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Textes réunis par JEAN-PIERRE WALLOT avec la collaboration de PIERRE LANTHIER et HUBERT WATELET Constructions identitaires et pratiques sociales Actes du colloque en hommage 4 Pierre Savard tenu a l’Université d’ Ottawa les 4, 5, 6 octobre 2000 PRESSES DE L’UNIVERSITE D’OTTAWA ET CENTRE DE RECHERCHE EN CIVILISATION CANADIENNE-FRANCAISE JuL 31 2003 Données de catalogage avant publication de la Bibliotheque nationale du Canada Vedette principale au titre : Constructions identitaires et pratiques sociales : actes du colloque en hommage a Pierre Savard tenu a I’Université d’ Ottawa les 4, 5 et 6 octobre 2000 (Actexpress, ISSN 1480-4743) Comprend des références bibliographiques. ‘Comprend du texte en anglais. Publ. en collab. avec : Centre de recherche en civilisation canadienne-frangaise ISBN 2-7603-0542-2 1. Histoire sociale — Congrés. 2. Identité collective — Congrés. 3. Canada — Conditions sociales — Congrés. 4. Savard, Pierre, 1936-1998 — Congrés. I. Wallot, Jean-Pierre, 1935- IL Lanthier, Pierre, 1951- . Il. Watelet, Hubert, 1932- _. IV. Savard, Pierre, 1936-1998. V. Université d’Ottawa. Centre de recherche en civilisation canadienne-frangaise. VI. Collection. HN3.C66 2002 306'.09 €2001-904011-3 Illustration de couverture : Université d’Ottawa, CRCCF. — Fonds Pierre-Savard (P124). — Voyageurs et pélerins canadiens-frangais en Europe, de 1830 a nos jours [: conférence] / Pierre Savard. — 1976. — Pélerinage a Lourdes, [18897]. — Ph64-13. — « Basilique de N.-D. de Lourdes ». — Tardivel, Jules-Paul. — Notes de voyage en France, Italie (..]. —Monteéal: Eysebe Senécal & fils, 1890. — [p. 296-297]. Mise en pages : France Beauregard Saisie des textes : Monique P.-Légaré UNIVERSITE D'OTTAWA. UNIVERSITY OF OTTAWA Ne O2 Cet ouvrage a été publié grace 4 l’appui du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, ainsi que de la Faculté des arts, du Vice-rectorat a la recherche et du Cabinet du recteur de I’Université d’Ottawa. Les ouvrages de la collection ACTEXPRESS sont publiés sans I’intervention éditoriale habituelle des Presses de I’ Université d'Ottawa, La préparation éditoriale de cet ouvrage a été assurée par Jean-Pierre Wallot avec la collaboration de Pierre Lanthier et Hubert Watelet. Les textes ont été révisés par France Beauregard, « Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, tant électronique que mécanique, en particulier par photocopie et par microfilm, est interdite sans I’autorisation écrite de I"éditeur. » © Les Presses de l'Université d’Ottawa, 2002 Imprimé au Canada La structure politico-religieuse de la synallélie, en tant qu’antithése du systéme occidental! DIMITRI KITSIKIS Département d’histoire (professeur émérite) Université d’Ottawa Le xxi‘ siécle s’est ouvert en Gréce sous le signe des vieilles barbes. On se croirait revenu exactement un siécle plus tét, en 1902, quand en France, le président du conseil, Emile Combes (1835-1921), dans un excés d’anticlérica- lisme, décidant d’appliquer enfin la séparation de l’Eglise et de I’Etat, long- temps inscrite au programme de son parti et toujours différée, déclencha une crise majeure au sein de la société, allant jusqu’a la rupture des relations avec le Saint-Si¢ge. Depuis 1832, lorsqu’un roi bavarois catholique monta sur le tréne d’une Gréce qui venait de faire sécession de l’Empire ottoman, ce pays, aux traditions impériales de prés de deux mille ans, était entré dans l’orbite de Voccidentalisation de ses institutions politiques. Le roi Othon avait, pour la premiére fois, appliqué le principe occidental de césaropapisme, en se proclamant, en juillet 1833, le chef de 1° Eglise ortho- doxe, la détachant du patriarcat eecuménique de Constantinople, lui un catho- lique convaincu, marié 4 une protestante! Qui plus est, cette réforme religieuse d’occidentalisation radicale avait été mise sur pied par Georg von Maurer (1790- 1872), protestant et, par surcroit Bavarois! Othon suivait en cela l’exemple, au début du xvur' siécle, de Pierre le Grand en Russie et d’Henri VIII d’Angleterre au xvit siécle. La situation devint 4 ce point rocambolesque qu’ il fallut établir, pour la dynastie qui lui succéda, l’obligation de la