés et les devis, plus bu moins approximatifs. Pour dresser ce plan, l'ingénieur fait lever une ‘arte du terrain grace & une triangulation, technique éprouvée et facile G metre en wuue. Cette activite, qu'il partage ave le géographe et Tingénieur militaire, constitue une part importante de son occupation. Les tracés dessinés par ingénieur se plient au principe de la ligne droite. Dans la majeure partie des cas, le tracé s'applique a rectifier une route existante. Ainsi, dans la généralité de Paris, la route vers Saint-Denis estredressée & partir d’un rond-point marquant la limite de 'aggloméra- tion. Le processus de rectification est transposé pour de nombreux ter- rains, méme en pente. C’est ainsi que la butte de Pontchartrain est « cou- pée » selon une ligne droite en 1748, ou encore la butte de Cocatrix, sur la route de Saint-Germain, en 1752, toujours dans la généralité de Paris. Le tracé d'un alignement sur une grande longueur n'est cependant pas toujours aisé. La nature du terrain ‘impose ct, pour minimiser les travaux, on tend a ne rectifier qu’a Ia marge les anciens tracés, voire @ infléchir l'alignement pour contourner un obstacle. Les anciennes logiques ’implantation reprennent alors le dessus. Lorsque le tracé originel est trop sinueux ou trop précaire, ou encore lorsqu’un point de passage obligé tel qu'un pont & construire impose une nouvelle direction, ily a liew non plus d’aménager ancien chemin, mais de le doubler, voire d’ouvrir une route totalement indé- pendante. Doubler ancien chemin : la route du PointduJour est dou- blée par une route se dirigeant en ligne droite, a travers la plaine de Billancourt, vers le nouveau pont de Sevres, Ouvrir une route : Turgot, intendant de Limoges, arréte le tracé d'une nouvelle route vers Nantes par Niort et Fontenay-le-Comte | 1.1 sea ott panos des sisatons imerméines: fe chemin existamt peu re sams pases cectable pour suru wouvea trae impone Dans fa generate de ini ingenieur Cereus hee, pour la route de Verdun 8 Long, entre Fancen ace par Languyor etn noues race poe drect. 32 Paysages en mouvement Sur le plan qu’il dresse, l'ingénieur fait figurer les variantes possi- bles, qui différent selon des critéres objectifs — le coiit des terrasse- ments, le nombre de ponts a construire —, et selon les centres desservis. Ce second point est plus difficile 4 trancher : fautil privilégier le tracé direct ou le tracé par telle ville ? Le tracé de telle route doitil se plier au plan d’embellissement prévu dans telle capitale régionale ? Jusqu’oit prolonger l'alignement de telle avenue prévue a partir de la porte de telle ville ? Comme on Ie devine, un tracé est avant tout une synthése, faite d’arbitrages entre des options dont les enjeux, parfois non quan- tifiables, se rattachent toujours a une certaine représentation du terri- toire, de son économie, voire de son harmonic. Envoyé a Paris, le mémoire est examiné par l'assemblée des Ponts et Chaussées qui peut comparer, si cela est nécessaire, les varian- tes proposées. Une fois le tracé choisi, un arrét du Conseil scelle la décision et le plan est retourné a l'intendance pour servir de dessin d’exécution. Dans toute cette procédure, la carte joue done un réle essentiel, Les travaux peuvent alors commencer. De facon liminaire, le tracé est implanté au sol. L’emprise délimitée est ensuite dégagée et la construction de la chaussée proprement dite est engagée. Si le terrain Vexige, on édifie sur un lit de sable une fondation faite de grosses pierres posées sur champ et battues 4 la masse. Sinon, on se contente de moel- Ions, voire de gravier. On dispose sur la base ainsi constituée des pierres cassées et 'on protége le tout en l'empierrant ou le pavant, selon l'inten- sité du trafic. Un simple gravelage suffit pour empierrer une chaussée, le passage des véhicules le tassant peu a peu. Par contre, le pavage nécessite des pierres de qualité. Lorsque le matériau est disponible sur place, comme en Alsace oti le grés abonde, la tache est aisée. Dans le cas contraire, les pavés doivent étre acheminés par voie d'eau. C'est le cas des Flandres. Une fois la chaussée réalisée, la route est alors dite «mise 4 Pétat d'entretien ». Comme on le voit, les techniques utilisées sont relativement som- maires et il n'est nul besoin de préceptes ou de recettes tres élaboré pour creuser, convoyer, remblayer et aplanir, Prés d'un siécle plus tard, on reconnaitra qu'un minimum de savoirfaire est néanmoins néces- saire: « L'art de construire des chaussées d’empierrement, quoique assez simple, a cependant des principes et des régles qui déterminent la maniére de former lencaissement, de choisir et de poser les bordures, de placer les pierres suivant leur grosseur et leur dureté, suivant la } ' Déserts et paysages 33, nature de leur composition, qui l plus o moin: resister au poids des voiturcs et aux ij de Fane ees oe Les matériaux sont le plus souvent eonstitues du toutver levé, on Ya vu, dans le voisinage immédiat de la route. Pour comets la médiocrité des matériaux, mais aussi pour palliet le manane dean Le résultat est alors souvent décevant, Ainsi, dans la pénéralite de Oh Jons, la route d’Allemagne, bifurquant au nord vers Verdun et Mew sud vers Vitry-le-Francois et la Lorraine, reste difficilement praticable, Dans la généralité d’Amiens, Vingénieur Barbier écrit en 1748. « De toutes les routes de cailloux de Picardie, il n'en est pas que l'on puis dire Gure bonne, peutétre a cause de la nature du eaillow qui s'ese et se tourne en boue au lieu de se mettre en sable et en gravier?, » Dans sa tiche, l'ingénieur est assisté d'un personnel technique com- prenant des sousingénieurs et des sous.inspecteurs dont le nombre varie sclon importance de la généralité, et d’agents subalternes, les conduc. teurset les piqueurs, payés par ‘Administration. Ditigés par ces derniers les corvéables travaillent en dehors du cadre traditionnel des corpora, tions, maniant sans véritable savoiraire terres, sables, roches : mate aus bbruts, plastiques, sans nervure, sans nacud, a mettre en forme selon le projet arrété a Mavance’. Seuls les paysans originaires des paroisses tra. versées par la route & construire sont concernés par la corvée. At risque de forcer le trait, on pourrait comparer cette puissance de travail au matérian de construction prélevé dans le voisinage immédiat et I comprend que l'ingénieur, comptable tant des hommes que des maté riaux, soit incité a rationaliser des séquences de production en fonction de critéres techniques, ergonomiques et économiques Dans une généralité donnée, le nombre de chantiers est élevé, Parcourant d'un bout 4 lautre le territoire done il est en charge, ins. pectant réguliérement les chantiers, Fingénieur consigne dans des livres état des routes, les mauvais passages et les travaux 4 entreprendre pour Y Femédier. Les remarques faites sur les alignements, les pentes, les matériaux sont la preuve d'un grand souci du détail et trahissent la Parcellisation des chantiers, La force humaine joue un role prédominant ‘nant pré 1 Areét du 16 feeion 1776. SS Pe RE, He ess de, Pr PLE, 15.81 von i deGbnique gus on peut donc qualifier d'ylemorphiqu, pour Feprendre expres jon de G. Sitosnos, Du mode diene dt aj tcbnipuc Yaris Auten (O58 4. Noir A PIGOX, Linootion de Finginiut moderne ols pL 4 Joseph Vernet, Contra Fidele au conse de Marigny qui Iwi recommand Cela dela beaut pittoresgue et cel def as : EDemarne, Une out ers 1780, Pal, muse du Loune m d'un grand chemin (177A). Pars, musée du Lowe i dallier dans ses oeuvres deux mérites, mblance », Vernet peint un chanter de | t { | i i i i Diserts et paysages 35 et Phydraulique, cette grande ressource de l'ére protorindustrelle, ne compte guére, sa puissance ne pouvant étre transportée. Chaque année, les travaux sont interrompus pendant plusieurs mois par les moissons, les battages, les vendanges, si bien que l'avancée des chantiers est trés lente. En cela, 'entreprise routiére ne différe que trés peu de l'ensemble de activité économique, qui vit le plus souvent sous l'emprise de la tradition. Pour peu, on croirait n'entendre aucun écho des grandes innova- tions techniques & venir, II pourrait méme sembler que la politique routiére ne fait que poursuivre l'entreprise de modernisation engagée sous Louis XIV; poursuite ou plutdt rattrapage d’un retard, autorisé par la santé économique du siecle, visant & conforter, non a réformer un réseau de chemins pluriséculaire. Mais, dés que l'on déwille les conditions de mise en ceuvre du projet, son caractére innovant apparait clairement. Ce sont non seulement les modalités organisationnelles radi calement neuves — le Bureau des dessinateurs, Fassemblée des Ponts et Chaussées, le role acquis par le document cartographique —, mais aussi le couplage du projet routier avec deux autres entreprises dont le caractére novateur est avéré : la construction des ponts et 'embellisse ment des villes. Siinscrivant dans une filiére technique autonome par rapport a la route, la construction des ponts connait des avancées considérables au cours de cette période. Perronet innove en donnant les dessins d'ouvrage présentant des piles réduites, un arc abaissé, un tablier pres- que horizontal et d’'importantes culées!. La référence n’est plus are de plein cintre prenant appui sur de solides piles, mais l'arc tendu dont les efforts sont transmis horizontalement vers les culé Plus complexe & appréhender, conjuguant l'architecture et 'urba- hisme, lembellissement des villes témoigne de la philosophie des Lumiéres dont s'inspirent les édiles : ce sont non seulement des places royales, mais encore de nombreux équipements, tels que marchés ou hospices, qui sont réalisés sur des plans auxquels participent activement les ingénieurs Tous les ouvrages entrepris se répondent, A Orléans, par exemple, la mie Royale est ouverte dans Vaxe du nouveau pont sur la Loire afin 1, Voir B. Maney, Les Pons movers, Pais, Picard, 1980 2. Voir Jel, FAKOUEL, L Embeldstment dee vil Picard, 1998: sme face VF sl, Pais, 36 Paysages en mouvement de laisser passer la route de Paris 4 Toulouse, dont le tracé a été dressé fen 1752 par Tinspecteur général des Ponts et Chaussées Hupeau. A Tours, la méme année, l'inspecteur général Bayeux donne les plans de élargissement ot du redressement des rues Neuve et Traversaine pour faciliter le passage de la nouvelle route 4’ Espagne. Cres par cette concordance entre route, pont et embellissement, est par Forganisation technico-administrative correspondante que Ta Toute du xviir sigcle peut étre considérée comme une « nouvelle route » La réalisation d'une route rencontre de nombreuses difficultés. Au cours du chantier, on vole la terre mise 4 nu ou les matériaux de construction, Auparavant, le choix d'un alignement d'une Targeur importante a exigé de nombreuses expropriations, toujours contestécs, surtout en ce siécle od triomphent les théories physiocrates qui condam- nent toute suppression de terre arable. L’absence de régles juridiques générales en matigre d’expropriation est, de plus, la source d'un abor Sant