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2 Les origines de la conscience nationale Si Pessor de limprimé-marchandise est la clé de la génération des idées entitrement nouvelles de simultanéité, nous en sommes encore simplement au point oi deviennent possibles des Communautes du type «temps transversal, horizontal et sécu- fier, D’od vient qua lintérieur de ce type la nation soit deve~ nue si populaire? Les facteurs impliqués sont, 3, V’évidence Complexes et divers. Mais on peut faire grand cas de la primauté du capitalisme. ‘En ‘1500, on I'a vu, quelque vinzt millions de volumes étaient dgja sortis des presses‘, marquant l'aube de ce que Walter Ben- jamiirs appelé «T’époque de la reproduction mécanisée >. Si le Mvoir mantuscrit était tne tradition chétive et mystérieuse, la connaissance imprimée vivait de reproductibilité et de dissémi Sation?, Si, comme le pensent L. Febvre et H.-J. Martin, deux ents millions de volumes, au bas mot, étaient sortis des presses én 1600, on ne s’étonnera pas de lire sous la plume de Francis Bacon que Vimprimé avait change « la physionomie et l'état du monde? ». Tédition, qui fut Pune des toutes premiéres formes d’entre- prise capitaiste, participa a la quéte incessante de marchés du Capitalisme, Les premiers imprimeurs Gablient des succursales $ Pavers PEurope entiére : « Ains. se crée — par-dessus les fron- fires —~ une veritable « internationale » des grands libraires’ Er puisque les années 1500-1550 furent une période d’excep- tiormelle prospérité en Europe, lédition fut partie prenante a fet essor général. «Jamas, surtout, autant que durant la 7 La population de cee Europe ob imprimere Gait connue Ese environ cent afgcs?oRabiens: Peavae et ants, LAppariion de rere, p 350 a era x inconous js les premiere edion en 1559, ls Voneget ae me enblenmugue de et Eat de fit, POLO, Teeve, p- XII Ge par Eisenstein «Some Conjectures», p56. EEE Mantis Lapparton de fee, pe 182. 49 Premitre partie du xv siécle (.., [ Ea te du ve stele [.), Vindusteie du livre fa i ands indus, ifominge par de Pe int les libraires étaient «soucieux trent nefices et d’écouler leur production sate ech avant tou o intéresser Ie plus grand nombre de leurs eS, SUseeptibles Le marché initi Teurs : initial fut PEurope d rs contemporains », mince de oe inital fut l'Europe des leterés¢ , deans 28 a lsient le Tein, La sunaratec ge Be mais ere déterminant da laent ee ans; Outee sa sacralté le carne, bilingues. Assez gin. tait qu'il s'agissait d'une Is iS Bern isSee Fare8 Etaent ceux qui le parlaeee | enBee oe ils tous jours et ins encore, Pi iR z » on Vimagine, révaient ra de el 12 proportion de Bilinguce ioe ng gues dans la popula este trés probablement pas plas totale de Europe était fort mod lans Ja population mondiale’ et grande qu'ayjourd'h forme encou- Tiyieu du xvut sigcle le mouvement état léclin, et les biblio- Ar siécle le m t était en déclin, et I lin, et les marché en langue vulgaire’ and lution du vernaculaire’ resue ent & Lessor de la co ionale. Le premier’ ore I: science ia | oa fn de compte, le moins important aera jie Premier et, j it changea de caractéte. Grice nan sioméme, ie eee PME faire renatre Pabondante lncrerr Ge Bal BE préchrédenne: et la differ tn ; telligentsia transeuropéer fi wseuropéenn apes eres a syle rating des ance f Plus éloigné de oes ee ov Bessa i monastique et quotidicane, mins ess : Aisi priv s i du latin dE fair deg ABC. Cat Ie latin des anciens nvérsic nget®, Elise au tan mes, ee syle, mals tour sinplomene ee lement parce ue © était un latin éert: il était mysten le son statut térieux a cause d Slip. 265, t Happarition de Ii imei dans ce sens peut peter dane em pee tere pour fone demas ode Sandan Sr de vers Pappartlon done 7 tin a6 me 50 de texte, II devint alors mystérieux & cause de ce qui était écrit, a cause de la langue-en-soi. Le deuxitme facteur fut Vimpact de la Réforme qui, elle- méme, dut une bonne partie de soa succés au capitalisme de Vimprimé. Avant Page de limprimerie, Rome triompha sans mal de toutes les hérésies en Europe occidentale parce qu’elle avait, toujours eu de meilleures-voies.de,communication internes que ses adversaires.(Mais lorsqu’en 1517"Martin Luther cloua ses theses sur_la porte de la chapelle des augustins de Wittenberg, tlles Tarens iaprimées en traduction allemande * «En une qui” zaine de jours, elles sont connues partout. » Entre 1520 et 1540, il y eut trois fois plus de livres publiés en allemand que dans les-deiix prettiéres-décennies. du siécle transformation stupé- fiante dans laquelle Luther joua un réle absolument central. Ses ceuvres ne représentent pas moins d'un tiers de tous les livres de langue allemande vendus entre 1518 et 1525. Entre 1522 et 1546, il y eut au total 430 éditions (intégrales ou partielles) de ses traductions de la Bible : « Pour la premitre fois s'est consti- tuée alors une littérature de masse, destinée & tous et accessible 2 tous’.» En fait, Luther fut le premier auteur de best-seller connu comme tel. Ou, pour dire les choses autrement, le premier auteur qui put « vendre » ses nouveaux livres sur la base de son nom". ‘Drautres s‘engouffrérent dans la oréche ouverte par Luther, déclenchant la colossale guerre de propagande qui fit rage 2 travers PEurope au cours du sitcle suivant. Dans cette batalle de titan « pour 'esprit des hommes », le protestantisme se mon- tra toujours foncitrement offensif, précisément_parce qu'il sut exploiter le marché en expansion de Pimprimé en langue vulgaire creé par le capitalise, cependant que la Contre-Réforme défen- dae citadelle du latin. Leembleme en est Index librorum pro- hibitorum du Vatican, qui resta sans équivalent du cété protes- tant: la seule masse des imprimés’ subversifs avait’ rendu | nécessaire la composition de ce catalogue d’un genre nouveau. Rien ne donne une meilleure idée de cette mentalité de sitge ye la décision, prise en 1535 par un Frangois I* paniqué, U Tincerdice towte impression de livres dans son royaume — sous peine d’gtre pendu haut et court! Linterdit et Pimpossibilie de if J 8. id, p. 404. 9. Ibid p. 405-411. 