ODED BALABAN
L’'HERMENEUTIQUE
DU JEUNE KARL MARX
D'APRES SES ECRITS
SUR LA PHILOSOPHIE
DE DEMOCRITE ET D'EPICURE
. OU L'ON VOIT
L'EBAUCHE DE SA METHODE CRITIQUE
Extrait de DIOGENE, n° 148
Octobre-Décembre 1989
1, rue Miollis, 75732 PARIS CEDEX 15L'HERMENEUTIQUE DU JEUNE KARL MARX
D'APRES SES ECRITS
SUR LA PHILOSOPHIE DE DEMOCRITE ET D'EPICURE,
OU L'ON VOIT L'EBAUCHE DE SA METHODE CRITIQUE
par
ODED BALABAN
ARGUMENT
Dans l'histoire de la philosophie, la physique atomique
@'Epicure et celle de Démocrite ont toujours passé pour tres
proches l'une de l'autre '. Contrairement a cette idée recue,
Marx considére que cette similitude n'est qu'apparente. Il
note que plus ’analyse pénétre dans le détail, plus on
découvre une différence fondamentale entre les deux sys-
témes. II conclut en signalant qu’il existe une contradiction
interne dans chacune des deux théories. II avait eu lin-
tention d'expliquer les raisons de cette contradiction, mais
malheureusement on n'a pas trouvé trace de cette expli-
cation dans ses papiers*. Le présent essai est a considérer
comme une tentative pour reconstituer les principes philo-
sophiques qui ont pu guider les efforts du jeune Marx pour
interpréter la pensée atomiste antique, et jeter ainsi quelque
lumiére sur les origines de sa méthode critique.
I
Au premier abord, il semblerait que Démocrite et Epicure
enseignassent la méme science, et qu’ils le fissent de la
méme maniére. Tous deux sont des « atomistes », ce qui veut
dire qu'ils partent des mémes principes : les atomes et le
vide. Sur ce terrain, on s’accorde généralement pour dire
que les deux théories appartiennent & la méme espace, ouL'HERMENEUTIQUE DE MARX 29
catégorie ; donc, que la différence qui les sépare ne peut étre
que mineure et secondaire. La méthode qui inspire ce genre
d'interprétation est la méthode «comparative», qui
conserve beaucoup d’adeptes parmi les praticiens actuels
des sciences sociales.
La méthode comparative procéde par réduction, en
faisant abstraction de certains caractéres spécifiques du
sujet, et en n’en retenant que les traits communs et compa-
rables entre eux. Le résultat de cette méthode d’explication
scientifique est de réduire la réalité concréte & un seul
concept abstrait.
Si l'on renverse la démarche, et qu’on rapporte cette
entité abstraite & la multiplicité de cas concrets dont elle est
extraite, on constate que ce concept a acquis, chemin
faisant, une propriété nouvelle: il est devenu primus inter
pares — le spécimen unique parmi tant d’autres, celui que
Von peut rapprocher de n'importe quel autre concept pris &
part, et de l'ensemble des autres concepts pris globalement.
Cette propriété est ce qu’on appelle I’ « universalité » ‘.
Quant aux autres caractéres spécifiques, on n’en tient pas
compte ; ils deviennent quelque chose de superflu et d’aléa-
toire. Cette part du hasard marque la différence entre les
divers éléments réunis dans la somme.