contenticux, qu’exacerbent les conflits entre les parlements locaux ct le pouvoir royal, les premiers prenant souvent Ie parti des proprié- taires. Derniére difficulté : 'impécuniosité des généralités, incapables Gindemniser les propriétaires touchés. Dans la généralité d’Auch, Tintendant Mégret 'Etigny, réputé pour sa vigueur & imposer des tracés rectilignes, dédommage les propriétaires des terrains traversés avec des biens communaux', Mais c'est ld contrevenir aux usages locaux tt priver le paysan d'une importante ressource qui, en complément la vaine pature, contribue a I'alimentation de son bétail. L’interdiction faite par 'arrét de 1759 aux « pitres et autres gardes et conducteurs de pestiaux » de conduire leur bétail sur les routes royales aggrave I2 dis- parition des biens communaux?, Rien d’étonnant que les riverains ten- tent de s'approptier 'espace dégagé pour le passage de la route, nonobs tant les plantations censées délimiter le domaine royal. En haute Loire, un mémoire signale usurpation permanente des talus et des fossés 1. Les biens communaux correspondent au salts. Allant de la riche ala forét degrade cen pattie ca terre appelee terre froide » dans les pays de bocage ou bien «tere de fete en ian les gramles campaghes, est une propriete commune, d'un usage collect mon objetde coutsnes relatives au periodes d acces etx animaux admis. La diison cette de champs ouverts t pays d'enclosdessine deax France : on oppose les régions Fae a scenpece ole satus est quas nexistant, FFs gions moins denses, 00 Vag; fe champ, ext doming par d'immenses communaix. Tar conada ence fat Sa Majesté teexpvessesinkibitions ex defenses & tous ptres ex autres gades ct cenducteurs de bestiaus de fs conduire en paturage ou de les Iisrer SSpunsie Sar te bord des grands cheatins plntés soit darbres, soit de haies 'epines ou sheesh peine de = (extaat de Parrét du 16 décembre 1790), 6.Le pont de Moulins, par Louis de Régemortes, 1754-1762. 7-Le pont de Neuilly, construit par Perronet, 8.1774 38° Paysages en mouvement «Les riverains en usent tout comme des choses leur appartenant en propre! » La route, via rupta, est done une rupture, non seulement dans espace mais encore dans les usages. Poursuivie sur les ordres d'un intendant, s'opposant aux us et coutumes, la route se joue des divisions spatiales, Elle est porteuse, pourrait-on dire, d'une subversion de Vespace traditionnel, provoquant une sorte « dé-territorialisation » de Vorganisation existante héritée de age féodal, et une « re-territoriali- sation » en fonction d'une nouvelle échelle, d'une nouvelle technique et de nouvelles représentations de l'espace qui préfigurent le territoire national. Guidé par son projet technique, le corps des Ponts et Chaus- sées apparait donc comme un facteur de modernisation, contribuant au bouleversement de l'espace traditionnel et a la formation d'un nou- veau cadre territorial. A la fois document technique et juridique, la carte routiére joue un réle premier, servant successivement a lz conception, a la décision et A execution, passant ainsi de 'ingénieur a l'inspecteur, de linspec- teur au consciller d’Etat, retournant ensuite A l'ingénicur puis aux piqueurs responsables de implantation du uacé et enfin, une fois la route achevée, aux voyers chargés de faire respecter l'alignement. Docu- ment essentiel, donc, On comprend alors que l'établissement de la collection de cartes dont a la charge le Bureau des dessinateurs fasse Vobjet d'un article de l'instruction de juin 1738. La procédure impose utilisation des meilleures cartes gravées existantes ainsi que des plans dalignement quand ceus-ci sont levés 4 l'occasion d’une route nouvelle, la représentation devant distinguer les différents types de revétement (pave, empierrement, gravier, terrain naturel), et mentionner par un trait rouge des routes « a redresser » instruction de 1738 prescrit l'utilisation des meilloures cartes, est qu'il manque encore, autour de ces années 1730-1740, une carte de France levée de facon systématique *, La premiere livraison de la carte |. Mémoire du syndic Jerphanion, cicé par J. Mexuiy, La Hate Lite de la finde CAncien ‘igine an début de la rosie Republique, 1776-1886, Le Pus, Cahiers de la HauteLoire, 1974, 29.80 PPO Rappelons que Colbert ordonne en 1658 ta réalsion de cet carte et quit en See res ee a es chemins, chaumigres, ruines... — permettent d'évoquer le aaa Sie humaine et ses vicissitudes, Au sujet des figures, Du Bos conseille de ne pas se contenter de mettre dans un paysage «un homme qui tose son chemin, ou bien une femme qui porte des fruits au mar tet», Dans U Pnoylopdie le chevalier de Jaucoust recopie le jé ie ot ee ideve que les seule paysages suscepuibies de nous toucher sont ceux el contiennent des personnages « dont Faction fit capable de nous émouvoir, par conséquent de nous attacher ». A ses yeux, les paysages Cropremert dis «leo terrasse et leur arbres » comptent peu et la Ee Seah e ee figures ». Qu’entendre derriére ces recommandations ? Phisieurs cho. ses asurément : un écho de ce désintérét pour le cadre naturel, bien sis mais également la prégnance du theme idyllique, cher aux contem- porains; Fimportance du probleme alimentaire, qui conduit voir fans cout site inhabité un site inculte et done & en rejeter la représen- tation: a conception biblique, enfin, selon laquelle Ia terre est destinge A éure habitée par homme. Ainsi, le paysage, qui se définit d'abord par la représentation d’éléments naturel, est apprécié parle spectateur felon un faisceaw de préoccupations non seulement esthétiques, mais également littéraires, religieuses, économiques. . Dans son Salon de 1767, Diderot déciare & un interlocuteur, en parlant de Vernet : « Si vous aviez un peu plus fréquenté Partisce, il vous te Werner Scat a perpatve nes but pas eh pres bands sgt proton: sepia sce slo nen: mn Fay denon plan a0 pla Te pls ligne, pout revenr par apes er scon une dyeane asd abet ae compost, Pram fon me Gaming ee 66 Paysages en mouvement aurait peutétre appris a voir dans la nature ce que vous n'y voyes pas". » Crest la preuve que, & mi-parcours du sigcle, l'art a dessillé les yeux. Désormais, comme le confirme la lecture des récits, le voyageur est prét A transposer dans d'autres Ticux, devant d'autres objets, l'expérience esthétique éprouvée face a un tableau, Certes, le commun des mortels n’a pas adopté tout le vocabulaire des peintres, ne parle pas de demi- teintes, de plans, de vigueur du coloris. Certes, un voyageur peut etre trop préoccupé pour observer les sites traversés*, Mais il utilise désor- mais le terme de « paysage » pour désigner un lieu réel. Pour que la peinture puisse apprendre a « voir dans la nature », pour qu'elle ait une réelle capacité a dessiller les yeux, encore fautil qu'elle ne soit pas une simple transposition de thématiques littéraires, économiques ou religicuses. Encore fautil, en un mot, que cette pein- ture apporte quelque chose d’original, présente une certaine autono- mie. L'autonomie de cette peinture existe bien et réside dans 'appar- tenance a un genre — le paysage — et dans les thémes picturaux —Félément naturel, l'unité du site, la profondeur de espace —, autant de « problémes de peinture?» que 1a tradition lui assigne, autant de themes A traiter pour eux-mémes et non comme des prétextes d’anec- dotes. L’effort fait par les critiques pour forger un vocabulaire propre au paysage apparait comme le gage de cette démarche picturale. Ainsi, lorsque de Piles pose cette définition qui semble aller a 'encontre du sens commun : «Jappelle gazon le vert dont les herbes colorent la terre », il faut lire non pas une figure métonymique (le tout pour dési- gner une qualité), mais la tentative de conférer a la couleur verte le statut de théme (Je vert comme donnée picturale 4 traiter en soi). Si Ton se rappelle l'emploi qui était fait de ce terme par les voyageurs duu sigele précédent dans leurs descriptions de sites, on mesure ce qu’apporte le peintre. Les apports du paysage peint au voyage sont en fait multiples. Le premier est d’attirer l'ateention sur le cadre rural. Le paysage donne & voir des gués, des ruisseaux, des champs, des arbres, des chaumiéres, des activités parmi es plus modestes*; par la, il incite le voyageur & 1. Diosor, Slo de 1757, San Rue ot eso. TT ' 2 Drees Gageur ann ute preoccupe pale but de som pipe, Diderot cei ai oe ee cae Sete cara bent Oe me ae ps ds p81 Sree ete rooteme.entendu comme thematsque quem pentre othe éeoke se done a taker oir ML MenuesisPow LUE e (ip, Pan, Galnard 1964 ee eT a omparnte en ela aa nature morte qui cere asa manize le ehéme die Vous uct em a godt oa jour par un Ramsay ow un Monexgule. Déserts et paysages 67 observer le cadre de son parcours, indépendamment de ses préoceupa- tions immédiates. Le second apport, plus fondamental, tient a la pré- gnance visuelle des thémes picturaux. Pour amateur de tableaux, ces themes valent pour eux-mémes et non comme de simples transpositions de themes litéraires. Pour le voyageur, ces thémes offrent une sorte de propédeutique. Il se peut en effet que, parcourant une route, celui-c soit assez sensible pour détecter les effets particuliers de la lumiére du jour qui rendent si poétiques certaines compositions, ou se complaise A reconnaitre dans la nature les teintes bleutées, les vertsintenses utilisés par les peintres. Ces couleurs sont alors appréciées pour elles-mémes et hon rapportées & leur référent littéraire, économique ou social. Pour amateur comme pour le voyageur, le lien métaphorique s'affaiblit et Vordre visuel prend le dessus. Pew a peu, le regard devient un outil @exploration autonome’. En France, la peinture de paysage acquiert une certaine reconnais- sance autour des années 1730-1740, cestadire en plein essor de la construction des routes. Mais c'est seulement a partir des années 1760, comme en témoigne le Salon de 1767 de Diderot, que des artistes tels gue Vernet, Le Prince, Pillement, Lallement sont célébrés pour leurs compositions paysagéres, Aussi faucil considérer que le regard du voya- geur parcourant les nouvelles routes est influencé non pas par des euvres connues et reconnues, mais plut6t par les apports structuraux du genre pictural, c'est-dire l'attention a la profondeur, aux couleurs, a certains éléments naturels, C'est ainsi que le voyageur est incité & porter son regard sur le cadre extérieur et a relever les éléments const tutifs d'un « paysage de la route », Jardin. et tervitoive Le jardin est le liew oi est célébrée la terre, qu'elle soit noble ow roturiére, héritée on acquise, cultivée ou ornée. Attenant a la maison, toujours clos, le jardin paysan est cultivé de facon intensive. Une certaine ___ 1: Ceue évolution sfc elarement dans es voyages. Alors qu'un voyager du début du sgl ta de cen, and dans unc ule de prencPhommage et onphnens A soe Bese ager de seconde od ck hoi donne Te conse sunt = reve lans une vile monterurqucigue hauteur a downe ear eat que pare application pide deh de Ht wo prendre ie ne es ‘opogbyite, dest eendue iu nombre de ses maisons, et avec ces éléments quelue notion