10.De'ct point de vue, ce ne fur qu'une étpe vers la situation de la France au vit sitele ob Corneille, Moliere et La Fontane pouvaient vendre les manuscrits Ae Tears comédies et de leurs tagédies directement aux éditeurs, qui les achetient ‘comme excellent investssements au vu de la éputation de leurs auteurs sur le ‘marché. Ibid, p. 236. 51 Vappliquer s'expliquent :ous deux par le fait que les frontiéres orientales de son royaume étaient bordées d’Etats et de cités protestants produisant une avalanche d'imprimés de contre- nde, Prenons Vexemple de la Genéve de Calvin : alors que 42 éditions seulement étaient parues entre 1533 et 1540, il y'en eut 527 entre 1550 et 1564, date & laquelle une quarantaine de Presses, au bas mot, toucnaient a plein régime". La coalition entre le protestantisme et le capitalisme de Fimprimé, exploitane des éditions populaires et bon marché, eut tot fait de créer de vastes nouveaux publics de lecteurs — notamment chez les marchands et les femmes qui, @’ordinaire, Re connaissaient guere, voire aucunement, le latin —— tout en les mobilisant & de nouvelles fins politico-religieuses. Inévitable~ ment, I'Eglise ne fut pas seule ébranlée sur ses, bases. Le méme tremblement de terre accoucha des premiers Etats non dynas- tiques importants, en dehors des cités-Etats : la république de Hollande et la République des puritains. (La panique qui saisit Frangois I* était autant politique que religieuse) Le troisitme et demier facteur fut la propagation lente, géo- sraphiquement inégale, des langues vernaculaires comme inseru- ments de centralisation administrative par certains monarques absolucistes bien placés. Il est utile de rappeler ici que I'univer- salité du latin dans Europe médiévale na jamais correspondu 4 un systtme politique universel. Le contraste avec la Chine impériale, oi Vextension de la bureaucratie mandarinale coinci- dait largement avec Ia diffusion des caractéres peints, est riche en enseignements. En fait, avec la fragmentation politique de "Europe occidentale aprés Peffondrement de I’Empire romain ¢’Occident, il n’y eut aucan souverain capable de monopoliser {e latin et d’en faire sa langue officielle, et uniquement sa langue; ainsi T'autorité religicuse du latin n’eut-elle jamais vraiment d'analogue politique. La naissance des lan, rnaculaires administratives est antéricure & Vimprimé et _aux_bouleversements religieux du XVF sitcle-+ilfaur-doney voir (four au_moins initialement) un Ratteur erosion independant des ac mie Ternps, rien ne permet de penser que des divs idéologiques, « fortiori proto-nationaux, profondément enracines aient nourri cette vernacularisation. En Toccurrence, le cas de le Angleterre >» — 3 la périphérie nord-ouest de "Europe lating est particuligrement éclairant. Avant la con uéte normande, Ja langue de cour, littéraire et administrative, était Panglo-saxon. Puls, pendant prés d'un siéde et demi, la quasi-totalite les deca: 11. Ibid, p. 433-439, 52 és Jatin. Entre 1200 et 1350, mens royaux fort composts en latin. Entre 1200 ¢ $250, r sa ce latin officiel. Entre-temps, Fenland gs congiee ode Hnglossaxon de is opsationassujetie donna aisance#¢ : a 3 a viethanglas oer PSangoe des cours et de Pouverture du teat 150 EB manuserte de Wyelifle en paar naculaize™ Il est esseniel de ne pas Bede de vue eee oma il affie & une sucesion de langues d'Btat) non de ras enationales >, et que (Etat en. question, aoe ene, cccouvrait non seulement le eritoire gerel de Ane Geese du pays de Galles, mais aussi des portions de I'Ilande, terre et Oe Pav ie la France. De toute évidence, une artie des ms assujetties ne connaissait guére ou pas du P: ies ne connaissait guére ou Por ; patie latin, Panglo-normand ou le vieil-angla is. Et prés d'un vieil-anglais, sigcle encore aprés l’intronis: fn polrine eee gl ‘encore un certain pouvoir en «France». Gah Sune so produse un mouvemen similar quoigue 2 oer face plus lene. Comme le dit M. Bloch en ian 0 Te « francais, cest-irdire ne lng ui psn pow ope Smee ruption du latin, mit plusieurs si¢cles 4 Hien Feeearee oese devine lt langue officielle des cours de ju is I Vordonnance de " Y Francois I _promulgua d 1339. longue furs Toyaumes dynastques, Ie ayaa yaaigus Te a Tfeat beaucoup plus longtemps : jusq le four ies Hubsbourg: Aller encore, ce sont des langues ve i é eres » qui Simposerent = i paculaies “yfenindcarent is deux langues offices de la yur des Romanov". . comane un “°K chaque fos le choix > ane ngs psn ae gnomene_progressif, naturel, prag pour ne pas dire Caen Pe egards il ava rien a voir avec pique ln: ae sigue deliberement poursuivie au XIX ee frontes la Ont jonalismes linguist : rf aa ieee raguieques pops Sonfroncés sla montée- demi igure ininfr, Chapitre 5 yne patent de rence ae ae cee employes pat et pour le, burea mee “YT m’était pas question d’imposer 7 est_qi ment craties, ie cela : de’ 7 Eero er co aii a cm de Jour ay nde semnehonene ames on ineas- Oc Buoen, Eason fod pr 3 53 tématiquement la lan B = = iguement la langue aux diverses populations sujettes des 1 fond, il semble qu’en I fond, le qu’en Voccurrence le caract Lipa nits ao Init, le Betorme ac Faster awn =e ratives vernaculares aient surtout une woe nce negative tun réle dans le détronement da fit tcrctges nonce communautaire e pings et ent _coacevable en I’ ide Pan oo Tite, voire de tous ces facteurs. Ce guy, fee, Pu 8 scan des. nouvelles communaucés, ings z action & demi fortuite, mais explosh st duction et de apports de production (le sapcine eee ee bique dé Hon (Himprimé) ee | ‘de Tngusegacs nineton Cnprimé) ex farang dela dens Slement dé taalicé est di le force surhumains don Car quels que soient | : les ds eg mle de style européen étaient encore Tease in) + personne dcendance européenne pure (ow x moins en dG oe auf merges (pu pur exenion, pout hors Europe) ence) gues (Pu Fs rope) ‘Break-up of Britain, . 