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Martin Heidegger

DE L’ÉPREUVE DE LA PENSÉE
(AUS DER ERFAHRUNG DES DENKENS)
Note introductive

La présente traduction de Aus der Erfahrung des Denkens est la reprise de la traduction due à André Préau, parue en 1966 sous le
titre L’expérience de la pensée, dans Questions III. Cette reprise est l’occasion de rappeler l’importance du travail d’André Préau, grâce
auquel le public français a pu entrer dans l’œuvre de Heidegger. Jean Beaufret, en son temps, lui avait rendu hommage (cf. les Préfaces de
Essais et Conférences et de Le principe de raison).

Ce qui suit répond au souhait de faire ressortir le caractère abrupt du texte, sa rudesse calculée, sa frappe quasi aphoristique, et de
respecter, dans toute la mesure du possible, les répétitions et échos qui ne cessent d’y jouer.

La traduction de « Erfahrung » par « épreuve » a pour intention d’échapper à l’idée de « faire une expérience » avec ce que cela
suppose de maîtrise. Cette traduction fait écho au début de la conférence Das Wesen des Sprache et l’on gardera en mémoire le lien,
rappelé par Heidegger, du terme allemand avec le cheminement (cf. Unterwegs zur Sprache, éd. Neske, 1990, respectivement pp. 159 et
169).

Le « De » du titre rend « aus der », et s’entend comme « à partir de ».

La particularité graphique de « Seyn » a été transcrite en utilisant l’archaïsme « estre ».


« Wesen », rendu par « déploiement » dans la traduction d’André Préau, a été traduit par « essence ».
« Andenken » est traduit par « pensée fidèle » (cf. Souvenir, in Approche de Hölderlin, traduction Jean Launay, p. 105, note 1).

La traduction a été effectuée à partir du livret édité par Klette-Cotta (Stuttgart, 2005). Elle a bénéficié des observations de Mathieu
Sourdeix, que je remercie.

Jean-Yves TARTRAIS
j-yves.tartrais@wanadoo.fr

28 janvier 2008
De l’épreuve de la pensée Aus der Erfahrung des Denkens

Chemin et balance, Weg und Waage,


Passerelle et parole Steg und Sage
s’unissent dans une même démarche. finden sich in einen Gang.

Avance et endure Geh und trage


manque et question Fehl und Frage
le long de ton unique sentier. deinen einen Pfad entlang.
Quand la première lumière matinale s’élève au-dessus des Wenn das frühe Morgenlicht still über den Bergen wächst …
montagnes …

L’assombrissement du monde n’atteint jamais la lumière de l’estre. Die Verdüsterung der Welt erreicht nie das Licht des Seyns.

Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l’estre. Ce Wir kommen für die Götter zu spät und zu früh für das Seyn. Dessen
poème commencé est l’homme. angefangenes Gedicht ist der Mensch.

Se diriger vers une étoile, rien d’autre. Auf einen Stern zugehen, nur dieses.

Pensée est la limitation à une seule pensée, qui un jour demeure Denken ist die Einschränkung auf einen Gedanken, der einst wie ein
comme une étoile au ciel du monde. Stern an Himmel der Welt stehen bleibt.
Quand devant la fenêtre du chalet la girouette chante dans l’orage Wenn das Windrädchen vor dem Hüttenfenster im aufziehenden
qui s’enfle … Gewittersturm singt …

Si le courage de la pensée est issu d’un appel de l’estre, alors se Stammt der Mut des Denkens aus der Zumutung des Seyns, dann
déploie la parole du destin. gedeiht die Sprache des Geschicks.

Dès que nous avons la chose devant les yeux et dans le cœur, à Sobald wir die Sache vor den Augen und im Herzen das Gehör auf
l’écoute du mot, la pensée a sa chance. das Wort haben, glückt das Denken.

Rares sont suffisamment éprouvés pour distinguer l’objet d’un Wenige sind erfahren genug im Unterschied zwischen einem
savoir d’une chose pensée. gelehrten Gegenstand und einer gedachten Sache.

