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Montesquieu, Lettres Persanes, 1721

Lettre XXIV,

RICA A IBBEN
A Smyrne.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des moeurs et des coutumes
européennes: je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.
Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi
d'Espagne son voisin; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets,
plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres
fonds que des titres d'honneur à vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient
payées, ses places munies, et ses flottes équipées.
D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait
penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à
leur persuader qu'un écu en vaut deux, et il le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait
point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont
aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les
touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.
Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas
moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape: tantôt il
lui fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit
n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.
Et, pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l'habitude de croire, il lui donne de
temps en temps, pour l'exercer, de certains articles de croyance. IL y a deux ans qu'il lui envoya un grand
écrit qu'il appela constitution, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire
tout ce qui y était contenu. Il réussit à l'égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l'exemple à ses
sujets; mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent, et dirent qu'ils ne voulaient rien croire de tout ce qui
était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette révolte qui divise toute la
cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette constitution leur défend de lire un livre que tous les
chrétiens disent avoir été apporté du ciel: c'est proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de
l'outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitution: elles ont mis les hommes de leur parti, qui,
dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilège. Il faut pourtant avouer que ce moufti ne raisonne
pas mal; et, par le grand Ali, il faut qu'il ait été instruit des principes de notre sainte loi: car, puisque les
femmes sont d'une création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent qu'elles n'entreront
point dans le paradis, pourquoi faut-il qu'elles se mêlent de lire un livre qui n'est fait que pour apprendre
le chemin du paradis?
J'ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les
croire.
On dit que, pendant qu'il faisait la guerre à ses voisins, qui s'étaient tous ligués contre lui, il avait dans
son royaume un nombre innombrable d'ennemis invisibles qui l'entouraient; on ajoute qu'il les a cherchés
pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il
n'en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui: ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans
ses tribunaux; et cependant on dit qu'il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils
existent en général, et qu'ils ne sont plus rien en particulier: c'est un corps; mais point de membres. Sans
doute que le ciel veut punir ce prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il a vaincus,
puisqu'il lui en donne d'invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus du sien.
Je continuerai à t'écrire, et je t'apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan.
C'est bien la même terre qui nous porte tous deux; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays
où tu es, sont des hommes bien différents.

De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712.


Montesquieu, De l’Esprit des lois

De l'esclavage des nègres ( 1748 )

Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je
dirais :

Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux
de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est
presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout
bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les
peuples d'Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous
d'une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les
meilleurs philosophes du monde, était d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous
les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier
de verre que de l'or, qui chez les nations policées, est d'une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous
les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes
chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils
le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de
conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?
Jean de La Fontaine, Fables

LE POUVOIR DES FABLES (1678)


La qualité d'Ambassadeur
Peut-elle s'abaisser à des contes vulgaires ?
Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?
S'ils osent quelquefois prendre un air de grandeur,
Seront-ils point traités par vous de téméraires ?
Vous avez bien d'autres affaires
A démêler que les débats
Du Lapin et de la Belette.
Lisez-les, ne les lisez pas ;
Mais empêchez qu'on ne nous mette
Toute l'Europe sur les bras.
Que de mille endroits de la terre
Il nous vienne des ennemis,
J'y consens ; mais que l'Angleterre
Veuille que nos deux Rois se lassent d'être amis,
J'ai peine à digérer la chose.
N'est-il point encor temps que Louis se repose ?
Quel autre Hercule enfin ne se trouverait las
De combattre cette Hydre ? et faut-il qu'elle oppose
Une nouvelle tête aux efforts de son bras ?
Si votre esprit plein de souplesse,
Par éloquence, et par adresse,
Peut adoucir les coeurs, et détourner ce coup,
Je vous sacrifierai cent moutons ; c'est beaucoup
Pour un habitant du Parnasse.
Cependant faites-moi la grâce
De prendre en don ce peu d'encens.
Prenez en gré mes voeux ardents,
Et le récit en vers qu'ici je vous dédie.
Son sujet vous convient ; je n'en dirai pas plus :
Sur les Eloges que l'Envie
Doit avouer qui vous sont dus,
Vous ne voulez pas qu'on appuie.