appa: née dea popiiation », Bexar Touoducton a gag on alan op. Nee ae pean 68 Paysages en mouvement fortune laisse la place a 'agrément : le jardin des demeures aisées pré- sente un dessin régulier et une ornementation soignée ; les cartes rou- tires que dressent les ingénieurs traitent d’ailleurs avec le méme détail jardin et route, insistant sur Maffinité existant entre ces deux espaces glés, Pour la haute aristocratic, le jardin est un élément de prestige. Dans la société régie par le rang quest I'Ancien Régime, acquisition d'un bien foncier signale plus que tout la promotion d’une famille. ‘Ainsi, tout au long du xvir puis du xvur siécle, quelques grands nobles, distingués a la cour ou par leurs charges, achétent fiefs et seigneuries! ‘Tous s’emploient avec la plus grande énergie a réunir autour d'une premiére terre les parcelles qui la compléteront. Si 'architecture reflete Ge facon immédiate les valeurs aristocratiques que l'on souhaite impr mer a la demeute, les jardins qui Pentourent offrent, dés la seconde moitié du xvi" siécle, la plus belle et peut-étre la plus somptucuse expres: sion de ce golit pour la terre qu’éprouvent les contemporains. La conception du jardin classique s'articule autour des themes que sont Fallée, Peau, le bois, les parterres, les grottes. Le style du jardin & la francaise marque le terme d'une évolution qui a vu s'atténuer impor. tance des boisements oi s’abrite le gibier et gagner en ampleur les promenades autour des demeures, Au cours du Xvi" siécle, la concep- tion des jardins se fonde sur le mode de représentation perspectiviste pour lequel, du fait de son tracé rectiligne, Vallée est un objet de pré- Gilection. Par le jeu subtil des anamorphoses, les dispositions adoptées rendent les promenades plus attrayantes, les bosquets plus profonds, les pentes plus douces, horizon plus lointain, La taille, 1a disposition syne trique des parterres autour d'un axe perpendiculaire la demeure, la création de fossés en lieu et place des anciennes clotures offrent une ‘ouverture sur Pextérieur jusque-Ia inconnue. De cette lente élaboration, les ingénieurs des Ponts et Chaussées ‘du xvi siécle sont les héritiers. Certains aménagements illustrent par- faitement la filiation entre jardin et route. Ainsi, Le Notre avait concu Te projet de liaison des Tuileries & SaintGermain-en-Laye sur le modéle rune allée monumentale sallongeant sur une dizaine de kilometres: ‘La filiation entre jardins et routes est présente a l'esprit des contem- 1. tn HledeFrance, par exemple, une double liste, de noms et de terres dessine un éseau de grandes proprietes: les Phelypeaux a Pontchartrain, les Arnauld a Pomponne ea Aaglon 4 Berle les Le Tellier 1 Meudon, pour a’en citer que quelquesuns. Vor MF Motta, Hated tilode Ponce ot de Pars, Toulouse, Privat, 1969, pp, 270281 2 Voir Th. MaRiAGE, L'Univas de Le Nose, op. Déserts et paysages 69 porains qui n'hésitent pas & comparer ces nouvelles voies & des allées. Misi la France n’a pas de bonne agriculture a nous montrer, note Arthur Young, elle a en revanche des routes ; rien de plus beau, de plus sem- lable a une allée de parc que celle qui traverse le beau bois de M. de Neuvilliers. Toute la route, depuis Saumur, est merveilleuse : c'est une large chaussée pour laquelle on aplanit les collines au niveau des vyaliées'. » Cependant, certains esprits prennent conscience de la diffé- rence entre paysagement et aménagement, et reprochent le caractere somptuaire des travaux réalisés, « A Etampes, l'on vient de couper une montagne pour entrer dans Ia ville avec quelques toises de moins de chemins », note par exemple d’Argenson dans son journal en 1749. Telle était alors la logique des intendances : chacune n’était occupée que de sa ville et d'ouvtir de belles étoiles de routes a ses portes », peuton lire dans un mémoite de la fin du siécle’, De son coté, Arthur Young ne peut s’empécher d’ajoutera la suite de sa description : « [Cette route] meat rempli d’admiration si je n’avais connu Jes abominables corvées qui me font plaindre les malheureux cultivateurs dont le travail forcé a produit cette magnificence. » L’art des jardins offre une référence pour apprécier non seulement Vouvrage que constitue Ia route, mais encore son cadre : rien ne plait plus au voyageur qu’un pays semblant composé de mille jardins, de mille parcelles entretenues avec soin et témoignant d'une attention quoti- diene. ‘Tous ces jardins sont clos. L’hortus, pour reprendre le nom latin, Sooppose en cela a I'ager, le champ. C’est pour ce jardin muré, limité, |jugé sans doute trop petit par son propriétaire, que Dezallier d’Argen- ville recommande au début du siécle de le faire paraitre « plus grand qu'il ne l'est effectivement » en «arrétant le coup d’ceil avec adresse par des rideanx que forment les palissades, des allées, des bois placés a propos* ». Certes, le jardin aristocratique s'ouvre sur l'extérieur. Mais cet extérieur est comme repoussé au loin: encadré par des massifs boisés, pointé par le dispositif perspectiviste, c'est une portion de ciel, une sorte de vide, une abstraction. Ainsi, Part du jardin ‘incite ni son se A rw ta 78-19 Sa Fe er EU ga eb ti a 70. Paysages en mouvement possesseur ni son visiteur & porter son regard sur le cadre environsant PesTorqurils se font voyageurs, ce sont les murs d’enclos, les arbres Suilés les allées sablées qui doivent flatter leur regard plus que le pays considéré dans son ensemble. ‘En fait, lorsque le jardin s‘ouvre sur V'extérieur, Pespace découvert nvest pas totalement ignoré, «Il n'y a rien de plus divertissant, écrit ‘Antoine Joseph Devallier d’Argenville au début du xvur siécle, nh de plus agreable dans un jardin, qu'une belle sue et aspect du bean pays. Le plaisir de découvrir sur une terrasse un grad nombre de Pilages, de bois, de rivigres, de coteaux boisés, de prairies richement vaecbiges d’animaux et rafraichies par un ruisseau et mille autres diver: sités qui font les beaux paysages, surpasse tout ce qu'on pourrait dire saecatone de ces choses qu'il faut voir pour juger de leur beauté!. » Le cadre extérienr d'un jardin est donc bien valorisé mais, remarquons Ie, surtout comme une belle campagne. Quelques auteurs portent ccopendant sur ce cadre des commentaires ou le jugement estétique ext plus présent: « Sortons de griice, écrit Savinien eAlquié, pour un ynoment, et parcourons un peu la moindre de nos campagnes ; montons fur un petit coteau de vignes et considérons attentivement la beautt Gun de nos vallons... Voyez ces prés couverts d'un vert gai, qui réjouit ft qui plait en méme temps, remarquez ces fleurs qui émaillent tes prairies, ces jardins clos, ces allées & perte de vue, ces maisons de Pince et ces parterres remplis de toutes sortes de fleurs”. » Mais, le souvent, les appréciations portées sur le cadre extéricur laissent trans. paraitre un réseau d'intéréts les a Vagricultur, la chasse, ou encore 2 fa possession. Ainsi, "homme du debut du xv siéele considére Vespace découvert depuis son parc d’un ceil intfressé. Faute dun concept pour Gesigner le cadre général d'une composition paysagere, Ia partion He espace entre fortus et ager est toujours prégnante, ratiachant le adi 4h Pagrément et le cadre rural a l'tilitaire’. Au cours de 1a seconde noite du siécle, un observateur aussi avisé qu’ Horace Walpole notera, fe fagon retrospective : « Depuis que nous nous sommes famillarisés 1. tbid, p. BFS. wALQUEE, Les Dies dela Franc, Paris 1670 a than que présente rat desjardins maliéne cette partition, comme fe moe ce conmenatde Dersler: « Frésentemment oz tombe dans un défaut out oppose cet se sarmuourr un Jardin, sos prevented faire des grandes pcces (ol Coy Re oe oe ee punscnt ondnairement d'une wu fort Gtendue, et ces jusement ce qs et ec Cove plus pete qs ne sont. On Ts compare avec fs cmpage sine ee Peels ese confondent {] », Le Theat prague du jardinage, oP oP 5) 16. Grande route de Pars Toul 18 Guna de Pos ous exit an recut gant apgrten Petron ot appari ine rectfice et Vallée conduisant au leu dit de la Baside, Ecole nationale 7, Man de Croray-en-Poiton Poitou, extrait d'un plan de Trésaguet relaif ax projet d’amélioration de la Fealenauonaedesponteechaustess ns swat remceen® 72 79. Paysages en mouvement avec étude du paysage, nous ne nous soucions plus de ce qui faisait tes délices de nos peres grands chasseurs, une belle campagne bien découverte!» "Au cours de la premiére moitié du siécle, le goat s'est détourné ae ao ae PRearope. Un veritable renouveau s'opere fa faveur Pun réseau com plexe @Vinfluences, celle des peintres, mais aussi des récits dc Yovages Perencore celle qu’exercent les conceptions nouvelles de 1a nature Date Manche, les paysagistes s'attachent a « composer» des jar gins dont les vues présenteraient des qualités plastiques comparables & calles des compositions picturales d'un Poussin ou d'un Claude Lorrain Gest Ia, avec les récits de voyage, l'une des origines des jardins dits « anglo-chinois » ten France, tandis que le mouvement rococo prend son ampleur, oon reproche aux jardins du sidcle passé leur rigidité, leur caractere srtficel, la présence op importante d’ouvrages — rampes, escaliers aay de tertasses?, Les contemporains en viennent a rejeter Ta geome tHe, au motif quelle empéche expression des sentiments’, Quelle place dans ce jardins pour les beautés «naives », "heureux « néBlBE » fhe la nature et sa liberté insouciante ? ‘Le nouveau goat laisse une place croissante au naturel, Du jardinier anglais Kent, Walpole écrit: «Il franchit ta cloture et vit que toute 1a ature est jardin’ » Le duc d'Harcourt n'a qu'un conseil: « Ousrer le Tae de la nature®, » Sans ‘interroger sur la naturede cette nature, es eine sur le sens exact que revét cette notion pour ces auteurs, force ¢st ‘Teconstater que cette nouvelle sensibliténes'exprime pleinement quant Cours de la seconde moitié du sidcle. Elle ne peut done avoir une sehiuence sur le regard que le voyageur des années 1730-1740 porte surle 1H, Watrote, Eso sur art des jandins moderes (1771), Pais, G- Monfor, 2000, pO does seet erualles Tabbe Laugier parle d'= un apparel ontré de syméirics de maguibcenecs se vot dane i = vale erie oute environnge de money TE ot oe ata un rappel dea tableau dv Caravage «ob Te noir domine § bee" Se ae. oj jar athtcoue (1758), Bruxelles, Mardaga, 1979, p. 236 et p27. Pm rataans doue le dans cette atid ame transposition dla réacion cores ves «glometes ats herites de Descartes de Malebranche gui entendent fe WonsPeet tes geome “jase domaine cathetique. Mais il semble que les grands débats qu ager Isinetranease gore a gueston ds Sandins,jugee peutetre op mincure pour retenit eet Wausau, Bsa sur Yar ds jardins maderes, of city p. 58. SAL Watteacier, Tridel dioration des dor, des jardins et des pars (178), Pars, 1919, p. 80, Déserts et paysages 73 cadre quill averse. A la réflexion, Mbypothése la plus plausible serait snéme celle d'une influence inverse, selon laquelle expansion du réseau routier partciperaitau renouveau de V'art des jardin Ouvrir le live de la nature, en découvrir les merveilles, suppose