59 4 Langues anciennes, nouveaux modéles La fin de Vere des mouvements de libération nationale, aux “Amériques, a coincidé assez étroitement avec l’aube de lage du nationalisme en Europe. Si nous examinons le caracttre TE ces nouveaux nationalismes qui, entre 1820 et 1920, ont changé la face du Vieux Monde, deux traits saillants les distinguent de leurs ancétres. En premier lieu, éans la quasi-toralité d’entre eux, Jes «langues nationales d’imprimerie » ont eu une importance idéologique et polit ique centrale, tandis que espagnol et Panglais n’avaient jamais été des enjeux dans les Amériques révolutionnaires. En second lieu, tous purent partir de modeles visibles par leurs prédécesseurs lointains, ou. pas si lointains, aprés les convulsions de la Révolution francaise. La « nation » fevint ainsi une chose & laquelle on pouvait aspirer dés l’origine, plutét qu’un cadre de vision qui s’aifinerait peu & peu. Comme vous le verrons, la « nation » apparut comme une invention pour Jaquelle il était impossible d’ob:enir un brevet. Elle se prétait & toutes sortes de piratages, entre des mains tres différentes, et parfois inattendues. Dans’ce ckapitre, 'analyse portera surtout sur la langue d’imprimerie ¢t le piratage. "Avec un joyeux mépris de quelques faits extra-européens évi- dents, le grand Johann Gottfried ‘om fers) (1744 2805) avait proclamé vers la fin du xvur sitele : « Denn jedes Volk: ist Volk 5 es hat seine National Bildung wie seine Sprache’. » conception superbement _eg-siropgenne (curopdocenrs Ie nation nécessairement lige 3 une Tangue apparent en propre exerca une grande influence da fas FEurope du XIX: sid et, plus étroitement, sur les constructions théoriques ultérieures relatives la nature du nationalisme. Quelles furent Jes origines de ce reve? Trés vraisemblab.ement se trouvent-elles dans le T Keuken, Nationalism, p.42. C'est moi qui soulgne (« Car chaque peuple cst um peuples i as4 culture "nationale comme s4 langue») © 7 rétrécissement profond du monde européen dans le temy co . 7" dans Vespice, contraction qui Samorea des le xiv site et dont la cause initiale fut les découvertes des humanistes, puis, assez paradoxalement, Pexpansion planéwsire de Europe. ‘Comme le dit si bien Auerbach? : és Paube de lhumanisme on commence a deviner é Ines dee legende td Tae suc Son asco a Bibl, ne sont pas seulement sépaés de |époque contemporaine Bale temps qui set écoulé mais as parle Profonde hetrogeneie des conditions de ie Avee Son programe de animation des modes le vie et des modes d’expression antiques, I'humanisme erée d'abord une perspective historique en profordeur qu'aucune époque connie slant possédée au méme deg. Il voit Tantquité dans tn lointain istorique et, contrastant avec elle, les sombres temps du moyen age, oui tendent ene le présent et cette époque reculée. xe tentative ne réussit jamais au point d'aboutir & la restauration de Trautarcie naturelle de la culture ani lato historique des at ctr stele, nts Ow SOME 3 Ie nave Lessor de ce qu’on a pu appeler I« histo i finalement débouché sur une conception jusquraors,inédite d'une « modernité » explicivement juxtaposée a I'« Antiquité » pas nGoessairement 3 Vavantage de celle-ci. La question fut farouchement débattue dans le cadre de la « querelle des Anciens ef des Modernes», qui doming la vie inceletuell frangise dans le dernier quar du x00 siéle. Pour citer de nouveau Aver- bach, «les hommes du sigcle de Louis XIV eurent le courage de consdérer leur civilisation comme un model aussi valable Jae sleds ances, et ce jugementeimposa ensuite 2 tour _ Au cours du xv1 sitcle, la « découverte » par PE: ivi Hiations grandioses dont on riavat er ae “vague idée — en Chine, au Japon, dans le Sud-Est asiatique et sur le gous continent indien — ow qui étaient totalement inconnues — les Azxagus au Mexgue ou es Teas 20 Perou — suggra un sluralisme humain irrémédiable. Le plupart de ces cit a Senienrdeveloppees en dehors de Thistoie comue de PEorope, de la chrétienté, de ’Antiquité, voite de "homme : leurs gence. logies étaient extérieures et inassimilables & l’Eden, (Seul pouvait 2 Mindi p. 32, Crs gu olin, La qurele commenca en 168, lorsque, 3 cinguante-neu ans, Charles pte Be aT aml die gd aims ors ara “Mandi 390. Notons qu Auerbach Gr «cvsation son «langue Nos Aevtions parcliement hesiter attibuee % le destin le quae de naon, 78 s’en accommoder un temps vide et horiogéne.) On peut juger de Pimpact des « découvertes » par les géographies particuligres des régimes politiques imaginaires. L’Utopie, de More, qui parut en 1516, se présentait comme le récit d'un matelor, que Vauteur furait rencontré A Anvers et qui avait participé & Pexpédition d'Amerigo Vespucci vers les Amériques dans les années 1497-1498. La Nouvelle Atlantide (1626) de Francis Bacon était surtout nouvelle, peut-2tre, parce qu’elle se situait dans Je Paci- fique. La magnifique ile des Houyhnhnms (1726) de Swift s'accompagnait d’une carte factice qui la situait dans I’Atlantique Sud. On comprendra sans doute mieux le sens de ces localisa- tions si Pon songe combien il serait inimaginable de situer la République de Platon sur quelque carte, fictive ou réelle. Toutes ces utopies ironiques, «calquées » sur d’authentiques décou- Gertes, sont dépeintes non pas comme des paradis perdus, mais Comme des sociétés contemporaines. On pourrait plaider qu'il hne pouvait en aller autrement, puisqu’dlles se voulaient des cri- tigues de sociétés contemporaines, et que les découvertes avaient nbs fin & la nécessité de rechercher des modéles dans une Anti quité évanouie’. Dans le sillage des wopistes vinrent les pen Tiss des Lumitres, Vico, Montesquieu, Voltaire et Rousseau, qui exploitgrent de plus en plus une non-Europe « réelle » pour AGurrit une veritable avalanche d’écrits subversifs contre les ins- titutions politiques et sociales dominantes de I’Europe. En fait, iI devine possible de voir dans 'Euroze une civilisation parmi autres, et pas nécessairement 'Elue ni la meilleure*, ‘Le moment venu, la découverte et la conquéte provoquérent également une révolution dans les idées humaines sur Ja langue. Depuis les temps les plus reculés, des navigateurs, des mission naives, des marchands et des soldats portugais, hollandais et ‘espagnols avaient, a des fins pratiques — navigation, conversion, combuerce et guerre —, compilé des Tstes de mots de langues fon européennes assemblées en de simples lexiques. Mais ce nest qu’? la fin-du XViir siécle que l'étude scientifique et compa- rée_des langues commenca_véritablement. De .la_.conquéte ‘anglaise du Bengale sortirent Jes. études pionnitres.que William Jones consacra au sanskrit (1786), jet _qui_firent_comprendre de 5: ai, eco x ppt eg exer bres Mange dase aside Bins Temburaine the Greet (1387-1388), Maslow, deenit un fame Fae, Dar en Tr, Dana son Aurangzeb (16%) en revanche, Dryden dépeint Shepp at (aun on borkomine de che Rte ane epéralinme enropéen pousuvait son bonhomme de chemin a sane le plant, fe gainer se ouren expres true de hare abo avec des pluraismes gu uinrent leurs genéloges scree, La mar- Uasianton de fempire da Maiev 3 Esteme-Osene “i vabifeique de ce pro- rc) a i yw xf y ws ye (at comparde, de chseiicavOn Oe langues en ye mieux_en mieux que la civilisation indienne était_bien plus dnclenne que cellé de la Grice ou de la Judee. L’expédition de Napoléon en Egypte déboucha sur le déchilfrement des higro- « slyphes pat JeaFrancois Champollon (1824, lequel ut pour 5 yy) dor de Ia vernacularisation fet de pluraliser ’Antiquité extra-curopéenne’. La meilleure connaissance des langues sémitiques mina V'idée que I'hébreu remontait a la nuit des temps, voire était d'origine divine. Une fois encore, les généalogies qui avaient cours ne pouvaient s’accommoder que d’un temps vide et homogéne. « Ainsi le lan- gage, lui aussi, cessa de manifester la contimuité entre une pu sanice extérieure et le locuteur humain, pour devenir un domaine interne er6€ et réalisé par ceux qui se servent de lu découvertes naquit fc philology aves ses caudes de es iction par le raisonnement scientifique de « proto-langages » ainsi aaehés i Poubl. Comme Pobserve justement Hlobsbawm, elle < fut Ia premiére science 4 considérer l’évolution comme le ceeur_mame de son tic” >. 3 aficiennes langues sacrées — latin, grec et hébreu — furent dis ors oblipées de faye sur un plan d'galité ontologies avec une foule plébéienne et panachée de langues vernaculaires rivales, en un mouvement qui acheva le processus de rétrogra- ddoiom stctsiour ear is sourebt sour Petit a capitals. Pimprimé. Si toutes les langues partageaient désormais un méme statut (intra-)mondain, toutes étaient donc en principe également dignes d’étude et d’admiration. Mais par qui? Logiquement, pulsque aucune n’appartenait plus & Dieu, par ceux-la mémes qui sen servaient: les locutours indigenes de chacune d’elles — et les lecteurs. Suivant la démonstration fort utile de Seton-Watson, Je xix: sigcle fut, en Europe et dans sa périphérie immédiate, Page : les lexicographes, les_gram- { mairiens, Tes philologues et les littérateurs™. Les trésors d'éner- que dépensérent ces intellectuels de profession contribuérent le manitre décisive & fagorner les nationalismes européens du XIX’ sigcle, a rebours de ce qui s’était passé aux Amériques entre vg M1770 et 1830. Les dictionnaires monolingues étaient eimmenses uw 7. Hlonsonwn, The Age of Revlstin,p 337: td, fs ps 364 E.Eaward Sa Onentlam, po tad, key p. 169. ScHlonsawnn, The Age of Reboitiom, p. 3373 fab es. 364 «Pour la inple ran que, de nor jours om prendgéméaement son dioler Viastoielngunigue de Fast palisge, économique € spel tational para souhaiable dels coun, Rives a prix une moindre experts.» Nations ttn ef ne eet ny dor ae Fung gn fy cation guil port & hist des angus ex presuement Un des sspects les pus predeur do text de ScomWatton aa '80 compendiums représentant le trésor imprimé de chaque langue, portables (parfols.2 peine) de Ia boutique a V'école, du bureau au domicile, Les dictionnaires bilingues consacraient le triomy she de l’égalitarisme entre les langues quelles que fussent les reales Sxtérieures, les deux langues jouissatent du méme statut dans les Gictionnaires tchéque-allemand et allemand-tchéque. Les vision nares indostrcux qui passrent des années ales compiler esient inécessairement atirés et nourris par les grandes bibliothéques d'Europe, avant tout celles des universités. Et, pour une bonne art, leur clientéle immédiate était non moins ‘inévitablement les Fycgens ou les étudiants. Quand il écrit que «le progrés des &oles et des universités mesurait celui du nationalisme, en méme femps que les écoles et spécialement les universités devenaient Ses chavapions les plus conscients », Hobsbawm a certainement faison en ce qui concerne Europe du xnc siecle, sinon pour autres temps et d'autres ieux"", ‘On peut done suivre cette révolution lexicographique comme ‘on pourrait le faire de la ‘déflagration croissante d’un arsenal en. fowPchsque explosion en déclenchant d'autres, jusqu’a ce que Potibratment final illumine la nuit comme en plein jour. ‘Av milieu du Xvill siecle, les prodigieux efforts des savants aliemans, frangas et anglais n’avaient pas seulement rendu dis Somble, cous forme imprimée, la quasi-totalité du corpus des Elssiques grecs, accompagnés des notes philologiques et lexico- graphiques nécessuires ; des dovzaines de lives reeréaient Panti- Sue civilisation hellénique, brillant de mille feux et résolument paienne. Dans le dernier quart du siécle, ce « passé » devint de Brus en plus accessible 2 une poignée de jeunes intellectuels chré- aren he lanane srecques qui pour la plupart avaient éeudié ou voyagé hors des confins de Empire ottoman ®. Exaltés par le piulnellénisme qui régnait dans les centres de la civilisation d'Europe occidentale, ils entreprirent de «débarbariser» les Groce prodernes, cest-i-dire ds les transformer en étres dignes TisFionman, The Age of Revlon, p. 166; tad. fy p. 175. Les isitions al: Honsn, The Ae of Rent, 5 eae tbe Hr aoe ut ars conptat 00 ants epg, ais qui ne juke rat anin reprises hein a fp 3 Kew ple aan ee une a Tedecation se propages pile das a premiere wai dd nie okels le nombre dadolecen solute demeurat afime au Fan re ore 19 00 yeten en France en 1642; 20000 dvs dene ie Gals secondaices sur une population trae de 68 malins habitants en fn Jes Se Sloment 48000 dans a ttl en 1848 dans toute PEurope Fa are eriadons de ete année, & groupe minuscule, mais Sa sique, joua un réle décisif (iid) . a sm es dese parse en 17842 Vine Pile Hea safes premier: owt geen pone du soulevmentant-toman Baan fered ele, dan fc unt souveas port cztaer ruse @ Odes» 81 de Périclés et de Socrate”. Les ' i d . Les propos de Pun de