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Un ingénieur d entreprise :
Nicolas Esquillan Bernard Morrey
A notre époque qui se veut et se croit surinformée, l'ingé- de Saint-Pierre-de-Vauvray construit onze ans plus tôt par Eugène
nieur d'entreprise est u n i n c o n n u . Esquillan n'échappe pas à la Freyssinet, son aîné de vingt-trois ans. D e u x ans plus tard,
règle. Il est p o u r t a n t l'auteur d u m o n u m e n t français le plus c o n n u Esquillan était n o m m é chef d'études des ouvrages d'art, Simon
des années cinquante, le Cnit, que l'on attribue parfois à Pier Boussiron laissant la direction générale de l'entreprise à son
Luigi Nervi par erreur, le plus souvent à Camelot, Mailly, gendre, Jacques Fougerolle, né également en 1902 mais ancien de
Zehrfuss. N u l ne songe cependant à attribuer la tour Eiffel à l'Ecole centrale, et la direction administrative à Charles Pujade-
Sauvestre qui en fut l'architecte. O r les deux m o n u m e n t s sont Renaud, qui venait, lui, de l'Ecole polytechnique. Esquillan
comparables en ce qu'ils sont tous deux l'œuvre n o n d ' u n h o m m e , devint sous-directeur en 1939, puis directeur technique en 1 9 4 1 ,
mais d ' u n e entreprise. La tour de 3 0 0 m a été imaginée et dessinée poste qu'il occupera jusqu'en 1 9 7 1 .
par deux ingénieurs, Koechlin et Nouguier, et l'idée en a été Jacques Fougerolle était m o r t p r é m a t u r é m e n t en 1965. Elu
reprise par leur patron, Eiffel. Le C n i t a été imaginé et conçu par à la chambre de commerce en 1945, à sa présidence en 1950, à
u n ingénieur, Nicolas Esquillan, et, signe de l'évolution des celle de la chambre syndicale des constructeurs en ciment armé en
temps, reprise par u n consortium de trois entreprises, Balency & 1948, à celle de l'Ecole centrale en 1960 et à celle de nombreuses
Schuhl, Boussiron et Coignet p o u r le seul gros œuvre. A u c u n e ne autres organisations, il « savait faire confiance ». Esquillan recon-
portait le n o m d'Esquillan, puisqu'il était directeur technique de naissait bien volontiers « n'avoir jamais rencontré auprès de lui
l'une d'elles, Boussiron : la r e n o m m é e tient à peu de choses... que l'expression bien claire de cette confiance accordée a priori. Il
Mais p o u r c o m p r e n d r e c o m m e n t le projet de Nicolas savait que M . Fougerolle assumerait quoi qu'il arrive la responsa-
Esquillan fut retenu, il faut revenir en arrière, considérer ses 1
bilité des initiatives prises ». U n exemple parmi d'autres : le
réalisations précédentes (les hangars de Marignane, entre autres) viaduc de La Voulte, construit en 1955 sur le R h ô n e p o u r la
et m ê m e celles de Simon Boussiron, car c'est au tout d é b u t de sa S N C F , sur u n projet variante proposé par Esquillan, coûta
carrière d'entrepreneur que Simon Boussiron, le premier en exactement le double d u prix consenti par la S N C F : 2 7 0 millions
France et sans d o u t e dans le m o n d e , se lance dans les couvertures p o u r 135 millions de francs.
en voile mince de béton. Il y avait à cela beaucoup de raisons, d o n t la principale était
N é à Perpignan en 1 8 7 3 , il avait suivi les cours de l'école des la mise en œuvre de plusieurs techniques nouvelles alors que le
arts et métiers d'Aix-en-Provence, était entré aux Ets Eiffel puis à temps de préparation était trop court : La Voulte fut le premier
la Société p o u r travaux en b é t o n armé, avant de fonder sa propre p o n t en béton construit par encorbellement, et la première
entreprise en 1899. Il construit des ponts de dimensions encore application de la précontrainte par torsion des câbles (procédé
modestes, des planchers, et en 1906 dépose u n e d e m a n d e de BBR-Boussiron) ; c'était surtout le première fois que la S N C F
brevet p o u r l'articulation des arcs en béton ou en maçonnerie, acceptait de construire u n grand p o n t en béton précontraint, d'où
ceux-ci étant articulés en trois points, aux deux naissances et à la l'important n o m b r e de contrôles, examens, etc., qui retardaient
clé. Il réalise ainsi l'année suivante la couverture d u canal Saint- l'exécution. Il y eut surtout le résultat, chef-d'œuvre de l'art de
Martin, à Paris, et le p o n t d'Amélie-les-Bains, qui franchit le T e c h construire les p o n t s : 3 0 0 m d ' u n tablier rectiligne de hauteur
d ' u n e seule arche de 4 4 m. C'est d o n c dès les premières années de constante, t e n d u d ' u n e rive à l'autre sur trois béquilles inclinées.
