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En Grèce, il y a 2500 ans, apparaissait une manière nouvelle de penser le monde. Cette origine de la démarche scientifique ne fut pas seulement intellectuelle et culturelle ; elle fut aussi politique et économique.
En Grèce, il y a 2500 ans, apparaissait une manière nouvelle de penser le monde. Cette origine de la démarche scientifique ne fut pas seulement intellectuelle et culturelle ; elle fut aussi politique et économique.
En Grèce, il y a 2500 ans, apparaissait une manière nouvelle de penser le monde. Cette origine de la démarche scientifique ne fut pas seulement intellectuelle et culturelle ; elle fut aussi politique et économique.
L’AVENEMENT DE
LA PENSEE RATIONNELLE
En Gréce, il y a 2 500 ans, apparaissait une maniére nouvelle de penser
le monde. Cette origine de la démarche scientifique ne fut pas seulement
intellectuelle et culturelle ; elle fut aussi politique et économique.
ENTRETIEN AVEC
JEAN-PIERRE VERNANT.
PROFESSEUR AU COLLEGE DE FRANCE
PROPOS RECUEILLIS PAR
STEPHANE DELIGEORGES
ET JACQUES DESCHAMPS:
Sciences et Avenir: Faut-il aller en
Gréce pour voir comment une certaine
figure de la rationalité se constitue?
Jean-Pierre Vernant: Ce détour
n'est stirement pas inutile: je le crois
méme nécessaire. Dans la tradition
scientifique et rationaliste qui est la
nétre, on considére que la raison est née
la, et non seulement on considére
qu'elle est née en Gréce, mais certains
‘ont méme pensé que le surgissement de
cette raison a marqué une rupture sur
tous les plans, une rupture totale avec
ce qui existait auparavant ~ pour eux,
ce qui existait avant, c’était Virration-
nel. Qu’on le baptise superstition,
mythe, défaut de logique, peu importe.
Mais en gros, c’était cela le schéma.
Une telle interprétation implique l’avé-
nement d'une attitude d’esprit qui au-
rait, de fagon absolument décisive, ins-
tauré une carriére de pensée totalement
nouvelle. Une carriére tout a fait carac-
téristique de POccident et laquelle la
science et la philosophie sont liées.
Pendant longtemps, pour beaucoup
de penseurs et d’historiens, le retour
aux Grecs, c’était cela. Pour eux, ily a
ceux qui étaient en dehors, les civilisa-
tions proche-orientales par exemple,
bien qu’elles aient connu une astrono-
mie développée, et que les gens de ces
civilisations ne’ vivaient pas dans la
confusion. Reste que ces civilisations
n’ont pas accédé A ce stade qui est
inaugural par rapport au destin de la
pensée. Done, avant les Grecs du VI"
sidcle, c'est autre, et A cdté des Grees
est encore autre. Evidemment, c'est,
cette interprétation qu'il faut examiner
et qui fait difficulté, qui fait difficulté &
tous égards !
8.et A.:Pourtant, quels sont les traits
majeurs de ce que Von peut appeler
Vémergence du VI‘ siécle ?
J.P.V.: Il est vrai que c'est au VI
sidcle, dans les cités ioniennes (1), &
Milet essentiellement, qu’on voit appa-
raitre une lignée de’philosophes. Ce
sont Thalés, Anaximéne, Anaximandre
que les Grecs eux-mémes ont considéré
comme les premiers philosophes. Inau-
(1) Tonie : nom ancien de la partie centrale
du littoral de U'Asie Mineure (Turquie ac-
tuelle) sur la mer Egée. L’Tonie comprenait
‘aussi les tles de Chios et de Samos.
défini une activité intellectuelle qui
vise 4 la fois a rendre raison des phé-
6 et & instituer un discours qui
obéit a sa propre logique...» (Cliché
Ph. Lelluch).métrie (Mosaique, Musée national de Naples
Au
début du IV" siecle, ils’éléve contre le systéme de pédagogie fondé sur la
poésie orale (Cliché Giraudon).
gurent-ils vraiment un mode nouveac
de réflexion ? Une forme de rationalité
totalement inédite? Et peut-on dire
qu’avant eux il n’existait pas de ratio-
nalité ? Je ne le pense pas. Tl y a tou-
jours eu, & la fois, rationalité et irratio-
nalité, et de facon absolument solidaire.
