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{ Meillet, Le développement du verbe avoir, 9 Le développement du verbe avoir“, Par Antoine Meillet. Le verbe ,avoir“* est Pun des oulils les plus courants dans les langues do Europe occidentale, Un Prangais dit également: j'ai une maison et fai la fitore, fai des enfants ek j'ai une lourde tache, joi beau coup @efiorts & faire pour y réwsir et j'ai mawvaise apparence, Pareil verbe , avoir" marque parfois, dans une eertaine mesure, la possession; un Frangais peut dire: ,,’ai um champ” ou ,j’ai un bijou; mais Vin- dication de la possession y est faible. Le plus souvent, le fr. avoir mindique rien d’antre qu'un rapport entre le sujet et Vobjet considéré, ‘ainsi quand on dit: i a wne triste apparence, Lrexistenee d'un verbe navoit* souple et largement employé est Tun des traits qui earacté- Tisent les langues européennes occidentales, l'un de ceux qui en marquent le parallélisme de développement. ‘On n'a pas besoin dValler loin pour trouver une langue od il n'y arion de pareil, Le russe a un verbe iméy’ ,,posséder'; mais ce verbe ne s'emploie que pour marquer la possession, et, il ne se préte pas, comme fr, avoir, & indiquer tout ce qui est relatif au sujet, Soit le passage du Manuel pour Vélude de la langue russe de MM. Boyer et ‘Spéranski, p. ex. oi des paysans recrerchant parmi eux un voleur disent: kak uendt’ u hood dén'gi? En francais, on dirait ,,Comment savoir qui a Yargent? En russe, M. Boyer fait remarquer que imgjet serait impossible (loc, cit., note 2), = Bt en effet indo-européen whe avoir, pas ‘méme_pour indiquer la possession : ‘plus forte raison, pS pour indiquer tn rapport, Le procédé ancien pour former une phrase exprimant la possession est conservé dans plusieurs langues. Ainsi le védique a: Ménor ha vf reabhé aaa Manu avait un taureau' (Delbrtick, Ved. Synt., p. 161 et suiv.), et de méme les gathas de VAvesta ¥. XLIL7 éi3 ahi dahya aki Qui es-tu? A qui appartiens- tue" Tl en est de méme en vieil irlandais, ainsi Wb. 2°18 4s tria hi- rig rombéi cachmaith (est par sa foi qu'il a en toute espéce de bien“. César écrit B.G. 1,45, 1 neque se éudicare Galliam potive esse Ariouists quam populi Romani. : Le verbe qui signitie ,jait, au sens de ,je possdde", diffdre d'une Iangue indo-européenne & Vautre: le grec a 8y, le latin habes, le go- tique haba (qui n'a rien & faive étymologiquement avee habed), ot ai, Je lituanien Waccord avec Tes autres langues baltiques furitt, le viewx slave imamé (ancion *jémamé), Valbanais kam (aor. pata), Varménien unin (oor. kalay), le sogdien é’r- (ainsi é'r'ynt ,,ils avaient's, Vessantara ja- taka, 1. 926 @apres Pédition Gauthiot, Journ. asiat, 1912 I p. 476; en 10 Millet, Le développement du verbe avoir. sogiien chrétien d’rt yl a‘ forme des locutions nominales, comme on Te voit dans les textes édités par M, F, W. K, Muller). Sauf pour got, haba et alb. kam, les racines mémes ne concordent pas, Ustymologio.de Ja plupart de ces mots est transparente, Les ra- Cines signitient en général ,prendre't, Et les wrésents sont des duratifs ‘Geprimant lidée de ,garder une chose prise, tenir, On passe aisément de la A Vidée de ,,posséder" qui est la notion fondamentale de avoir, Le sens de ,,tenir* est souvent visible encore, au moins & la date la plus aneienne oi Jes langues sont attestées. Ainsi chez Homere yw signifie encore ,,je tiens“ dans la plupart des passages. Agamemnon veut ,,garder* Ja fille de Chryses A 112 OND Poshoyar abry (Pinot Exe et, dans A856, tye est entouré de mots qui signifiont prendre Baov yop Her yepes, abrds éxobpas, Get exemple montre en méme temps comment on a pu passer du sens de ,,tenir* au sens de ,avoir, Ge sens est atteint das la période ho- mérique, ot le poste a déja A295 Wowopapés, roves Buna” Exuv, xpabiny 8 AEHOIO, c.6 ~ Les formes arméniennes sont, pour le sens, les