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(TANDEM ASTER eB rsI BLAM BS) hia ISTang UOT LST PONE E A CRS a Ouivier FERON Anthropologie et contingence dans la phénoménologie de H. Blumenberg € projet de développement d’une anthropologie & partir d'une certaine phénoménologie n’est pas I’exclusivité de Blumenberg. Un autre phénoménologue, Jean Paul Sartre, congu sa philosophie comme anthropologie radicale. I! est ainsi possi- ble d’étudier les propositions du premier tout en établissant des points de rapprochement avec le second, dans la mesure oit I’on peut reconnaitre chez chacun d’eux une capacité a élaborer une pensée philosophique a la fois originale et critique par rapport aux figures classiques de la phénoménologie. Blumenberg reconnait ce qu’il doit a la phénoménologie lors- quill déclare : « Ma méthode, cette perspective élémentaire de description, cherche 4 devenir phénoménologique, présuppose par conséquent la possibilité d’une phénoménologie historique en tant que description eidétique. L’objet d’une telle méthode serait les réalités historiques fondamentales que l’on pourrait caractéri- ser dans le langage de Husserl comme Lebenswelten, et comme ce dont la caractéristique structurelle continue ferait ressortir ou préparerait le «concept de réalité> (Wirklichkeitsbegriff)»'. Cette méthode originale qu’. Maller appelle de phénoménologie de histoire trouve dans ses études historiques et extrémement do- cumentées son développement, qui s"apparente une patiente ~ Une premire version de ce texte fut présentée lors du I Congrés Luso- Brésilien de Phénoménologic, et fait partie du projet de recherche PTDC/ FIL/71833/2006 - Theories of Rationality: Neokantianism and Phenomenology, financé par la Fundagao para a Ciencia ea Tecnologia (Portugal). ' H. Blumenberg, diskussion zu Wirklichkeitsbegriff und Moglichkett des Romans, in Nachahmung und Illusion [Poetik und Hermeneutik Bd. 1], Hg H Jauss, Miinchen, 1964, p. 226; cité par O. Miller, Sorge um die Vermunfi - Hans Blumenbergs phanomenologische Anthropologie, Mentis, Paderborn, 2005, p. 20. 225 226 Olivier Feron archéologie visant mettre a jour les conditions transcendantales de ce que Husserl cherchera comme ancrage ultime a ses recher- ches. L’enjeu est ici ce que recouvrent les notions de Lebenswelt et de réalité. On peut dire dés le départ que la condition historique de 1a méthode tend a multiplier les horizons d’expérience, a re- connaitre les multiples configurations qu’elles assument au long de histoire, ce qui conduit Blumenberg a utiliser Lebenswelt au pluriel. Cette pluralité de « mondes de la Vie» désamorce immé- diatement la tentation de s'y référer comme a une patrie perdue de la réflexion, ou a une origine qui garantirait la détermination des essences. L’unicité de la Lebenswelt est soumise a ’examen, ila description de ses différents avatars au long de l'histoire, au point d’en faire la trace d’une modification essentielle du rapport de la philosophie modeme a la réalité? Ce qui est en cause ici, c’est l’expérience que la pensée fait elle-méme dans son rapport au monde, expérience dont le phi- losophe exige qu’elle soit originaire et sans conditionnement ex- térieur, Descartes avait caractérisé cette nouvelle forme de rapport au monde de /aboriosa vigilia, une veille laborieuse® qui devait & 2 La thése fondamentale de Blumenberg sur la modemité est sa défini- tion du Neuceit comme la vie dans « plus qu'un monde » ou, pour reprendre Je formule de Kant, dans un « monde de mondes ». L’appel husserlien a un Lebenswelt est dont directement pergu comme ce qui répond a des « nécessités normatives, a des espoirs finalistes », mais qui est plus le « symptéme de re- vendications non résolues, et probablement irésolubles, faites la philosophic, comme également une partic de son répertoire rhétorique, a travers duquel on suggére une série de réalisations », Face a la prétention de répondre a ces, ‘grandes questions qui sont a ta fois inéliminables