son entreprise que Boussiron réalise ce qui restera ses deux Restait la facture. Jacques Fougerolle comprit qu'« en ter-
spécialités : les ouvrages d'art et les couvertures en voile mince. mes d'image », c o m m e on dirait aujourd'hui, La Voulte ferait
Le premier, en effet, il a l'idée, en 1910, de couper la voûte p o u r Boussiron plus que n ' i m p o r t e quelle campagne de publicité.
des halles de marchandises de Bercy à la gare de Paris-Lyon, p o u r Les techniques qui y furent mises au point furent réutilisées à
placer à la clé des lanterneaux vitrés. C h a q u e poteau supporte Abidjan, et la r e n o m m é e de La Voulte joua dans le choix de
deux demi-voûtes en béton armé qui se raccordent à celles de la l'entreprise p o u r le Cnit.
travée voisine par des poutres supportant le lanterneau. Les voûtes
ont 10 m de portée et 8 cm d'épaisseur. LES HANGARS DE MARIGNANE
Il réalisera bien sûr d'autres voûtes de ce type pour couvrir les
entrepôts et les ateliers de diverses compagnies de chemins de fer, à Mais comptèrent sans doute aussi, et m ê m e davantage, les
Bezons, Roanne, Nevers, et, à partir de 1924, des hangars d'aéroport hangars de Marignane, achevés en 1952. Par suite de circonstan-
au Bourget, à Reims, Nancy, etc., avec déjà des portées de 40 m. ces exceptionnelles, huit années passèrent entre le concours initial
E n 1 9 2 3 , Nicolas Esquillan, t o u t frais é m o u l u de l'école des et la construction ; le chantier p u t d o n c progresser ici tel qu'il
arts et métiers de Châlons-sur-Marne, entra chez Boussiron u n avait été étudié et préparé. Esquillan se plaignait souvent d u temps
peu par hasard. Il était né en 1902 à Fontainebleau, d ' u n père trop court laissé par des maîtres d'ouvrage trop pressés aux
carrossier qui lui apprit à goûter la belle ouvrage et d'une mère qui bureaux d'études des entreprises. C'est le sort de l'ingénieur
lui fit découvrir la musique. U n e bourse lui permit de poursuivre d'entreprise de ne pouvoir maîtriser son temps, à la différence de
ses études ; u n e relation c o m m u n e lui fit pousser la porte de l ' h o m m e d'étude.
Boussiron. Celui qui allait devenir son maître plus encore que son Déjà avant la guerre, en 1938, l'entreprise Boussiron avait
patron dirigeait à la fois le bureau d'études et l'entreprise ; il construit à Marignane p o u r la S N C A S E , u n hangar d'hydravions
pressentit a p p a r e m m e n t vite les capacités d u jeune ingénieur. La qui avait remporté le record de portée avec 80, 85 m d'ouverture
sympathie fut réciproque. libre. Profond de 50 m, h a u t de 12 m , il avait d û être réalisé en
Après avoir participé aux études de plusieurs ouvrages,
Esquillan se vit confier - à trente ans - la responsabilité d u p o n t
de La R o c h e - G u y o n . Avec u n e longueur totale de 2 0 2 m , et u n e
1 - Le viaduc de la Voulte, construit en 1955 sur le Rhône. Photo Ray Delvert.
portée de 161 m entre les naissances des arcs, il ravit en 1934 le
record mondial des ponts en béton armé à tablier suspendu à celui 2 - Les hangars de Marignane le 7juillet 1952. Photo Ray Delvert.
sept mois selon les exigences d u client. Il fut détruit avec toutes les LE CNIT : LA GENÈSE
installations de l'aéroport par l'armée allemande en août 1944.