gens, Adamantios Koraes (gui devine plos tard un fervent lexi corr | dans.un discours prononcé & Pars en 1803 devant ic. fran t atiqui un public frangais sont emblematiques de c= changement de Pour la premiére fois, la nation considére le hid , 1a nation considére le hideux spectacle de son ignorance ex tremble én prenant la mesure de la distance qui la separe de la loie de ses ancétres. Cependant, cette pénible converte ne fait pas sombrer es Grees dats le désespoit : Nous sommes es lescendants des Grecs, se disent-ils implicitement, nous devons soit cessayer de redevenir dignes de ce nom, soit renoncer a le porter. De méme,’ la fin du xvitr siécle, virent le jour tout de grammaires,-de-dictionnaires ei @histoires du_roumain, ‘howe de Fabsbowg, put dang empire bord dan er ritoire des Habsbourg, puis dans 'Empire ottoman, 3 rem Falphabet eyilique par Falphabet romain — jglant raemeen le roumain de ses voisins slaves orthodoxes"’. Entre 1789 et Von Txcademie russe, elguée sur VAcadémie fanaise, pro- luisit un dictionnaire russe en six volumes, suivi en 1802 d'une rammaire officielle. Tous deux consacraient le triomphe de la jangue vernaculaire sur le slavon d’Eglise. Si, jusqu’en plein XVIIF sitee, Ie echtque fut la langue de la seule paysannerte de Bohéme (la noblesse et les classes moyennes montantes parlaient allemand), le prétre catholique Josef Dobrovsly, (1753-1829) publia en 1792 sa Geschichte der bobmischen Sprache und altern Literatur, qui fut Ja premizre histoire systématique de la et dela listrature tcheques. Dans les années 1835-1839 parut le ai cision iéque-allemand en cing volumes, oeuvre De la naissance du nationalisme hongroi: otus affirme qu'elle est «assez récente pour qu'on eerie i ine de jpsblicstion de quelques ceuvres illisibles d’un auteur ongr lents variés : Gydegy Bessenyei ésident & Viste ec gare du corps de MareithGtse Lar mapin epee de Bessenyei étaient censés démantrer que la langue hongroise Et eareas on ree eect a «arpa ts eee ae see date anaes onamment modem ds bu ealapaey Si swine =. wne “Sere: Yc care a ae me ge ERAS age eth Saha iE oss, 82, se prétait aux plus hautes créations litéraires” ». Les nom- brenses publications de Ferenc Kazinezy (1759-1831), «le pére de la liteérature hongroise », et le transfert de Puniversité de la pests provineiale de Trnava a Budapest ne firent qu’scoé- ferer le processus. Sa premitre expression politique fut la réac~ tion hostile de la noblesse magyare latinophone, lorsque joseph Il décida de faire de Pallemand, et, non plus du latin, Ia ingue par excellence de l'administration impériale ". mane les années 1800-1850, du fai: des travaux pionniers de savants indigenes, trois langues littéraires virent le jour dans les Balkans septentrionaux : le slovéne, le serbo-croate et le bulgare. Si, dans les années 1830, on pensait généralement que les « Bul- ies» appartenaient ala méme nasion que les Serbes et, les roates © et, de fait, ils avaient pris part au mouvement illy- fen —, un Fat national bulgare devait voir le jour en 1878. Xvutr sitele, on tolérait avec mépris l'ukrainien (petit-russe), xe dese comme une langue de rustres. Mais en 1798 Ivan Kotlarevsky_ publ nid ‘on Enéidé, un potme satirique sur la vie ukrainienne qui connut un retentissement considérable, En 1804 Gait fondée l'université de Kharkov, qui devint rapidement la pépinire dela litrature ukrainienne: En 1819 pat ls premitee Frimaire ukrainienne, dix-sept années seulement aprés la Publication de la grammaire russe officielle, Et dans les années 1930 suivirent les ceuvres de Taras Chevtchenko, auquel, observe Seton-Watson, «la formation d'une langue littéraire Gkrainfenne reconnue doit plus qu’s quiconque. L’emploi de Cette langue fut une étape décisive dans Ia formation de la conscience nationale ukrainienne” », Peu aprés, en 1846, vit le jour la premiére organisation nationaliste ukrainienne : son fon- Gateur était un historien ! "Au XVIIE sitele, la langue officielle de lactuelle Finlande était le suédois. Apres I'union territoriale de 1809 avec Empire iste, ce fut le russe. Mais, dans les années 1820, Vintérét « nais- sant» pour le finnois et le passé finlandais, qui sétait dabord 77, Paal Tenors, Hungary, ps4 «Ce qu'l prouya, mas son godt de Ie polé- tie conc de ieee Shoe di empl a produlat = Hia'peine de hgealor que ce yanage figure dans une sus-secion ina went de a oaion hongroise» quruvte sr ete phate groste ese: «Une aon et fe dour glues cident que edo, Serdar Nevin nd Soy Beh Ly sn es i persunder on moceeseur, Leopo de 1790.3 179), de in das son pie, Ve 5 Rp Se eta gm ee dae Rarinedy ait Sonne raison 3 Josh fk, (IGNOTUS Huger, B48) yee one Watsons Nations and State, p. 187. IL a sane dre que le tarisme 1 Sine lee compe, Chevtcheko at bist en Sib, Em vance, les Habs Sau nnn ie es nana Ga owed rare Contepons aux Polonsis. 83 exprimé 8 la fin du xvur siécle par des textes écrits en latin et fn suédois, se porta de plus en plus sur la langue vernaculaire. Les chefs de file du mouvement nationaliste finnois en pleine Gbullition étaient «des perscnnes dont la profession consistait largement & manipuler ls langue : éerivains, professeurs, pasteurs ‘et avocats. L’étude du folklore mais aussi la redécouverte et la compilation de la poésie épique aire allérent de pair avec fg peblication de grammares ede cicionnaires, et se soldérent ar Ta_parution de revues qui contribuérent_& aie le innois iteraire [autrement tit, la langue d'imprimerie, justi- fant Yeon tour de plus forts revendicatons. poliaques” ». Dans le cas de Ia Norvége, qui avait longtemps partagé la langue crite des Danois, quoique avec une prononciation entiérement différente, le nationalisme s’affirma avec la nouvelle grammaire (1848) et fe nouveau dictionnaire (1850) norvégiens d’Ivar Aasen, textes qui furent des réponses aux demandes d’une langue dimprimerie spécifiquement norvégienne en méme temps quills Jes stimulérent. ‘On retrouve ailleurs le méme scénario 3 la fin du xnx- siécle : des pasteurs et des littératears boers apparaissent comme les pionniers du nationalisme afrikaner pour avoir réussi, dans les années 1870, a transformer le patois hollandais local en une lan- gue littéraire désormais coupée de ses sources européennes. Pour nombre d’entre eux produits du collége américain de Beyrouth (créé en 1866) et du collage jésuite de Saint-Joseph (1875), les maronites et les coptes contribuérent largement & la renaissance de Varabe classique et & la propagation du nationalisme arabe”. De méme, on détecte aisément les germes du nationalisme ture dans apparition d’ung presse vernaculaire trés active & Istanbul dans les années 1870”. ‘Nvoublions pas non plus que la méme époque vit la verna~ cularisation d'une autre forme de page imprimée : la partition. Apres Dobrovsky vinrent Smetana, Dvorak et Janacek; aprés ‘Aasen, Grieg; aprés Kazincry, Béla Bartok; et ainsi de suite, jusgu’en plein 20 ale in méme temps, il va de soi que cette armée de lexicographes, de philologues, de grammairiens, de folkloristes, de publicistes 20. KEMILAINEN, Nationalism, p, 208-215. 