famille royale de Gréce de se convertir a |’Orthodoxie, si tant est qu’on savait encore, dans les milieux de l’élite gouvernante, ce que signifiait vraiment la religion orthodoxe. L’élite intellectuelle occidentalisée et désorthodoxisée qui, depuis 1832, domina ’Etat grec croupion, était 4 ce point détachée des préoccupations de l’Orthodoxie qu’aujourd’hui encore il est fort difficile, dans les manuels, de se faire une idée précise de I’histoire religieuse du pays et de savoir qui est ortho- doxe et qui ne l’est pas. Les analyses historiques qui le concernent ignorent tout simplement la dimension religieuse, tandis que dans |’enseignement 304 Constructions identitaires et pratiques sociales religieux et la pratique religieuse, 4 Vintérieur du pays, la confusion fut long- temps telle que les éléments protestants, catholiques et orthodoxes entremélés formaient des images enchevétrées, au plus grand profit d’un voltairianisme grec de bas étage. Dans un tel climat se développa, dans ce pays d’Orthodoxes, une certaine idée d’« cecuménisme ». Des missionnaires protestants étrangers préchaient dans les églises orthodoxes de Gréce, en présence d’évéques qui se croyaient ortho- doxes. Lorsque le roi catholique Othon fut installé 4 Athénes, il fut regu par l’évéque orthodoxe de |’Attique, Neophytos Metaxas, entouré de pasteurs pro- testants! Les étudiants grecs orthodoxes, qui étudiaient la théologie dans les écoles catholiques ou protestantes d’Occident, revenaient dans une Gréce qui manquait de séminaires de théologie et ils enseignaient ce qu’ils avaient ap- pris, en pensant former des théologiens orthodoxes, c’est-a-dire en prenant des vessies pour des lanternes. Il s’agissait d’un phénoméne typiquement colonial, a peine différent de l’image des oblats enseignant |’Islam aux musulmans d’Afrique ou des jésuites enseignant le bouddhisme en Chine. Non seulement la théologie mais également les formes extérieures de la li- turgie orthodoxe changérent, au travers du chant occidental, des instruments de musique occidentaux, de la peinture religicuse occidentale, du piétisme occidental, pour aboutir 4 la construction, a partir de 1838, de la cathédrale orthodoxe d’Athénes. Le plan primitif fut tracé par le Danois Theofil Hansen, comprenant des éléments d’architecture romane, gothique, de renaissance oc- cidentale, enfin byzantine. Ce plan fut remanié par l’architecte grec Dimitri Zezos, et la cathédrale, terminée en mai 1862, présentait un aspect batard, 4 l'image méme d’une Orthodoxie colonisée*. Le systéme politique occidental évolua, en Gréce, de la monarchie absolue 4 la monarchie constitutionnelle, puis 4 la République, mais toujours avec une Eglise soumise au pouvoir politique, contre la maigre consolation de voir ins- crit dans la constitution de l’Etat gree que « la religion dominante en Gréce est la religion de I’Eglise orientale orthodoxe du Christ’ ». Contrairement 4 une opinion fort répandue, le monde grec et particuliére- ment l’Empire byzantin n’avaient jamais connu, avant 1832, de césaropapisme, pas plus que de papocésarisme et, bien entendu, jamais de sé¢paration de lEglise et de |’Etat*, Or voici qu’au lendemain des élections législatives du 9 avril 2000, sans crier gare’, le gouvernement social-démocrate de Kostas Simitis, reniant le césaropapisme, s’engagea brusquement sur la voie du pére Combes de la séparation, longtemps inscrite dans les intentions du libéralisme grec anti- clérical et toujours différée. L’argument sous-jacent était que la Gréce, deve- nue membre 4 part entiére d’une Union européenne de conception occidentale, ne pouvait plus pour longtemps conserver de telles particularités. En tout cas, La structure politico-religicuse de la synallélie 305 le résultat en fut foudroyant : pour la quatrigme fois depuis le début du xx‘ siécle, la société grecque se scinda en deux camps qui se haissent. La pre- miére fois, c’était aprés 1910, lors de la division entre vénizélistes et antivéni- zélistes. La deuxiéme, pendant la seconde Guerre mondiale, entre collabora- teurs et résistants. La troisiéme fois, ce fut de 1944 a 1967, entre communistes et anticommunistes. Depuis avril 2000, nous assistons 4 une quatriéme divi- sion profonde