La reconstruction fut supervisée par Auguste Perret, archi- Poursuivant le m ê m e genre de comparaison, le palais d u
tecte-conseil d u Secrétariat général de l'aviation civile. L'entre- C e n t r e national des industries techniques (Cnit) couvrirait la
prise avait gagné, en 1942, u n concours portant sur la réalisation largeur de la place de la C o n c o r d e à u n e hauteur maximale égale
d ' u n hangar de 100 m d'ouverture, 60 m de profondeur et 15 m à celle de l'arc de t r i o m p h e de l'Etoile. Le record qu'il a atteint en
de hauteur. Le projet, n o n réalisé par suite de l'invasion de la zone 1958 est toujours inégalé, et m ê m e pas approché.
Sud, fut réétudié à loisir. Sans entrer dans les détails, on rappellera q u ' E m m a n u e l
Esquillan aurait p u extrapoler les dispositions adoptées Pouvreau, son maître d'ouvrage, président d u Syndicat des cons-
p o u r le hangar de 80 m, mais il jugea cette solution « paresseuse » tructeurs français de machines-outils, eut conscience, dès le
et préféra « profiter de l'occasion offerte p o u r rechercher u n e lendemain de la guerre, de la nécessité p o u r les constructeurs
structure qui, tout en convenant p o u r une portée de 100 m, serait français de disposer d ' u n lieu capable d'accueillir des manifesta-
surtout valable et plus économique encore p o u r des portées tions internationales. Ayant p u acquérir des terrains à la Défense,
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supérieures ». Sa recherche porta sur une meilleure utilisation de il engagea les architectes d u ministère de la Reconstruction
la matière. C'est ainsi qu'il parvint à l'idée d ' u n e couverture désignés p o u r ce secteur, Bernard Camelot, Jean de Mailly et
autoportante réalisée par u n e succession de voûtes, ou ondes de Bernard Zehrfuss, afin d'éviter tout litige ultétieur. Il leur de-
100 m de portée, à double courbure p o u r éviter le flambement ; m a n d a d'occuper au m a x i m u m le tetrain avec le m i n i m u m de
ces ondes seraient à la fois porteuses et couvrantes. Cette structure supports. Le 28 mars 1954, Jean de Mailly apporta l'esquisse
était cependant d ' u n e complexité telle, surtout près des naissan- d ' u n e voûte reposant sur trois points, le terrain ayant approxima-
ces, qu'Esquillan profita d u chantier du p o n t de Saint-Sylvestre tivement la forme d ' u n triangle de 2 5 0 m de côté. Restait à savoir
sur le Lot p o u r y faire construire u n e voûte d'essai. si cette voûte était réalisable.
Lorsque la chambre de commerce de Marseille envisagea Zehrfuss, qui travaillait alors à la construction d u palais de
sérieusement la construction, en 1949, elle porta la hauteur libre l'Unesco avec Pier Luigi Nervi, consulta ce dernier, et, en juin,
de 15 à 19 m et l'écart entre les deux cellules de hangar de 5,50 m l'illustre ingénieur italien proposa u n e résille de béton portée par
à 19 m. L'apport de Perret fut à la fois discret, car il « s'[était] trois arêtes et couverte de plaques de métal. L'idée était d o n c
appliqué à ne rien modifier à la conception de l'ingénieur », selon réalisable ! Mais à quel prix ? dans quel délai ? et qui en prendrait
Esquillan lui-même, et réel, car il rendit « plus harmonieuse u n e la responsabilité ?
ossature d'apparence trop dépouillée ». Peu à peu s'imposa l'idée d ' u n e libre consultation de
C h a c u n e des cellules est couvette de six ondes de 101,50 m constructeurs choisis sur références par Pouvreau, après avis des
de portée, 9,80 m de largeur et 12,10 m de flèche. Ces ondes sont architectes. La difficulté du projet stimula les ingénieurs et les
constituées d ' u n e coque en béton de 6 cm d'épaisseur, armé par entreprises : outre l'importance de la surface à couvrir et les
d u métal déployé dans la proportions de six millièmes d u volume portées inusitées (plus du double de Marignane), le prix plafond
d u béton. C e voile s'épaissit dans les 11 m a p p r o c h a n t des appuis était bas et le délai court. Jacques Fougerolle, à la fois intéressé et
en m ê m e temps que l'onde s'aplatit jusqu'à devenir parfaitement conscient des difficultés, s'allia avec Balency & Schuhl et Coignet.