21, SETON-WATSON, Nations and States, p. 72 22. Ibid, p. 232 et p. 261. 23, Kowisy The Age of Nationalism, p- 108-107. Ce qui équivaait & un rejet de Fre oftoman » jargon adminisiatif dynastique mat des éléments de ture, de persan ‘et darabe. Comme par un fait expres, Ibrahim Sinas, fondateur du premier journal ect reve fut ue de in andes dade n Franc. I donne Fenempl autres lui embotterent le pas. En 1876, Constantinople comptait sept quotidiens de langue turque. 84 et de compositeurs ne poursuivit pas ses activités révolution- naires dans le vide. Somme toute, tous produisaient pour le mar- ché de Pimprimé et, via ce bazar muet, tous étaient liés au public. Mais qui étaient ces consommateurs ? Au sens le plus ~énéral_z les familles des classes alphabétisées — non seulement le chef de famille, mais aussi son épouse, entourée de domes- tiques, et leurs enfants d’age scolaire. Si nous observons qu’en 1840, méme en Grande-Bretagne et en France, c'est-a-dire dans {es Etats les plus avancés d'Europe, prés de la moitié de la popu~ ietion Sit encore ilereeée (et pres de 98-9 dans 1a Russie arié- rée), I e lecteurs » désignaient des gens qui avaient tun certain pouvoir. Plus conerétement, elles réunissaient, outre Jer anciennes classes dirigeantes — noblesse et petite aristocratic fonciére, courtisans et ecclésiastiques —, les couches moyennes de plébéiens en plein ess0r: peti je PEtat, professions libérales, bourgeoisie industrielle et commerciale. “Au milieu du xix sigcle, PEurope connut un rapide accrois- we Jeenses pabliques, fasis aussi des bureavcraties publiques (civiles et militares), malgré I'absence de grandes ~~ guerres locales. ‘et 1850, les-dép é par téte ont augmenté de 25 % en Espagne, 40 % en France, 44 % en Russie, 50 % en Belgique, 70 % en Autriche, 75% aux Etats-Unis et plus de 90 % aux Pays-Bas™. » L’expansion de la bureaucratie, qui était également synonyme de spécialisa- tion, ouvrit les portes de ln promotion officielle & des popula~ Hons beaucoup plus grandes et dorigines sociales bien plus ddiverses que par le passé. Prenons Pexemple de la, bureaucratie austro-hongroise décrépite, pourvoyeuse de sinécures et chasse rardée de la noblesse : le pourcentage d’hommes aux origines jourgevises dans les plus hautcs sphéres devait passer de 0 en 1804'& 27 en 1829, puis 4 35 en 1859 et 4 55 en 1878. On Jexouve ta miéme tendance dans Parmée, quoique, naturellement, avec un certain retard et a un rythme plus lent : les officiers d'origines bourgeoises passérent de 10 % a 75 % entre 1859 et 1918. Si Vexpansion de la bourgeoisie bureaucratique fut un phé- noméne felativement égal, survenant & des rythmes comparables dans tous les Etats d’Europe, avancés ou retardataires, ’essor de Ia bourgeoisie commerciale et industrielle fut bien sir tres iné~ gal : massif et rapide dans certains pays, lent et chétif en 2A, Hlonspawnt, The Age of Revolution, p. 229; trad. fr. ici Kgirement modifée, 247, 25 Peter J. KATZENSTEN, Disjined Partners, Austria and Germany since 1815, p74, pelt. 85 autres. Mais, partout, cet « essor > ne se comprend qu’en rap- port avec le capitalisme de Pimprimé vernaculaire. En un sens, la cohésion des classes dirigeantes pré-bourgeoises, ne devait rien 4 la langue, tout au moins & la langue d'impri= merie. Si le roi du Siam prenait pour concubine une noble malaise, ou si le roi d’Angleterre épousait une princesse espa- gnole, avaient-ils jamais ensemble une conversation digne de ce nom} Les solidarités étaient le fruit de la parenté, du clienté- lisme et d’allégeances personnelles. Des nobles « francais » pou- vaient assister des rois «anglais» contre des_monarques «francais », non pas sur la base d’une langue ou d’une culture partagées, mais, cout calcul machiavélique mis a part, au nom de parentés et d’amitiés communes. La taille relativement res- treinte des aristocraties traditionnelles, leurs assises politiques fixes, et la personnalisation des relations politiques a la faveur des mariages et des héritages leur donnaient une cohésion de classe autant concréte qu’imaginaire. Une noblesse illettrée res- tait une noblesse. Mais la bourgeoisie ? Voila une classe qui, au sens figuré, ne vit le jour qu’a de multiples exemplaires. Le patron d’usine lillois n’avait qu’un lointain rapport avec un patron lyonnais, Ils n’avaient aucune raison particulitre de se connaitre; ils n’épousaient pas normalement les filles de leurs seniblables pas phox qu'lls ke Ugeiear leurs Getuncs Mai 4 travers la langue d'icprimerie, is fnirent par découric quis avaient des semblables par milliers. De fait, on imagine maf une bourgeoisie analphabéte. Dans V’histoire universelle, les bour- geoisies furent donc les premigres classes & asseoir leur solidarité sur des bases fondamentalement imaginées. Mais dans Europe du xne' sidcle, ot le capitalisme de l'imprimé vernaculaire avait Evincé depuis prs de deux siéles le ati, la lisibiité des langues vernaculaires limitait Pextension de ces’ solidarités. Autrement dit, on peut coucher avec n’importe qui, mais on ne lit pas la langue de tout le monde. Les noblesses, les aristocraties foncitres, les professions libé- rales; Tes fonctionnaires et les Hommes de"marehé : tls étaient done Tes consommateurs potentiels de Ja révolution