entre les partisans de l’archevéque d’Athénes, M® Christodoulos — les christodouliens —, et les partisans de Simitis — les antichristodouliens; et le gouvernement est décidé, comme celui d’Emile Combes en 1902, a aller jusqu’au bout. Du coup, le systéme de synallélie, qui avait régi les rapports de VEglise etde lEtat pendant I’existence millénaire de |’Empire byzantin, ressurgit comme modéle idéal proprement grec orthodoxe, dans un accés de résistance contre le mondialisme et l’intégration européenne, rejoignant ainsi la vague montante de l’euroscepticisme qui se remarque partout en Europe et notamment en Autriche et au Danemark. Mais qu’est-ce donc que la synallélie, puisqu’il n’est ni le papocésarisme, ni le césaropapisme, ni la séparation de I’Eglise et de I’Etat? Il ne s’agit pas non plus de la monarchie absolue de type occidental, pas plus que de la démocratie parlementaire. Au départ, il y a l'idée de régicide. Il y a cent ans encore, chez les descendants de l’Egypte pharaonique, les Coptes, on célébrait tous les 10 sep- tembre, premier jour de l’année solaire copte, au moment oti le Nil gonflait ses eaux 4 son plus haut niveau; le gouvernement du pays s’abolissait lui-méme pour trois jours et chaque ville choisissait son propre monarque. On lui mettait un couvre-chef carnavalesque de haute taille, une fausse longue barbe et un curieux manteau. Avec le sceptre 4 la main, entouré d’une cour, il se dirigeait vers le palais du gouverneur. Le gouverneur acceptait de démissionner, et le faux roi s’asseyait sur un tréne, convoquait un tribunal auquel devait se sou- mettre tout le monde, y compris le gouverneur et ses employés. Aprés trois jours, le faux roi était condamné a mort. On brilait son cercueil et des cendres surgissait le paysan qui avait joué le réle du roi. Cette cérémonie rappelait une ancienne pratique, quand on briilait pour de bon un vrai roi. Déja, pendant le millénaire qui s’étendait de 3500 4 2500 ay. J.C., les rois en Afrique et en Asie possédaient un réle mythique et offraient leur corps en sacrifice ou bien se donnaient eux-mémes la mort. En Inde, des rois étaient mis a mort dans des cérémonies de sacrifice jusqu’au xvi siécle ap. J.C. Le roi sacrifié était parfois assimilé a la lune qui mourait, puis ressuscitait. Dans la Chine mythique, l’idée du roi qui sacrifiait sa vie pour son peuple était tres ancienne®. L’idée du régicide en tant que sacrifice au peuple-roi, en tant que Christ, roi d’Israél, mort et ressuscité, était a ce point essentielle qu’elle survécut pendant 306 Constructions identitaires et pratiques sociales des siécles, méme en Occident chez les rois frangais de la monarchie absolue. Louis Marin compare la médaille sur laquelle figure le portrait du roi a l’hostie de la sainte communion’. La deuxiéme idée contenue dans la synallélie, contraire a la démocratie par- lementaire, née en Angleterre au Moyen Age en tant que représentation des classes sociales, est celle de laocratie, 4 savoir le pouvoir du peuple entier, sans distinction de classe. La troisitme idée est celle d’aristocratie en tant qu’antithése du totalitarisme. Pour Socrate, la démocratie est le pire des régimes et le meilleur est celui du roi-philosophe, proposé bien plus tard en Occident par Jean-Jacques Rousseau. En Chine, |’antithése aristocratisme-totalitarisme, pendant deux mille cing cents ans, est représentée par deux grands philosophes des vit et v‘ siécles av. J.C., Confucius l’aristocrate et Mé tse le totalitaire. La quatriéme idée contenue dans la synallélie est celle de monarchie par la grace du peuple de Dieu, contrairement a l’idée occidentale de monarchie par la grace de Dieu. Voici ce qu’on peut tirer de l’analyse sur cette question de Vhistorien frangais Jean-Luc Pouthier : l’évéque de Rome, trés t6t, dés le vi siécle, s’isole au milieu des peuples barbares qui ont submergé la partie occidentale de |’Empire byzantin et s’écarte lentement des quatre autres pa- triarcats de la chrétienté. Ses contacts deviennent plus étroits avec les rois bar- bares, auprés desquels il méne son apostolat. Au milieu du vit‘ siécle, le pape Etienne II (752-757) se rend a la cour du roi des Francs Pepin le Bref et, en échange de la reconnaissance