ETUDES DE PSYCHOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE
Publiées sous la direction de I. MrYerson et J.-P. VERNANT
XIV
LA PERCEPTION
DE LA MUSIQUE
PAR
R. FRANCES
Professeur @ l'Université de PARIS-X
Seconde édition
avec un résumé analytique en anglais
Deuxieme tirage
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, Place de la Sorbonne, V
1984CONCLUSION
Les analyses qui précédent peuvent servir de prolégoménes 4 une
théorie du jugement esthétique. Sans doute, ce jugement lui-méme
a été, et dans certains cas légitimement, soumis a 1’expérimentation.
Des recherches sur l’appréciation des ceuvres ont conduit 4 une classi-
fication positive des gofits, 4 des constats sur leur diversité. Les
enquétes sur les choix des auditeurs en matiéres d’émissions musicales
radiodiffusées sont nombreuses et les enseignements qu’elles apportent
sont utiles. On y apprend la répartition, dans un public donné, des
options en faveur de la musique « légére » ou de la musique « sérieuse »,
de la musique contemporaine ou classique, selon les milieux sociaux,
les groupes d’age, etc...(I).
L’utilité de ces enquétes est certaine, non seulement pour la poli-
tique d’ensemble et le dosage des programmes, mais en vue d’une
certaine connaissance des mécanismes impliqués dans le jugement
de gotit. Elle permettent au moins de les situer et d’établir des con-
jectures sur leur nature. Néanmoins, nous ne croyons pas qu’en déter-
minant les termes du rapport (le public et l’ceuvre choisie), on ait
en méme temps une connaissance interne de ce rapport. Lorsqu’on
aura, par exemple, constaté qu’un grand nombre d’auditeurs mélo-
manes sont hostiles 4 la musique contemporaine, on n’aura pas rendu
compte des raisons de cette tendance, sinon en termes vagues : on
parlera d’habitudes anciennes contredites, d’une aversion pour la
nouveauté, etc...
La connaissance véritable des mécanismes et des processus impli-
qués dans ces jugements renvoie 4 une analyse psychologique de la
perception. Ch. Lalo, qui a tant fait pour éclairer la musique des
lumiéres convergentes de toutes les sciences, concluait en accordant
a la sociologie l’explication ultime de la qualification esthétique des
données de l'art. La physique, la physiologie et la psychologie, disait-
il, nous apprennent ce qu’est un accord, un enchainement, mais la
(x) Cf. A, SmBERMANN, La musique, la radio et Vauditeur, Paris, 1955.382 PERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE
sociologie nous enseigne quels accords, quels enchainements sont
préférés 4 d’autres dans tel groupe a tel moment de V’histoire de
Yart. Seule la société confére au donné la qualification esthétique.
En réalité, les deux analyses se complétent l'une l’autre. Les cou-
rants sociaux, les valeurs sociales s'imposent aux individus en s’in-
tégrant dans la personnalité 4 la suite d’une série d’adaptations.
Ainsi, par exemple, l’age esthétique d’un sujet est une notion qui
se référe d’un cété a une échelle sociale de valeurs: certaines formes
d’art, certaines formes de contact avec elles sont considérées comme
indices d’une maturité plus grande par rapport aux sanctions d’un
groupe de techniciens ou de critiques. Mais, d’un autre cété, ce que
sont ces formes et comment s’opére le passage de l’une a l'autre,
seule l’analyse psychologique peut nous l’enseigner. Elle peut aussi,
nous l’avons vu, nous faire comprendre comment s’effectuent, au
cours du développement historique d’un cycle d’ceuvres, d’une école,
les transferts de valeur, les éclipses et les restaurations des mérites
conférés 4 un style.