en effet de parcourir la campagne, Walpole ne manque pas de compléter Sinsison propos :« [Kent] franchitla cloture et vit que toute fa nature est jardin. Il sentit le delicieux contraste entre des coteaux et des vallons ‘unssantimperceptiblement l'un & Yate; i ajouta ees belles onda fions d'un terrain qui ’éléve ets'enfonce alternativement ;etilremarqua grecquelle grace unc Cminence douce se couronne de bouquets d'arbres Gui atéreat de loin la vue parmi leurs tiges élégantes, en méme temps quills loignent la perspective par la décevante comparaison des objets frermédiaires'. » Gette découverte de la campagne permet de comparer, de rapprocher, d'admiret. Il semble méme qu'une part du spectacle reside dans sa dynamique. C’estau cours’ un mouvement que peut étre apprécié le jeu des ondulations et des perspectives changeantes. Pour un peu, on serait tenté de voir dans Vextension des déplacements, dans Pirceroissement des voyages, l'une des conditions de ce nouveau specta- cle. La route traverse les pays ; sa construction s'accompagne de la des- truction des anciennes morailles; peu importe ce qui sof a la vue Tessentiel réside dans effet de mouvement etde succession. C'est ce que dit Walpole quant il crit: « Voyez comme la surface de notre pays est devenue riche, gaie, pittoresque. La démolition des murailles laissant a, découvert tous les plans, on voyage partout & travers une succession de tableaux ; et li méme oit il se trouve des défauts de gout dans la compo- sition, le coup d'cvil général est toujours embelli par la variété®, » En un. sens, 'expérience de la route est porteuse d'un nouveau paysage ___ Laréférence aux jardins dans les récits de voyage nous avait conduit 4 émeure Phypothese que Mart des jardins avait une influence sur le regard du voyageur, Crest effectivement le cas. Le voyageur du milieu du sigcle aime a voir une contrée composée de jardins bien tenus et & comparer la route qu'il parcourt @ une allée, Nais influence sarréte 1a. art des jardins ne fournit pas encore, autour des années 1740, de véritable référence pour apprécier espace découvert de la route. Fait défaut la notion de composition paysagére, en cours de formation et a laquelle expansion du réseau routier n'est pas étrangére. LHL Waeous, Bssat sur art des jardns modems, op. ct 1 pero Jardins modemes, op. ct, p58 74 Paysages en mouvement Le sentiment de la nature Ni ['évolution de la peinture de paysage ni celle de Vart des jardins ne peuvent étre comprises sans mentionner la nouvelle signification quacquiert la notion de nature au cours du siécle et le «sentiment » qu'elle inspire aux contemporains. De ce sentiment, l'amour éprouvé pour la campagne offre une propédeutique. Le séjour rural acquiert une valeur particuliére au cours de ce xvur sidcle A la fois spirituel et matérialiste. La campagne est en effet le lieu privilégié d'un bonheur serein, authentique, éprowvé loin de la ville et de ses mirages!, Avant que Rousseau donne sa Nouvelle Héloise en 1756, avant que les traités de la seconde moitié du siécle abordent explicitement le sujet’, des exemples de ce bonheur a la campagne sont présentés aux contemporains : bonheur idéalisé des bergers doucereux, dont les idylles se déroulent dans un cadre bucolique, bonheur éprowvé par le Télémaque de Fénelon guidé par Calypso devant les « beautés naturelles », bonheur révé par un des Grieux, qui espére abriter sa liaison avec Manon dans quelque maison retirée. Sur quels fondements repose le bonheur éprouvé a la campagne ? Incontestablement, nombre de plaisirs y contribuent, ceux de la pro- menade, de la compagnie, de la chasse... Mais cette analytique des plai- sirs, & laquelle pourrait ts bien souscrire un mondain retiré dans son chateau, sert tout au plus une technique, non pas encore une philoso- phie du bonheur. Celle-ci suppose plus. Une certaine économie, tout d’abord, qui exige la surveillance de la raison : il faut savoir de soi-meme restreindre ses plaisirs, pour éloigner la satiété et donc le dégoiat. Ii faut, de plus, entretenir des relations sincéres, bienveillantes avec aucrul. La campagne les favorise : 'amitié, la vie de famille, le contact avec les paysans en sont le terreau. Loin de la société corrompue des villes, Thomme peut retrouver l'innocence qui est la sienne et espérer godter 1. Voie R. Maz, ld de bonheur au vue stl, Paris, Armand Co Mauzi,'deax conceptions antinomniques animenc la recherche du bonheur au sigcle des Tlamidres: pour Tes uns, il doit étre marque par lasérénité, vécu dans le repos, fruit de la ‘igen: pou Tesautres, doit etre eproure danse mouvement, voir danse fe es passions 2 Gieons Bens Reflecions su le got dela campase, 1788 ; P EtieNxt, Le Bonhene rural, 178s Scr Lez Mannesta, Le Bonheur dans bs campagns, 1784, ousrages analysés im R, MAtzh iid, p. 362 54) Déserts et paysages 75 un repos aux consonances édéniques. Ici, le réve champétre se teinte d'une nuance morale, Les écueils du bonheur rural sont connus. Ce sont l'ennui, la tor peur, la léthargie. lls renvoient de facon inverse aux attraits de la ville Qui offre le mouvement, celui de l'esprit mais aussi celui de la passion sins laqueile la vie perd son sel. Ville et campagne s’opposent donc, les défauts ce Pune renvoyant aux qualités de Pautre. « Mais peutétre, note Robert Mawvi, les contemporains accentuentils systématiquement le contraste entre ces deux modes d’existence. Il serait plus juste d’y voir les deux aspects d'une ambivalence essentielle, Le gotit démesuré du mouvement, qu’assouvissent 4 peine les vives séductions du monde, se dissimule probablement, beaucoup plus qu'il ne se nie, sous cette aspiration non moins éperdue au repos. Aussi n’est-ce pas une sa- gesse qui prend le contre-pied d'un exces réprouné, mais deux réponses opposées A une méme inquiéwde, qui tentent assez vainement de se compenser’, » Le cadre naturel joue un réle positif dans P'expérience du bonheur. Au début du sidcle, les références de la poésie pastorale reposent sur quelques archétypes. Sont mentionnés les ruisseaux et leurs ondes, les prairies émaillées de fleurs, les bosquets aimables, autant de lieux com- muns un art pastoral convenu et aux cartes du Tendre. C'est lidée de tranquillité, de douceur de vivre qui importe, toute référence trop directe au cadre rustique étant jugée contraire a la bienséance’. Le sigcle avancant, la nature acquiert une place déterminante. C'est elle qui, fondamentalement, soustrait individu aux images trompeuses de la société. C'est elle qui lui permet de se rassembler, de sentir pleine- ment son propre @tre, dans son existence a la fois matérielle et spiri- tuelle. C'est elle qui inspire Bernis quand il écrit, «en amant de Ja simple nature », ses Réflexions sur le gout de la campagne. On reconnait la lecon de Rousseau que la seconde moitié du siecle fait sienne. Ainsi, le spectacle de la nature ne se résume pas seulement des sensations physiques, mais implique également des mouvements de lame. C'est en ce sens que le siécle parle dun «sentiment de la nature ». D'une facon plus générale, l'acception du terme nature sélar- 1. tid, p. 368 2 Je comgois done que la pose pastoral n'a pas de grands charms, sill st aus srossire que le naturel oxi ellen roule preciséent que sr les choses de fa cama ote Fowsnie dans son Dic de ate de Plog 0 Posie pasa, lp. 1) ical, une place primordiale est accordée a la sensipinte au sus “Tant que les progrés introduits par la nouvelle route ne sont pas sensibles, les binits, es secousses, les bousculades accaparent I'attention du voyageur ; lors des passages dffciles, les risques d'avaries nourissent Son inquiéwude ; lorsque le terrain devient plus facile, cette inquiétude stow et le monde ati voyagenr se réduit a la sphére confinée de la ojture, tantat animée par les discussions, tant6t silencieuse et morne Le confent des voitures demenre sommaire. Pour les véhicules les plus communs, de Tonrds rideaux de euir protégent de la poussiére, du piieil et des incempéries, occultant ainsi le cadre extérieur '. Cependant, sh ne sauait surestimer les raisons matérielles qui empéchent le voya- geur de regarder au-dehors®. L'oceultation ne gene personne, le cadre Setcrieur ne suscitant aucune curiosité, sauf parmi quelques rares devanciers. La nouvelle route et les progrés accomplis dans la construction des véhicules vont ollrir d'autres conditions de déplacement au voyageur Yes Lumigres, Le roulement plus doux de la voiture, Ia vitesse réguliére et modérée du cheval mu trot, les vitres dont sont munies les porte foutes ces nouiveautés Ini permettent de préter attention ce qui Penv tonne. Ce qui auparavant était occulté ou se présentait de facon trop Saccadée, trop partielle, le voyageur peut désormais l'observer, le détail- Jen le suivre dui regard. Ainsi, le monde du voyage souvre sur le cadre de la route. A quel spectacle s'attache le voyageur ? Comment dirige-til ses regards, lui dont la sensibilité est éveillée par 1a peinture, Part des jardins et lu poésie ? A l'évidence, le spectacle découvert dépend de sa personnalite, du but de son voyage et de ses centres d'intérét, Au risque ve concevoir un personnage abstrait, retragons le parcours d'un voya- geur éclairé de ce milieu du xvi siecle: Caractéristique du projet routier, la rectitude du tracé, soulignée par les fosés et les plantations darbres, attire en, premier few son Pitention : les deny rangées d'arbres se rejoignent a I'horizon, dessinant tin point de Tuite, ou plutot d’avancée, montrant la direction a suivre, mmaicriatisant en quelque sorte Ia destination du voyage que rien, aupa- {Le 95 mai 1787, Aushww Young note dans son journal: « Dans le parcours jusqu’d Paria, onaune tous cer gui voyagent en chaise de poste je ne vis que peu de chose ou Fen ea co er ou Pane dat tes années 2787, 1788 et 7789, of, cit p- 88, Sete eaque chee JCM. GOULEMOT, P. Liber, D. Masseau dans Za Voyage France, sity PSF ‘Dés lors, des éléments distants peuvent prendre part au cadre de jaroute. De sa voiture, le voyageur dirige son regard au-dela des abords Humédiats de Ia route, pardessus les fossés, et remarque les points singuliers tels que collines, moulins, bosquets, suites darbres indiquant fingiurs Pune rivigre, Un nouveau rapport au cadre de la route s'ins- teare, distancié au sens of ce ne sont plus le choc des pierres ou Is Souceur d’tin sol affermi qui renseignent le voyageur sur le pays traversé, nais le regard porté sur lextérieur. Les travaux de terrassement, ensuite, témoignent du labeur ou, au contraire, de la facilité avec lesquels le dispositif rectiligne a di compo- ser pour s‘imposer sur Te terrain. Ici, Ia chaussée « coupe » le terrain et seee une tranchée. La, elle surmonte le sol d'une vaste plaine, sa hauteur ta. protégeant des débordements du fleuve, Ailleurs, le trace fait v eraste avec l'ondulation du terrain ou les sinuosités d'un cours d’eau. Dans sa rectitude, Ia route révéle le cadre traversé. ‘Le voyageur observe-til les travaux exécutés avant de fixer les points Jointains situés a I'horizon ? Peu importe, en fait, qu’il détaille le cadre tn commencant par le lointain ou par le proche, l'essenticl est que cette découverte s'opére a partir des traits propres au projet routier, de cette tension qui soustrait le projet du contexte local tout en I'y inserivant, ‘Les éléments lointains sur lesquels le parcours attire l'attention du sorageur sont vraisemblablement les mémes que ceux repérés par Vingé jreur lorsqu’il a implanté le tracé de la route. Ce sont des reliefs remar- fquables, des points singuliers, créés ou non par l'homme. L’expérience qua le voyageur de la route refléte donc, mais de maniére inverse, la Gemarche de l'ingénieur: motivé par son projet global, l'ingénieur implante Pinfrastructure en composantavec le lointain, visant les grands reperes pour régler le détail du tracé ; le voyageur, lui, découvre le cadre grace au tracé de la route qui attire son attention sur ses variations. rest done dans un rapport de chassé-croisé que se situent lactivité de Vingénieur et 'expérience du voyageur. ‘Afin de mesurer la distance d’un objet éloigné, la statue de Condil- lac « porte 'la vue sur les objets qui sont entr'elle et celui qu'elle fixe » Le voyageur fait de méme. Hommes travaillant aux champs, chevaux, massifs d’arbres lui offrent autant de repéres. Se référant 4 son expé- rience quotidienne, il en déduit la taille de ce qu'il voit, un cheval par exemple et, par comparaison, la distance qui le sépare de l'objet fixé. Fnenten poésie et en littérature, mais encore dans i pets vw goo Kia peille du xvur' siécle, !