Les Babyloniens ont leur mode de ra-
tionalité, les Chinois ont leur mode de
rationalité. Bien sir, la rationalité grec-
que, que les Ioniens vont instituer, va
permettre de progresser sur un certain
plan. Elle va permettre, par exemple, &
la science occidentale d’avancer dans
des voies oit les autres ne pouvaient pas
aller. En revanche, comme Joseph Nee-
dham I'a montré, certains domaines
études ont été barrés, certaines hypo-
théses interdites. Ainsi, tout ce qui
était pas considérations sur la masse,
ou Pétat permanent des choses, mais
tout ce qui, au contraire, était de l'ordre
du flux, du magnétisme, tout cela a été
rejeté par les Grecs du cété de l'irra-
tionnel. Alors que les Chinois, eux, ont
6té capables, en s'intéressant A ces phé-
noménes, d’aller beaucoup plus loin
dans divers secteurs. Ils avaient un
autre type de rationalit, et ils ont pu
intégrer ces phénomanes a un mode de
pensée rationnel. Donc le jeu est beau-
coup plus compliqué qu’on peut le
crore.
Done, et compte tenu de ces premié-
res nuances, que se passe-t-il dans ces
cités grecques du Proche-Orient vers le
VIF siécle av. J.-C. ? Et tout d’abord,
quel est le contexte de la civilisation
d’oii va émerger un mode de penser
nouveau? C’est une civilisation orale,
ot Ia poésie qui est un chant dansé et
rythmé occupe le devant de la scéne
intellectuelle. Nous trouvons la Pépo-
pée, la poésie lyrique et une poésie de
forme a la fois épique et sapientiale
‘comme chez Hésiode (2). A ce moment-
a, on a done des podtes, ce sont des
chanteurs et tout se transmet orale-
ment. Premier changement notable,
apparition de la prose. C’est-8-dire de
textes qui sont en prose. Cela n’a lair
de rien, mais on ne peut pas faire l’ana-
lyse des changements dans les modes de
pensée et dans linstauration de la ra-
tionalité si l'on ne prend pas en compte
le fait que l'expression poétique est
autre chose qu'une expression prosal-
(2) Gree, ~ VIII-VII" sidcle avant J.-C.,
auteur de la Théogonie et les Travaux et les
jours
que. C'est le premier point important.
Deuxiéme point, important aussi, il est
1ié & cet aspect prosaique. C'est le pas-
sage du chant oral a des textes écrits.
C’est un changement fondamental car
Pécriture instaure, a la fois, un nouveau
mode de discours, de logique du dis-
cours, et un nouveau mode de commu-
nication entre l'auteur et son public.
C’est une forme beaucoup plus distante
et plus critique. Pensez a toutes les
attaques que portera Platon, au début
du IV*siécle, contre ancien systéme de
paideia (3) fondé sur la poésie orale.
Siil le rejette, pour lui opposer le dialo-
gue philosophique, c’est que ce syst8me
oral repose sur une sorte de mouvement
de sympathie qui fait que l'auditeur est,
pris et comme ensorcelé par ’émotion
que les vers communiquent. Tandis
u’un texte écrit est un texte sur lequel
on peut revenir et qui, en quelque sorte,
déclenche une réflexion critique. Enfin,
ily a un troisiéme aspect, lié, lui aussi,
aux deux précédents. A cette époque,
on passe d’une forme qui est narrative &
une forme de récit oi l'on veut rendre
raison de l'ordre des choses, exprimer
les apparences que le monde présente.