L’affaire de la pensée est déjà plus favorable si des adversaires et Gäbe es im Denken schon Widersacher und nicht bloße Gegner,
non de simples ennemis s’y rencontrent. dann stünde es um die Sache des Denkens günstiger.
Quand sous la déchirure d’un ciel pluvieux un rayon de soleil passe Wenn unter aufgerissenem Regenhimmel plötzlich ein
soudainement sur les prairies sombres … Sonnenschein über das Düstere der Matten gleitet …

Nous ne parvenons pas à des pensées. Elles parviennent à nous. Wir kommen nie zu Gedanken. Sie kommen zu uns.

C’est alors l’heure destinée au dialogue. Das ist dis schickliche Stunde des Gesprächs.

Il apaise en vue de la méditation en commun. Celle-ci n’accuse pas Es erheitert zur geselligen Besinnung. Diese kehrt weder das
plus les affrontements qu’elle ne consent aux accords de façade. La gegenstrebige Meinen hervor, noch duldet sie das nachgiebige
pensée demeure ferme au vent de la chose. Zustimmen. Das Denken bleibt hart am Wind der Sache.

Dans de telles mises en commun, certains s’affirment peut-être Aus solcher Geselligkeit erstünden einige vielleicht zu Gesellen im
compagnons dans l’ouvrage. Afin qu’improbable, l’un devienne Handwerk. Damit unvermutet einer aus ihnen Meister werde.
maître.
Quand aux premiers beaux jours des narcisses isolés fleurissent Wenn im Vorsommer vereinzelte Narzissen verbogen in der Weise
perdus dans la prairie et que sous l’érable la rose des montagnes blühen und die Bergrose unter dem Ahorn leuchtet …
luit …

La splendeur du simple. Die Pracht der Schlichten.

Seule la forme garde la vision. Erst Gebild wahrt Gesicht.


Cependant la forme repose dans la poésie. Doch Gebild ruht im Gedicht.

Qui, aussi longtemps qu’il évite la tristesse, peut recevoir un souffle Wen könnte, solang er die Traurigkeit meiden will, je die
d’encouragement ? Ermunterung durchwehen ?

La douleur dispense sa force salvatrice, là où elle n’est pas Der Schmerz verschenkt seine Heilkraft dort, wo wir sie nicht
supposée. vermuten.
Quand le vent, tournant soudainement, gronde dans les combles du Wenn der Wind, rasch umsetzend, im Gebälk der Hütte murrt und
chalet et que le temps va se gâter … das Wetter verdrießlich werden will …

Trois périls menacent la pensée. Drei Gefahren drohen dem Denken.

Le bon péril, salutaire en ce qu’il est le voisinage du chant du poète. Die Gute und darum heilsame Gefahr ist das Denken selber.

Le méchant péril, le plus acéré en ce qu’il est la pensée elle-même. Die böse und darum schärfste Gefahr ist das Denken selber. Er muß
Elle doit penser contre elle-même, ce qui est rare. gegen sich selbst denken, was er nur selten vermag.

Le mauvais péril, confus en ce qu’il est le philosopher. Die schlechte und darum wirre Gefahr ist das Philosophieren.
Quand un jour d’été le papillon s’arrête sur une fleur et, les ailes Wenn am Sommertag der Falter sich auf die Blume niederläßt und,
fermées, se balance avec elle au vent de la prairie … die Flügel geschlossen, mit ihr im Wiesenwind schwingt …

Tout courage de l’âme est écho d’une grâce de l’estre qui unit notre Aller Mut des Gemüts ist der Widerklang auf die Anmuttung des
pensée au jeu du monde. Seyns, die unser Denken in das Spiel der Welt versammelt.

Dans la pensée toute chose devient solitaire et lente. Im Denken wird jeglich Ding einsam und langsam.

Dans l’endurance mûrit la grandeur. In der Langmut gedheit Großmut.