édition de 1694 du Dictionnaire de l’Aca démie francaise distingue plusieurs sens du mot «nature». Les deux premiers sont: « I" L'ensemble de l'univers, toutes les choses er@ees Pe Cet esprit universel qui est répandu dans chaque chose créée, et par Tequel toutes ces choses ont leur commencement, leur miliey Tes fin» D'un cété, donc, la nature passive, la collection exhaustive des choses existantes indépendamment de Paction humaine, de l'autre la cevare active, Ia natura naturans, te principe d'un ordre universel ct ateeaaire. Crest ce second sens que la pensée des Lumiéres va amplifier, jusqu'a hypostasier Ia notion de Nature, retrowvant idee @une force sverice spontanée, proche de la phusisdes Anciens. Du début du siécle sie années 1750-1760, c'estdire de Fenelon, Malebranche ¢t Bayle & Rouseau, Holbach et Diderot, 'idée de nature se forme, sortant peu a peu de Pabandon et du mépris dans lesquels Ia tenaient & la fois la physique cartésienne et la pensée chrétienne! Te scces de cette idee repose sur sun pouvoir d’animer les déhats scientifiques, sur les justifications qu'elle fournit a différentes causes, politiques ou morales, et sur le compromis qu'elle offre pour apaiset Tes querellesreligieuses*, Grice & sa polysémie, V'idée de nature acariett tune puissance suggestive. Le public se passionne pour ses merveilles, Yasidane a la physique, a la botanique et a la minéralogie. Les jurisies ae pllusnent de ses Lois pour justifier les leurs. Les amoureux opprimeés se placent sous sa protection. C'est dars le cadre de ce vaste mouvelnG’ Gque le paysage en tant que genre pictural rencontre le succés, que les 1. Woic J Fano, ade denature en France dans ls premive mote dur sc, Pans SEVPEN, 1968. EN, 1963. de cligion,Vidéc de nature permet aux dhéotogiens de réntyoduite we certain Rule Gans Von du monde — Vharmonie régnante temovgmant des 2008 certain inalsme dang ra de comattre Vopaque mécaniste de la physique carestenn ge i Providence men elle permet de utter conse le sornataret et Jes ancicnnes ie aa portent, servant ist fa cose des philosophies, En phy, One ions qu 57 MPP tter Te mystica de Newton dont le ees wiomphent eo Panes © er po io. Pour loge nasa, lorsque a atin de 68 Pi arti es nt yeaa encore fae Te depart ene certains organises cesins TA defini et que Pane gre ole un concept unfateur et permet ax sienufiques dc 0 Tau Je leurs vervatons sous fe tire genéique @'hubve nals £9 Son Tes compte uartacs ap cous dea premiere mate dus (aut pete TS > questions debating pone A penne? Seole i bale wature ne le menetce Paste Fa ae svemes gace A Fimprécaton ce ls noson. La reference 3 Tat 8c te Fo ac ates conte I oct tut en permettant dr s'en accommoder Liidée de nature qui se forme aut couse wu oreuie 1 con pr susan incidence sur le regard du voyageur. La nature n'est plus seulement le infor, te cadre du bonheur éprouvé & ta campagne, mais Vn de ses sMpreients, et Cest pourquoi le voyageur s'attache a son spectace rrasortuné par un parent qui voyage avec Iu mn officer en tune, le Imp tg de Guibert, €eriten 1784 : « Ma ressource est alors de fermer le seu et de ticher doublier ce qui m’environne ; mais on perd alors fa yeu je la nature et l'avantage d’étre inspiré par elle! », commentaire Jnconcevable un siécle plus t6t. ‘Cependant, la remarque faite pour la peinture de paysage ou Part esjardins s'applique ici encore : si l'on se situe autour des années 1730, ceeLidire aux premiéres heures de la politique routiere, I ature n’exerce pas a” de fluence directe sur le regard! du yoyageut, mais provoque une sorte d’éveil. Période bénie, dont, ot. Gveille, le regard eefait curieux, atentif, observateur du cadre traversé, dispost @ relever tous les éléments constitutifs d'un « paysage de route ». Jn voyage senswaliste ‘Tentons de reconstruire l'expérience de la route non phis & partir des commentaires contemporains, mais du projet technique élaboré par Vingénieur. Pour cela, reprenons chacune des caractéristiques de ce projet et regardons comment ses effets s‘intégrent dans une suite eohe vente, et concourent a la formation d’une expérience originale. Exami- ons Pineidence que peuvent avoir la rectitude du tracé, Puniformité Ge la chaussée, la régularité des plantations ‘La méthode n'est pas sans évoquer la démarche suivie par Condil- jac, Dans son Traité des sensations (1754), Je philosophe sersualiste creconstruit la perception du monde extéricwr en imaginant une statue qui acquerrait progressivement les différents sens = lodorat, Towie, le gout... — jusqu’a devenir un homme?, Qu’ils‘agise de suivre ly statue acquérant progressivement les facultés bumaines ou bien ce 1 Jouenée dh 2 juin 784, Voges de bt das dvs ates de Frc en sin Se eae es cee jh bc or seem a, 186, Se eta ne eu da wats Cue php te Conti, Pais 1799 i 80 Paysages en mouvement Ainsi, le voyageur détaille le proche, V'intermédiaire et le Iointain. Le monde qui lentoure gagne une sorte d’épaisseur, constituée par l'en semble des choses observées. Occultées jusque-li par les conditions de déplacement et aussi, peut-étre, par leur caractére trop banal, ces choses intéressent désormais le voyageur parce qu’elles rendent sensible 3 ses yeux l’espace qui l'entoure. Ainsi, de la route, le regard du voyageur se dirige en dehors de toute préoccupation bien arrétée, se portant sur les champs, les cultures, les batiments, sans se soucier de connaitre leur propriétaire, en faisant fi des lourdeurs féodales qui pésent sur Ia terre et sur son usage, Le regard sattache parfois 4 un groupe d’hommes, ou bien & un cheval, parce quiils semblent, par leur activité, donner un sens a l’espace, non pas parce qu'un peintre, comme dans L'Eié de Poussin, les aurait placés 14 pour organiser l'espace de sa toile. Le mode d’association selon lequel le voyageur passe d’un premier objet A un second est autre que celui qu'impose lz logique d'une composition picturale, intimement fi qu'il est au mouvement de la voiture. On sait aujourd'hui que l'appréciation des distances ne dépend pas seulement de la vue, mais est inséparable du schéma corporel entier et, en particulier, du mouvement. Condillac en avait eu Vintuition. Tant que la statue est immobile, la vision ne Ini procure que Ja sensation d'intensité lumineuse. Dés que la faculté de se mouvoir lui est donné Je mouvement du corps tout entier ou de la main seule Tui apporte une information concréte sur 'éloignement, le volume, les formes... La ion est associée A ce Mouvement ; c’est grace a cette information que Veeil apprend a percevoir les distances, & suivre un contour, & appré- hender une forme, et qu'une sorte de continuité s'instaure entre Te mouvoir et le voir, Un paralléle peut étre fait entre la vue acquise par la statue a partir des mouvements corporels et la vue acquise par le voyageur a partir des mouvements de a voiture, C’est Ace moment, oft les conditions de voyage s'améliorent, que le vosageur a le loisir de regarder au-dehors, comme on I'a dit plus haut; mais son regard ne pourrait conduire une exploration visuelle fructucuse sans l'apport du mouvement, qui lui fournit des informations essentielles, sur l’éloignement des choses, leur situation, leur disposition, leur véritable forme, Quelques expériences le montrent, Je vois, rapporte notre voyageur imaginaire, trois batiments : une maison, une tour et une autre maison. Au fur ¢t a mesure que javance, Déserts & paysages 81 Ja premiére maison se rapproche. Puls vient la seconde, qui devance ta tour, Celle-ci semble fixe. C'est qu'elle est située au loin, bien plus Join que les deux maisons que je viens de passer. Ainsi, ce n’était que selon le premier angle de visée qu'elle apparaissait située entre les deux maisons. “Autre expérience : ces collines qui se sont présentées moi alignées, sans que je puisse en distinguer les distances relatives, m'apparaissent jes unes groupées, les autres isolées, maintenant que je passe au droit de chacune d’elles. Derniere expérience : je roule sur ta route ; je vois au foin une tour j sije Vobserve de nouveau, aprés avoir détourné le regard, elle m’appa- rat fixe tandis que continuent & défiler réguligrement les arbres le long des fossés, arrive enfin dans ses parages et je mapercois qu'il ne s’agit pas d'une four mais d’une grande batisse a base carrée, dont la hauteur m'explique pourquoi je la prenais de Join pour une tour, Toutes ces expériences évoquent les opérations qui servent au géo- métre a situer les objets les uns par rapport aux autres. Le parcours semble se confondre avec un vaste arpentage et la route avec une sorte de base universelle offrant la mesure de toute chose. Outre la nature des informations recueillies par le voyageur, on saisit 4 ces expériences l'importance de Ia vitesse a laquelle progresse lavoiture. A allure du pas, le cadre défile trop lentement pour que le voyageur puisse en apprécier les variations sans que son attention se lasse ; au pas, c'est toujours aprés coup et sous la forme d’un constat que le voyageur s’apergoit d'un changement. A l'allure du galop, le voyugeur est absorbé par Vimpression de vitesse et par ['elfort des che- x; le cadre semble défiler trop vite pour que T'attention puisse se fixer | tout se passe comme si la grande vitesse brisait la continuité analysée par Condillac entre le mouvement et la vision, interdisant Tes substitutions de l'un a Pautre et privant la vision de ses pouvoirs. Le trot offre ce juste milieu, qui arrache Je voyageur de Punivers de la marche sans le projeter dans celui du galop. Revenons & la statue. Ayant tiré tous les enscignements que peut ui apporter