C’est que le jugement esthétique est fondé en fin de compte sur
Ja perception d’un systéme de qualités auxquelles correspondent
des rapports quantitatifs de plus en plus complexes. Le son musical
lui-méme a pour substrat physique des rapports de fréquences simul-
tanés (en tant qu’il posséde un timbre) et successifs (dans la mesure
ou sa hauteur objective est fluctuante). Puis viennent ceux qui cons-
tituent la mélodie et l’accord, les rapports temporels et dynamiques
qui engendrent, avec tous les autres, les rythmes simples. La tonalité
et la modalité, le rythme total, sont 4 un niveau supérieur. Les schémes
de composition les organisent dans des formes d’ensemble simultanées
et successives. Enfin, sur les rapports entre les ceuvres qui s’établissent
dans l’histoire sociale et dans I’histoire des individus, s’édifient les
significations, qualités secondes dont nous avons esquissé une clas-
sification. Qu’elles soient purement conventionnelles ou non, elles
ajoutent toujours a la plénitude de l’impression qui se dégage de la
forme. Celle-ci ne se pergoit jamais sans en déployer quelques-unes.
Nous avons vu que ces qualités et ces significations sont parfois
en action réciproque les unes sur les autres. Le sentiment de tonalité
est engendré par une pratique prolongée des séquences tonales de
sons, principalement des harmonies. Mais le son isolé, 4 son tour,
finit par étre tonalement situé : sur quelques sons on projette une
hypothése ou une interprétation tonale. De méme, le sentiment tonal
confére aux notes des vections conformes aux attractions qu’ont
fait naitre l’audition fréquente des enchainements usuels. En un
mot, les éléments sont 4 la base du systéme, mais celui-ci, une fois
expérimenté, devient chez l’auditeur une seconde nature et qualifiePERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE 383
les éléments. On pourrait montrer cette action réciproque dans des
exemples mettant en jeu d’autres éléments et d’autres ensembles
si des expériences permettaient d’établir la généralité des observa-
tions réflexives des musicologues.
la priorité des uns sur les autres dans le temps n’a pas de sens.
L’auditeur n’entend pas d’abord des sons, puis des accords, puis
des cadences. Il ne réfléchit pas sur le choix des significations qu’il
attache a un passage ou 4 une ceuvre. On n’apprend pas A entendre
la musique comme on apprend a manier I’alphabet. En certains cas,
la priorité du complexe vis-a-vis du simple est évidente. Ce qu’on
retient d’une ceuvre aprés une premiére audition, c’est son plan
d’ensemble, s’il est assez apparent ; sinon, c’est un certain Tapport
de forces développé dans le temps. Les détails de facture n’apparais-
sent qu‘a la répétition. Quant aux sons, on ne les entend pour ainsi
dire jamais, quoiqu’ils conditionnent tout le reste.
Telle est dans sa complexité la perception de la musique. En quel
sens son analyse permet-elle de comprendre le jugement esthétique ?
On peut dire que ce jugement suppose la perception de toutes ces
qualités, de toutes ces significations, mais qu’il ne s’identifie 4 aucune
en tant qu'il 4 l’énonciation d’une valeur et non a la constatation
d’une donnée.
En effet, il ne semble pas que la beauté (ou Ia laideur) soient intrin-
séquement contenues dans aucune d’elles, ni dans leur ensemble.
Il serait trop aisé de montrer la relativité de leur appréciation au temps |
et au lieu. En ce qui concerne I’harmonie, par exemple, une expérience
nous a bien révélé ce qui oppose l’auditeur attaché aux structures
accoutumées et celui qui les considére comme anesthétiques en rai-
son de leur caractére usuel. Ce caractére, relatif 4 la formation du
sujet, n’est que le seuil au-dela duquel le jugement esthétique est
possible. Il ne s’identifie nullement avec la beauté. L’acculturation,
et plus encore l'éducation artistique, sont nécessaires pour que les
ensembles sonores s’ordonnent dans la perception. Mais cette ordon-
nance est commune a beaucoup d’ceuvres appartenant au méme sys-
téme, 4 des modes d’écriture et de composition analogues. D’oi vient
que les unes et non les autres attirent l’attribution de la beauté ?