philologique. Mais cette clientele n’était presque nulle part pleinement consti- tuée, et les assortiments de consommateurs effectifs variaient considérablement d'une zone 4 Pautre. Afin de voir pourquoi, il faut revenir sur Popposition évoquée plus haut entre Europe ct les Amériques. Dans celles-ci existait un isomorphisme pres- «que parfait entre Pextension des divers empires et celle de leurs Tangues vernaculaires. En Europe, en revanche, de telles coinci- dences étaient rares, et les empires dynastiques intra-européens Gtaient foncitrement polyvernaculaires. Autrement dit, la carte 86 des puissances et celle des langues d'imprimerie ne se recou- ‘raient pas. a : Lessor général de ’alphabétisation, cu commerce, de l’indus- trie, des communications et des apparcils d’Etat qui marqua le xix siécle donna un nouvel et puissan: élan & l’unification lin- guistique vernaculaire au sein de chaque royaume dynastique. Ee latin resta la langue officielle de I’Autriche-Hongrie jusqu’au début des années 1840, mais disparut ensuite, presque du jour au lendemain, Toute langue officielle qu’il fat, il ne pouvait pas, au XIX siécle, devenir la langue des affaires, des sciences, de la presse, de la littérature, en particulier dans un monde ob les Gifférentes langues s'interpénétraient continiment. ‘Dans le méme temps, les langues vernaculaires officielles ne cesserent de gagner di ferrin 3 a faveur d'un procesrus large ment impeépre tout aa mong au dépa,Ains,Vangas elimina pratiquement le gaélique en Irlande, fe francais triompha du bre- Fon, ex le castillin réduisit le catalan & la marginalité. Dans les| oyaumes, comme la Grande-Bretagne et la France, ot, pour des raisons totalement étrangéres, il y avait au milieu du siécle une coincidence assez grande entre la langue officielle et la langue de la population *, Pinterpénétration générale évoquée plus haut afc pas defies poltiques spectacles, (A. cet gard la stu tion est assez comparable a celle des Amériques.) Dans beaucoup| autres royaumes, dont |'Empire austro-hongrois est probable: ment Pexemple le plus évident, elle ext des conséquences iné- | vitablement explosives. Dans son immense domaine délabré, lyglotte, mais de plus en plus alphabétisé, le remplacement du Fetin’ parm importe quell langue veraculaire, au milieu du xix’ shele, prometti¢ des avantages considérables 4 ceux de ses Sujets qui employaient déja cette langue d'imprimerie, et sem- plait menacer les autres 4 l’avenant. J’insiste sur les mots «nimporte quelle » parce que, comme nous le verrons plus en ‘éualIa promotion Ge la langue allemande au cours du XIX: sié- cle par la cour des Habsbourg — allemande, comme on a pu le croire — n’avait rien & voir avec le nationalisme allemand. (Dans ces conditions, on est en droit de Penser que, dans les Foyaumes dynastiques, le nationalisme ne s'affirmera qu’en bout, de course parmi les Iecteurs autochtones de la langue vernacu- laire officielle. De fait, histoire confirme cette hypothése.) _ Pour ce qui concerne les clientes de nos leneogeaphe, i n'est done pas étonnant de trouver des groupes trés différents 26 Dans ces deux roysumes, on I's vu, la veracularsation des langues officielles commenga tts tot. Av Roystme-Uni, Fasijetisiement de la population gaéique corm puchace = par Iarince nu debut du St nile pis Ie famine des antes 1840 ycontibuaren lrgement 7 au gré des conditions politiques. En Hongrie, par exemple, ot il n'existait quasiment aucune bourgeoisie magyare, alors qu'une personne sur huit se réclamait de Paristocratie, ce sont des seg- ments de la petite noblesse e: une petite aristocratie foncitre appauvrie qui défendirent les parapets du hongrois imprimé contre la montée en puissance de Pallemand”. On pourrait en dire 4 peu prés autant des lecteurs du polonais. Plus typique Giait, cependant, la coalition de la petite aristocratie foncitre, universitaires, des professions libérales et des hommes d'affaires. Le premier groupe apportait souvent des chefs de file en vue, les deuxitme et troisi¢me les mythes, la poésie, la presse et les formulations idéologiques, et le dernier I’argent et les débouchés. Le bon Koraes nous offre un bel apercu de la premiére clientale du nationalisme grec, ot prédominaient les intellectuels et les entrepreneurs” : Dans ces. villes qui étaient Jes moins pauvres, qui comptaient quelques habitans asset. un petit nombre ecole, qui aaint jonc une poignée dindividus capables au moins de lire et de ‘comprendre les auteurs anciens, la révolution commenga plus tt et put accomplir des progits pls rapes et plus séconfortants, Dane quelques-unes de ces villes, les écoles prennent déja de l'amipleur, et ‘on y introduit lérude des langues étrang2res, et méme des sciences won ensegne en Europe [sc Les riches finaneent impression Fouvrages traduits de Pitalien, du francais, de Vallemand et de Panglais; ils envoient en Europe, & leurs frais, les jeunes gens avides apprendre; is donnent 2 Jers enfans une meilere éducation, sans oublier les filles... ‘Au fil du sigcle, des coalitions de lecteurs, de composition variable suivant leur place sur le spectre qui allait du hongrois au grec, se développérent pareillement & travers 'Europe centrale et orientale, et jusqu’au Proche-Orient™. Quant aux masses turbaines et rurales, elles participaient trés diversement 3 ces nou- velles communautés imaginées par le biais des langues vernacu- laires. En fait, tout dépendait des liens entre ces masses et les missionnaires du nationalisms. A un extréme, peut-étre, on Z, Homann, The Age of Revolution, p. 1655 wad. {cy p. 173-174 Pour use cexceleme éude fouls ot LonorUs, Hunger, p. 44-36; sisi que JASA, The Biron. atazs ie 8 KEDGUNE, Nationaliom in Asie end Africa p. 170. Crest mai qui soulgne. “Toute et exerplate 8: Roraca conde [Europe ces pardests lps Ge Contato gil» nae deo atom at pare ae ng ‘Grange: Er les ftutes€poutes csv entrene sur le marche de Tampriné Pa cel a Srow nNaton ad ue 7 dh, p- 145 (Bulgarey p39 (Dohme) ep. 432 Slovaqule); KOHN, The Age of Natior alm, p- AS (Egypt) et p. 103 (Peso. 88 pourrait ranger l'Irlande, oft un clergé catholique issu de la pay- Sannerie et proche de celle-ci jouait un role