le mouvement, devenue pour ainsi dire autonome, la vision fournit a la statue un nombre important d'informations ; auparavant sens passif, elle devient sens actif. Une transformation du méme type s‘opere chez Ie voyageur. Grace aux progrés réalisés par la route, tout déplacement apparait désormais facilité. Par une sorte d’anticipation un déplacement auquel plus rien ne s'oppose, le voyageur "imagine 82 Paysages en mouvement parcourant le cadre environnant ; mais ce parcours est virtue, fe regard ees ibstituant immeédiatement au déplacement comme il le fait dans le Soe de la statue ; Ie voyageur se complait alors a explorer Te cadre, & le Getailler, mais seulement du regard et non pas & pied ou en voiture ; finalement, T'aisance du parcours a servi d’aiguillon et excité chez le voyageur 'appétit de voir Ilya une certaine folie dans Pacte de voit, puisque voin cest avoir distance et se contenter de cette possession dé-matérialisée. La nou. velle route participe 2 cette folie en facilitant le mouvement, elle incite je voyageur As’enfermer dans une pure exploration visuelle et en Joulr pleinement. Candillac imagine un homme qui se souviendrait d’avoir recu suc cessivement Fusage de ses sens, Cesti-dire un homme dont histoire seta celle de Ia statue, Cet homme évoque le moment ott il a recu Ia jue et rapporte ses premieres visions, qui sont autant de découvertes : ii me semble qu’a chaque objet que j'étudie, je me fais une nouvelle jnanigre de voir et me procure un nouveau plaisir, Ici, C'est une vaste plaine, uniforme, oti ma vue passant par-dessus tout ce qui est pris de Fhoi se porte une distance indéterminée, et se perd dans wh espace qui m’étonne. La, c'est un pays coupé ct plus borne, of mes yore apres Jaire reposés sur chaque Objet, embrassent wn tableau plus distinct et pins vate» Notre voyageur est pareil & eet homme, Mest 100! ala Feconverte, tout A la contemplation du cadre traverse. Comme cot fromme qui vient d'acquérir le sens de Ia vue, notre voyageut pourra eeerler Ls Micux je déméle toutes les sensations dont je jouis, plus je suis sensible au piausir de voir’. » ‘Cina le mouvement uniforme permet au voyageur d’approfondir ses unpressions d'abord fugitives; ce ne sont plus des visions particles seek uae variation continue, révétant Te positionnement des choses les tines par rapport aux autres; transparait alors une organisation spatiale | Phusicurs ameurs ont par de fa «folle du vor =. Citons M. Meuexu Pony dans 1 eee ee Le Ve Ube, Pais, Gallimard 1964, et Ch. BocrGucss TE dane Le Pie i oo, Pars Galil, 1986 is a Pi ae prac bes ape de verde, des bosques de feu, des massif. de bl ee ine, des ease qu colentlenement ou gu se préciptent avec bois. le oll pene t Remage que para anitoer une rire qui répand au Ta mile wioence, ere Ty amgblie cede vue, tout appelle mes regards. A peine je es détourne anes dls vcr sor de oj ie je wens de Scone es pore 8 ene de pee Joes conduls aver nuit ds ns aux ues» (Pai de Ee a Pep § Sein (Exons palsies, oy p 402). Sia Diserts et paysages 88 indépendant de to ange d'approte, de eon tl moment de De cet ensemble informations, il semble que le document graphique serait le plus fidele support: ce que le vrageur pergoty, sans Saicemimeraital unetone Ceseicmatine eatcycdeeiee [ace te noter; la rapidité execution Ty inciterait, mais aussi Vefficacité de représentation : quelques points disposés sur une feuillesuffisent pour retarscrileeaions pales de primi, & ointment de psa Bien évidemment, le voyageur ne dresse pas de cartes. Tout au plus en esquisse-til mentalement ulle. L'esquisse vise Messentiel, quitte a étre reprise, raturée, modifice; rapide, partielle, elle est, mais elle n'en Comporte pas moins sa part de vérité. De meme, le trajet apporte aut toyayeur une visée juste, sans donner liew cependant a un recueil coh Tent, sjstfmatique. En cela, la carte est prise comme une sorte de cad de rélerence auguel renverrait Vinformation sasie sur le vif. La comparaison entre experience du voyageur et le tracé d'une carte peut étre cependant poussée : avancant réguligrement le long dk ta route du point A au point B, fxant au loin le point G, le vovageur cst comparable & Iingénieur levant une carte. Ce dernier parcourt la base AB afin de mesurer sa longueur et, en chacun des poms AetB, angle avec le point C pour en déduire le positionnement par une triangulation. Pour le voageur également, le parcours du segment AB est important puisque, au cours de celuici, il estime léloignement di point C selon la vives relative avec laquelle ce point détle au loin cette maison qui passe vite est plus proche de la route que ce moulin au para immobe, La méthode de cartographie gues a wiangulation a une valeur symbolique. Selon cette méthode, la position un point est déduite a partir de deux points connus. A partir de deux points et non d'un: tout se passe comme si le monde état trop riche et op varé pour éue reconsiit de fgon asta, part une slave potion. paradigm perspective cawque, ok ut on pace et done & parr dun point es pls daca. I ne sag pls, comme Yaurait firme la pensée du sce precedent indiquer wraie grandeur des choses, de détromper, de corriger la we, de d ner a voir la face cachée des choses que seul I'l divin aper ti ‘agit de faire apparaitre Pharmonie dela nature, de cette nature dont toutes les approches partelles se réponent les unes aux autres et se nfortent en une seule vision universellement partagée 84 Paysages en mouvement Toutes les descriptions supposent de la part du voyageur une forme attention. II lui faut distinguer, sélectionner certains faits, certains waits, certains éléments. Sans doute un intérét — qui peut étre de nature économique, esthétique ou morale —I'y incite-til et suscite-til, en méme temps que l’observation, "imagination d'un récit qui insére le fait observé dans une trame narrative, Observations et récits nourrissent la mémoire du. voyage qui sera, par la suite, relaté ou non. Avention, imagination, mémoire, telles sont donc les facultés du voyageur sollici- tées au cours d'un trajet. Leur enchainement fait justement objet de VEssai sur Uorigine des connaissances humaines que Condillac publie en 1749" Pour le philosophe, une sensation que l'ime recoit par l'entremise du corps constitue une perception et s'accompagne d'une certaine conscience pour peu qu’elle domine par son intensité les autres sensa- tions recues en méme temps. Ces demiéres sont oubliées, non parce qu’elles seraient confuses, comme le considérent les cartésiens, mais parce qu’elles sont trop nombreuses, trop faibles, trop variées. Il y a done une équivalence entre perception et conscience. De cette équivalence fondamentale résulte, selon Condillac, la faculté d’établir des liaisons entre les perceptions. La premiére de ces liaisons est la réminiscence, ce lien établi par l'espriten cas de répétition du méme. D’auttes liaisons peuvent étre établies entre des perceptions différentes pour peu qu’elles aien: attiré attention par leur simulta néité ou leur succession. Mienx : le propre de esprit humain est de pouvoir établir des liaisons entre les perceptions les plus diverses, par pure convention, 'une renvoyant alors a l'autre selon un lien de signi: fiant a signifi. Les liaisons établies lors de répétitions, sirmultanéités ow successions, dépendent des circonstances extérieures et constituent des signes naturels. Celles fondées sur de pures conventions sont des signes arbitraires. Alors que les premiers sont de l'ordre du besoin, les seconds sont au service de 'homme qui peut en disposer & son gré. Sans les signes abstraits, pas de véritable mémoire, pas de véritable conscience, non plus, ni d’attention, puisque les opérations de esprit ne peuvent se développer qu’en gagnant une certaine autonomic vis-vis de ordre naturel des choses. D’un jeune sourd et muet, privé de lexercice du langage, Condillac écrit: « Son attention, uniquement attirée par des 1. Voir CoNDILAG, isa sur Vorigine des connaistances humaine, in. uses philosphigue, (Let Il, Pass, 1798, Désers et paysages 85 sensations vives, cessait avec ces sensations. Pour lors, la contemplation nravait aucun exercice, & plus forte raison la mémoire’. » Revenons au voyageur. Ballotté, heurté, secoué, notre voyageur est comparable au jeune sourd et muet. Soumis aux aléas du trajet, il ne peut se concentrer sur aucun objet précis. « Tant qu'on ne dirige point so-méme son attention, note encore Condillac, nous avons vu que lime est assujettie a tout ce qui l'environne, et ne posséde rien par une vertu etrangere’. » Des lors que ta construction des routes et celle des véhi- cules s‘améliorent, ces contraintes disparaissent et notre voyageur est en mesure de porter son attention sur le cadre traversé. Porter son auention, cela veut dire, pour celui-ci, percevoir les principaux traits de ce cadre — relief, végétation, accident, occupation humaine —, étre sensible a leurs variations, établir entre ces variations des relations de simultanéité, de succession ou de répétition. De cet exercice de l'atten- tion résultent non seulement la possibilité de mémoriser le trajet, mais encore cette présence a soi dont jouit le voyageur. Sans la réminiscence, « personne ne pourrait me convaincre que le moi d'aujourd’hui fit le moi @hier », écrit Condillac ; sans les nouvelles conditions de voyage, se dit notre voyageur, rien ne me permettrait de rapprocher les varia tions du cadre que observe autour de moi, rien ne me réveillerait de Ia léthargie dans laquelle me plongeait le brimbalement de la caisse, rien ne me procurerait le plaisir que j’éprouve et donc cette conscience de moiméme qui accompagne ce plaisir, cet éveil, cette attention. Appréhender le cadre de son déplacement, c'est, plus fondamentale- ‘ment, prendre conscience de soi Comme le révélent les récits, les relations, les correspondances, le voyageur des Lumiéres s'intéresse & agriculture, 4 l'histoire, aux mecurs. En complémenta ces centres d’intérét, experience de la route lui procure des informations nouvelles, Le parcours, on I’a vu, attire son attention sur la configuration des licux traversés. Or, porter son atten tion, c'est distinguer un fait et, implicitement, considérer ce fait comme section 4, chap. 1, § 16, p. 203). mere ‘ Coe 86 Paysages en mouvement signifiant de quelque chose. Telle est la conséquence de léquivalence Gtablie par Condillac entre perception, attention et signification. Dire que le voyageur des Lumiéres s'attache & tel ou tel fait suppose done de reconnaitre un statut de signe A ce qui est remarqué et d'identifier le cadre sémiotique dans lequel le fait percu acquiert ce statut. Lorsque le voyageur préte attention & ce moulin, éloigné de la route et somme toute banal, c'est parce que, vu de la route ou plutot grace a la route, ce batiment s'inscrit dans un réseau de relations d’éloignement ou de proximité par rapport a d’autres éléments ; en un mot, le parcours, en fait le signe d'une certaine organisation spatiale. La ligne droite, lors de son parcours, joue le rdle d’un révélateur et confére le statut de signe tupagraphique