du roi barbare, comme soutien privilégi¢ de l'Eglise, au détriment des autres rois barbares, il regoit en 756, pour la pre- miére fois, un Etat papal autour de Ravenne, formé de territoires que les Lombards avaient arrachés aux Byzantins, en 752. Pouthier précise que le rap- port Eglise-Etat, que nous appelons synallélie, a été scellé entre Constantin le Grand et l’Eglise chrétienne a Constantinople, sous forme de relation nouvelle entre autorité spirituelle et autorité temporelle. Et il précise que I’Eglise cons- tantinienne est une Eglise qui impose au souverain politique la primauté du spirituel et qui attend de lui qu’il soit le garant d’une société chrétienne’. L’historien francais Michel Rouche ajoute qu’en 800, le couronnement de Charlemagne a faussé la synallélie, en remplagant le pouvoir de |’empereur, qui était jusque-la fondé sur la grace du peuple de Dieu, en pouvoir par la grace de Dieu. Et il désigne comme responsable de ce glissement, non pas Charle- magne, mais le pape Léon III (795-816) qui l’a couronné. En effet, le temoin oculaire de la vie de Charlemagne, son secrétaire et biographe Eginhard (770- 840), rapporte un fait curieux : alors que Charlemagne recut du pape, 4 Rome, le titre d’empereur et d’auguste, il ne fut pas du tout content. S’il avait su, il ne serait jamais entré dans |’église pour se faire couronner! Le pape cherchait, parmi les peuples barbares, celui qui serait prét 4 se soumettre 4 lui et 4 son La structure politico-religieuse de la synallélie 307 papocésarisme (appelé plus tard, ultramontanisme). Charlemagne aurait com- pris le stratagéme quand il fut couronné roi par la grace de Dieu et non — comme les Byzantins — par la grace du peuple de Dieu. L’intermédiaire, dans la premiére formule, était le pape; dans la seconde c’était le peuple’. L’intention de Charlemagne était de devenir empereur romain, c’est-a-dire byzantin et Eginhard ajoute que Charlemagne, malgré tout, supporta avec une grande patience la jalousie des empereurs romains, c’est-d-dire byzantins, qui s’indignaient du titre qu’il avait pris. Dans son palais d’ Aix-la-Chapelle il avait reproduit la salle du tréne de Constantinople. II aurait voulu avoir été proclamé empereur par la voix du peuple, par laocratie, comme 4 Constantinople, et non par le pape. En effet, le roi byzantin n’était pas, en principe, héréditaire. Il était élu par acclamation, le peuple pronongant a son endroit le mot axios (il est digne du titre) ou bien, pour le refuser, le mot anaxios (il est indigne du titre), par trois corps : l’armée, le Sénat et les démoi (les assemblées du peuple). L’instabilité créée par I’application du principe non héréditaire était palliée par I’élection d’un coempereur (usage de la symbasileia), qui n’était pas forcément le fils de l’empereur et qui lui succédait aprés sa mort. Une fois empereur, le roi byzantin se faisait couronner par le patriarche cecuménique de Constantinople. Mais ce couronnement religieux, ce sacre, qui commenga 4 étre appliqué a partir de 457, n’était pas considéré comme obliga- toire. Le patriarche, contrairement au pape, n’agissait pas comme le représen- tant de Dieu, mais comme le représentant du peuple de Dieu, de lEglise en tant que rassemblement de l’ecclésia des fidéles. L’Empereur byzantin n’était pas, a proprement parler, le chef de PEglise, comme Henri VIII d’ Angleterre l’était. Il en était le protecteur et le garant de son unité. II présidait les synodes, c’est- 4-dire les conciles, mais n’avait pas le droit d’intervenir dans les questions de dogme, au risque d’étre considéré hérétique, comme ce fut le cas avec les em- pereurs iconoclastes du vin* siécle. Il était simplement responsable de l’appli- cation des décisions des synodes. Evidemment, la question cruciale est la suivante, mais qui n’est pas de notre propos ici : pourquoi Charlemagne ne s’était pas emparé du tréne a Constanti- nople méme et créer ainsi une nouvelle dynastie byzantine, comme bien d’autres prétendants au tréne supréme le firent pendant mille ans? L’aurait-il fait, ne serait-ce que par les alliances matrimoniales envisagées, !’Europe n’aurait pas connu deux civilisations différentes, phénoméne qui rend encore aujourd’hui problématique