moinsévoluées de toutes, Ine serait pas impossible de proposer, a défaut d’étymologies stres, des rapprochements plausibles pour aim et pour kalay. Mais co jou d'esprit n’ajouterait rien au présent exposé. Tout co qui porte iei, c'est de constater que le sens de ,prendre' est net en plu- sieurs passages, ainsi Me, XIl,12 andrein ana nel traduit &jrowy abrov para, et le mot arm. jerbalal signitie ,,prisounier* littéralement, pris par la main“, Du reste ond-unin ,je regois' (aor. an-kalay) est formé comme lat. ac-cipia. Cette persistance du sens de ,,prendre, tenir en arménien ex- plique que, malgré sa littéralité coutumigre, le tradueteur arménien w'ait pu toujours traduire ty par unim. Ainsi L. 1V,40 mévres 8001 yor dodevoivras véooxs monihers est rendu en arménien par ameneS‘can oroe cin hiwandk" 4 peepee cove littéralement ,tous ceux de qui étaient des malades de diverses maladies", tandis que le traducteur slave suit Voriginal: visi eiko iméazo boigsteje nedegy raalidiny, ot de meme Uilla: attai swa managai swe habaidelun siukans sauktin missateikaim: puisqu'l ne s‘agit pas d'une propriété, 'arménion n’admet pas wnim; le russe Girait ici w Fotorye. — Il suifit d'une nuance pour que le verbe anim devienne possible Mt. XV, 80 mpoofAdov adr Syhor xodol, Exovies ed" tavrdv xuhobs, ropods ost traduit littéraloment par arm. matean af na Zclovurdl’ bazwnk’ or uncin ond ivreans hats oyrs ... les gens qui viennent ménent avec eux des infirmes; il nen faut pas plus pour xr anein. De meme L. XV, 11 &vOpunds ng elxs 860 vlods; W'arménien Meillet, Le développement du verbe ,avei u az ain oni cin erku ordiké en face Ge v. sl, dkit eter imE diva syne), i de got, mann sums aikta wan senins. Les enfants ne sont pas “lp! Ja propriété du pire, Bt ailleurs tandis que le frangais di is wa ‘galent pas @enfants, VEvangile grec aL. 1,7 ob« jy abrois réxvov; tou- jours étroitement littéral Je traducteur slave écrit ne bé ima éeda ot Ulfila, de méme, jah ai was im barne, La traduction lituanienne revue par Kurschat a en revanche ir jildu ne turgjo vaiky. Me. V,2—8 avdpuwos ... 85 viv xavoixnow elxev éy Tois wiper est rendu en arménien par ayr mi... orvy et bnakuthiwn iwwr isk i geres mans ér, Le slave a Chi... ie Zilite iméate vi grobéwt et le gotique .. suet bauain habaida in aurdhjom. Mit V, 46. fav yap dyafonse robs dyandvres pis, iva ywodBy Exere Ltarménien a: 21 ee sirigal’ eaynosik or sivenn ajeo sind varjk’ icon? littéralement ,,quel peut étre le salaire? L. VE,8 10 dvbpsmy 1 ypav Exovn sy xelpa (v. sl. modeni imadive- ‘mw sweep rokg) on lit en arménien: ¢ayrn oroy jernn gawsaceal @ yi Yhorme dont Ja main était desséchée". Le verbe tw est encore asser loin de Ta valeur de fr. avoir. atin i : Ainsi L, 1,17 08 18. xrdov & FAX ne peut se trad el, qui aTe yan en mains EE Ulfila deri an i Mais Te traducteur - ff méni tour gree, ef I derit: emude lopotu mi roku (ocd ‘Mar., sous Vinfluence de Voriginal gree) ego. La traduction serbe de_ “Vuk a f ima lopelu uw ruci_svojo ia a ruse of Vancien arménion laissent voir sinsi comment seat | fait le passage du sens de ,posséder & celui de yavoir". ‘Tant que, / comme en russe et en ancien arménien, la notion de possession de-| 7? ‘meure escentielle au verbo, on ne saurait dire qu'il y ait un verbe) avons, Car, fel quill est dans les grandes langues modemnes de Turope occidentale, avoir exprime une relation entre un sujet et un objet; cette relation. n’est_pas seulement, celle de possession; elle est du type le plas général, oe Te progrés en généralité qui s'est accompli entre lat, habed et fr. fai est grand, Cicéron éctit Ad fhm, XIV, 4,5 me hortaris, ut anima ‘sim magno et spem habeam recuperandae salutis; en francais on traduira ji mengages a avoir du courage et a garder Pespoir de..." Le verbe ,,avoir traduit une phrase ncmninale, et habed est rendu par