Le fait, par exemple, qu’il y a le jour et
la nuit, qu'il y a des saisons, qu'il y a
méme des phénoménes atmosphériques
curieux, la foudre par exemple. Qu’il ya
enfin une sorte de mouvement cyclique
dans l'Univers qui aboutit & ce que les.
choses, d’une certaine facon, se répa-
tent alors que les hommes passent et
meurent. Auparavant, on expliquait
cela sous la forme d’un récit mettant en
jeu, de maniére trés dramatique, des
personages qui étaient des divinités.
66 Il y a toujours
eu, ala fois,
rationalité
et irrationalité,
et cect de fagon
absolument
solidaire. 99
On ne posait pas de questions mis sous
la forme d’un probléme.
Cette maniare de concevoir les choses
n’était pas « irrationnelle ». C’était une
fagon de rendre raison des choses qui
était liée, encore une fois, A une forme
précise de civilisation, A un type de
poésie orale et & un type de narration
particuliers, et bien sdr & un type de
(8) PédagogieLes chevaux de Neptune (lit
conception du monde, les,
pour employer celui des éléments (Cliché.
losophes grecs changent I.
1ographie de W. Crane, bibliothéque des Arts décoratifs). Pour mettre
ir vocabulaire, abandonnant ie nom des divinités traditionnelles
Charmet, bibliothéque des Arts décoratifs).
ur pied une nouvelle
croyance religieuse. Dans ce systme-la,
ce qui était fondamental c'est l'idée de
pouvoir et de puissance. Il s’agissait de
faire un récit montrant que dans un
monde oli des puissances, des pouvoirs,
des forces s'opposent et se disputent, &
un moment donné, un souverain plus
puissant que les autres va imposer sa
loi. A partir de cette imposition, ordre
du monde devenait constant. On peut
appeler ce type de rationalité une ra-
tionalité du cratos pour parler grec, ou
de la dunamis, c'est-a-dire du pouvoir
royal. Done, dans cette optique, au
terme de toute une série de générations
divines et de luttes pour la souverai-
neté, a un moment donné, Zeus, le plus
puissant des dieux, s’installe. Et
contrairement aux autres, son pouvoir
ne vieillit, pas, ne s'affaiblit pas. I! ne
sera pas renversé et Vordre qu'il insti-
tue est un ordre de répartition d’hon-
neur. Zeus va distribuer les pouvoirs. Il
y aura le dieu qui régne sur la mer, celui
‘qui régne sur le monde souterrain, ceux
qui regnent dans le ciel, enfin ceux qui
régnent a la surface du sol. Tous reste-
ront dans leur sphere. C’est, encore une
fois, ce que l’on peut lire dans la Théo-
gonie d’Hésiode, par exemple.
Done, dans cette vision des choses, au
début est le chaos, le désordre et de ce
chaos se dégage un pouvoir souverain
qui institue ordre. Aussi, dans ce type
de rationalité, le point de référence est
de savoir qui est le maitre du monde et
pourquoi son régne ne disparaitra pas.
Cette conception du monde ne devient
irrationnelle qu’a partir du moment oit
Von en sort et que l'on se met & penser
autrement. Tant que l'on est & linté-
rieur du systéme, cette conception est
rationnelle, je dirais méme qu’elle est
extrémement sophistiquée. Si l'on croit
quill existe des dieux souverains, ne
pensez-vous pas que cela apporte de
bonnes réponses aux questions que les
hommes peuvent se poser ?
Ensuite les choses vont changer trés
profondément. Je le répéte, les textes
ne sont plus des narrations mais on a
maintenant affaire & un exposé. Done
un texte qui adopte une forme qui se
veut explicative, mais d'une maniére
trds différente de celle de la possie.
Ainsi, au lieu de placer & Vorigine le
désordre pur et de faire naitre de ce
désordre un souverain qui va imposer
Vordre, on recherche quels sont les
principes, ou le Principe qui est a la
base de tout. Et ce principe quel qu'il
soit, Veau pour certains, le feu pour
d’autres ou encore apeiron, Villimité,
c'est lui qui va contenir les moyens
explication de tout ce qui arrivera par
lasuite.