l’avenir de Vintégration européenne. En 781, il avait été envi- sagé de marier Rotrude (en grec Erythr6), fille de Charlemagne, avec le tout jeune empereur de Byzance, de douze ans, Constantin VI (776-797), mais sa mere Irene I’Athénienne, qui craignait de perdre le pouvoir au profit de sa bru, 308 Constructions identitaires et pratiques sociales accepta la rupture des fiangailles qui étaient également vues d’un mauvais ceil par le clergé occidental, et le maria 4 une Byzantine, Maria Paphlagonia. Plus tard, en 797, Iréne emprisonna son fils et lui arracha les yeux dans la chambre de pourpre dite porphyrogénéte, dans laquelle elle lui avait donné naissance, et s’empara seule du tréne, ce qui était contraire a la tradition byzantine qui ne permettait pas le régne absolu d’une femme. Ainsi, dans les annales occidentales relatives a l’an 800, le nom de Charlemagne est inscrit comme empereur byzantin, successeur de Constantin VI. A Constantinople |’entourage d’Iréne craignit que Charlemagne ne mar- chat sur Constantinople pour se faire proclamer empereur 4 Byzance méme, ce qui était bien dans la tradition byzantine. Charlemagne préféra négocier avec Iréne un mariage avec elle. Malheureusement pour |’unité de l’Empire, en 802, Iréne fut détrénée et exilée et |’affaire tomba a l’eau. Nicéphore I* (802-811) devint empereur 4 Constantinople et Charlemagne perdit la place. Les légats du successeur de Nicéphore, Michel I* Rangabé, voulurent bien, dans leur gé- nérosité, saluer Charlemagne a Aix-la-Chapelle, en utilisant le titre de basi- leus, mais cela ne signifiait pas qu’il fut basileus des Romains. Et, de toute fagon, ce titre fit long feu. La définition du concept dialectique de synallélie — que certains nomment également symphonie'* ou méme harmonie — provient de la signification gé- nérale du terme qui est la suivante : interdépendance de concepts qui tous pro- viennent d’un méme concept supérieur unique. Exemple : les concepts d’ani- mal, plante, minéral proviennent tous d’un concept supérieur commun de corps physique". Transposée dans le domaine institutionnel, la synallélie byzantine peut étre représentée sous forme d’un triangle isocéle (deux c6tés de méme longueur) dont le sommet est occupé par Dieu, duquel dérive a égale distance, aux deux autres cétés, d’une part, V'Btat — a savoir l’Empereur —, et, d’autre part, l’Eglise. Ni l’Etat, ni l’Eglise n’est supérieur a l’autre. Leur interdépendance a une méme source, Dieu, évitant ainsi le triple inconvénient antidialectique de papocésarisme, de césaropapisme et de séparation de I’Eglise et de I’Etat. Dans cette synthése dialectique, la thése est I’Eglise, l’antithése est l’Etat et la syn- thése est la synallélie (symphonie, harmonie, tao ou la voie). Ce corapport ne se réduit nullement a une collaboration. La source com- mune, Dieu, par ot l’homme, centre du monde, est rattaché par un cordon ombilical, comme un nouveau-né 4 sa mére, cordon ombilical qui avait été coupé par la Renaissance italienne des xv‘-xvi' siécles, ainsi qu’en témoigne le fameux dessin de Léonard de Vinci qui place I’homme, bras et jambes écartés, al intérieur d’un cercle, comme l’embryon, mais coupé de sa source vitale qui, au travers du cordon ombilical, le rattachait 4 Dieu. La structure politico-religieuse de la synallélie 309 La monarchie absolue byzantine n’est pas d’origine divine, mais d’origine populaire. Cette synallélie, ou |’Etat représente le corps et LEglise l’esprit, fut établie dés le 1v' siecle et marqua le triomphe du christianisme 4 Constantinople par Constantin le Grand. Le contrat social qui fut établi entre lui et VEglise se fonda sur cing principes : a) le monarque doit étre renversé par le peuple, s’il cesse d’étre bon, c’est-d- dire bon chrétien. Comme le systéme n’était pas fondé sur des élections et une représentation parlementaire, ce renversement devait forcément se faire par la violence, par l’insurrection; b) l’insurrection populaire, lorsqu’elle apparait nécessaire, est un droit inalié- nable du peuple; c) la seule source du pouvoir politique est le peuple, la laocratie; d) 'empereur-roi n’existe que pour servir son peuple. I] n’a aucun droit, mais seulement des devoirs. En tant qu’homme