La conséquence la plus remarquable de cette méthode est
qu'une fois qu'une hiérarchie conceptuelle est acceptée, et
qu'un systéme plus ou moins stable de valeurs (autrement
dit une théorie) est établi, les faits nouveaux qui pourraient
contredire la théorie ne sont pas recus comme autant de
signes qui obligent A changer la théorie ou a y renoncer,
mais bien plutét comme autant d’exceptions «qui
confirment la régle ». Les exceptions ne sont & considérer
comme telles que parce qu’elles ne sont pas déductibles des
principes fondamentaux. Si, par exemple, il s‘en trouve
dans les séquelles d’une théorie philosophique, on les consi-
dérera comme une erreur de l'auteur, ou comme une
concession a I’humeur de son temps. Dans les deux cas, il
nest pas tenu compte des nécessités qui ont pu justifier
Vexception. Les erreurs de jugement restent inexpliquées et,
par conséquent, les philosophes de V’histoire de la philo-
sophie jettent I’éponge et renoncent a leur tache qui est d'in-
terpréter V'interprétation. Dire qu'une théorie est une
erreur ne veut pas dire qu'on ait tort de l'expliquer, mais
reconnaitre implicitement qu'elle puisse étre inexplicable.30 ODED BALABAN
Telle est essentiellement la critique que Marx adresse aux
interprétes de Hegel : Marx s’oppose aux disciples de Hegel,
en tant qu’ils ont « interprété » la doctrine de leur maitre
comme celle d'un homme prét toutes les compromissions
avec l’Eglise et avec I’Etat, fat-ce au prix de renier sa propre
philosophie. Marx écrit « qu’a supposer qu’un philosophe se
soit réellement accommodé d'une telle situation, alors ses
disciples doivent s'efforcer d’expliquer, a partir de sa
propre conscience essentielle, ce qui pour lui et pour lui seul
avait valeur d'une conscience exotérique *.
En d'autres termes, le contenu du compromis est a
chercher dans la philosophie de Hegel, dont la théorie ne
s'explique que de l’intérieur. Le probleme hégélien du com
promis est repris par Marx un peu plus tard. Pour Mars, le
«compromis » est un terme utilisé par les commentateurs,
quand ils n’arrivent pas 4 comprendre ses origines dans les
motivations de la philosophie en question ®. Interpréter,
selon Marx, n’est pas chercher ou trouver des excuses, ce
qui consiste a prendre le contenu de la difficulté a résoudre
non dans le droit fil de sa logique interne, mais par le biai
de certains critéres extérieurs. La question qui se pose,
alors, est de savoir pourquoi un certain type de philosophie
se préte mieux, de par sa nature méme, a ce genre d’ « ac-
commodements » réels ou apparents.
La méme régle d’interprétation s’applique aux cas ot l'on
découvre des contradictions dans un systéme philosophique.
En pareil cas, on se raccroche généralement a la recette de
logique formelle qui consiste a taxer ladite théorie d’ « in-
consistance » ; ou bien, au pis aller, on s'efforce d’écarter
précisément les points litigieux du systeme. Marx repousse
ce genre de tentatives dilatoires en citant Spinoza qui disait
que l'ignorance n’est jamais un argument, ajoutant que s'il
fallait biffer tous les passages des auteurs anciens auxquels
on ne comprend rien, on en serait vite réduit 4 la tabula
rasa *!
En conséquence de quoi Marx adopte une autre méthode :
au lieu de rechercher l’identité ou la similitude entre les
concepts, il dirige son attention sur la différence et les
exceptions. Dans ce que d'autres considérent comme secon-
daire et accidentel, il va chercher la régle générale que
l'exception confirme ; d’ou vient que l'exception n'est plus
prise pour « accidentelle » mais pour nécessaire.
En suivant cette ligne de pensée, Marx essaie de montrerL'HERMENEUTIQUE DE MARX 31
que les théories d'Epicure et de Démocrite ne sont pas dis
semblables mais contraires: elles ne partagent pas les
mémes principes. Et Marx d’entamer une discussion sur
trois points communs aux deux théories jumelles : le pro-
blame de la vérité et de la certitude dans la connaissance
humaine ; celui de Ja pratique de la théorie, et les rapports
de la pensée et de l'existence.
Certitude et vérité
IL y a une contradiction dans la théorie de Démocrite.
D'une part, Aristote nous dit que Démocrite confond l’ame
et V'esprit (Verstand) comme une seule et méme chose,
puisque seul le phénomene existe ?. Et d’autre part, dans sa
Métaphysique, on lit que Démocrite affirme que rien n'est
vrai, ou nous demeure irrémédiablement caché *. Ny a+-il
pas contradiction entre ces deux passages ? demande Marx.