et qui constituent le fond inépuisable de 1a métaphysique, Blumenberg avance la patience sceptique de la thétorique contre la précipitation a résoudre les « grands problémes » qui servent d’horizons unificateurs interrogation. « Il appartient également a la thétorique du «Lebenswelt» de suggérer, qu'il y aurait donc au fond (auf dem Grunde) ~ et qui serait & nouveau atteignable ~I'unique monde (die eine Wel), que T’on doit vivre afin de vivre en lui». H. Blumenberg, Wirklichkeiten in denen wir leben, Reclam, Stuttgart, 1999, p. 4 * CEH. Blumenberg, La légitimité des temps modemes, trad. M. Sagnol, IL, Schlegel, D. Trierweier, Paris, Gallimard, p. 204; la citation de Descartes provient de la Premigre Méditarions métaphysiques, AT VII, 23. Anthropologie et contingence 227 la fois le prémunir contre ’hypothése d’un Dieu trompeur, mais qui permettait & la raison fondée en liberté (volonté) de se doter dun commencement absolu. En écartant en bloc ce qu'il a regu en opinion des époques antérieures, Descartes échappe a l’obli- gation de se poser la question : pour quelle raison le réel est-il moins fiable qu’il ne I’était auparavant? L’absolutisme théologi- que de la fin du moyen age, du nominalisme en particulier dont Je Dieu ne garantit pas a ’homme de n’étre pas trompeur, n’assu- rait pas I’existence d’un ordre intelligible auquel l’homme puisse avoir aceés, L’hypothése du genius malignus est une stratégie cartésienne afin de répondre au besoin de certitude séculiére de l'homme ; ce faisant, Descartes utilise l’affirmation absolue de la liberté de la raison, affirmation nécessairement soustraite a ses conditions historiques d’apparition : « en transformant l’absolu- tisme théologique de 'omnipotence en I’hypothése philosophi- que de I’ esprit trompeur, Descartes renie la situation historique a laquelle est lige son approche et fait de celle-ci la liberté métho- dique des conditions choisies arbitrairement »* Les catégories que Descartes Iégue done a Ia modemnité sont celles de doute méthodique et de commencement absolu, et fait que « la perception qu’a la raison de soi-méme comme organe du commencement absolu rend impossible "apparition ne serait-ce que des premiers signes d’une situation dans laquelle l’amorce de Ja raison soit, a cet instant, a l’ordre du jour. La nécessité interne interdit que des nécessités externes entrent en jeu »*, L’archétype de l’auto-position de soi de la raison va surdéterminer Ia moder- nité philosophante, au risque de lui retirer toute légitimité dans la ‘mesure oit son refus d’avoir un passé rend suspect sa prétention rendre raison de ce méme commencement. « L’idée d’un com- ‘mencement absolu ~ méme si elle se voit mise au service du sys- téme de la rationalité qu’il s’agit d’édifier de maniére définitive —est aussi peu rationnelle que n’importe eréation ex nihilo »®. Le +H. Blumenberg, La légitimité des temps modemes, op.cit. p. 205. 5H. Blumenberg, La légitimité des temps modernes,op.cit., p. 156, © « Laréfutation de son commencement absolu conduit la problématisa- 228 Olivier Feron refus de prendre en compte le caractére historique de son repli sur la seule /umen naturale conduit Descartes a ne pas poser ce geste arbitraire et donc libre comme une réponse a une crise, celle qui secoue la position de "homme a lentrée de ces temps nouveaux (Neuzeit) qu’est la modernité. Ce caractére librement arbitraire est fondamentalement une stratégie pour se prémunir face un monde douteux, et a la nécessité d’un monde dont la connaissance n’est plus assurée par une instance extérieure a la propre raison. Le risque d’ erreur ici est la principale menace pour qui « avait toujours un extréme désir d’apprendre a distinguer le vrai d’avee le faux, pour voir clair en mes actions, et mar- cher avec assurance en cette vie »”. Ce besoin vital d’assurance, que la contemporanéité pourrait qualifier d’existentielle, rencon- trera dans l’exercice le plus radical de la liberté de la raison la