supérieur sur le plan spirituel éthique, il n’a nullement besoin de stimulants matériels pour exercer son travail, contrairement au commun des mortels qui ressemble au chien du cirque qui attend un morceau de sucre, pour faire son numéro, Constantin le Grand (324-363) présida le premier concile oecuménique, a Nicée en 325, et, pour cette raison, fut reconnu par V'Eglise comme saint, 13° apétre et isapostolos, c’est-a-dire |’égal des apdtres, et enterré dans |’église-panthéon des Saints-Apétres 4 Constantinople, lieu dans lequel reposérent les empe- reurs chrétiens futurs; ¢) aussi longtemps que le monarque est juste, c’est-a-dire aussi longtemps qu’il agira avec les exigences d’un philosophe, il demeurera acceptable par son peuple et il gouvernera en monarque absolu. Cet absolutisme se traduit par le triple pouvoir du souverain : le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, sans aucune séparation des pouvoirs. Le basileus est chef de l’armée, chef de l’administration, chef de l’économie étatique, chef du législatif, chef de la justice. La relation directe et mystique entre le sage législateur, qui agit au travers du monarque, et le peuple, sans intermédiaires, est appelée laocratie ou démo- cratie directe, mais différe du totalitarisme par V’affirmation du principe aristocratique. Bien que l’archevéque d’Athénes menit, a partir de 1’an 2000, un combat acharné contre le systéme libéral bourgeois de Gréce, combat qui fut provoqué par un fait mineur — la décision subite du gouvernement, au lendemain des 310 Constructions identitaires et pratiques sociales élections d’avril 2000, de supprimer, sans consultation du parlement, ni du peuple, la mention de l’appartenance religieuse de la carte nationale d’identité —, ce combat pourrait durer plusieurs années, en utilisant le vocabulaire de la synallélie et en s’opposant a la séparation de 1’ Eglise et de I’Etat'?, Il est nor- mal, pourtant, que ce combat ne puisse ressusciter le systeme byzantin dans son intégralité. Officiellement, l’archevéque s’oppose a l’utilisation de 1’Or- thodoxie comme idéologie politique, ainsi qu’au totalitarisme et au fondamen- talisme, mais on ne peut s’empécher de déceler de l’orthodoxisme derriére l’orthodoxie christodoulienne. En tout cas, il n’est pas impossible que, dans les années a venir, le systeme de gouvernement de la synallélie fasse tache d’huile et soit revendiqué par d’autres pays orthodoxes des Balkans, en relation avec le retour des rois balkaniques, notamment par la Serbie, la Roumanie et la Bulgarie. NOTES 1 Voir, du méme auteur : a) « Hé eperchomené monarchia » (La venue de la monarchie), Endiamesé Perioché, vol. Il, n° 6, hiver 1997-1998, p.1-9; b) « Gia mia romaiiké chomeiniké epanastasé » (Pour une révolution grecque choméiniste), Endiamesé Perioché, vol. Il, n° 9, automne 1998, p. 3-12; c) « Hé helléniké laokratia » (La laocratie greeque), Trito Mati, 90, novembre 2000, p. 24-29; d) The Old Calendarisis and the Rise of Religious Conservatism in Greece, Etna (California), Center for Traditionalist Orthodox Studies, 1995. 2. Dimitri Kitsikis, « Les anciens calendaristes, depuis 1923, et la montée de V'intégrisme en Gréce », CEMOTI : Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 17, 1994, p. 25. 3. Syntagma tés Helladas (Constitution de la Gréce), Athénes, Sakkoulas,1997, p. 27, article 3, de la Constitution de 1975/1986, en vigueur : Rapports entre V’Eglise et I’Btat. 4 D. St. Athanasopoulos, Hoi ekklésiologikes haireseis tou kaisaropapismou kai tou papokaisarismou,ho stauros tés Ekklésias (Les hérésies ecclésiologiques du césaropapisme et du papocésarisme sont la croix de I’Eglise), Athénes, 1991. N. Gr. Zacharopoulos, Historia tén scheseén Ekklésias-Politeias stén Hellada (Histoire des relations Eglise-Etat en Grace), Thessalonique, Pournaras, 1985. Voir, en particulier, les travaux du professeur & l'Université d’ Athénes, le pére G. Metallinos, et du vice-président du Conseil d’Etat, A. Marinos : G. Metallinos a) Ekklésia kai Politeia stén Orthodoxé Paradosé (Eglise et Etat dans la tradition orthodoxe), Athénes, Editions de la sainte métropole de Messénie, 1997; b) Hé Ekklésia mesa ston kosmo (L’Eglise dans le monde), w La