jje gardo", Dans la méme lettre, XIV-4,2, on lit huie ttinam aliguando gratiain referre possimus! habebimus quidem semper, oi le sens de.,grarder" est évident. Sans enfrer dans un détail qui risquerait d'etre fastidieux, on voit ainsi comment des présents duratifs signifiant ,,tenic” — souvent par 1 Meillet, Le développement au verbe avoir“, ~ ont acquis le sens de ,posséder, comment c¢ Par usage et comment du sens de ,,posséder, avoir indication Tun simple rapport, Pareil développement nest pas accidentel.. On Yobserve, en effet, de manitre indépendante on des domaines aussi diflesente que lo latin sreta aangues tomanes, dune part, et Te sogdien, de Teutre, ha yaridte des éléments radicaux qui ont fourni le vetbe savoine dans les diverses langues suffirait & en marquer le caractire original dans chaque domaine. Les conditions qui ont déterminég ce développement ne sont done pas particulizres a telle ou telle langue, On et me présence ame possibilité générale quin'a pas abouti partout & ane réalisation, mais qui n’en est pas moins aniverselle, Los doux moments succeasifs du développement du sens de avoir, sont tous deux earactéristiques, ‘ndo-earopéen, la possession ne s'exprimait pas comme un nprocés"» par une phrase verbele, mais comme un simple fat, ar une Phrase nominale, “On pouvait dire jie pronds ou sje tems quelque chose; on ne disait pas je posséde' quelque chose, vais quelque chose west} molt. Et ce fait mest pas indifferent pour earacteriis Volse focial indo-européen, par contraste avec Pétat gree on romain, of 4 propriété individuelle de la terre est deja ien stabli: Fadon Stade de 1a possession uno fois atteint, la structure des langues indo-européennes et la tendance vers ime maniére de plus en plus ab- straite de parler ont déterminé le passage du sons de posséder* Texpression d’un simple rapport, rane part, en effet les arciennes langues indo-européonnes tens Gsient & présenter le plas possible Jes choses sous la forme ten proces Aependant d’um etre actif, Homére dit A 188 Aindefuwt 8° aos yéver” persounifiant presque le neutre éyos, S'l veut dire ,ses yeux ont eu un éclat redoutable, il dit, A 200 Uses 8 “ior B06 géavdev Le procédé d'expression des. anciennes langues indo-européennes é essenticllement actif, Prautre part, chaque mot indo-européen avait son autonomie et Pouvait se sulfire & Iuiméme; encore en latin ou en greo um wake mame 8 08 libed n'appelle pas nécessairement un complément, pas pane un eomplément sous-entendhu; on pouvait employer absolumenes fxw ot habed; et meme le fréquertaif Int, habia est plus omen avec deoustruction yabsolue'* qu’avee une construction transitive, he Géveloppement pris par Ie ,rection” a rendu le verbe de meics en: cael Meillet, Le développement du verbe ,avoir". 13 moins indépendant de son complément et a tendu & dissoudre dans Ie groupe, de plus en plus étroitement uni, de verbo et complement, la valeur propre du verbe. ° Ainsi un verbe tel que habed a perdu de plus en plus sa foree sémantique, It a fini par se eréer des tours fixes o0 avoir“ n'a plus aueune autonomie, comme dans fr. it a Pair de et surtout dans il y a Enfin les langues indo-européennes servert a rendre une penste de plus en plus abstraite. Un mode d'expression tout ,ctif se trouve des lors affects a rendre un rapport tout abstrait, Entre 'indo-européen, qui n’avait_méme pas Pamorce d'un verbe avoir“, ef une langue moderne telle que le frangais, il y a tout aa fois un changement profond d'institutions sociales, wn changement dans la structure de Ia phrase et un changement, dqns Iq mentalité des hommes. ANTIAQPON. Seftichrift Jacob Wadernagel 3ur Dollendung des 70. Cebensjahres am 11. Deember 1923 gewidmet von Sdillern, Sreimden und Kollegen Mit einem Bildnis Gottingen © » Danbdenhoed & Rupredjt © © 1923.

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