possibilité de ne pas devoir assumer seule la responsabilité de rendre raison du monde : par la possibilité pour la raison de ne pas prendre de décision. « L’idée de l’esprit libéré de ses préju- 26s, de la «mens a praejudicits plane liberany semble réalisable Descartes, en raison de sa théorie stoicienne du jugement, par Vacte de la décision de ne pas prendre de décision ; et c’est en cela que homme démontre non seulement son indépassabilité métaphysique mais aussi son pouvoir d’ingénuité historique, de recommencement perpétuel de son histoire »*. La reprise de l’epokhé comme geste a la fois d’autofondation du cogito et de son absolue indépendance par rapport au monde va évidemment étre un des principaux axes de l’analyse de la phénoménologie husserlienne que Blumenberg va développer. C'est sur la base de la critique du volontarisme husserlien que a phénoménologie va étre mise en cause deux niveaux : tout tion de sa Iégitimité historique, laquelle est toujours lige & ’exigence présente dans 'autodefiniton et fait de la dissimulation dela dépendance historique in- dice du caractére problématique de la conscience dissimulant ses contemusilé- Bitimes ». H. Blumenberg, La légitimité des temps modemes, opt. p. 157. 7 R Descartes, Discours de la Méthode, 1, 10, Classiques Garnier, Pars, Lp.377 © H. Blumenberg, La légitimité des temps mademnes, op cit, p. 206. Anthropologie et contingence 229 abord lorsqu’elle part de la Lebenswelt comme correspondant aux «existences» préalables que présuppose une construction théorétique; ensuite, lorsque Husserl structure histoire de la rai- son en fonction d'une téléologie immanente qui fait de la science une « transformation adaptée a des fins », sans indiquer l’objec- tif de cette finalité. « Mais l'affirmation que I’ «expérience plane dans laquelle le monde se donne 4 nous est le fondement ultime de toute connaissance objective»? présente l'exigence de fond de comprendre la transformation de la Lebenswelt en un monde objets a partir de ce méme monde de la vie, sans introduire une espéce de «péché originel» sous la forme d'un acte de volonté qui ne peut étre interrogé plus avant »'*, On comprend immédia- tement que ce « péché originel » husserlien a un précédent histo- Tique : Descartes. Dans les deux cas, il reste un certain caractére d'évidence qui n’est pas interrogé : pour quelle raison n’y a-t-il pas besoin de rendre raison de la raison méme ? En d’autres ter- mes : l’évidence a soi de la raison semble transférer l'attribut de nécessité qui est propre a l’absolutisme de la réalité, pour en faire un attribut essentiel de la libre auto-instauration de la raison. La question continue étre fondamentalement modeme, plus précisément leibnizienne. On reconnait ici l’ombre du principe de raison suffisante, qui fonde le fait qu’il y ait quelque chose, plutét que rien (cur aliquid potius quam nihil), appliqué a la pro- pre existence de la raison. Ici, il en va fondamentalement de la question de la contingence, que la phénoménologie husserlienne, répétant en cela un certain geste cartésien, résout originairement au travers de exposition pure, qui fait sortir la réflexion du ° «Nous savons déja que toute prestation théorétique de la science objec tive se situe sur Ie terrain du monde pré-donné ~ celui de la ve -, qu'elle présup- pose une connaissance pré-scientifique et le changement de forme téléologique de celle-ci. L’expérience nue, dans laquelle le monde de la vie est donné, est le fondement ultime de toute connaissance objective. ». E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantele, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 254-5; cité par H. Blumenberg, Wirklichkeiten in denen wir leben, op. cit. p. 29. '° H. Blumenberg, Wirklichteiten in denen wir leben, op.cit., p. 29 230 Olivier Feron monde de la vie : « En sortant de la Lebenswelt, c’est-i-dire de ««l'univers des évidences» (Universum der Selbstverstindlichkei ten), ne s'est pas seulement produit le début