Certains principes esthétiques régissant la constitution des ensembles
paraissent donner des éléments de solution. On trouvera maints
exemples d’ceuvres dans lesquelles «la variété dans l’unité », «1’é-
conomie de moyens », « l’équilibre des parties dans le tout » assurent
d’heureux effets. Mais d’abord, que d’exemples d’ceuvres admira-
bles — ou du moins longtemps admirées — dans lesquelles ces prin-
cipes sont contredits ! Peut-on parler d’économie de moyens dans
les Grands Oratorios de Bach, dans la Tétralogie ? D’autre part,
13384 PERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE
et c'est 18 un argument qui s’appuie sur d’innombrables exemples,
Y'application de ces principes nous parait, elle aussi, relative au style
considéré. Comparé 4 la rythmique contemporaine, la rythmique de
bien des ceuvres de Bach est faite surtout d’unité et de fort peu de
variété. L’harmonie de Beethoven est souvent réduite pendant des
pages a l’alternance de deux ou trois accords tonaux : ces pages sont
parmi les plus belles de la Neuviéme Symphonie. Il parait plus vrai
de dire que ces principes ne sont appliqués qu’a l'un des aspects
d’une ceuvre : ce que le rythme perd en diversité, Vharmonie le gagne,
ce qui manque 4 1’équilibre des parties est compensé par un grand
équilibre des timbres, etc... Cette sorte d’échange de richesse s’observe
dans beaucoup de chefs-d’ceuvre. Mais on en compte aussi ou le
dépouillement régne sur tous les aspects 4 Ja fois (les plus grands
lieder de Schubert), d’autres ot l’exubérance est dans tous (le Sacre
du Printemps).
On doit donc dire que ces principes sont tous vrais, que chacun
d’eux permet de justifier, en partie et relativement aux usages d’uné
époque, l’impression de beauté qui en émane. Il reste que l’autre
partie est importante et peut-étre plus directement donnée dans
cette impression : la musique est langage et, en tant que telle, vaut
par ce qu’elle dit, par la maniére dont elle le dit. Nous avons vu que,
méme lorsqu’elle n’est pas construite autour d’un argument littéraire,
elle exprime au moins une maniére d’étre, un étre, ou un drame, une
impression vécue. Alors méme que l’auditeur est trés éloigné de la
chercher, cette expressivité le saisit sans qu’il s’en doute, sans qu’il
la formule verbalement. R. Arnheim a eu raison de souligner la
priorité dans le temps de ce sentiment qui accompagne Yaudition :
sentiment d’une communication, aussi enveloppée que l’on voudra,
aussi indirecte et vague que le style ou !’auteur la font. L’analyse
des moyens, les constats sur la forme et les agencements ne viennent
qu’aprés, bien souvent. Ici l'impression de beauté nait de l’appro-
priation des moyens a ce qui est exprimé. Tel est du moins le cas
des chefs d’ceuvre.
On ne peut affirmer que la maniére de dire vaut mieux que ce qu’on
dit. Sans doute, les exemples sont nombreux d’ceuvres construites
autour d’une donnée ténue (comme les portraits d’animaux, des
poésies humoristiques légéres) et qui sont des chefs d’ceuvre par
Y'invention expressive et le choix des moyens. Dans Yordre de la
musique pure, les petits genres donnent lieu 4 des réussites qui sur-
passent quelquefois ce qu’on n’a pas atteint dans Jes grands. Un
menuet dont la grace est justement mesurée touchera plus qu'un
oratorio dont I’héroisme et le pathétique sonnent faux. Mais il semble
bien que les valeurs esthétiques les plus élevées ne puissent étrePERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE 385
conférées qu’aux ceuvres développant une donnée humaine fonda-
mentale, un grand théme de la condition humaine. On ne peut mettre
sur le méme plan La Poule de Rameau et la Neuviéme Symphonie
de Beethoven, quelle que soit de part et d’autre la justesse de l'ex-
pression. Cette affirmation doit étre elle-méme atténuée en considé
rant la relativité historique des gotits en la matiére. Il y a des époques
ou les grands sentiments paraissent faux en eux-mémes, ot la mé-
fiance vis-a-vis des grands sujets est générale. La grace et l’élégance
légéres sont seules 4 la mode. A d’autres moments c’est l’inverse :
Ja grace s’affadit, devient d’une miévrerie insupportable. Tous ces
mouvements de la sensibilité sociale sont d’ordre général et se retrou-
vent dans 1’évolution des autres arts. Il reste que, abstraction faite
de ce qui est exprimé, l’expression ressentie comme juste, atteinte
par des moyens variables selon les temps et les styles, est une des
composantes essentielles du jugement de beauté.