Si le phénoméne est la seule chose vraie, comment la chose
vraie peut-elle nous étre cachée ? La dissimulation ne com-
mence que lorsque l’apparence et la réalité se séparent °. Il
semble que ce soit cette contradiction qui entraine Démo-
crite vers le scepticisme ”. La réalité sensible est prise pour
un phénomene subjectif. Mais le sceptique qui ne veut voir
dans la réalité que les apparences subjectives, n'en aban-
donne pas pour autant sa croyance en l’existence de prin-
cipes objectifs, pas plus qu’il ne renonce a son désir de les
connaitre. Ces principes sont les atomes, qui ne peuvent étre
appréhendés que par la raison : « Ils ne peuvent étre pergus
que par la raison, puisqu’ils sont inaccessibles a la vision
sensible, ne serait-ce qu’a cause de leur petitesse. Et c'est
pourquoi on les appelle méme des idées "'. »
On voit donc comment la contradiction que Démocrite
percoit entre la vérité et le témoignage des sens l’améne &
établir une distinction tranchée entre la raison et la sen-
sation, Pourtant, cette solution ne le satisfait pas. Bien plus,
elle le plonge dans une perpétuelle incertitude. Marx ne s'at
tarde pas 4 analyser davantage cette contradiction, mi
contente de noter le scepticisme de Démocrite en ce qui
concerne les rapports entre la vérité et 'évidence.
Epicure, au contraire, selon Marx, se référe au dogma-
tisme et non au scepticisme ". Rien, ni les concepts ni Févi-
dence trompeuse des sens, ne peut réfuter leur temoignage.
Ainsi, « tandis que Démocrite tourne le monde sensible en32 ODED BALABAN
une illusion subjective, Epicure le tourne en apparence
objective», Le dogmatisme d’Epicure le pousse a faire
confiance au témoignage des sens. Sa prédilection pour les
sens est fondée sur son rationalisme absolu: c'est préci-
sément parce qu'il croit en la vérité objective qu’il est amené
A croire au témoignage des sens.
La mise en pratique de la théorie
On peut se demander quelles sont, s'il en existe, les consé-
quences pratiques des différentes approches théoriques des
deux penseurs grecs. Marx répond :
Démocrite, pour qui le principe n'entre pas en ligne de compte dans
le monde des apparences et reste en conséquence sans existence réelle,
est confronté par ailleurs avec le monde des sensations, un monde réel,
riche de contenu. Ce monde n'est assurément qu’illusion subjective,
mais pour cette raison méme il est détaché du principe et bénéficie de
ce fait d’une réalité indépendante. En méme temps, il est le seul objet
reel et fice titre bénéficie d'une relative valeur significative, Democrite
est ainsi ramené a la pratique de observation empirique. Décu par la
philosophie, il se réfugie dans les bras de la connaissance posi-
tive #4,
Le sceptique cherche donc en vain un critére qui puisse
lui permettre de trancher entre la vérité et l'erreur. Démo-
crite reste constant dans sa croyance en I’absence d'un tel
critére et, méme s'il se trouvait des cas oi le critére existat,
il doute ‘qu'il pit s'appliquer & la réalité. Faute d'une
théorie, il ne peut donc adopter vis-a-vis de la réalité qu'une
attitude pratique. Il opte pour un empirisme absolu, puis-
qu'il nie radicalement la réalité d’un premier principe. TL
vaut la peine de noter que 'empirisme, au moins dans ce cas
particulier, est considéré par Marx comme une conséquence
pratique directe du scepticisme — un « comportement scien-
tifique » issu d'un doute méthodique. En outre, la contra-
diction sur le plan théorique s’avére refléter une contra-
diction pratique. La conduite de Démocrite elle-méme est
pleine de contradictions: on raconte qu'il parcourut le
monde, visita la Perse, la mer Rouge, et méme I'Inde ; qu'il
se mit A l’école des Egyptiens. La contradiction théorique se
traduit dans la pratique: sa soif d’apprendre et de tout
connaitre ne lui a pas apporté la paix. Mais surtout,
- C'est son refus de la connaissance véritable, autrement dit philoso-
phique, qui le pousse a s‘exiler... On dit que Démoerite se ereva les
yeux de peur que Ia lumiére visuelle n’offusquat la clarté de sonL'HERMENEUTIQUE DE MARX 33
intellect, C’est le méme qui, selon Cicéron, parcourut la moitié du
monde '5, Apparemment sans trouver ce qu'il cherchait '8.