structure politico-religieuse de la synallélie 311 Athénes, Editions du Service apostolique de I’Eglise de Gréce, 1988; ¢) Enoria : Ho Christos en 16 mes6 hémén (La paroisse : le Christ parmi nous), Athénes, Editions du Service apostolique de l’Eglise de Gréce, 1990; d) Athanasios Parios, 1721-1813, Athénes, 1995; A. Marinos a) Scheseis Ekklésias kai Politeias (Rapports entre l’Eiglise et I"Etat), Athénes, 1984; b) Nomimotés kai kanonikotés : Ennomos taxis tés Politeias kai ennomos taxis tés Ekklésias (Légalité et droit canon ; ordre légal de ’Etat et ordre légal de I’Eglise), Athénes, 1987; c) To Syntagma, hé démokratia kai to mathéma t6n thréskeutikn (La Constitution, la démocratie et la classe de religion dans les écoles), Athénes, 1981; d) « Hé kapéleia tés apagoreuseds tou thréskeutikou prosélytismou » (L’exploitation de l’interdiction du prosélytisme religieux), Endiamesé Perio- ché, vol. III, n° 9, automne 1998, p. 12-15. Voir également Geérgios, archiman- drite du monastére de Saint-Grégoire du Mont Athos, Christos, Ekklésia, Koinénia (Le Christ, l’Eglise et la Société), Athénes, Editions E.Ch.O.N, 1983; et l'ouvrage collectif Hé Orthodoxia 6s politiké diakonia (L’Orthodoxie en tant que ministére politique), Nicosie, Monastére de Saint-Néophyte, 1984. Enfin, les trois vues d’ensemble suivantes : Steven Runciman, The Byzantine Theocracy, Cambridge University Press, 1977; Cyril Mango, Byzantium. The Empire of New Rome, New York, Scribner, 1980; Alain Ducellier, Les Byzantins, Paris, Seuil, 1963, vue d’ensemble complétée par le méme auteur : Les Byzantins. Histoire et culture, Paris, Seuil, 1988. L’historien britannique Sir Steven Runciman, mort en 2000 a l’Age de 97 ans, dans sa derniére entrevue a la revue Pemptousia (publiée dans le quotidien athénien Kathémeriné, du 5 novembre 2000), sexprimait ainsi sur l’Orthodoxie et Byzance : « Je doute fort que nous ayons jamais une Europe unie et encore moins une union mondiale. Mais je pense que Vorthodoxie, qui ne préne pas le nationalisme, offre une solution parfaite a ce probléme d’unité... bien que la civilisation byzantine n’ait pas encore suffisam- ment pénétré dans la conscience des Occidentaux... D'aprés-moi, ’Orthodoxie sera la seule Eglise historique qui sera encore vivante dans cent ans ». En fait, la presse athénienne du 15 mars 2000 rapporta les déclarations du premier ministre social-démocrate Simitis, trois semaines avant les élections, qu’il avait faites la veille au réseau de télévision Mega. A la question du journaliste Paul Tsimas s'il appuyait ou non la séparation de I’Eglise et de I'Etat, qu’essayaient de promouvoir les milieux dits progressistes, le chef du gouverne- ment grec répondit — 4 I’étonnement général de tous ceux qui connaissaient ses positions athées — ce qui suit : « Je pense que la société grecque n'est pas encore mare pour une telle initiative et ¢’est la raison pour laquelle nous ne Pavons pas incluse dans notre programme de réformes. Les relations de l’Eglise et de I’Etat sont des rapports qui évolueront avec le temps, sur la base dune entente obligée avec I’Eglise, sur la forme a venir de ces rapports. Une entente 312 Constructions identitaires et pratiques sociales commune doit étre trouvée, car il ne faut pas oublier que dans notre pays, lEglise est liée 4 l'histoire de la Gréce... Donc toute initiative devra étre prise en commun ». Simitis alla méme plus loin, en rappelant a l’ordre son ministre des Affaires étrangéres, Georges Papandréou (le fils d’ Andreas, |’ex-premier ministre), dont la mére et la sceur sont protestantes et qui avait envisagé la possibilité que le gouvernement impose I’inscription facultative — et non plus obligatoire — de la religion de chaque citoyen sur la carte nationale d’identité. Le probléme n’était pas actuel, avait-il fait remarquer. La marge infime de voix qui sépara son parti, vainqueur aux élections du 9 avril 2000, de celui du parti de la droite de Karamanlis junior, phénoméne fort semblable a ce qui se passera quelques mois plus tard, le 7 novembre, aux élections présidentielles américai- nes, fit crier a la supercherie, car bien entendu le parti de Simitis aurait sans doute perdu les élections s’il avait annoncé a l’avance son projet anticlérical et V’interdiction pure et simple de l’inscription de l’appartenance religieuse sur les cartes d’identité, qu’il prit au lendemain méme de ces élections. Voir notamment : Robert Graves, The White Goddess, New York, Creative Age Press, 1948 et Joseph Campbell, The Masks of God. Oriental Mythology, Penguin Books, 1976. Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Les Editions de Minuit, 1981. Voir aussi : J. Truchet, Politique de Bossuet, Paris, A. Colin, 1966, p. 82. Jean-Luc Pouthier, « Pouvoir et droit divin », dans Que reste-t-il du christia- nisme? (Collection Dossiers du Nouvel Observateur), n° 40, 2000, p.19-23. Michel Rouche, « Le couronnement de Charlemagne », [bid., p. 24-29. Du méme auteur avec Jan Dhondt, Le Haut Moyen Age, Paris, Bordas, 1976, p. 81-83. 10 Le pére Panagiotis Simiyatos, de I’église grecque orthodoxe de Paris, s'expri- mait de la fagon suivante, dans un texte de 1999 intitulé « Orthodoxie et information » : « Il semble que le meilleur moyen de définir l’attitude orthodoxe envers le monde est de se référer 4 ce qui a été dégagé a Byzance concernant les rapports entre I’Eglise et I’Etat. En effet, I’Etat est pour ainsi dire la pointe du monde, un de ses éléments les plus marquants, les plus forts, Or, on sait que le dernier mot de la sagesse byzantine dans ce domaine s’exprime par la formule de la Symphonie [synallélie]. L’idée de symphonie — accord — implique les notions les plus actuelles de la vie ecclésiale; j’entends la participation et le dialogue... A I’époque moderne, a partir de la Révolution francaise, on a avancé la formule de la séparation de I’Eglise et de I’Etat, chacun des deux restant indépendant dans son propre domaine... Le but [de la symphonie, est de] chercher un équilibre dynamique [dialectique] entre des tensions de sens contraire, ce qui suppose que les deux bouts restent liés ». 11 Voir le mot synallélia dans le volume 11, p. 891 de Egkyklopaidikon Lexikon a ~ 0 © La structure politico-religieuse de la synallélie 313 Eleutheroudakés (Lexique encyclopédique Eleutheroudakés), Athénes, 1931. A. Marinos, « Epi Christodoulou epanerchetai to phlegon thema t6n schese6n Politeias kai Ekklésias » (Sous le régne de Christodoulos, la question brilante des rapports entre I’Etat et l’Eglise est remise sur le tapis), Endiamesé Perioché, vol. IV, n° 14, hiver 1999-2000, p. 17-20. Du méme, To thréskeuma, to deltio tautotétas kai hé idiétiké z6é (L’appartenance religieuse, la carte nationale d'identité et la vie privée), Athénes, 1993. Archevéque Christodoulos, Ho tetartos Pylénas. Ho Hellénismos kai hé Eur6pé (Le quatrigme pyléne. L’hellé- nisme et l’Europe), Athénes, Kaktos, 1997. Du méme, Polemos kata tou Satana (Guerre contre Satan), Editions du monastére de Chrysopégé (le monastére de Christodoulos), 2000. Dans le numéro de mai 2000 de la revue de droit, Poiniké Dikaiosyné, le professeur de I"Université d’Athénes et ministre de la Justice, Michel Stathopoulos, avait proposé de changer la Constitution dans le sens de la neutralisation de I’Eglise orthodoxe. II proposait notamment : de supprimer a) le préambule de la Constitution qui commence par l’invocation de la Sainte Trinité; b) article 3 qui précise que la religion dominante en Gréce est |’Ortho- doxie; c) la deniére proposition du paragraphe n° 2 de l’article 13 qui dit que « le prosélytisme est interdit »; d) la phrase de l'article 16, paragraphe 2, qui déclare que « l’Education... a pour but... le développement de la conscience nationale et religicuse » ; e) de changer I’article 33, paragraphe 2, qui prévoit un serment religieux de type chrétien, celui que doit prononcer le président de la République avant la prise en charge de ses fonctions. Egalement, que soit ajouté 4 Particle 59, concernant le serment des députés, un serment civil. Enfin, Stathopoulos proposait !’adjonction de nouvelles lois, concernant notamment le droit de préférer des funérailles civiles & des funérailles religieuses, ainsi que Paboutissement du projet de loi autorisant Vincinération des morts, méme s’il s’agit de chrétiens orthodoxes, projet de loi qui avait été déja soumis au Parlement.

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