de ce processus de esprit européen qui, pour Husserl, culmine dans sa propre phé- noménologie, mais également le début du retournement du ca- ractére d’évidence de la réalité dans la contingence. Contingence signifie l'appréciation de la réalité depuis le point de vue de la nécessité et de la possibilité »". Ce retournement est au centre de la méthode philosophique pratiquée par Blumenberg, lorsqu’il la désigne comme « le démontage de choses que I’on considére évi- dentes » (Philosophie Abbau von Selbstverstdindlichkeiten ist)”. Le premier démontage (déconstruction ?) auquel Blumenberg soumet la phénoménologie est l’articulation fondamentale pour elle entre monde de la vie et téléologie de la science qui en éma- ne : « Il est vrai que la Lebenswelt est ce fait (Faktum) qui voile et cache (verhiillt und verbirgt) sa propre facticité essentielle propre, s’offrant comme I'univers des évidences (Universums der Selbstverstandlichkeiten) >", Ce que cherche démonter Blumenberg, est le fait de savoir si l’évidence avec laquelle Husserl remplace le Faktum science par le Faktum Lebenswelt © H, Blumenberg, Wirklichteiten in denen wir leben, opcit.,p. 46. « Ainsi donc, le fait que nous dussions voir dans la contingence un stimulant pour la prise de conscience de Ia puissance démiurgique de l'homme rend compré- hhensible Ia raison pour laquelle le pathos technique de I’époque moderne a pu croitre en correspondance avec une augmentation exacerbée de la conscience de contingence de la fin du moyen age ». H. Blumenberg, Ibidem, p. 47. Ce ui est bien en jeu ici est donc la raison modeme qui résout au travers de la science et de la technique une crise qui lui est contemporaine, contrairement la rhétorique cartésienne de la tabula rasa et du commencement absolu. En se rférant a la thése dhabiltation de Blumenberg, O. Miller fait remarquer que Husserl y est présenté comme le parfait représentant de Ia pensée modeme, citi y est décrit comme le « kihne und Konsequent Vollstrecker des carte: sianischen Entwurfes absoluter GewiBheit in ausgezeichnetem Mape » (Dic ‘Ontologische Distanz, Kiel, 1950 ; mémoireinédt,p.21).Cf. O. Miller, Sorge um die Vermunft op cit. p. 88. "H. Blumenberg, Wirklichkeiten in denen wir leben, op.cit, p. 114 (Real, 124) ° H. Blumenberg, Wirklichkeiten in denen wir leben, op.cit, p. 27. (Real, 31) Anthropologie et comtingence 231 - ce qui lui permet d’éliminer de son projet philosophique tout soupgon de néokantisme non assumeé - est suffisamment radical pour poser la question du monde, La réponse de Blumenberg ne peut étre que sceptique : « la Lebenswelt n’est pas «tout, ce qui est le cas». II est possible qu’elle ne soit rien de ce dont il est le cas »". Carla difficulté face 4 la Lebenswelt est d’éviter de l’ob- jectiver au travers des catégories scientifiques qui ne finiraient ‘que par la réifier inauthentiquement. Telle est la raison pour la- quelle Blumenberg décrit la Lebenswelt en utilisant un lexique beaucoup plus heideggérien que husserlien : verhiillen und ver- bergen, n’est-ce pas la des attributs que le maitre de Freiburg va exclusivement réserver a l’étre méme ? La thématique de la Lebenswelt ne serait dés lors qu’une stratégie d’évitement qui permettrait de faire l'économie de la question de la contingence. Or c’est précisément a partir de la question de la contingence que Blumenberg (et Sartre) va im- primer a la phénoménologie cette inflexion anthropologique qu’aussi bien Husserl que Heidegger avaient refusé & la philo- sophie entendue soit comme science stricte, soit comme stricte ontologie. Considéré comme ultime représentant de la pensée moderne, Husserl sera interrogé dans les termes de cette méme pensée lorsque Blumenberg pose la question de la nécessité du cogito husserlien. La question sera formulge selon I’exi- gence déja présentée de la philosophie telle que Blumenberg la congoit : comme démontage des évidences. Or il n’est pas évi- dent que le cogito comme autofondation soit