Elle se subordonne la perfection formelle, car le bien dire suppose
le bien faire, alors que la réciproque n’est pas vraie. Le néant d’ex-
pression ne peut se dissimuler derriére les artifices et les recherches
de langage. Celles-ci, méme poursuivies de maniére autonome, abou-
tissent 4 créer des faits d’expression confus, mal adaptés a la forme
qui les porte. Bien des piéces contemporaines congues exclusivement
sur une idée de facture aboutissent a des formes cinétiques, a des
schémes de tension et de détente discontinus dont le caprice semble
inhumain : du mécanique plaqué sur du vivant. C’est de la musique
bien faite, en ce sens que la forme en est déduite avec cohérence
d’un principe, mais elle n'est soumise 4 aucune autre fin que sa cons-
truction méme. C’est pourquoi son mouvement interne et sa pulsa-
tion ne répondent a aucun indice connu. Mais ceux-ci, en tant qu’ils
existent et agissent sur l’auditeur, l’enlévent au monde qui est le
sien pour le laisser comme suspendu dans le vide.
*
oe
Le jugement esthétique s’articule donc sur une communication
expressive. Celle-ci est portée par un signifiant formel que l’audi-
teur situe immédiatement dans une classification socio-culturelle.
Avant méme de l’apprécier, il sait 4 quelle espéce il a a faire : musique
légére ou « sérieuse », chanson ou mélodie, folklore de telle ou telle
nation. Sur cette identification se greffe souvent une espace parti-
culiérement abstraite et superficielle de jugement de valeur : celle
qu’on peut appeler catégoriale : certains sujets accordent le rang
esthétique a un type d’ceuvres et le refusent 4 un autre. On peut
«aimer » le style contrapuntique et rejeter les lieder comme on pré-386 PERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE
fére les paysages de Provence a ceux d’Ile-de-France. Il ne s'agit
pas encore 1a d’un jugement de beauté qui est toujours une résul-
tante de l’appréciation des caractéres individuels d’une ceuvre. L’ap-
préciation d’un genre ou d’un style ne fonde pas nécessairement
des jugements anesthétiques, mais elle ne distingue pas assez ceux
qui s’appliquent aux ceuvres d’art de ceux qui concernent les objets
bien adaptés, utiles, agréables, etc... Il y a toujours quelque chose
d’unique dans une sonate, une fugue ou un lied — nous Yavons vu —
et c'est a cela que l’auditeur attache son jugement.