droite à la rencontre de la sablière sur laquelle elle repose. Les trois entreprises formèrent au p r i n t e m p s de 1955 u n e équipe
O u t r e le fait que cette portée constituait u n record mondial chargée d'établir u n projet sous la direction d'Esquillan, qui
des couvertures en voile mince en béton armé, la réalisation du bénéficiait de l'expérience de Marignane, avec Gilbert Lacombe,
double hangar de Marignane reste é t o n n a n t e par son m o d e de auteur d u p o n t de Tréguier (153 m de portée), directeur de
construction. Jamais la préfabrication n'avait été portée aussi loin l'entreprise Coignet, Pierre Faessel, de la m ê m e entreprise, René
dans u n bâtiment en béton armé. Les tirants de la couverture Perzo, de chez Boussiron, René C a m b o n et Roger Devars d u
furent coffrés sur des cales, sans étayage, de sorte que le s o m m e t Mayne, de chez Balency & Schuhl.
de l'onde terminée n'était qu'à 13,50 m au-dessus du sol. Les En septembre 1955, Pouvreau, les architectes et les entre-
retombées des ondes furent coulées en premier, dans u n coffrage prises se réunirent chez Mailly p o u r faire le point avec Pier Luigi
fait de deux demi-coquilles. Pour le reste, les ondes furent coffrées Nervi et Eugène Freyssinet. Cette réunion est restée dans les
successivement sur des échafaudages roulants et décintrées par mémoires par la sévère empoignade qui opposa les deux illustres
mise en tension des tirants, et d o n c soulèvement. Le travail au sol ingénieurs, Nervi estimant que le projet de Freyssinet était laid, et
facilita g r a n d e m e n t ces opérations et leur surveillance. Freyssinet que celui de Nervi ne pouvait tenir. Ils n'avaient hélas
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Le levage de la couverture (6 4 0 0 m , 4 2 0 0 t) se fit sur seize tort ni l'un ni l'autre. Les deux projets présentaient des risques de
colonnes, constituées d'éléments d ' u n mètre de hauteur qui, en flambement évidents, et il est vrai que celui de Freyssinet n'était
plan, avaient la forme d ' u n U ; à l'intérieur était placé u n vérin de pas à la hauteur de ses autres réalisations. En outre, l'un et l'autre,
3 0 0 t. Après chaque levée, le vérin était retiré, le vide d u U étant ingénieurs-conseils, n'étaient soutenus par aucune entreprise.
cimenté p o u r la levée suivante, les colonnes servant ensuite de Restaient d o n c en lice deux projets é m a n a n t des métalliers
poteaux définitifs. La première couverture fut levée en trente-huit et u n projet mixte métal-béton, tous trois plus ou moins dérivés
jours, la seconde en vingt-trois. Pour d o n n e r l'échelle, les deux d u projet Nervi, et la proposition des trois entreprises Balency &
hangars envelopperaient largement les deux hôtels de Gabriel qui Schuhl, Boussiron et Coignet, ralliées au projet d'Esquillan et de
bordent la place de la C o n c o r d e . ses collaborateurs.

Ci-contre : Le Cnit en construction.


LE PROJET huit ensembles mobiles constituant l'échafaudage, sans démontage,
p o u r passer à la phase suivante. D e cette façon, o n n'eut besoin
Il consistait essentiellement en une couverture autoportante que de 2 8 0 kilomètres de tubes.
à double coque avec des fuseaux rayonnants à partir des trois En septembre 1956, c o m m e n ç a le forage des puits de
points d'appui. Avec la préoccupation manifestée dans toutes ses 6,50 m de profondeur, p o u r y fonder les poteaux devant suppor-
œuvres, Esquillan s'était attaché à trouver u n e structure qui ter les planchers ; leur mise en place, et celle des planchers,
permît de conduire les efforts aux appuis par le chemin le plus s'effectua p e n d a n t l'hiver et le p r i n t e m p s de 1957, ainsi que la
court. Alors que dans le projet de Nervi les efforts de la voûte se construction des culées.
transmettaient aux appuis par l'intermédiaire des arcs porteurs, Le 18 juillet 1957, la première grue W e i t z de 90 t ( 3 0 m de
Esquillan, en multipliant les fuseaux, descendait directement les hauteur, 50 m de bras) fut hissée sur le quatrième plancher à 2 2 m
efforts aux appuis. de hauteur, ce qui permettait d'atteindre 30 + 2 2 = 52 m, la clé de
A d o p t é et soutenu par les trois entreprises, le projet ne fut la voûte étant à 50 m.