nécessairement. La généalogie historique nous a permis de voir combien le geste cartésien, que Husserl reprend 4 son compte, vaut plus comme “Die Lebenswelt ist nicht calles, was der Fall ist». Sie ist womoglich nichts von dem, was der Fal is, H. Blumenberg, Wirklichkeiten in denen wir leben, op.cit. p. 166. Liexpression ,,Der Welt ist alles, was der Fall isi” est évidemment la défiition que Wittgenstein donne du monde dans son Tractanus logico-philosophicus, Pairs, Gallimard, 1971, p. 28. Blumenberg reprendra éga- Jement cette définition de Wittgenstein dans La passion selon saint Matthieu, trad. H. A. Baatsch & L. Cassagnau, Paris, L’arche, p. 14, et dans Theorie der Unbegriflichkeit, Suhrkamp, Frankfurt, 2007, p. 102. 232 Olivier Feron indice d'une crise que comme fondement absolu de Iui-méme. Le premier pas pour éviter la tentation de se laisser prendre a la thétorique du commencement absolu est de renoncer a faire de la raison l'essence de l'homme. Si la raison ne peut rendre comp- te d’elleeméme comme autoposition absolue, alors sa nécessité est ébranlée d'un point de vue rationnel. Le programme de la métaphorologie sera donc congu comme nécessaire stratézie de compensation de l'absence d’essence qui caractérise ce que l'on ne peut plus caractériser comme animal rationnel, mais qui, au contraire se définira par son insuffisance de fondement, Cette thétorique fonctionnera dés lors selon le principe de raison insuf- Jfisante : «Vaxiome de toute rhétorique est le principe de raison insuffisante (principium rationis insufficientis) 11 est le corrélat de l'anthropologie d'un étre, a qui l’étre fait défaut (Er ist der Korrelat der Anthropologie eines Wesen, dem Weseniliches man- gelt). Si le monde correspondait a l’optimisme de la métaphysi- que de Leibniz, lequel croyait pouvoir méme évoquer la raison suffisante pour le fait que quelque chose existe plutot que rien (cur aliquid potius quam nihil), il n'y aurait pas de rhétorique car il n’existerait aucune nécessité ni aucune possibilité d’agir & travers elle »'*. La définition de homme comme Mangelwesen part du constat que la contingence s’étend jusqu’a son corrélat intentionnel, celui-1i méme qui s'impose comme nécessaire pour compenser la perte d’évidence Cette contingence de la rhétorique, du métaphorologi- que conduit Blumenberg a affronter ce qui rend nécessaire toute pratique rhétorique, et qu’il nomme T'inconceptuabilité (Unbegrifflichkeit), Celle-ci est en fait la raison — toujours in- suffisante ~ de la nécessité de 1a métaphore comme ce qui dé- finit fondamentalement I’anthropologie qui n’est plus moderne « Du point de vue de la thématique du Lebenswelt, la métaphore, qui est sous sa forme courte telle qu’elle est précisément définie par la hétorique, est quelque chose de tardif et de dérivé, C’est pourquoi la métaphorologie, si elle ne veut pas se limiter ala per- * H.Blumenberg, Wirklichkeiten in denen wir leben, op.tt,p. 124-5. Anthropologie et contingence 233, formance de la métaphore pour la formation des concepts, mais ‘utiliser comme fil conducteur du regard porté sur le monde de la vie, ne pourra pas éviter de s’intégrer dans l’horizon plus vaste une théotie de l'inconceptuabilité »'®. Ce que l'on entend par Lebenswelt ne recouvre finalement que la limite du dicible; mais ‘marque également la limite de ce territoire oii se joue l’existence de cet étre improbable dont les manques sont autant biologiques que symboliques. L’anthropologie semble découler nécessaire- ment de la confrontation entre la puissance limitée de la ratio- nalité face 4 ce que recouvre l’expression Lebenswelt, et V’obli- gation de trouver un substitut au caractére indicible ~ et done insupportable — du monde. Pourtant il n’en n’est rien, Car faire de l’anthropologie la réponse évidente a cette tension reviendrait a donner 4 ’homme une nouvelle essence, une essence symbo- lique comme le fait E. Cassirer. « Mais cette théorie de Cassirer renonce a expliquer pour quoi "homme