C’est en partie pour cette raison que les significations les plus com-
plexes, celles du moins qui supposent Yexpérience artistique la plus
large (les significations historico-culturelles) ne sont pas un équivalent
des jugements de beauté. Nous en avons analysé quelques-unes en
esquissant le processus de leur genése : banalité, originalité (en dépit
de Vimportance qu’elles ont pris dans la réflexion esthétique con-
temporaine) sont des qualifications générales qu’un sujet apprend
A percevoir sur des aspects d’une ceuvre lorsqu’il en a entendu beau-
coup d’autres. Mais I’ceuvre n'est pas belle en tant qu'elle est ori-
ginale, car les traits de facture qui la rendent telle peuvent se retrouver
ailleurs. D’autre part, ces significations sont positives, elles n'im-
pliquent pas l’énoncé d’une valeur : on constate la nouveauté d’un
prodédé relativement 4 l’époque, au genre, aux traditions admises,
mais on n’y adhére pas nécessairement. Enfin, on sait bien que la
connaissance des styles augmente le nombre d’éléments auxquels
., s'attache le sentiment de panalité sans entrainer nécessairement pour
cela une dégradation esthétique des ceuvres dans lesquelles on les
rencontre. Le voyage historique auquel se livrent le connaisseur et
Yérudit modifie l’aspect des éléments harmoniques, des cadences,
des inflexions mélodiques, des schémes génériques : l’auditeur par-
court, dans le raccourci de quelques heures, les siécles qui ont entrainé
Yusure et le dépérissement des éléments anciens. Il accéde a la con-
naissance des éléments qui les ont peu a peu supplantés. Cesse-t-il,
pour autant, d’éprouver la beauté d’une ceuvre ancienne ? Oui et
non. I la ressent, malgré l’usure engendré par la répétition des for-
mules, mais il éprouve cependant cette usure comme telle, comme
une qualité négative. Il faut que ses autres mérites soient assez grands
pour emporter l’adhésion 4 !’ensemble.
La beauté n’est pas non plus /’intérét qu’éveille cette opération,
si courante lorsqu’on entend une ceuvre, de la situer dans sa généa-
“Jogie historique. Certaines donnent, sous ce rapport, beaucoup 4
penser, elles posent des problémes, excitent la curiosité. Le connaisseur
jouit de ce travail mental que lui fournit la perception. Il tient lieu
souvent d’un accés plus direct 4 la valeur. On peut méme soutenirPERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE a»
qu’a certaines époques l’appréciation des ceuvres tend a s'y ramener
On a remarqué bien des fois l’absence dy terme beauté dans les ana-
lyses de nombreux musicologues et critiques contemporains. On parte
plus couramment de 1’importance, de la signification, de la portée
historique d’une suite ou d’une symphonie, on s’applique 4 déceler
les particularités techniques du langage employé, a les expliquer
par référence aux courants, mais le jugement esthétique proprement
dit est discrétement passé sous silence. C’est comme s'il découlait
des analyses positives fournies avec tant d’abondance et de subti-
lité.
Une autre catégorie de significations historico-culturelles est celle
qui s’attache aux auteurs ou aux ceuvres pris globalement en raison
de leur célébrité, de leur légende. Avant toute analyse, avant méme
d’entendre, on sait déja qu’il faut admirer. Nul doute que cette atti-
tude de révérence influe profondément sur le plaisir éprouvé et le
jugement émis. I] ne faut pas croire qu’elle affecte les seuls plaisirs
convenus, les seuls jugements commandés, au-dela desquels se situerait
une sincérité pure et sans mélange née du contact immédiat de I’ceuvre
avec le sujet. Dans de nombreux cas, le jugement en apparence le
plus immédiat s’appuie inconsciemment sur la révérence, la con-
naissance des valeurs consacrées, sans qu’on puisse suspecter sa sin-
cérité. Mais chacun connait aussi cette impression de beauté que
donne une ceuvre dont 1’auteur et le titre sont ignorés pendant toute
Yaudition. L’écoute radiophonique réserve de ces surprises. Sans
doute, on la situe dans 1’époque et, approximativement, dans la ma-
niére d’un ou deux compositeurs. Pourtant, la valeur esthétique
ne fait aucun doute, alors méme que la célébrité n'est pas établie.