Epicure, par contre, trouva le contentement et le bonheur
dans la philosophie. Contrairement a Démocrite, qui était un
empiriste, Epicure méprisait les sciences exactes. Alors que
Démocrite avait tiré des enseignements des Egyptiens, des
Perses et des Indiens, Epicure se flattait d’étre un autodi:
dacte. Si Démocrite, en quéte d’une théorie, la recherchait
dans tous les faits de I'Univers, Epicure, solidement ancré
dans sa philosophie, n’éprouvait nul besoin de la recherche
expérimentale :
Tandis que Démocrite est poussé & explorer les quatre coi
monde, c'est a peine si Epicure abandonne son jardin d’Athénes deux
ou trois fois pour se rendre en Tonie, non en voyage d’études, mais pour
y retrouver des amis" |...] Enfin, tandis que Démocrite, désespérant
dacquérir la sagesse, se créve les yeux, Epicure, sentant la mort pro-
chaine, prend un bain chaud, commande une fiasque de vin pur, et
convoque ses amis pour leur recommander de rester fidéles a Ia philo-
sophie '*,
Ainsi donc, la croyance que rien ne peut réfuter le temoi-
gnage des sens — autrement dit que la sensation est vraie
ne permet pas de qualifier son objet d’« apparence »,
puisque l'apparence est prise, en loccurrence, comme
guelque chose qui s'interpose entre l'observateur et la
réalité cachée, une réalité essentielle, différente et occulte.
Or, selon Epicure, il n'y a pas de mystére : aucune réalité ne
se cache derriére le voile. D’oii cette sérénité philosophique
qui contraste avec l'agitation de ceux qui courent le monde
sans jamais trouver ce qu’ils cherchent. Marx indique ainsi
que le rationalise est la conséquence pratique directe du
dogmatisme. Le rationalisme signifie ici une démarche
scientifique inspirée d'une axiomatique dogmatique. Ainsi le
dogmatisme engendre le rationalisme, tandis que le scepti-
cisme conduit & l’empirisme.
Rapport de la pensée et de l’existence
Sous langle du statut modal de la réalité, Democrite sou-
tient la nécessité "°. Inversement, Epicure, d’aprés Diogene
Laérce, affirme que :
La Nécessité, présentée par certains comme maitresse absolue da
monde, n’existe pas... Mieux vaudrait s’en tenir aux mythes concernant
les diewx que de devenir lesclave du Destin des physiciens (hei-
marmena ~ eipappevn ™)34 ODED BALABAN
Democrite parle de nécessité, 1a ot Epicure ne parle que
de possibilité. Démocrite ne fait pas la distinction entre le
possible et le réel, 4 la fagon des déterministes. Autrement
dit il ne tient compte que de possibilité réelle. Cette possi-
bilité réelle est diamétralement opposée a une possibilité
abstraite : si par exemple un homme assoiffé étanche sa soif,
c’est parce qu'il a soif; n’en cherchez pas la cause dans
quelque propension abstraite qui le pousserait boire ”.
Mais Epicure, par contre, ne parle que de possibilité abs-
traite, indication certaine que l’on tourne le dos a l'évidence
des faits. Si Démocrite, partant de la possibilité réelle,
arrive a la nécessité, Epicure arrive a la contingence, en
partant de la possibilité abstraite: la contingence n'est
qu'une simple réalité en puissance ; et pour que la suite
logique des événements soit respectée, il faut a tout prix
éviter que ce possible ne se réalise. Des lors, la contingence
tourne le dos au monde objectif, et s’en référe uniquement
au monde de la pensée pure.