médiateur capital. Une observation ironique de Hobsbawm suggére un autre extréme : «Les paysans de Galicie, en 1846, s’opposérent aux révolutionnaires polonais, alors que ces derniers proclamaient bel et bien l'abolition du servage, préférant massacrer les nobles, et faire confiance aux fonctionnaires de l’empereur™®. » Mais par- tout, en fait, alors que Palphabétisction progressait, il devint plus facile de rallier le soutien populaire, les masses tiraient une nou- velle gloire de Vélévation au rang de langues d’imprimerie des Tangues vernaculaires qu’elles avaient toujours humblement arlées. Pefiusqu’a un certain point, done, Nairn a raison quand il écrit, Wane formule saisissante, que « nouvelle intelligentsia bour- eoise du nationalisme devait convier les masses @ entrer dans Phistoire ; et {que] le carton d’invitation devait étre rédigé dans une langue qu’elles comprenaient” », En revanche, on voit mal pourquoi l'invitation parut si alléchante, ou pourquoi des alliances aussi différentes purent la lancer (Vintelligentsia bour- geoise de Nairn ne fut aucunement la seule & en prendre V'ini- tative), sauf 4 invoquer en derniére instance le piratage. «La Révolution francaise, observe Hobsbawm, ne fut pas faite ni dirigée par un parti ou un mouvement organisé, au sens moderne du terme, ni par des hommes essayant de mener a bonne fin un programme systématique. C’est a peine si elle eut des meneurs du type auquel les révolutions du xx: siéele nous font accoutumés, en tout cas jusqu’a Pintervention de Napoléon, figure postrévelutionnaire® » Mais sitot accomplie, elle entra dns Is mémoire accumulatrice de Timprimé. L'rnsistible et Fenversante concaténation des événements que vécurent_ ses Tteurs et ses vicumes devint une « chose >, asortie d'un nom propre : la Révolution frangaise. Tel un énorme rocher informe Que dinnombrables gouttes d’eau ont transformé en galet, des millions de mots imprimés transformérent l'expérience, sur age imprimée, en « concept » puis, le moment venu, en modéle. Bourquoi a-t-c elle» éclate ? Quel object vist ele»? Pour: juoi a-t-«elle» réussi ou échoué? Autant de questions qui fevinrent matire a polémique sans fin de la part des amis ‘comme des ennemis : en revanche, nul ne devait jamais vraiment douter de la « chose” ». Howson, The Age of Revolution, p- 169; rads fy p17 Natun, The Brestup of Brin, p10 32: Honsbawnn The Age of Revolton, p. 80; tad f p 9. 35 Mids ps 4s tod yp. stead; Le nom meme de Révoluion indole indigue qution inpet sur [Europe fut rdatvement tar La chose (ie a exe 89 De la méme facon, sitdt couchés par écrit, les mouvements dindépendance des Amériques devinrent des « concepts », des «modeles » et, en fait, des « projets ». Dans la « realeé », une certaine cacophonie régnait : Bolivar redoutait |’insurrection des Noirs, tandis que San Martin invitait ses indigenes la péru~ vianité. Mais les paroles imprimées eurent tdt fait d’effacer la peur du premier, qui apparut des lors comme une anomalie sans conséquence (quand on n’en perdit pas totalement le souvenir), De la confusion américaine sortirent toutes sortes de réalités ima- ginges : Etats-nations, institutions républicaines, citoyennetés communes, souveraineté populaire, drapeaux et hymnes natio- naux, etc., et la liquidation de leurs opposés conceptuels. + amples dymastiques, insieutons, monarehigues, aboluxmes, Gat de sujétion, noblesse héréditaire, servitude, ghettos, et ainsi de suite. (Rien n'est plus stupéfiant, 4 cet épard, que I'« élision » générale de caractéristiques fondamentales de deus de ces entivée «modales » : lesclavage massif dans les Etats-Unis du xix: sié- cle, la langue partagée des républiques du Sud.) De surcrote la pliralité des Brats ndépendants confirma sans tl doute is vali dité du projet et la possibilite de le généraliser. Dés la deuxitme décennie du XIX siécle, sinon plus tét, stimpoia en fait un « modéle » d'Etat national indépendant qui se prétait & tous les piratages™. (Les premiers groupes 3. sen servir furent les coalitions marginalisées formées autour dune langue vernaculaire qui ont été au centre de ce chapitre.) Mais précisément parce que c’était alors un modele connuy il imposait Certaines « normes » avec lesquelles il était exclu de prendre trop de liberté. Méme les petites aristocraties terriennes hongroises et polonaises, réactionnaires et arriérées, furent_vivement exhortées a accueillir franchement (ne fat-ce qu’a l'office) leurs compatriotes opprimés, Si l'on préfére, la logique de la « péru- vianisation » de San Martin était a lceuyre. Si les « Hongrois > méritaient un Etat national, cela voulait dire tous les Hongrois, sans exception, et donc un Etat oit la souveraineté appartien- én Grande- Bretagne bien avant le mos, car est seulement ves ls années 1820 que is souls anglais et frangas — groupe ui navatIurmeme aucun précddent = igrntrat le tee, problemen par andole avec la revcuon paige de I 34-1 serait probablement plus précis de dice que le modeleen question & silage complexe clement fratgas e anérctns. Mais jg’ 1870, tbserable» de a France retafite Je rataration monuchique et deste de dynastic ave le pet-neveu de Napoleon, 35:NNon que cewe affaire ft bien tranche. La moitié des sujets du royaume de Hoongrien'aiene pes des Magyare, Un ties seulement des srs eaten de lenge magyar, A Taube’ du 2x see, ls haute nistocrae magyare para fangtn os allemand; la petite et moyenne noblese« conversat dans tlh de cui tile 90 drait, en définitive, & la collectivité des locuteurs et des lecteurs du hongrois ; et 08, le moment venu, on supprimerait le servage, fon encouragerait l’éducation du peuple et on élargirait le droit de vote, etc Méme conduits de manitre démagogique par les groupes sociaux les plus rétrogrades, les premiers nationalismes Suropéens furent plus profonds qu’aux Amériques : il fallait en finir’ avec le servage, V'esclavage légal était. inimaginable, — notamment parce que le mod2le conceptuel, désormais bien ins- tallé, était inextirpable. Sag a Sap TE Fexprenons magyar, gals aus slovaques,serbes ou roumnes et dllemand Wrekclae > TONOT, Hangey, pe #548 ec. Al.

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