S.et A.: Crest l'idée d’arché.
J.P.V.: Bien entendu, avec le jeu
conceptuel qui fait que larché a deux
sens. Le mot désigne a la fois le pouvoir,
la suprématie, mais aussi le principe, le
fondement. Done, a partir de mainte-
nant les Grecs vont rechercher le prin-
cipe. Ce qui veut dire que, derriére les
apparences, pour les expliquer, on ne
recherche plus un prince venu les stabi-
liser et les fixer. Ce que I’on recherche,
c'est le principe qui les fonde. Finale-
ment cette arché prendra la forme de la
loi. Nomos en gree.
Ce nomos est une régle. Le principe
n’est pas une force qui est plus grande
que les autres et qui impose une loi de
distribution comme le faisait Zeus. Le
principe est une loi d’équilibre entre
éléments. On a done, a partir de la, avec
les philosophes milésiens, un mode de
pensée qui va essayer de dégager sous le
jeu des apparences et sous le miroite-
‘ment de toutes les choses sensibles desThales écrit un livre
sur la nature et participe a la vie politique
(Cliché J.-L. Charmet).
éléments stables. Des éléments perma-
nents, qui sont premiers et qui contien-
nent la loi d’quilibre de Univers.
‘Méme lorsque cet Univers passe par des,
phases. Dans ce dernier cas, ce sera la
loi du eycle qui fait qu'il y a d’abord le
feu, ensuite l'eau, etc. Or, pour mettre
sur pied une telle conception du monde,
les Grecs ont été obligés de changer leur
vocabulaire. Ils ont été obligés d’utili-
ser, non plus les noms des divinités
traditionnelles, qui étaient vues comme
des puissances, mais le nom de qualités
sensibles, rendues abstraites et subs-
tantialisées par l'emploi de l'article : Ie
chaud, le froid. Les Grecs vont utiliser
un certain nombre d’éléments qui ap-
partiennent au monde de la nature et,
dont 'appartenance & ce monde est.
souligné par le fait que pour dire eau,
par exemple, on ne dit pas Poséidon,
mais on dit hudor, le nom méme qui
désigne l’élément. Ainsi apparaissent
des catégories conceptuelles qui vont.
tre généralisées a partir de ce qu’elles
sont physiquement. A partir de 1a, les
Grecs vont done réorganiser leur sys-
t8me, pour aboutir, non plus a des listes
généalogiques coiffées d’un pouvoir su-
préme, mais & un réseau de principes,
66 Au VE siécle,
on voit percer
Vidée que c’est la
loi qui gouverne
le monde et
non pas Zeus.9g
ou parfois A un seul principe dominant.
Puis les penseurs du VI° siécle vont
essayer de montrer comment ces princi
pes se combinent suivant un ordre:
Pordre constant de la nature. Finale-
ment, dans ce point de départ, on voit
percer l’idée : c’est la loi qui gouverne le
monde et non pas Zeus. L’ordre est
done premier par rapport au pouvoir.
C'est 4 ce moment-la que s’instaure
également quelque chose que l’on pour-
rait appeler une nouvelle logique du
questionnement. Cette logique est dif-
férente de la précédente en ce sens que,
contrairement aux récits des mythes
cosmogoniques, les textes ont désor-
mais pour ambition de répondre A ce
que les Grecs nomment des proble-
mata.
Ces problemata sont parfaitement
formulés : « Pourquoi, parfois, y a-t-il
éclipse ? », « Pourquoi, parfois, y a-t-il
arc-en-ciel ? » Ily a donc des questions
et effort vise & répondre & ces ques-
tions. Les Grecs vont réfléchir A un
doubie niveau. A un niveau qui est celui
de la phusis, de la nature et des « phé-
noménes » qui y résident ~ souvenez-
vous, le phainomenon : c'est ce qui ap-
parait - et au niveau de ce qui est, « en
dessous » des phénoménes. Cet’ «en
dessous » est de ordre des phénoménes
mais avec une stabilité que les phéno-
mines n’ont pas. Done double jeu de
recherche : les Grecs restent au niveau
des phénoménes physiques, une consis-
tance qui est encore celle de la nature,
de la phusis. La rationalité ne va plus
fonder a partir de la ’univers visible sur
un espace qui est sacral et sur un temps
qui n’est pas celui des hommes, celui
des dieux. Non, il faut, maintenant,
pour les Grecs, trouver des explications
qui s'insdrent dans le temps tel que les
hommes le vivent.