pas accepté d'emblée par Pouvreau et les architectes qui souhai- La couverture fut construite sur u n « cintre-coffrage »
taient que l'on puisse affirmer la structure par des caissons réutilisable à chacune des trois étapes, en c o m m e n ç a n t à chaque
profonds m a r q u a n t la face interne de la voûte. O r , à ce stade, les fois par la mise en place d u coffrage de la coque inférieure, puis à
deux coques étaient prévues avec des courbures opposées p o u r son coulage, à la mise en place des âmes et des tympans préfabri-
réduire la hauteur des âmes, ce qui d o n n a i t u n effet de ballon, jugé qués, à celle du coffrage de la coque supérieure, de son coulage,
avec raison inesthétique par les architectes. puis du décintrement. Le ferraillage est fait d ' u n treillis de fers de
O n en était à la fin de 1955, et la balance penchait plutôt d u 5 m m de diamètre dans le sens de la courbure et de 4 m m dans
côté des métalliers malgré les surcoûts dus au flocage p o u r la celui des fuseaux. L'épaisseur de la coque est de 65 m m , avec une
sécurité, à l'isolation p o u r le bruit en cas de grêle ou m ê m e de tolérance maximale de 3 m m . Cette tolérance exceptionnellement
pluie, et à la peinture. Il n'y eut d o n c pas de vacances p o u r réduite, étant d o n n é la surface à couvrir, fut bien respectée ; on en
Esquillan et son équipe, qui, après avoir envisagé plusieurs eut la preuve par la mesure de la poussée sur les vérins lors du
solutions, choisirent de placer la courbure des deux coques dans décintrement. Si on se souvient que la pente de la couverture
le m ê m e sens. Malgré l'inconvénient d'âmes plus hautes, l'aspect atteint 35°, on pourra mieux apprécier la qualité des bétonniers
était meilleur, et l'étaiement de la coque supérieure serait facilité. d u Cnit. Après la pose des âmes et des tympans préfabriqués, la
Cette solution emporta l'adhésion le 2 janvier 1956. m ê m e opération fut répétée p o u r la coque supérieure, à la
différence qu'elle fut coffrée sur des panneaux de fibre de bois
LE CHANTIER aggloméré de 4 cm d'épaisseur qui restèrent en place pour d o n n e r
une meilleure isolation au bâtiment.
Restait à l'exécuter. D e nombreuses études et essais menés Vingt et u n jours après la fin d u coulage d u premier fuseau,
par Pierre Faessel et René Perzo furent nécessaires p o u r mettre la le 28 février 1958, l'opération de décintrement commença. O n
voûte au point, éliminer les risques de flambement, général mais mit en place dix vérins hydrauliques de trois cents tonnes entre les
aussi local par cloquage ou plissement des coques. Q u e l serait faces de contact des deux coques, à 11 m des naissances ; ces dix
l'effet de la neige ? n o n seulement de son poids, mais du refroidis- vérins étaient actionnés par une seule p o m p e . Pour ne pas
sement sur la coque supérieure alors que la coque inférieure était déstabiliser les culées, il était nécessaire d'équilibrer la poussée
chauffée. Malgré l'impératif d u délai, la démarche d'Esquillan fut effectuée avec les vérins par la mise en tension des tirants reliant
d'autant plus circonspecte (le m o t est de lui) qu'il n'était soumis les culées au fur et à mesure de son accroissement. Ces tirants,
à aucun contrôle extérieur, les trois entreprises prenant l'entière enterrés par mesure de sécurité, et d o n c suivant une ligne brisée,
responsabilité du projet. Il fut m e n é à bien avec une équipe de sont constitués de quarante-quatre câbles composés chacun de
onze ingénieurs et dix-huit dessinateurs. vingt-quatre fils de 7 m m de diamètre. Ces câbles se croisant au
C o m m e toujours chez Esquillan, l'étude d u projet fut, dès sa départ en suivant les directions des façades, chaque culée tient
conception, dominée par les moyens d'exécution. U n e exécution l'amorce de quatre-vingt-huit câbles.
traditionnelle aurait nécessité l'engagement de sept à huit cents L'opération dura cinq jours avec neuf équipes reliées par
ouvriers qualifiés, ce qui était alors pratiquement impossible sans radio. Le 6 mars 1958 - grande émotion - , le premier fuseau fut
perturbation grave des autres chantiers parisiens. D e plus, l'empla- décintré. U n e ouverture supplémentaire de 2 cm aux vérins eut
cement du futur C n i t ne laissait que très peu de dégagements. p o u r effet de soulever la clé de voûte de près de 6 cm, dans le b u t
P o u r ces raisons, la préfabrication fut, là aussi poussée, au de compenser la moitié des déformations prévisibles à venir.