Dans le méme ordre d’idées tout n’est pas égal et n’est pas également
admiré dans la production d’un artiste célébre. A cété des zones de
perfection, il en est qui attachent moins, il en est méme qui laissent
indifférent. L’inégalité, plus ou moins grande selon les auteurs et
selon les ceuvres, ne s’expliquerait pas si le respect des grands noms
fondait seul le jugement de la beauté. Disons méme plus : a partir
d'un certain degré, la notoriété d’une ceuvre entraine une incapacité
de la juger. Parmi les mésaventures et les risques de l’histoire, il ne faut
pas compter seulement l’oubli et le plagiat, mais aussi l’excés de
célébrité. Tel prélude de Chopin, tel lied de Schubert, ne nous touchent
plus parce qu’ils semblent imités d’eux-mémes et réduits a la bana-
lité malgré leurs qualités originelles. Ils sont devenus presque anes-
thétiques : ce sont des institutions, comme les hymnes nationaux
qui tirent quelquefois leur origine d’une ceuvre destinée au concert.
*
e+388 PERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE
La multiplicité des composantes du jugement de beauté appliqué
A la musique, leur caractére évolutif dans l'histoire de l’art et dans
celle de ’individu conduisent a l'idée d’un certain polymorphisme
de ce jugement. La valeur d'une ceuvre est faite d’éléments différents
qui se combinent en proportion différente selon les époques et méme,
& une époque donnée, selon les publics. P. Dukas disait, 4 propos de
la Flite enchantée que l'admiration des contemporains de Mozart
avait da ressembler assez peu a celle que nous lui portons hic et nunc,
depuis que le drame wagnérien nous y a fait voir les prémices d’un
moment ultérieur de l’opéra. On peut aller plus loin et admettre
que cette admiration est aujourd’hui aussi dissemblable chez les
individus qu'elle I’a été 4 travers les époques entre les générations.
Les significations historico-culturelles paraissent au premier abord
entigrement extérieures 4 une appréciation véritable. La plénitude
formelle a travers laquelle se diffuse la communication, semble au
contraire fonder un accés direct 4 la beauté. On ne consent pas aisé-
ment a aimer par déférence — on admet plus souvent admirer 4
cause de l’intérét suscité, de l’importance historique. En réalité, aucun
acces n’est immédiat, aucun jugement n’est possible sans une longue
chaine d’accoutumances, d’apprentissages actifs, de connaissances.
Toutes ces médiations ne sont pas explicitement apparentes dans le
jugement, mais toutes ensemble, elles le fondent. La communication
de sens s’établit mal lorsque la forme est pergue confusément. L’au-
, diteur européen, auquel l’enregistrement offre depuis quelques années
\ Poccasion d’entendre des ceuvres d’Extréme-Orient, se sent tellement
dépaysé par les timbres, l’accent des voix, l’étrangeté des « accords »,
~. qu'il ne sait comment Jes ordonner, les situer, les entendre. L/audi-
' tion musicale est si loin du pur sentir, et la sensorialité musicale est
si peu une donnée biologique que Yuniversalité du jugement nous
apparait comme une limite asymptotique.
Certes, le jugement de gott peut s’établir dans un contresens.
Pour les ceuvres anciennes, il est presque inévitable qu'il en soit
ainsi : sur la forme et le sens imaginés par l’auteur et percus par
les contemporains, l’auditeur d’aujourd’hui greffe une valeur de sur-
\eroit qui ne dépendait pas de lui. Le « romantisme » de certains pré-
\Judes de Bach est un anachronisme. Mais le sentiment qu’enveloppe
ce mot est une donnée réelle ressentie par l’auditeur d’aujourd’hui.
Il est légitime de faire l’effort nécessaire pour avoir de l’ceuvre une
image aussi dépouillée que possible d’apports anachroniques. (La
vision la plus directe est donc aussi la plus étudiée, la plus richement
( pénétrée de connaissances critiques intégrées). Mais on n’est jamais
garanti contre les immixtions des automatismes perceptifs ; ils in-
QPERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE 389
troduisent des dégradations qui sont aussi des « contresens » : on ) |
ne peut s’empécher d’entendre une cadence parfaite, une marche \
harmonique comme des éléments usés (« cousus de fil blanc », comme
dit Ch. Koechlin), dont l’art d’aujourd’hui ne veut plus. Des succes-
sions d’accords de 7° diminuée, comme on en trouve dans certains
Préludes de Bach ne nous donnent plus guére de trouble méme si
nous sommes conscients de l’audace qu’ils constituent dans leur
époque.