Dans la méme optique, les Grecs vont
aussi rechercher des systémes explica-
tifs en utilisant des phénoménes qui
sont toujours sous notre nez. Par exem-
ple un crible, ou un piston avec lequel
on aspire l’eau. Leurs schémas explica-
tifs visent A déceler ce qu’on ne voit pas,
ce qui est sous les apparences. Mais ce
que l'on ne voit pas, pour eux, n'est pas
d’un ordre radicalement différent de
celui des apparences. Done, les Grecs, &
partir du VF sidcle, vont utiliser les
mémes éléments qu’auparavant. Sim-
plement, par derriére, grace un voca-
bulaire plus abstrait, grace a des sché-
mas explicat choisis, ils vont
proposer des principes d’ordre sous-ja-
cent totalement inédits. Voici en quel
sens il y a innovation dans la rationa-
lité. A partir de 14 va s‘imposer une
curiosité, un questionnement intellec-
tuel qui, en empruntant des voies inédi-
‘tes conduira, plus tard, @ ce que nous
appelons la science.
Cette curiosité va concerner l’ensem-
ble des phénoménes physiques. Cela
portera aussi bien sur la recherche mé-dicale, la recherche astronomique ou les
théories physiques.
$.et A.: Ce que vous venez de décrire
pourrait étre baptisé « la séquence mi-
Uesienne »
J.P.V.: Oui, mais il est clair que cette
séquence n’aurait pas suffi. L’épisode
milésien a, dans son développement
664 ce moment,
les choses se sont
Jjouées a la fois
sur un plan social
et sur un plan
intellectuel.gg
méme, suscité ou rencontré d'autres s6-
quences qui, globalement, sont les sui
vantes. A partir du moment oit l'on fait
un discours en prose qui prétend étre
un exposé explicatif va se poser, alors,
le probléme de la rigueur démonstra-
tive inteme de exposé. En d'autres
termes, la narration mythique se dé-
roule sans se soucier de sa propre cohé-
rence, la prose explicative, au contraire,
est un écrit qui doit rend. des comp-
tes. On suscite la critique, x7 objec-
tions, la controverse. Ainsi va se poser
spontanément le probléme de la cohé-
rence et de la non-contradiction du dis-
cours.
Il faudrait, bien sGr, mettre dans
notre scénario toute la lignée des ma-
thématiciens, des pythagoriciens, des
Eléates aussi. Reste que le démarrage,
le glissement qui s'est fait au VI siécle,
va conduire et trés vite aux grands sys-
tames philosophiques. Dans linter-
valle, il y a les présocratiques, mais
deux siécles plus tard, au IV" siécle
done, Platon arrive. De notre point de
vue, ce qu'il faut retenir, c'est que les
Grecs ont défini une activité intellee-
tuelle qui vise, & la fois, & rendre raison
des phénoménes, et a instituer un dis-
‘cours qui obéit a sa propre logique dans
son déroulement. Les Grecs ont ainsi
défini une logique de l'identité, car au
méme moment, ils ont porté leur ré-
flexion sur les régles de fonctionnement
du discours,
S. et A.: C'est apparition de ce que
les Grecs appellent le logos, qui veut
dire @ la fois parole et raison, en un
certain sens.
IP.V.: Tout a fait, méme si, ailleurs,
les milésiens ne l'appellent pas encore
logos. Précisons aussi que le partage
entre le mythe (muthos) et le logos va
se faire difficilement. En tout cas, a
partir de cette époque, toutes ces curio-
sités se développent. Elles culmineront
avec Aristote qui, lui, parlera de tout.