a recourt aux «formes symboliques» ; le fait qu’elles apparaissent dans le monde de la culture permet de les dériver d’un animal symbolicum, qui exté- riorise son «essence» (Wesen) dans ses créations. Pour une an- thropologie de homme «riche», qui repose sur une existence biologique assurée, ou tout au moins qui n’est pas interrogée, Ja coquille culturelle des «formes symboliques» s’accroit cou- che aprés couche. L’enrichissement de existence nue ne garde aucune relation fonctionnelle avec sa possibilité d’existence Mais en tant que la philosophie est un démontage des choses que l'on considére évidentes (se/bsverstdindlich), une anthropologie «philosophique» doit aborder le théme de savoir si l’existence physique n'est pas déja le résultat de ces performances qui sont attribuées 4 homme comme «essentielles>. Et, dés lors, le pre- mier énoncé de I’anthropologie serait : il n’est pas évident que Vétre humain puisse exister »”. "© H. Blumenberg, Naw/rage avec spectateur, trad. L. Cassagnau, Paris, Larche, p. 101 "7H. Blumenberg, Wirklichteiten in denen wir leben, op.cit, p. 114. 234 Olivier Feron Nous pourrions dire ici que la nécessité a étre homme est toujours en retard, décalée par rapport a sa contingence en tant qu’existant. Notre incapacité considérer notre existence nue fait signe vers cette énigme que Husserl appelle de Lebenswelt, Mais celle-ci apparait comme la nostalgie d’ un homme riche de sa culture dont il goiite la nécessité de ses enchainements, sans avoir a se demander si son existence est pourvue d’une queleonque raison. C’est probablement dans cette considération, rétrospecti- vement abyssale, de l’essence de I’homme comme absence d’es- sence, comme défaut (Mangelwesen), que Blumenberg se trouve au plus prés de cet autre anthropologue qu’est Sartre, En effet, sa pensée du pour soi tournera également autour de la tension entre nécessité et contingence, sachant que la nécessité « concerne la liaison des propositions idéales mais non celle des existants. Un existant phénoménal ne peut jamais étre dérivé d’un autre exis- tant, en tant qu'il est existant. C’est ce qu'on appelle la contin- gence de I’étre-en-soi »"*, Mais Sartre ne limite pas cette contin- gence au seul étre-en-soi. Le pour-soi en tant qu’ existant, en tant (que fait est lui aussi soumis & cette re-connaissance réflexive de sa non nécessité. L’existence du pour-soi n'est pas nécessaire; et pourtant, l'on ne peut pas dire qu’il serait possible qu’il ne soit as puisque le possible reste « une structure du pour-soi, c’est-a- dire qu'il appartient a autre région d’étre »”, celle de I’en-soi. Mon existence, en tant que fait, dépasse done infiniment toutes les raisons qui me font défaut, qui manque a Ia justification de ‘mon existence. Le principe de raison insuffisante développé par Blumenberg se décline chez Sartre comme la dérive de l'effort que le pour-soi fait pour combler le fait brut d’étre, par une possi- ble nécessité de sens idéal. « Nécessaire, le pour-soi I’est en tant qu'il se fonde lui-méme. Et c'est pourquoi il est Pobjet réfléchi dune intuition apodictique : je ne peux pas douter que je sois. Mais en tant que ce pour-soi, tel qu'il est, pourrait ne pas étre, il a toute la contingence du fait. De méme que ma liberté néantisante "J.P. Sante, L'éire et le néant, Paris, Gallimard, p. 33 JP. Sarto, Idem Anthropologie et comingence 235 se saisit elle-méme par l’angoisse, le pour-soi est conscient de sa facticité : il a le sentiment de son entiére gratuit, il se saisit comme étant la pour rien, comme étant de trop. »™. Le parallélisme des développements des deux philosophes, sur fond de lexique leibnizien, est surprenant, Tout aussi pré- gnant, leur consensus sur le statut de la technique comme ré- ponse qui vise 4 compenser ce défaut de raison de l’étre de Vhomme. Blumenberg ira jusqu’é se recommander du Sartre de L‘existentialisme est un humanisme lorsqu’il déterminera en 1953 homme sans essence comme celui qui « fabrique