m a x i m u m , avec u n e usine installée à trois kilomètres en bordure Q u a t r e mois plus tard, la voûte s'était abaissée de cette m ê m e
de la Seine, près d u p o n t de Bezons, si bien que l'effectif ne dépassa valeur. U n e nouvelle poussée souleva derechef la clé de près de
jamais trois cent cinquante ouvriers. C'est dans cette usine, 8 cm. La seconde moitié des déformations prévues étant ainsi
alimentée par péniches et par wagons, que furent moulés les compensée, on bloqua le logement des vérins en y coulant u n
planchers et les escaliers, plus spécialement étudiés par Gilbert massif de béton, ce qui permit de récupérer les vérins.
Lacombe. Ils furent posés en premier, car, étant d o n n é le volume Les deuxième et troisième fuseaux furent décintrés de la
à couvrir, u n échafaudage roulant aurait nécessité plus de mille m ê m e manière par des batteries de douze vérins, l'opération se
kilomètres de tubes métalliques. terminant le 2 6 juin p o u r le deuxième fuseau, le 2 5 septembre
D a n s le m ê m e but, la voûte fut conçue p o u r être exécutée p o u r le troisième. Treize jours plus tôt, le président de la Répu-
en trois phases, d'abord les trois premières ondes de part et d'autre blique, René Coty, était v e n u inaugurer la premier salon
de l'arête de noue, puis les ondes 4 à 6, enfin les ondes 7 à 9 aux Mécanelec : seize mois s'étaient écoulés depuis le c o m m e n c e m e n t
bords des façades. Il suffisait de déplacer l'un après l'autre les dix- de la construction des culées.
DES LIMITES DE L 'ESPRIT GÉOMÉTRIQUE
Les témoins de la réunion d u 4 septembre 1955, au cours de laquelle furent examinés les projets d'Eugène Freyssinet
et de Pier Luigi Nervi p o u r le futur palais d u Cnit, se souviennent de la sévère empoignade qui opposa les deux illustres
ingénieurs, le premier estimant que le projet de Nervi ne pouvait pas tenir, le second q u e celui de Freyssinet était laid. Ils
n'avaient tort ni l'un ni l'autre, et il est à parier que si l'un ou l'autre projet avait été retenu, il eut été réalisé différemment,
car ni l'un ni l'autre ingénieur n ' o n t eu - à m a connaissance - d'accidents graves, et toutes leur œuvres sont belles.
O r les deux qualités, solidité et beauté, ne sont pas liées : le nouveau p o n t M o r a n d à Lyon supporte, malgré sa laideur,
son double trafic depuis bientôt vingt ans, et le Panthéon, généralement considéré c o m m e u n e grande œuvre, voire u n
chef-d'œuvre, ne cesse d'être repris depuis deux cents ans, sans q u ' a u c u n des n o m b r e u x travaux de réfection entrepris ne
l'ait jamais réellement consolidé.
Cela vient, à m o n sens, de ce que l'art de construire est aussi u n e science, et réciproquement. Si la science, qui relève
de la raison, peut se transmettre par l'intelligence, l'art, qui relève de l'intuition, ne se transmet que par la fréquentation,
la familiarité, la pratique. A u c u n e école n ' a p p r e n d la poésie ; aucune école n ' a p p r e n d l'art de construire. Simplement, il
y a, ou n o n , u n d o n qui se cultive ; de la m ê m e façon qu'il y a, ou n o n , u n d o n des mathématiques, qui lui aussi se cultive.
Mais les deux ne se cultivent pas de la m ê m e façon.
Et si les deux sont essentiels à l'art de construire, l'intuition a le premier rôle, p o u r v u que, c o m m e l'improvisation
en musique, elle s'appuie sur u n e longue pratique. Pour corroborer cette affirmation, je citerai trois des plus grands
constructeurs français de ce siècle :
- Charles R a b u t (1852-1925) qui enseigna le premier cours de béton armé à l'Ecole des p o n t s et chaussées : « D a n s
l'élaboration d ' u n projet, on est souvent p o t t é à croire que les calculs sont l'instrument d'investigation principal. C'est
là u n e tendance fréquente et d'ailleurs explicable chez les jeunes ingénieurs ; beaucoup d'entre eux mettraient volontiers
l'ouvrage en équation avec les dimensions principales c o m m e inconnues à déterminer par les conditions de stabilité
appliquées strictement. C e n'est que peu à peu que, l'expérience aidant, on s'aperçoit que les calculs ne sont q u ' u n outil
p e r m e t t a n t de préciser et de mettre au p o i n t la conception de l'ingénieur.