Du vivant, du ciel, de la physique et de
bien d’autres choses encore.
S. et A.: Il explicitera méme les crité-
res de démonstrativité, de preuve. En
particulier dans l'Organon, son grand
traité de logique.
J.P.V.: Bien sir. Ainsi les Grecs ont,
d'une part, développé l'idée d’historia,
c’est-a-dire d’enquéte. Elle donnera les
grands recueils d’observations. Et d’au-
tre part, l’idée de non-contradiction, de
cohérence du discours, de logique.
Tout ceci permet aux Grecs d’aboutir
a un type de rationalité qui a une forme
assez précise et qui a donné les résultats
les plus valables. En définitive, ce qu’il
faut retenir dans ce que les Grecs pro-
duisent alors, c’est un idéal. Un idéal
qu'il faut suivre, une sorte de champ
que I'on trace, en sachant qu’a chaque
fois, le réel résiste.
S. et A.: Quels sont les rapports entre
cette forme de rationalité et les chan-
gements d’organisation politique ?
Ree)
ae De“
J.P.V.: Tout d’abord, il est impossible
de ne pas constater qu’entre les formes
de rationalité et les changements qui se
produisent sur le plan de la vie sociale
et de la vie politique, il y a des corres-
pondances. Je ne dis pas que I'un déter-
mine l'autre. Mais je remarque d’abord
que cela marche du méme pied. Ce n'est
pas par hasard que la Cité, dans ses
aspects démocratiques, telle qu’elle ap-
parait au VI siécle, en particulier avec
tun personnage comme Solon (4), est.
contemporaine du développement de ce
(@ Solon: législateur et poete athénien,
~ 640 ~ 558. Son nom est attaché a une
vaste réforme sociale et politique qui déter-
‘mina V'essor d’Athenes. De lui date la nais-
sance de la démocratie athénienne.
Chez les pythagoriciens, le dévelop-
pement des mathématiques demeure
1ié au concept de « nombre parfait ».
Ici, Pythagore et Boéce, philosophe et
homme politique latin, tradueteur et
commentateur d’Aristote (bibliothéque
de 'ancienne faculté de Médecine, cliché
J-L. Charmet).type de rationalité. Pensons & ceux que
les Grees appellent les sophoi, les sages.
Leur sagesse consiste justement dans le
fait qu’ils ont pensé le corps social, la
‘communauté humaine d’une cité, exa
‘tement dans les mémes termes et sur le
méme registre que les philosophes i
niens avaient pensé l'Univers, c’est-
dire le cosmos. C’est d’ailleurs le méme
terme. Le cosmos est organisé avec des
éléments multiples qui, tous, vont obéir
une loi commune. La, la chose essen-
tielle étant que le pouvoir, le cratos, ne
se soit pas accaparé par un des élé-
ments composant la cité, par une des
personnalités de la cité. Sinon apparai-
traient la tyrannie et, par voie de consé-
quence, la ruine de la cité. Pour qu'il y
ait cité, il faut justement que le cratos
soit déposé au centre de espace civi-
que. Le terme grec qui désigne cet as-
pect est: 'isonomia, Il faut qu’il y ait
perpétuellement cet équilibre.
Je suis done obligé de remarquer que
les choses, & ce moment-la, se sont
jouées sur un plan intellectuel et sur un
plan social. Ce qui ne veut pas dire du
tout que le développement de la science
et que les aspects intellectuels de ce
développement ont été déterminés par
la politique ou l’économique. Ce que je
dis, c'est qu'il y en a dans la vie du
philosophe. Et Solon ne participe pas
moins l’élaboration d’une nouvelle
rationalité quand il déclare: «Je me
suis tenu comme une borne... j'ai voulu
que ce soit la loi qui soit respectée... On
m’a proposé la tyrannie, je Vai refusée...
la cité doit avoir cette forme isonomi-
que... » Solon met en place les mémes
catégories et les mémes représenta-
tions, sur le plan social, que le philoso-
phe le fait sur le plan de la pensée de
TUnivers. Ce n'est done pas l'intelli-
gence qui est déterminée par le social
ou ’économique, c'est toute la vie so-
ciale A tous les niveaux, que ce soit
‘Thales qui a participé a le vie politique
et qui décide d’écrire un livre sur la
nature, ou que ce soit Solon engagé
dans la vie politique. Dans les deux cas,
leur univers intellectuel est fagonné par
tous les plans de leur activité, et ces
plans ont une relative cohérence.