La possibilité réelle cherche a expliquer la nécessité et la réalité de
son objet de pensée ; la possibilité abstraite ne s’intéresse pas a l'objet,
mais au sujet qui se’ charge de l'expliquer. II suffit que I’ « objet » soit
simplement possible ou concevable. Ce qui n'est possible que dans
Vabstrait, pourvu que ce soit concevable, n’offre aucun obstacle au
sujet-pensant, aucune limite, aucune pierre d'achoppement. Quant &
savoir si une telle possibilité est également réelle, c'est un autre pro:
bleme, puisqu’en ce cas Tintérét ne va pas jusqu’a inclure l'objet de
pensée, en tant qu’objet 2,
Ainsi, il appert que le rationalisme engendre le dogma-
tisme. Epicure prend aussi pour critére modal de l’existence
la contingence et la possibilité, et il ne sen référe qu’a la
pensée, faisant abstraction du monde réel. Inversement,
lempirisme, qui engendre le scepticisme, prend pour critére
modal la nécessité, et s'en référe a la réalité en tant que
telle, autrement dit au monde des objets.
Sur ces bases, & quelles conclusions aboutit Marx ? Il est
clair que pour lui, celui qui croit en la vérité ne s'y intéresse
pas vraiment, car il méprise les sciences dites exactes, et il
est fonciérement dogmatique. Tout ceci concorde avec sa
conviction fondamentale que rien ne peut réfuter la per-
ception sensible, d’aprés sa foi en la fiabilité du témoignage
des sens. Puis, pour rester fidéle & son point de départ, il est
forcé d’admettre la contingence ; et pour rester fidéle a la
contingence, il est forcé de tourner le dos au monde sen-L'HERMENEUTIQUE DE MARX 35
sible, c’est-adire 4 la sensation qui était censée se porter
garante de la vérité!
D'autre part, comme du cété de Démocrite, le sceptique,
celui qui ne croit pas en la vérité, est le seul véritable empi-
iste : il cherche ce qu'il sait ne pas pouvoir trouver ; son
empirisme l’améne a accepter la nécessité, et en fait le
modéle du déterminisme. Donc un déterministe est quel-
qu'un qui ne croit pas en la vérité, autrement dit, le scep-
tique.
‘Chacune de ces deux théories aboutit au résultat escompté
par la théorie rivale, sans avoir accompli le parcours
espéré: celle qui considére la perception sensible comme
seul critére de vérité, est précisément la théorie rationaliste,
alors que le sceptique est empiriste ; celui qui croit en la
vérité endosse la contingence, et c'est le sceptique qui
assume la nécessit
Ir
Par quel artifice méthodologique Marx arrivetil A de
telles métamorphoses ? Quels sont les principes qui le
guident dans son analyse ?
1. Ala lumitre de ses résultats, il est clair que Marx rejette
au nom de I’analyse critique les vieilles oppositions catégo-
rielles, telles que rationalisme et empirisme, liberté et déter-
minisme, sensation et raison, pensée et réalité, qu'il estime
sans fondement.
2. Il faut comprendre que Marx n’examine pas un syst?me
philosophique du seul point de vue des principes explicites
qu'il énonce, ce qui lobligerait 4 placer la discussion sur un
niveau abstrait. En outre, selon Marx, on ne comprend la
signification réelle et la portée de ces principes qu’en cher-
chant la maniére dont « une pensée théorique » se métamor-
phose en « énergie pratique». La théorie en soi est tou-
jours abstraite : elle est une attente, qui aspire a son comble.
Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de théories qui n'at-
teignent leur but. La mise en application d'une théorie en
est un condiment indispensable. A cette réserve pres que, si
la prédiction s'accomplit, cela ne veut pas dire qu'elle ait
toujours une expression pratique. Cela signifie simplement
que l'expression pratique ne coincide pas toujours avec le36 ODED BALABAN
contenu explicite, formel et conscient de la théorie. De fait,
Vexpression pratique, le sens concret, le contenu réel d'une
théorie, peuvent aller a T'encontre des déclarations de
principe. La réalité déjoue les meilleures intentions. Marx
met ainsi en garde les idéologues allemands contre la possi-
bilité que quelqu’un ne parte en guerre contre les chemins
de fer sous prétexte que l'avenir est aux transports aériens,
alors que son réve n'a aucune chance d’étre réalisé, faute
d’avions. Dans cette histoire, il y a cependant un aspect pra-
tique : le réve de voler sans le secours des ailes, qui fait fi
des moyens de transport existants, et nous raméne du train
au char a boeufs *, Le char & boeufs est I’expression pratique
du besoin théorique qu’il nous pousse des ailes, et il en est la
conséquence nécessaire. Sur le plan philosophique, quand il
aspire & une vocation universelle, et que les conditions de sa
réalisation ne sont pas encore réunies, le réve ne demeure
pas infertile: il se transforme, il dégénére, et si l'on
considére par exemple I'hédonisme, qui ne pose aucune
condition & la satisfaction du plaisir, il descend au niveau
«d'un moralisme édifiant, d'un compromis sophistique avec
les moeurs ambiantes, & moins qu’il n'adopte le point de vue
contraire, en déclarant trouver son plaisir dans I'ascé-
tisme »®. Moralisme et ascétisme sont l’expression du
désespoir du philosophe devant un monde qui se refuse a se
plier A son concept, et «le réve de lévitation au-dessus du
monde est I’expression idéologique de 'impuissance des phi-
losophes en face du monde » *.
3. Marx souligne dans son analyse qu'il n'y a pas seulement
opposition entre les philosophies d’Epicure et de Démocrite,
mais encore qu'il existe une contradiction interne dans
chacun des deux systémes pris séparément. Comment se
présentent ces contradictions? Elles apparaissent tout
d'abord si Vinterpréte ne limite pas son analyse a la
recherche des principes conscients qui constituent la base
de départ de la théorie qu’il examine, mais au contraire s'il
pousse l’analyse jusqu’a examiner la maniére dont ces prin-
cipes se concrétisent dans les applications particuliéres que
Yon en tire. Cette prétention réduit le principe a l'aspect
purement formel de la théorie, qui a son tour révéle son
inaptitude a justifier, dans l'abstrait, les applications
concrétes qu'on en déduit. Il s’avére alors que des applica-
tions contradictoires peuvent étre déduites d’un mémeL'HERMENEUTIQUE DE MARX 37
principe. Et puisque ce principe n'a pas de lien direct et
nécessaire avec aucune d’entre elles, il se révéle comme
totalement inconsistant, abstrait et stérile, par rapport a la
philosophie en question.
Le résultat est de montrer que non seulement le principe
de pure logique formelle est sans rapport avec le contenu de
la doctrine, mais que le principe lui-méme est influencé par
ses applications pratiques, ce qui est contradictoire. La
raison d’étre du principe se réduit aux applications
concrétes qu’on en tire. La fonction des principes est de
servir de prémisses a des raisonnements déductifs. Et c'est
seulement en tenant compte de la validité des conclusions,
que Ion est justifié & remonter aux principes originels. Or,
en ce qui concerne les philosophies de Démocrite et
d'Epicure, toutes deux partent apparemment des mémes
principes : les atomes et le vide. En fait pourtant, si l'on sen
tient aux résultats, la philosophie de Démocrite apparait
comme particuliérement dépourvue du sens de la cons-
cience alors que celle d’Epicure serait celle de la conscience
de soi. Quoi qu’il en soit, 'existence d’un principe commun
ne saurait nous aider a interpréter pleinement I’attitude phi-
losophique réelle de chacune d’elles.