aux variations du cadre naturel. C'est une sorte de filtre sémiologique. Si donc la rectitude du tracé incite le voyageur & porter son regard sur tel ox tel objet, comme nous l'avons remarqué plus haut, Cest selon un mode d’incitation qui, on le comprend maintenant, doit tre concu en termes non seulement optiques — la droite guidant le regard, le régulier s'opposant a Tirrégulier —, mais encore symbo- liques — le tracé rectiligne induisant une vision selon laquelle les faits observés s‘inscrivent dans un réseau de relations topographiques" En prétant attention a tel ou tel élément spatial, le voyageur prend conscience de l'importance de tel ou tel obstacle, de la volonté de le ‘surmonter ou, au comtraire, du choix de le contourner, Gest par la que Texpérience du voyageur renvoie & la conception de l'ingénieut. A pro- pos de la mémoire, Condillac écrit: « Le pouvoir de réveiller nos per- Ceptions, leurs noms, leurs circonstances, vient uniquement de la liaison que Vattention a mise entre les choses, et les besoins auxquels elles se rapportent®, » En un mot, toute perception réveille lopération intellec- tuelle qui Ia instituée comme signe, Ce qui est vrai de Phistoire intel ectuelle dun individ lest aussi de Phistoire technique dun dispositit Vexpérience de la route conduit & des perceptions faisant revivre l'actt vite de lingénieur qui I'a congue et qui a instauré comme signes les éléments remarquables du cadre traversé. Situer et se situer au cours du parcours routier, je situe les choses 1LNotre remarque sur le voyageur qui uslserat sans doute une carte pour nover ce qu'il poreolt tend dite que le parcours towierinduit une vision de I'espace donc archetype se i Guion cartographique la carte constitucrat ainsi le cadre de réference dans leque! Tee léments pequs pat le woyageus, comparables 4 des esquisessasies sur le Wf, aequesraten tun statut emiouque plein et enti, ‘Dasa sur Fongine des connaissances humaine, section 1, chap. 1, § 2, p. 80. Deserts et paysoges 87 que japersois et je me situe par rapport a elles. Lun ne va. pas sans Haute : les choses nourrissent entre elles des relations précises ; je ne wis en prendre connaissance, se dit notre voyageur imaginaire, qu'en. rie déplagant au milieu d’elles ; aller & leur rencontre me permet du meme coup de m’y situer. La nouvelle route, avec Maisance de mouvement qu’elle autorise, agrandit le champ de mon agir : en portant mes regards vers ce ruisseau, je suis déja en train de m'y désaltérer ; vers Fombre de ce bosquet, de In'y prélasser ; vers cette colline, den entamer ascension. Le cadre de ja route devient le thédtre de mes actions potentielles. Et il me semble toujours possible de dresser une carte de ce cadre : 1a, derrigre le ruis- seat, se situe le bosquet, et derriére celui-ci, cette colline , Fort de tous Cesreperes, je crois me voirallant de l'un a l'autre, je me vois progressant dans le paysage. Sinstaure un va-et-vient grisant : je découvre ce cadre ft, comme si je m’en extrayais, je me vois le parcourir ; je vois le cadre Sordonner autour de moi et je me vois le parcourant ; tantdt je suis tout a st découverte, tantét je regarde avec un ceil extérieur s'y inscrire tna progression, m’insérant ainsi dans le champ du visible. On com- prend des lors en quoi consiste I'impression de se situer dans I'espace felle-ci nait lorsque je me ressens comme Vinstance de coincidence entre un champ d'agir et un champ objectif. A ces momentsla, le champ de mon agit, espace fluent, fait intentions, de désirs et de rejets, coincide avec le champ de ce qui existe par lui-méme, indépendamment de ma propre personne, et dont la carte, avec son objectivité, offre un cenregistrement fidéle. Les repéres que je prends dans I'espace sont les marques, les points d’ancrage, les signes 4 partir desquels mon agir s‘articule en harmonie avec le cadre. A Vinverse de cette expérience de la route qui semble toujours pouvoir étre objectivée par la carte, toute carte appelle pour sa lecture une référence a mon expérience. Devant les documents dessines par les ingénieurs, j’éprouve le sentiment dune étrange familiarité : familiarite car je m'imagine traverser le site représenté ; étrange, cependant, car I-Lire le paysige comme le support d'expériences est une approche & laquelle x «éroge pas un Roger de Piles dans son analyse du genre pictural:« La solitude des roches, la frucheur des forét, la impidite des eau, leur mutmure apparent, "étendue des plaines tides lointans, le melange des arbres, la fermeté du gazon, eles sites tes que le paysagiste rus nr ding abe: fn of hae a any ro wilsy proméne, quils'y repose, ou quily reve agréablement » {Cours de pint par prin aus promne, gulls y repose ong ar printe par princi, ane, vers 1780. Collection particulier. nand, Vise présuée des rds de ‘i deo 9, Collection particulier 18, Jean-Baptiste Lallem (Mibert Robert Paysage dis environs de P 1 subjective du cadre traversé ct int. La pein fvorise ete jer auquel le spectate eur simagine parcoui= mt rant aux compositions UN VOYaRe Révéler un site c'est favoriser tune approche extériew , re du regard eu inc tifer, ou bien ert mettant en val Déserts et paysages 89 cette vue a vol d’oiseau est inaccoutumée et impose une mise en ordre dde ce qui ne peut étre percu que par bribes. La lecture des cartes repose sur cette coincidence entre le champ de mon agir et celui des choses. C'est de 18 que les cartes tirent leur pouvoir de fascination, Un Louis XV, dont le cabinet en était tapissé pasait des heures 2 les contempler, revivant ses batalles action par action La route, a-ton dit, fonctionne comme un révélateur spatial. On. comprend désormais ce que cela veut dire : révéler un site, c’est favoriser Vappréhension d’objets qui en laissent transparaitre l'ordonnancement ct qui s'offrent comme des repéres, des appuis pour mes mouvements ; révéler un site, Cest favoriser ce vaet-vient continuel entre mon appro- che personnelle et une approche extérieure, celle qu’en aurait un obser- vateur distant Les repéres que je prends dans le site sont de nature subjective puisqu’ils dépendent de mon approche, de mes envies et de mes rejets. De nature subjective devrait étre également le cadre qui se dessine devant moi. Mais, on T’a dit, les repéres que mon regard prend pour se diriger comptent parmi les points utilisés par T'ingénieur lors de la conception de son ouvrage. Cela suffit pour assurer a ces repéres un caractére partagé, collectif, et conférer au cadre de la route une dime sion « intersubjective », au sens oi il est découvert de facon subjective et cependant partagée. Te travail de l’ingénieur, on s’en souvient, fait preuve dune certaine fidél'té aux anciens tracés, n'est pas étranger a certaines considérations esthétiques, répond a des considérations socio-€conomiques parfois non explicites et, devant le manque de modélisations scientifiques, laisse place intuition devant le contexte physique. Les repéres que l'ingé nieur prend pour l'implantation de son ouvrage refletent le syncrétisme de son travail. C’est en ce sens que les éléments spatiaux sur lesquels le parcours routier attire 'attention ne sont pas des données objectives, mais les marques d’un projet particulier, ancré dans l'histoire. On se souvient du statut ambigu de la notation cartographique utilisée par T'ingénieur, notation & la fois quantitative et qualitative qu'aucune convention ne régit encore strictement. Les repéi par la route sont comparables 4 ces notations, a la fois sci 1. Surla présence de cartes dns le cabinet du rol, voir P. Gaxorrte, Le Sicle de Lous XV, Paris, Fayard, 1997, p. 18, 90 Paysages en mouvernent puisqu’ils obéissent & une triangulation précise, et qualitatifs, puisqu’ils temoignent d'une démarche de conception complexe, qui procede de la reproduction et de l'intuition. Ces repéres sont bien des signes, pour reprendre les termes de Condillac, mais dont le sens ne pourrait étre totalement explicité, ce qui confére sa richesse au cadre tel qu'il apparait ors d'un parcours routier. La route offre des repéres que chaque acteur lit selon une démar- che propre: celle de l'ingénieur se situe en amont, portant sur la conception, tandis que celle du voyageur se situe en aval, lors du par- cours. La route est en cela comparable & une ceuvre dart, Lit « signifi- cation » dune peinture, en effet, se forme au moment o@, & partir du travail de Partiste, s'enchaine le travail de réception du spectateur, La «signification » de la route, elle, se construit quand le voyageur appré- hende les éléments par lesquels son attention a été attirée, Cette remar- que conduit a comparer les repéres sur lesquels se fonde le projet routier thon pas a des signes, mais aux éléments — couleur, forme, matiére — qu’emploie artiste et auxquels le « sens » adhere! Finalement, ce que pergoit le voyageur, ce ne sont pas des poinss de Vespace auxquels serait accolée une étiquette indiquant ses coordon- nées géographiques ou toute autre donnée scientifique, mais les mar ques, les repéres, les éléments spatiaux constitutifS de la visibilité du site, comparables en cela 3 la couleur utilisée par le peintre, dont Mer- JeawPonty dit qu'elle est «une concrétion de la visibilit* ». Si Yon définit le paysage comme un certain regard porté sur le cadre extérieur, regard construit, élaboré, regard toujours suscité par les travaux humains, qu'il s‘agisse de travaux in sifu — les jardins — ow in visu — la peinture — il apparait que la visibilité conférée par la roure au cadre traversé est bien constitutive d'un paysage, L'expérience de la route du xVur si¢cle invite a porter sur le cadre du déplacement un regard nouveau et inédit, Ses caractéristiques par- ticuligres — un axe rectiligne parcouru a vitesse réguliére, sans heurts ni cahots —, ‘attention qu’elle exige de la part de l'ingénieur lors de sa conception et que le voyageur partage au cours de son déplacement sont porteuses de nouvelles formes de conscience, de mémoire. Le paysage de la route des Lumiéres est cette visibilité nouvelle conférée 1D Bos et Condillac développent 'idée que les sgnes picturaux sont naturel et abstrats, Voir R DowoRS, Chardin, br air abe, Paris, Adam Biro, 1991, pp. 185-187, "DM. MrRigAU-PONTY, Le Visible Unisbl, op cit, p- 174 Diserts et paysages 91 an cadre. Désormais, le voyageur ne traverse plus des contrées riantes ex verdoyantes, ou des « déserts », inhabités et désolés. Quel que soit Pespace parcouru, il se complait & en détailler et A en apprécier les qualités. Le cadre n'est plus ignoré, mais regardé, La route di xvur sie- dle n'est donc pas seulement une grande cuvre technique, c'est aussi sun paysage. Un paysage limite Le paysage découvert par le voyageur nait du projet technique qu’est la route. Ce projet évoluant, le paysage associé change. De ce int de vue, il est frappant de constater que la période au cours de laquelle la politique routiére sinfléchit, c'estadire les années 1770- 1780, correspond & des changements importants touchant deux domai- nes fortement impliqués dans Vappréhension du cadre routier, a savoir Ja cartographie et l'art des jardins. La création du Bureau des dessinateurs en 1747 avait permis de .gstématiser Pemploi de la cartographic dans la conception des routes, ‘Au cours de la seconde moitié du sicle, la technique cartographique et son utilisation progressent, ce dont témoignent les travaux exécutés au Bureau des dessinateurs, devenu entre-temps l'Ecole des ponts et chaussées. Les sujets du concours de route a I'Ecole sont énoncés de facon plus concise, sans mention du territoire a traverser. On demande désormais aux éleves non plus des cartes détaillées, mais les plans et les profils de la route projetée ainsi que le toisé des terrassements. En 175, Pinsruction de Turgot réorganisant Tenseignement dispensé par VEcole des ponts entérine cette évolution et remplace le concours de route par un concours annuel de « nivellement et calcul des solides appliqué au toisé des terrasses ». La conception des routes repose done sur un dessin épuré. Dune facon générale, les progrés de la cartographic incitent a une certaine sobriété. La fin du siecle approchant, les difficultés liges & la représentation du relief sont peu a peu résolues, ce qui conduit & une utilisation plus conventionnelle du trait, de la couleur et des ombrés' Ainsi, entre les années 1730 et 170, les projets routiers passent d'une 1. Voir, par exemple, A. ELERAILL, « La woiséme dimension, Vatu », in Cartes et “gues dela Toe, Paris, Centre Georges-Pompidon, 1980. 