Ceci peut nous permettre d’affirmer
que la raison, que l’émergence de la
rationalité n'est pas une révélation, ex
nihilo, mais qu’elle a un caractére his-
torique. D’ailleurs, il faut bien voir que
les Ioniens ne sont pas des adeptes fa-
natiques de la Raison chassant la su-
perstition, Pas du tout. Pour eux, ce
monde est plein de dieus, ils le disent.
Dune certaine maniére, ces principes
nouveaux dont nous avons parlé ont
encore quelque chose de divin. La
vieille conception d’un monde divin est
toujours présente A ce moment-la, et on
ne pourrait pas comprendre ce monde
si l'on ne faisait pas leurs places a ces
dieux. De la méme fagon, si ’on observe
le développement des mathématiques,
il est, chez les pythagoriciens, absolu-
ment lié aux idées que certains nom-
bres sont parfaits et qu’ils ont une va-
leur sacrale.
S. et A.: La, les mathématiques se
doublent d'une mystique.
J.P.V.: Appelons cela « mystique » si
Yon veut. Cela se double d’une concep-
tion qui nous est maintenant étrangére.
Reste que le pas en avant qui est fait, &
ce moment-la, est possible du fait aussi
de cette « mystique». Par exemple,
quand Thalés dit que c’est eau qui est
élément primordial, on comprend trés
bien ce qu'il veut dire. L’eau peut pren-
dre toutes les formes, Peau est ce qui
nourrit la vitalité, et, dans "homme
méme, c'est ’élément humide qui est en
rapport avec la génération. Comme la
mort et la vieillesse sont une sorte de
désséchement... On comprend tout ¢a.
661 emergence
de la rationalité
n'est pas
une révélation :
elle aun caractére
historique. 99
Mais il ne pourrait pas poursuivre son
projet qui est l'instauration d’une nou-
velle rationalité si, quand il dit l'eau, il
n’avait pas en méme temps, dans son
esprit, toute cette charge que l'on peut
dire sacrale. L’eau, pour lui, n’est pas
seulement ce que je verse ou ce que je
bois. C’est quelque chose qui a, en plus,
un certain nombre d’effets, de pouvoirs.
S. et A.: Les Grecs connaissent la
raison mais ils connaissent aussi la
métis, la ruse, Uhabileté @ se conduire.
Comment ces deux stratégies, la ratio-
nalité et la métis cohabitent-elles,
puisqu’elles participent toutes les
deux de Vintelligence pour les Grees ?
J.P.V.: Sur exemple de la métis qui
est tout a la fois la ruse, lintelligence
retorse, la débrouillardise, l'astuce, la
tromperie, on voit trés bien comment le
développement d’un type de rationalité
qui permet d’avancer sur un certain
nombre de plans a aussi sa contre-
partie, Le résultat de cette cohérence
interne dont nous avons parlé plus
haut, de cette recherche de rationalité,
de démonstrativité, od 'argumentation
doit utiliser des concepts univoques,
précis, bref, ce développement a pour
conséquence que tout un pan de l'intel-
ligence grecque est rejeté. L’intelligence
mise au service non seulement des tech-
iques artisanales, du politique, du
flair commercial, de la vie quotidienne,
de la navigation. Cette intelligence qui
Jouait un réle fondamental est repous-
sée, elle est exclue de cette nouvelle
rationalité car elle repose, en définitive,
sur le fait que toutes les choses sont
toujours ambigués, polymorphes,
fuyantes. Ainsi tout ce qui ne reléve pas
une loi et d’un ordre permanent est
refoulé. Avec beaucoup de force par
Platon, par exemple. Aristote, lui, lui
fait une place. Il dit que, dans les affai-
res humaines ot tant de choses nous
échappent et qui ne sont pas comme les
mathématiques ou la physique, une
vertu nous est nécessaire. C'est celle de
Vévaluation correcte, des circonstances
bien saisies et de la juste mesure, et il
lui fait, sous le nom de prudence, une
place dans la morale mais pas dans la
science. Aussi, tous ces savoir-faire qui
sont ce que j'appellerais volontiers la
pensée technique, l'intelligence techni-
cienne, tout ce qui est de ordre de
Popératoire et qui a sa propre logique.