Cette mise au point est le seul rôle d u calcul, et c'est alors seulement qu'il doit intervenir. Il ne doit servir qu'à d o n n e r
u n e approximation plus avancée aux dimensions choisies d'inspiration, que la d o c u m e n t a t i o n , la critique, l'induction et
l'expérience o n t suggérées à l'ingénieur. » (Cours de béton armé, 1910.)
- E u g è n e Freyssinet (1879-1962) inventeur de la précontrainte d u béton et constructeur de n o m b r e u x chefs
d'œuvre : « M o n passage à l'école n'a pas fait de m o i u n polytechnicien au sens ordinaire d u terme, c'est-à-dire u n h o m m e
qui croit d u r c o m m e fer aux vertus et à la puissance d u raisonnement déductif, particulièrement sous des formes
mathématiques. [...] Il n'existe p o u r moi que deux sources d'information : la perception directe des faits et l'intuition en
laquelle je vois l'expression et le résumé de toutes les expériences accumulées par la vie dans le subconscient des êtres, depuis
la première cellule. Il faut, bien entendu, que l'intuition soit contrôlée par l'expérience. Mais q u a n d elle se trouve en
contradiction avec le résultat d ' u n calcul, je fais refaire le calcul, et mes collaborateurs assurent que, en fin de compte, c'est
toujours le calcul qui a tort.
Q u ' o n m e c o m p r e n n e bien : je ne nie pas la grandeur et la beauté des mathématiques ; elles o n t fourni aux Einstein
et aux de Broglie le langage avec lequel ils o n t écrit la plus grandiose épopée que les h o m m e s aient jamais conçue. Je ne
conteste pas davantage leur utilité dans notre métier ; je ne m e suis pas privé de les utiliser à l'occasion.
Mais nous ne devons jamais oublier qu'elles ne nous fournissent que des moyens de changer la forme des données
que nous possédons déjà, et quels que puissent être l'intérêt et l'utilité de telles transformations, nous ne retrouvons jamais
à la fin d ' u n calcul que ce que nous y avons mis à l'origine. » (« Naissance d u béton précontraint et vue d'avenir », in
Travaux, juin 1954.)
- N i c o l a s Esquillan (1902-1989), constructeur, entre autres chefs-d'œuvre, d u palais d u C n i t : « D a n s m a
conception des ouvrages, m a première recherche, essentielle, a toujours été de déterminer les points d'appui les plus
judicieux, soit verticaux, soit horizontaux, et d'organiser la structure p o u r y conduire les forces le plus rationnellement
possible, et en tous cas le plus é c o n o m i q u e m e n t . [...] L'art de dresser u n projet ne consiste pas tant à résoudre u n système
d'équations par le calcul, que de bien les poser après avoir imaginé toutes les hypothèses plausibles. Si une culture
m a t h é m a t i q u e sérieuse est utile et nécessaire p o u r formuler les résultats de l'expérience, il ne faut jamais oublier que l'on
n'a aucune chance de retrouver à la fin d ' u n calcul ce que l'on aura oublié d'introduire initialement. E n d'autres termes,
si le projeteur a omis u n effort ou u n e déformation en u n p o i n t d o n n é d ' u n e structure, le calcul ne les lui fera pas
retrouver. » (Conférence sur l'art de construire prononcée lors de sa réception c o m m e docteur honoris causa à l'université
de Stuttgart en 1965.)