Dans Athène autrefois peuple vain et léger,


Un Orateur voyant sa patrie en danger,
Courut à la Tribune ; et d'un art tyrannique,
Voulant forcer les coeurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l'écoutait pas : l'Orateur recourut
A ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes.
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
Le vent emporta tout ; personne ne s'émut.
L'animal aux têtes frivoles
Etant fait à ces traits, ne daignait l'écouter.
Tous regardaient ailleurs : il en vit s'arrêter
A des combats d'enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l'Anguille et l'Hirondelle :
Un fleuve les arrête ; et l'Anguille en nageant,
Comme l'Hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix : Et Cérès, que fit-elle ?
- Ce qu'elle fit ? un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous.
Quoi, de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?
A ce reproche l'assemblée,
Par l'Apologue réveillée,
Se donne entière à l'Orateur :
Un trait de Fable en eut l'honneur.
Nous sommes tous d'Athène en ce point ; et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême,
Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
Jean de La Fontaine, Fables

L'Huître et les Plaideurs

Un jour deux Pèlerins sur le sable rencontrent


Une Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
A l'égard de la dent il fallut contester.
L'un se baissait déjà pour amasser la proie ;
L'autre le pousse, et dit : Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir
En sera le gobeur ; l'autre le verra faire.
- Si par là on juge l'affaire,
Reprit son compagnon, j'ai l'oeil bon, Dieu merci.
- Je ne l'ai pas mauvais aussi,
Dit l'autre, et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.
- Eh bien ! vous l'avez vue, et moi je l'ai sentie.
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin fort gravement ouvre l'Huître, et la gruge,
Nos deux Messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d'un ton de Président :
Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille.
Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ;
Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.
Victor HUGO, Les Châtiments

Fable ou Histoire ( 1853 )

Un jour, maigre et sentant un royal appétit,


Un singe d'une peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été méchant, lui, fut atroce.
Il avait endossé le droit d'être féroce.
Il se mit à grincer des dents, criant : « Je suis
Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits ! »
Il s'embusqua, brigand des bois, dans les épines ;
Il entassa l'horreur, le meurtre, les rapines,
Egorgea les passants, dévasta la forêt,
Fit tout ce qu'avait fait la peau qui le couvrait.
Il vivait dans un antre, entouré de carnage.
Chacun, voyant la peau, croyait au personnage.
Il s'écriait, poussant d'affreux rugissements :
Regardez, ma caverne est pleine d'ossements ;
Devant moi tout recule et frémit, tout émigre,
Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre !
Les bêtes l'admiraient, et fuyaient à grands pas.
Un belluaire vint, le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau comme on déchire un linge,
Mit à nu ce vainqueur, et dit : « Tu n'es qu'un singe ! »
Pierre de RONSARD , Le second livre des amours

Je vous envoie un bouquet que ma main (1855)

Je vous envoie un bouquet, que ma main


Vient de trier de ces fleurs épanies ;
Qui ne les eût à ce vêpre cueillies,
Chutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain


Que vos beautés, bien qu'elles soient fleuries
En peu de temps cherront toutes flétries,
Et, comme fleurs, périront tout soudain.

Le temps s'en va, le temps s'en va, Madame.


Las ! Le temps non, mais nous nous en allons,
Et tôt serons étendus sous la lame.

Et des amours desquelles nous parlons,


Quand serons morts, n'en sera plus nouvelle :
Pour ce aimez-moi, cependant qu'êtes belle.
Vincent Voiture

La Belle Matineuse, 1635

Des portes du matin l’Amante de Céphale,


Ses roses épandait dans le milieu des airs,
Et jetait sur les cieux nouvellement ouverts
Ces traits d’or et d’azur qu’en naissant elle étale,

Quand la Nymphe divine, à mon repos fatale,


Apparut, et brilla de tant d’attraits divers,
Qu’il semblait qu’elle seule éclairait l’Univers
Et remplissait de feux la rive Orientale.

Le Soleil se hâtant pour la gloire des Cieux


Vint opposer sa flamme à l’éclat de ses yeux,
Et prit tous les rayons dont l’Olympe se dore.

L’Onde, la terre et l’air s’allumaient alentour


Mais auprès de Philis on le prit pour l’Aurore,
Et l’on crut que Philis était l’astre du jour.
Baudelaire, Les Fleurs du mal

La Mort des Amants ( 1861 )

Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,


Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,


Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,


Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;

Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,


Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Arthur Rimbaud, Poésies

Le dormeur du val ( 1872 )


C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue.
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner se narine ;


Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine
Tranquille. Il a deux trous au côté droit.
José-Maria de HEREDIA , Les Trophées

Le coureur (1893)

Tel que Delphes l'a vu quand, Thymos le suivant,


Il volait par le stade aux clameurs de la foule,
Tel Ladas court encor sur le socle qu'il foule
D'un pied de bronze, svelte et plus vif que le vent.

Le bras tendu, l'oeil fixe et le torse en avant,


Une sueur d'airain à son front perle et coule ;
On dirait que l'athlète a jailli hors du moule,
Tandis que le sculpteur le fondait, tout vivant.

Il palpite, il frémit d'espérance et de fièvre,


Son flanc halète, l'air qu'il fend manque à sa lèvre
Et l'effort fait saillir ses muscles de métal ;

L'irrésistible élan de la course l'entraîne


Et passant par-dessus son propre piédestal,
Vers la palme et le but il va fuir dans l'arèn

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