8. et A.: Dans un de vos textes, vous
parlez de « la vitalité de la pensée ra-
tionnelle aujourd’hui »
J.P.V. : Oui, mais je parle aussi de 'ex-
tréme vitalité de la pensée irrationnelle
aujourd'hui. Lune et Vautre existent.
Cette seconde vitalité, celle de l'irra-
tionnel, ne me géne pas dans la mesure
oi je crois qu'il ya toujours d'un e6té la
raison et de l'autre « Virraison », Ce que
Von appelle la rationalité c'est, a la fois,
ces attitudes intellectuelles que le déve-
loppement de la recherche scientifique
dans les divers domaines a amené et
qu'elle conforte bien sdr. Il faut bien
voir que cette rationalité a des aspects
institutionnels. Il existe des sociétés sa-
vantes, des journaux scientifiques, des
milieux ot, pour chaque discipline, le
champ de la recherche est déja consitué
avec son histoire propre ; Vhorizon de
Penquéte est délimité et balisé. Dans ce
cadre, le contréle réciproque des cher-
cheurs est constant et chaque savant
qui travaille sur ce terrain opére dans
un espace de rationalité dont les
concepts, les méthodes, les principes
directeurs sont définis. Cependant, a
Vintérieur méme de ce cadre, il existe
des divergences d'orientation et des
disputes. Pas seulement des disputes
sur les théories scientifiques, par exem-
ple Vinterprétation de la relativité gé-
nérale, etc. Il y a aussi des enjeux de
rationalité. Ces enjeux reposent sur des
choix, par exemple vis-a-vis de ce qu’on
appelie le déterminisme, l'indétermi-
nisme. Ainsi, Vintérieur des champsJean-Pierre Vernant
de rationalité constitués il existe, et il a
toujours existé, des tensions. La ratio-
nalité n’est pas donnée avant la science
pour en conduire et: fixer, comme de
Pextérieur, le mouvement. Elle est im-
manente au mouvement des diverses
disciplines scientifiques ; elle se fabri
que dans et par leurs démarches, dans
le contact avec leurs « réels »et la résis-
tance de ces réels.
Quant a T'irrationalité, cest une
Les progrés de la science sont impuissants a supprimer, dans une civ
Tirrationnel, » (Cliché Ph. Lelluch).
autre affaire. Ses racines étant sociales
et psychologiques, les formes qu'elle
revét, les secteurs oi elle se manifeste et
qu’elie investit, méme dans les cas oi ils
paraissent recouper ceux de la science,
comme I'astrologie ou la communica:
tion de pensée, sont profondément
Strangers aux débats de la recherche en
train de se faire, et & ses enjeux du point
de vue de la rationalité.
Constatation réconfortante dans la
ation, les irruptions de
mesure oi elle implique qu’entre ratio-
nalité et irrationalité, la frontiére n'est
pas aussi flottante que certains vou-
draient le faire croire, désabusive aussi
parce qu'elle incline & penser que l’ex-
tension de la recherche dans tous les
domaines, les progrés de la science,
pour spectaculaire qu’ils soient, sont
impuissants & supprimer, dans une civi-
lisation, les irruptions, voire les déchai-
nements de l'irrationnel.