4, Marx montre aussi en quoi chaque théorie se contredit elle-
méme : la théorie qui réduit le monde sensible & une appa-
rence subjective se voue & la science expérimentale, et la
théorie qui considére le monde phénoménal comme une chose
réelle rejette 'empirisme: elle incarne «la sérénité d'une
pensée pleinement satisfaite d’elle-méme, qui puise sa connais-
sance ex principio interno »*’. A cet égard, elle trahit la contra-
diction dans laquelle le philosophe s‘enferre. La conscience
pratique connait ses objectifs et ses intéréts. La conscience
théorique n'a cure que de ses présupposés. Leur facon d’agir
est différente, et méme contraire l'une par rapport a l'autre.
La conscience philosophique procéde de la théorie, du concept,
et reconstruit le monde a partir de 18. La conscience ou la
raison pratique, par contre, ignore les mobiles qui guident son
action ; ignore les fondements de son activité, qu'elle prend
plutét pour évidents, et ne sent pas le besoin, pour autant, de
thématiser. Mais la conscience théorique, embarrassée des
présupposés, ignore les conditions réelles dans lesquelles elle
agit, ignore surtout le lien nécessaire qui existe entre une
théorie générale et ses conséquences.38 ODED BALABAN
Marx insiste sur la valeur pratique d'une théorie ; c’est
pour lui la clé de l'importance historique d’une philoso-
phie “*. Notons que par valeur pratique d’une théorie il faut
entendre ici non seulement son rapport avec le monde de
l’expérience, mais la théorie elle-méme : car «la pratique
de la philosophie est en soi théorique »*. Ainsi, l'empi-
risme de Démocrite et le rationalisme d’Epicure ne consti-
tuent pas l’aspect théorique de leurs philosophies. L’aspect
théorique se révéle dans leur considération de la vérité et
de la certitude: scepticisme chez l'un, dogmatisme chez
Vautre. Leur empirisme et leur rationalisme n’en sont que
la valeur pratique, a cette réserve prés qu'il s’agit, 1a
encore, d’une théorie concernant ses applications pra-
tiques.
Ainsi donc, dire que le philosophe n’a pas conscience des
conséquences pratiques de sa théorie, revient a dire qu'il
n’envisage pas toutes les propositions théoriques qui pour-
raient découler de ses prémisses. Ainsi, une conscience
avisée inciterait le philosophe 4 modifier sa théorie, et tout
d’abord ses propres prédicats. Une théorie qui n’aboutit pas,
au sens théorique du terme, demeure une théorie abstraite,
puisqu’elle n'a pas méme pleinement conscience d’elle-
méme. Cette ignorance signifie seulement une semi-cons-
cience de soi, puisqu’elle inclut un résultat inattendu dont
sortent des contradictions. La source des contradictions est
a chercher dans ce chiaroscuro, dans ce caractére abstrait de
la théorie. La philosophie, en ce cas, est portée a s'en
remettre aux données immédiates de la conscience, pour
trancher de ce qu'elle pourrait décider seule en théorie.
Ainsi, la réalité concréte des circonstances actuelles se trou-
ve-t-elle séparée du caractére abstrait des principes
enoncés.
Dans ces conditions, la théorie s’éloigne de plus en plus
de la totalité concréte, pour devenir une sorte d’idée pure,
inconsciente qu'elle est de ses liens avec cette totalité. Or,
c'est précisément cette inconscience qui est la raison pro-
fonde de sa dépendance. Le fait que la théorie dépende de
conditions extérieures au domaine de la conscience claire
Taméne a n’étre qu'une expression de ces conditions, et c’est
dans ce contexte qu'il faut chercher la clé de la théorie, au
lieu que ce soit la théorie qui explique la réalité. Ainsi nous
dtons a la philosophie sa principale raison d’étre, qui est
@interpréter et d'expliquer. Réduite a n’étre plus qu'uneL'HERMENEUTIQUE DE MARK 39
justification 2 posteriori d'une idéologie, c'est elle qui
appelle en soi quelque explication.
Oded BALABAN.
(Université de Haifa.)