son exis- tence méme et n'est finalement rien d’autre que ce qu’il fait de lui-méme »*. Or l’obligation de devoir vivre avec le fait de son existence pousse le pour-soi sartrien se doter de ce que son existence méme lui refuse : de la raison suffisante de son exis- tence : « L’apparition du pour soi ou événement absolu renvoie bien Veffort d’un en-soi pour se fonder : il correspond a une tentative de I’étre pour lever la contingence de son étre. Mais cette tentative aboutit é la néantisation de I’en soi, parce que I’en soi ne peut se fonder sans introduire le soi ou renvoi réflexif et néantisant dans 'identité absolue de son étre et par conséquent sans se dégrader en pour-soi » Voila ce qui explique la raison pour laquelle Blumenberg confére a I’exercice de la mémoire poétique la légitime responsa- bilité de résoudre la question de V origine. L’enfance de I’étre hu- main, cet animal biologiquement jeune, est un territoire oi Freud, répondant a Fliess, disait qu’il ne s’était rien passé, Dés lors, le souvenir « gagne la liberté de se créer lui-méme, et de laisser celui qui s’est oréé en cela qu’il posséde finalement ce souvenir, étre ce qu'il a choisi d’étre. C'est le langage de I’«existentialisme» (...) Pour le lecteur d’aprés-guerre de I’ Etre et le Néant, paru en 1943, ine fallut pas plus de deux décennies pour que ce retournement n’appariit aussi transparent que suspect, avec l’auto-analyse de 2 J.P. Sartre, L'ésre et le néant, op.cit, p. 122. O. Maller, Sorge um die Fermunf op.cit,p. 72. IP. Sarre, Lire et le néant, opcit., p. 122 236 Olivier Feron Sartre, Les Mots (publié en 1963) : on peut alors s’étonner qu’une cenfance qui force de rétrojections, n’en n’est plus une s’achéve méme de ce fait. (...) L'enfance est un simple phénoméne. (...) Le besoin du philosophe peut étre satisfait aussi bien par son souvenir que par sa réflexion — voila une chose qu’on attendait pas de qui est allé a ’école du Maitre Descartes »®. Surprenant étonnement que celui de Blumenberg : il devait savoir mieux que quiconque que Sartre fut le plus dur critique de la substance pensante, et que lorsqu’il rend hommage la pensée modeme pour avoir réduit «l’existant a la série de ses apparitions »™, il ne faisait certes pas référence a Descartes. Tout au contraire, il définit ’essence comme « raison de la série »*. Or, comme I’a fort bien vu D. Giovannangeli, cette conquéte toujours en retard de la nécessité au sein méme de l'articulation phénoménale est un emprunt a Leibniz, et une référence au principe de raison suf- fisante™. Ici comme tout au long de notre exposé, Sartre comme Blumenberg se rejoignent dans leur critique de la pureté de 1a conscience intentionnelle telle que Husserl 1a congue, prenant modéle sur Descartes, Cette critique les méne tous deux a faire de ’anthropologie l’issue logique d’une phénoménologie ayant assume cette impureté originaire, dés lors qu’elle ne prend plus appui sur l’auteur des Méditations métaphysiques, mais se référe paradoxalement Leibniz, un Leibniz phénoménologue a pro- pos duquel Blumenberg déclarait « das Prinzip des zureichenden Grundes ~ anders gesagt : das Postulat der Sinnstruktur jedes Bewupisein » H. Blumenberg, La passion selon saint Matthieu, op cit, p. 162-3, % JP Sartre, L'éire et le néant, opcit, p. 2 J.P Sartre, L'éire et le néant, opcit, p. 13 ‘En somme, em faisant de la raison de la série des apparitions une appa- rition elle-méme, la phénoménologie reprend a son compte une problématique Ieibnizienne. Au § 37 de la Monadologie, Leibniz écrit en effet qu’xil faut que 1a raison suffisante ou demigre soit hors de la suite ou series de ce detail des contingences, quelqu’infini qu'il pourrait €tre»”, D. Giovannangeli, Finitude et représentation. Six lecons sur I'apparaitre ~ De Descartes & l‘ontologie phéno- ménologique, Bruxelles, OUSIA, 2002, p. 112. H. Blumenberg, Zu den Sachen und Zurick, Suirkamp, Frankfurt, 2002, p. 97,

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