92 Paysages en mouvement représentation réaliste, encore fortement « motivée », pour employes le ‘oeabulaire des linguistes, une représentation plus conventionnelle, Vtilisant une symbolique rigoureuse, ce qui permet a ingenieur une ceriaine distance par rapport aux sites d’implantation * Les concours de cartes et de dessin sont maintenus en complément 5 celni de route. Le premier donne lieu désormais a des travaux gra- phiques qui s‘aflranchissent de tout caractere opérationnel®, Figurant eects territoires imaginaires of il n'est plus question seulement de Toutes, mais aussi de villes, de ports, de rivages, de montagnes. les cartes produites sont particuliérement séduisantes par la richesse du wait et are couleurs. La route n'y présente plus un alignement rigoureux, mais Serpente pour relier tous les éléments de ces territoires imaginaites, I Sstirai que la maitrise de la représentation du relief 6te désormais tune dies principales raisons d'adopter systématiquement un tracé reeuligne tt permet, dans le méme temps, d’afficher Ia prédilection récente pont Tes tracés sinueux. Grace a de savants trompe-'ceil, certains travaux figurent des feuilles ties de la carte de Cassini superposées 3 des “artes plus detallées, La multiplication des types de carte indique une distan Pration croissante par rapport aux modes de représentation et une réflexion implicite sur le caractére arbitraire de toute notation, Le concours de dessin comprend, lui, & partir de 17 éprenves: dessin dt « de figure », d'ornement, de paysage. Alors que la représentation de lernement est utile a Tingénieur pour soulignet les Tignes de Vousrage qu'il a concu, le dessin du paysage, ratiache direc cement au genre pictural, ne lui est d’aucune utilité pour la conception die ia route, qui répond a une approche de plus en plus technique, On Constate done un divorce entre les travaux liés au projet routier et les cpercices laissant libre cours a imagination et a la sensibilité de l'éleve. Ge divorce, que l'on peut lire comme une séparation entre technic tr esthétique, trouve un écho, on Te verra, dans le domaine de T'art des jardins, ‘Les changements dans l'emploi de la cartographie ne sont pas sans importance pour V'appréhension des sites. Les repéres topographiques 1.e que dit Michel Foucault du signe 3 partir de age chsique peut Etre appa au sighs geiques = Le signe n'est pts chargé de rendte fe monde proche 46 oo) aa ene raed eformess mals au contraiTe de Vétaler, dele juxtapose selon wnt sr inherent Pere de poursuvres parc de ike déplosement sans ere des suns idea oe pee nM, FOUCAULT, Ls Mots ls Chose Pars, Callimard, 1901, p75. SISTA, Picks, Linvetion de ingenieur moderne, op. cy p- 198. ee re 788, abades 94 Paysages en mouvement que donnait & voir 1a route matéralisaient une forme de synthése, un sins du contexte, une certaine approche sensible des sites. Au fur ct 2 mesure que Pingénieur gagne de la distance par rapport au terrain grice a une repsésentation épurée, le caractére contextnel de ces cepe- see se perd. Le voyageur qui les percoit aprés coup ne rewouve plus & travers leur Iecture approche des premiers ingénieurs, De moins en moins la route est porteuse d'un paysage original. [Alors que Part de Vingénieur se fait plus technique, le jardin & ta feancaise, qui lul était i, est d’année en année plus délaiss tandis que se repand la mode des jardins « anglo-chinois >. Vers 1750, Wiliam, Kent ige lesjardins de Stowe, de Hagley, de Kew et les fabriques de ve device sont colebres dans l'Europe entiére. En France, cependant, les progres du mouveau style sontassez lents eta plupart des jardinsrestentempreints Gere ancien goiit »!. Quelques réalisations voient tout de méme le jour, {ols le Moulingfoli, domaine de Claude-Henri Watelet, riche amateur, homme de lettresetartiste, ou bien le parc d’Ermenonville de René-Louis de Girardin, gentilhomme acquis au rousseauisme, réalisations que leurs commanditaires accompagnent d’importantes publications”. a géométrie est rejetée. En témoignent ces lignes du duc dar court: sLes décorateurs n’ont de principes que les mathématiques, feurs principes sont dans Fuclide et leurs modéles sont dans un porte: feuille. Tout leur art comsiste a découper méthodiquement une surface, w Mibdiviser le cercle, le carré, la ligne droite en différentes figures, & ssujettt une riviére entre deux murs, & revétir des terrasses, des amBes, J ruconnes Ieneeinte d'un parc et percer en tous sens les massifs d'un bosquet®. » Selon Girardin, le paysagiste doit avoir recours non pas au deadn mais 3 la peintare’. Le cr¢ateur d’Ermenonville recommande de 1. Le goa tangas pour les jardins je cris, ressemble exacrement a goby 298s Fa Pen vonageur anglais en 1774. De hauts murs, des lignes det ees Tonet hornbles ecinsensées composent tout la sariié dont Ce a pi agsnacon dea gers.» Voir E THs, The Pench formal of MF Tha see Farm, €4, MTom et Th Guppy, 1992 p. BT, cié par A. BEAU, L'chiece ae Lami, Paris, Berger Levrault, 1982 p. 70. ra rete a Fay su x prdns en 1774, et Gracin son wraté De le omprsiion des ponagn eh 1777 Les reasons contemporaine sont epertonies dans i nes home ege pat de 174. Voir G-L- Li ROUez, Dts dev mower jr mode» Paris, 1776-1788 Pre ancou, Tit de la dcoration des ders, dex jardins despa oP cit, p-P 4Voi RL be Cs, Dea compestin dps ‘Pass, 1777, r6ed, Seyssel, Champ 1992 valk Diserts et paysages 95 peindre des tableau, grands ou petits selon qu'il s'agit de wes d’ensem- Prvou de vues particuligres : au « tableau de toile » correspondra un tableau de terrain ». Pour indiquer matériellement les dispositions Correspondance & la composition peinte, des piquets fichés dans le sol suffiront et se substitueront utilement aux plans géométriques. « Rien rrétant plus fautif que la théorie de la perspective a ’éyard des surfaces te niveau », écrit Girardin (p, 31). Il est vrai que des terrases corres- pondant 2 des coupes diftrentes peer appaaie semblabes wre Pr perspective. La raison classique avait usé cnprenec 1a ique avait usé de ce principe antamorphi- Le rejet de la géométrie conduit & celut du tracé reetigne. Lallée d’un jardin doit étre sinucuse, & Nimage d'un joli ruisseau qui « serpente son gré», pour reprendre les termes avec lesquels Walpole décrit la fagon dont Kent utilise l'eau dans ses jardins. L'allée doit offrir une pro~ raepacle dont Watelet, Girardin, mais également Morel praticien et theo- ficien des jardins!, s'appliquent a décrite les qualité sans fatigue, avec des repos, ménageant une succession de vues, permettant d’atteinde les Sites pttoresques, de s'y recueillir etd’en gotiter les references lttéraires Girardin insiste sur son caractére continu qui fait écho & la «liaison » de ia composition d’ensemble, et sur la nécessité de former avec les bois autant de cadres — la notion de cadre étant directement emprucitée au domaine pictural —, afin de guider le regard et de créer une pro- fondeur de champ’. Le spectacle qu’offait le jardin baroque était fait de surprises, d’éléments fantastiques, de merveilleux, que la compos ces Feneemble nvannongait pas dans le d&tail, méme a elle indicat leur découverte. Dans le jardin paysagé des Lumiéres, la composition densemble ne sect plus seulement invitation, mais indique, dés le premier coup devil, le tracé de Fallée qui sera effectivement suivie, En Eesiecle qui connait es progrés de la doctrine sensualste, la promenade est considerée comme I'épreuve au. couss de laquelle es fapressions ressenties proweront la qualité intrinséque du dispositif paysager. Rejet tes méthodes et des outils: ainsi disparate jardin comme liew d’expérimentations, de savoirs et de faire communs a l'ingénieur cuter eat son ine dem comonion cg a yale GPR Warr: ai surfer eine QU8D, Benve, Minko epee, 1972, p38. \ 96 Paysages en mouvement cet au jardinier, et done comme Pune des sources du projet routier. Alors jque Toute et allée de jardin s‘apparentaient au debut du siecle, 107 HMsormais les oppose. La ligne droite n’est plus considérée comme belle par elleméme. Elle interdit Nappréciation esthétique du cadre, aut ppntraire de la ligne sinucuse : « Une avenue en ligne droite [..] barre aspect du pays », écrit Girardin (p. 23). Ailleurs : « Le pays est coupé de tous cates par les longues lignes droites des grands chemins plantes arbres élagués en forme de balais » (p. 52). Ou encore: « Leur ab gnement forcé est absolument contre nature » (p. 55) Te paysagiste senferme dans univers clos du jardin et disqualific Vextétieur, Pour Girardin, « le long des grands chemins, et méme dans les tableaux des artistes médiocres, on ne voit que du pays; mais un paysage, tne scene poétique, est une situation choisie ou ereée par le pout et le sentiment » (p. 58). D’une fagon générale, la campagne ne présente pas, a ses yeux, les qualités requises. «La mature vague &t eonfuse nvoffre qu'un pays insipide », juge-til (p. 20). C'est ainsi que In route est rejetée dans un domaine qu'il faut qualifier de technique, par opposition au paysage. Le voyageur n'est plus incié a considérer Pe route comme une ceuvre de synthése, porteuse d'une certaine beanté, Le monde du voyage connait une évolution comparable au sens ot, & partir des années 1770-1780, une difference apparait ene les textes qi lassent libre cours aux impressions et ceus qui se réclament une attitude plus distanciée. A quelques années d'intervalle, Bernar ddin de SaintPierre donne son Voyage a U'ile de France, a Vile Bourbon, au ‘ap de Bonne Espérance (1773), empreint d'un certain Iyrisme, Volney son Voyage en Syrie et Egypte pendant les années 1783, 1784 178%, dans Tequel i

Vous aimerez peut-être aussi