Traduit de Vangiais par Marc-André Béra,
NOTES ET REFERENCES
1. « Tandls que Cicéron dit qu'Epicure a dégeadé la doctrine de Démocrit, tout
en ie créditant des mellleures intentions du monde et d'un sens aigu de ses fi
blesses; et tandis que Plutarque accuse d'inconséquence (Plutarque, Reponse &
Colotes, 1111) et e'une predilection pour le bas, ce ui jette un doute sur ls purese
de ses intentions, Leibnts lui refuse meme le mépite de citer correctement Démo-
trite. Mais tous tombent d'accord pour dire qu Epicure a emprunte sa physique &
Démocrite. » Karl MARX, Gesamtausgabe I (MEGA), 16/7, 1970 (Trad. anglaise J.
Dirk et Saly R. Struik, Mars & Engels Collected Works i, 38, 1975).
2. On ne Connait que les titres des chapitrestraitant de ce probleme. Chap. 4
« Ditférence do prineipes généraux, entre la philosophie de la Nature chez Demo
crite et cher Epicure ss chap. 5: « Resultats ».
3. Lacrtique que Mars adresse &ce mode de conceptualisation s'exprime en ces
termes « Il est aussi difficile de produire des fruits reels & partic du concept abs
trait du Fruit en soi, qu'il est facile d'extraire cette idee abstraite& partir de fruits
reels. En fai, il est impossible d'arriver au contraire d'une abstraction sans aban
donner Vabstraction», Maks, MEGA Ill, 228, trad. anglaise IV, 58 (vide supra).
4. Manx, MEGA T, 6-64. ibid. 1, 84.
5. Chr par exemple, sa « Critique de la diectique hégélienne et de la philosophie
dans son ensemble » MEGA TI ibid TI, 339.
6. Manx, MEGA fy 32; iid. 54
par Marx, d’aprés De Anima I (404 a 27-29), in MEGA I, 17 ; ibid. I, 38.
81 Cite par Manx, d'aprés Metaphysics, livre V, chap. 4 (10096, 11-18), in
MEGA, 17; ibid. 1, 38
, nous ne savons rien, car la vérité se cache tout au fond du
puts. » Cite par Marx, d’aprés DiocENe LAkice, livre 9, in MEGA I, 18 ;ibid., I, 39.
UL. Marx, MEGA I, 18; ibid. 1, 39.
12, « Tous les sens Sont porteurs de messages du vrai. » Cité par MARx, d'aprés
Cicéxon, De natura deorum, I, xxv (70), in MEGA 1, 18; ibid. T, 38.
13, Marx, MEGA I, 18; ibid. 1, 40.
14. Mans, MEGA 1, 19; ibid. 1, 40.
15, Cictron, Tusculania, V, 38.
16. Mans, MEGA T, 20; ibid., 1, 41.
17. DioceNe Lane, X, 10.
18. Ibid. X, 15, 16, cite par Manx, MEGA I, 20-21 ; Ibid. I, 41-42.
19. Cf. Cicénow, De Fato, x (22, 23), De Natura Deorum, I, xxv (69) ; Bustin, Pré:
paration & U'Evangile I, p. 23 sq. ; Aristote, De Torigine des animaux, V, 8 (789 b,
23), toutes référence’ tirées des notes de Mans, MEGA I, 61, qui cite aussi
Stoate: «Les hommes aiment a se donner T'illusion du hasard ~ simple excuse
pour se tirer de leur propre perplexité ~ car le hasard est incompatible avec une
pensée claire », Florilége, I (4), in: MEGA 1, 61, n. 36,
20. Diocenr LaéRcr, X, 133, 134. Cité par Manx, in: MEGA I, 21; ibid. T,5. Tid, MI
. Tbid. MEGA V, 357/8 (a? V, 379).
CE. Manx, MEGA T, 64; (a
Ibid.
ODED BALABAN
Cf, Manx, Deutsche Ideologie, MEGA V, 282; ibid. V, 303.
GA V, 396 (Trad. angl. V, 417).
Cf, Manx, MEGA 1, 245 (d°", 45).
5).