Qui pense grandement, doit errer grandement. Wer groß denkt, mu! groß irren.
Quand le torrent dans le calme de la nuit raconte ses chutes sur les Wenn der Bergbach in der Stille der Nächte von seinen Stürzen über
rochers … die Felsblöcke erzählt …

Le plus ancien parmi les choses anciennes nous suit dans notre Das Älteste des Alten kommt in unserem Denken hinter uns her und
pensée et pourtant vient à notre rencontre. doch auf uns zu.

C’est pourquoi la pensée s’attache à la venue de ce qui était et se Darum hält sich das Denken an die Ankunft des Gewesenen und ist
fait pensée fidèle. Andenken.

Etre ancien veut dire : faire halte à temps, là où l’unique pensée Alt sein heißt: rechtzeitig dort innehalten, wo der einzige Gedanke
d’un chemin de pensée se love et prend forme. eines Denkweges in seins Gefüge eingeschwungen ist.

Le pas qui fait retour de la philosophie à la pensée de l’estre peut Den Schritt zurück aus der Philosophie in das Denken des Seyns
être risqué, dès lors que nous demeurons dans la provenance de la dürfen wir wagen, sobald wir in de Herkunft des Denkens heimisch
naissance de la pensée. geworden sind.
Quand par les nuits d’hiver les tempêtes de neige secouent le chalet Wenn in den Winternächten Schneestürme an der Hütte zerren und
et qu’au matin le paysage enneigé est recueilli … eines Morgens die Landschaft in ihr Verschneites gestillt ist …

Le dire de la pensée ne s’apaise ainsi en son essence, que s’il est Die Sage des Denkens wäre erst dadurch in ihr Wesen beruhigt, daß
incapable de dire ce qui doit rester inexprimé. sie unvermögend würde, jenes zu sagen, was ungesprochen bleiben
muß.

Une telle incapacité conduit la pensée devant la chose. Solches Unvermögen brächte das Denken vor die Sache.

Rien de l’exprimé et en aucune langue n’est le dire. Nie ist das Gesprochene und in keiner Sprache das Gesagte.

Qu’une pensée soudaine soit, qui veut sonder cet étonnement ? Daß"je und jäh ein Denken ist, wessen Erstaunen möchte dies
ausloten ?
Quand sur les pentes de la haute vallée que les troupeaux Wenn es von Hängen des Hochtales, darüber langsam die Herden
parcourent lentement les cloches des bêtes sonnent et sonnent … ziehen, glockt und glockt …

Le caractère poétique de la pensée est encore voilé. Der Dichtungscharakter des Denkens ist nochverhüllt.

Là où il se laisse voir, il est longtemps tenu pour l’utopie d’un Wo er sich zeigt, gleicht er für lange Zeit der Utopie eines
entendement à demi poétique. halbpoetischen Verstandes.

Mais la poésie pensante est en vérité la topologie de l’estre. Aber das denkende Dichten ist in der Warheit die Topologie des
Seyns.

Elle lui dit le lieu de son essence. Sie sagt diesem dir Ortschaft seines Wesens.
Quand la lumière du couchant pénétrant quelque part dans la forêt Wenn das Abendlicht, irgendwo im Wald einfallend, die Stämme
revêt d’or les troncs … umgöldet ...

Chant et pensée sont des troncs voisins de poésie. Singen und Denken sind die nachbarlichen Stämme des Dichtens.

Ils naissent de l’estre et tendent vers sa vérité. Sie entwachsen dem Seyn und reichen in seine Wahrheit.

Leur relation nous donne à penser ce qu’Hölderlin chante des arbres Ihr Verhältnis gibt zu denken, was Hölderlin von der Bäumen des
des forêts : Waldes singt :
« Et demeurent inconnus l’un de l’autre, “Und unbekannt einander bleiben sich,
Les troncs voisins tout le temps qu’ils sont debout » Solang sie stehn, die nachbarlichen Stämme.“
Forêts s’étendent Wälder lagern
Torrents chutent Bäche stürzen
Rochers durent Felsen dauern
Pluie ruisselle. Regen rinnt.

Campagnes attendent Fluren warten


Sources jaillissent Brunnen quellen
Vents habitent Winde wohnen

Pensée bien dite va son chemin. Segen sinnt.

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