L’automatisme irréfléchi et la connaissance critique sont donc les
deux niveaux auxquels s’opére le contact de la forme et du sujet en
tant qu’il est un étre dont la sensibilité (et méme la « sensorialité »)
sont historiques. Rien de moins immédiat que ce contact, malgré
certaines apparences. Un certain degré de naiveté peut étre obtenu
par l’érudition (car l’auditeur non prévenu s’imagine bien a tort
avoir cette naiveté en partage). En fait elle est laborieusement con-
quise — et contradictoire. C’est une situation incommode analogue
a celle du sujet qui veut réduire une illusion d’optique.
Avec les ceuvres contemporaines aussi, il nous semble que toute
vision est indirecte et passe par des médiations rétrospectives nom-
breuses. Les compositeurs en ont été conscients, 4 tel point que,
depuis le début de ce siécle, une large part de leur effort a consisté
a éviter les réminiscences, principalement dans le langage harmo-
nique. Cette crainte a conduit certains d’entre eux 4 1’atonalisme,
puis a ses diverses conséquences. Ne révéle-t-elle pas la difficulté
qu’ont ressentie les musiciens 4 émerger de la couche sédimentaire
laissée par les ceuvres du passé ? Mais quelle illusion, aussi, de croire
qu’un langage soit un pur commencement, ne soit accueilli par aucune
attente déterminée | Nous avons montré que l’interprétation tonale
s’accroche aux moindres éléments ; décue ou non, elle est tentée. La
rupture compléte avec la tonalité lorsqu’elle est consommée, comme
dans les compositions sérielles, n’est jamais achevée dans le public,
quelle que soit sa bonne volonté. L’ceuvre inouie n’existe qu’a titre
de probléme, non de réalité. De toute maniére — et cela de l’aveu
méme des partisans du dodécaphonisme — un langage n’a de sens
qu’au sein d’une culture, dont il peut étre l’aboutissement. C’est
dire que toute perception musicale est faite d’un jeu de références
a des éléments formateurs préexistants. Le relief de 1’atonalisme
lui vient de sa relation 4 la musique tonale.
Les significations historico-culturelles, nées de la simple accultura-
tion ou de la connaissance réfléchie, s'interposent donc inévitable-
ment dans la communication d’une expressivité musicale. Il ne s'agit
pas 1a d’une infirmité du jugement. Sa nature méme l’exige. L’im-
pression de beauté que nous offre un geste mélodique achevé est390 PERCEPTION ET JUGEMENT ESTHETIQUE
toujours intégrée dans une culture : le geste est mozartien ou ravelien.
Il n’est pas beau en tant que tel : un auditeur ignorant tout de Mozart
ou de Ravel peut en pressentir confusément la perfection. Il peut
s’en engouer un instant. Son jugement n’est pas le méme que celui
du connaisseur. Il est rare, d’ailleurs, qu’il soit dépourvu de toute
référence historique : nous avons vu que celles-ci existent comme
cadres plus ou moins imprécis lorsqu’une connaissance véritable fait
défaut. Le probléme de la survivance de I’ceuvre est donc mal défini
lorsqu’on postule une compréhension uniforme a travers les siécles.
En musique, lancienneté n’est pas grande comparée a celle des
ceuvres plastiques qui nous ont été conservées. Mais le changement
du langage et des formes a été considérable. La sensibilité actuelle
est le produit de cette évolution. L’appréciation retient toujours
quelque chose des étapes successives de ce mouvement.