Les panneaux vitrés, conçus par Jean Prouvé, seront posés pouvant réunir simultanément les vues et les qualités respectives
ultérieurement ; le palais et ses abords seront fin prêts p o u r les de l'ingénieur, de l'architecte et d u constructeur. La caractéristi-
Floralies qui recevront 1 7 0 0 0 0 0 visiteurs en dix jours d'avril q u e de l'architecte est sa sensibilité et son aptitude à la recherche
1959. Par rapport au projet initial de Nicolas Esquillan, il y avait de la beauté. Celle d u constructeur est l'action et l'acceptation des
eu deux modifications : l'une à la d e m a n d e de Prouveau qui, risques qu'elle comporte. La science de l'ingénieur découle de
ayant besoin de davantage de surface utile, fit construire trois l'examen critique des résultats de cette action ; ensuite, à son tour,
niveaux de plancher en débord d u plan des façades ; l'autre, elle la détermine et lui fournit de nouveaux moyens. Ainsi, par
semble-t-il, à la d e m a n d e des entrepreneurs qui, à b o u t de souffle, cycles successifs, et par u n effort constant dans la recherche de la
arrêtèrent la voûte au droit de la façade au lieu de la continuer sur perfection, l'art de construire évolue progressivement p o u r pro-
quelques mettes p o u r l'abriter et créer u n e ligne d ' o m b r e souli- duire des ouvrages de plus en plus audacieux, des lignes de plus en
gnant la courbe de la voûte. Le C n i t semble en effet n'avoir pas été plus pures, suivant l'adage bien c o n n u "agir p o u r savoir ; savoir
u n e b o n n e opération financière p o u r les trois entreprises. A u c u n e p o u r agir". »
ne regretta cependant d'y avoir participé. Il est vrai qu'elles étaient
dirigées par des ingénieurs, n o n par des financiers. C'est sans
d o u t e aussi la raison p o u r laquelle aucune n'a survécu à la
t o u r m e n t e des années soixante-dix.
Le C n i t lui-même en subit le contrecoup. Après avoir lancé
la Défense (l'établissement public, Epad, fut créé quinze jours
avant son inauguration), il fut étouffé par elle. La dalle piétons, en
m o n t a n t le niveau du sol, enterra ses naissances ; puis la Sari fit
u n e opération financière en rachetant le palais et en d e m a n d a n t
à Andrault et Parât de le transformer en centre d'affaires interna-
tionales. Esquillan m o u r u t huit mois avant de voir l'opération
terminée, le 21 janvier 1989.

LES « ENFANTS » DU CNIT


Mais auparavant, il eut deux autres occasions de construire
des grandes voûtes. Il aurait p u tefaire, ou adapter, le dessin d u
C n i t . C e n'était pas dans son caractère : chaque fois, il tint à
innover, à marquer u n progrès. Le premier de ces deux bâtiments
fut le palais des expositions de T u r i n , p o u r lequel il fut appelé par
le professeur Franco Levi. Le projet retenu avait, en plan, la forme
d ' u n hexagone qui, inscrit dans u n cercle, aurait eu 122 m de
diamètre. Franco Levi avait proposé de ne retenir q u ' u n p o i n t
d'appui sur deux, ce qui revenait à poser la couverture sur les
sommets d ' u n triangle équilatéral. Mais c o m m e , en plan, le palais
garde la forme d ' u n hexagone, la voûte, toujours autoportante à
deux coques, est en porte-à-faux de 37,50 m du plan des façades.
C'était en 1960, p o u r fêter le centenaire de l'indépendance et de
l'unité italiennes.
H u i t ans plus tard, les Jeux olympiques d'hiver devaient se
dérouler à Grenoble. Pour abriter les compétitions sur glace, il
fallait couvrir une piste de 60 m sur 30 m et les gradins. La ville
voulait u n e couverture en paraboloïde hyperbolique, necplus ul-
tra de la modernité au d é b u t des années soixante. Le délai était
court : dix-huit mois p o u r la réalisation, deux mois à peine - et en
pleine période de vacances - p o u r la préparation d u concours.
Esquillan jugea plus sûr de reprendre une technique éprouvée,
mais en lui d o n n a n t u n « plus ». La couverture est composée de
deux voûtes cylindriques croisées de 95 m et 6 5 m reposant sur
quatre points d'appui. Les portées sont plus faibles que dans les
palais précédents, mais les porte-à-faux sont q u a n d m ê m e de
48 m. Malgré l'hiver très rude de 1967, la première manifestation Notes
publique aura lieu dix-huit mois moins cinq jours après l'ordre de 1. Charles Pujade-Renaud et Nicolas Esquillan, « Hommage à
lancement des travaux. Jacques Fougerolle », in Jacques Fougerolle, Association amicale des an-
Pour conclure je laisserai la parole à Esquillan : « J'ai ciens de l'Ecole centrale, Paris, 1967.
toujours estimé impossible de dissocier la conception et la réali- 2. Nicolas Esquillan,.« Le hangar à deux nefs de 101,50 m de
sation. Car, selon moi, l'œuvre la plus satisfaisante à tous égards portée de l'aéroport de Marignane », Annales de l'Institut technique du
ne p e u t être réussie que par u n seul individu ou une seule équipe, bâtiment et des travaux publics, septembre 1952.

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