Un ingénieur d entreprise :
Nicolas Esquillan Bernard Morrey
A notre époque qui se veut et se croit surinformée, l'ingé- de Saint-Pierre-de-Vauvray construit onze ans plus tôt par Eugène
nieur d'entreprise est u n i n c o n n u . Esquillan n'échappe pas à la Freyssinet, son aîné de vingt-trois ans. D e u x ans plus tard,
règle. Il est p o u r t a n t l'auteur d u m o n u m e n t français le plus c o n n u Esquillan était n o m m é chef d'études des ouvrages d'art, Simon
des années cinquante, le Cnit, que l'on attribue parfois à Pier Boussiron laissant la direction générale de l'entreprise à son
Luigi Nervi par erreur, le plus souvent à Camelot, Mailly, gendre, Jacques Fougerolle, né également en 1902 mais ancien de
Zehrfuss. N u l ne songe cependant à attribuer la tour Eiffel à l'Ecole centrale, et la direction administrative à Charles Pujade-
Sauvestre qui en fut l'architecte. O r les deux m o n u m e n t s sont Renaud, qui venait, lui, de l'Ecole polytechnique. Esquillan
comparables en ce qu'ils sont tous deux l'œuvre n o n d ' u n h o m m e , devint sous-directeur en 1939, puis directeur technique en 1 9 4 1 ,
mais d ' u n e entreprise. La tour de 3 0 0 m a été imaginée et dessinée poste qu'il occupera jusqu'en 1 9 7 1 .
par deux ingénieurs, Koechlin et Nouguier, et l'idée en a été Jacques Fougerolle était m o r t p r é m a t u r é m e n t en 1965. Elu
reprise par leur patron, Eiffel. Le C n i t a été imaginé et conçu par à la chambre de commerce en 1945, à sa présidence en 1950, à
u n ingénieur, Nicolas Esquillan, et, signe de l'évolution des celle de la chambre syndicale des constructeurs en ciment armé en
temps, reprise par u n consortium de trois entreprises, Balency & 1948, à celle de l'Ecole centrale en 1960 et à celle de nombreuses
Schuhl, Boussiron et Coignet p o u r le seul gros œuvre. A u c u n e ne autres organisations, il « savait faire confiance ». Esquillan recon-
portait le n o m d'Esquillan, puisqu'il était directeur technique de naissait bien volontiers « n'avoir jamais rencontré auprès de lui
l'une d'elles, Boussiron : la r e n o m m é e tient à peu de choses... que l'expression bien claire de cette confiance accordée a priori. Il
Mais p o u r c o m p r e n d r e c o m m e n t le projet de Nicolas savait que M . Fougerolle assumerait quoi qu'il arrive la responsa-
Esquillan fut retenu, il faut revenir en arrière, considérer ses 1
bilité des initiatives prises ». U n exemple parmi d'autres : le
réalisations précédentes (les hangars de Marignane, entre autres) viaduc de La Voulte, construit en 1955 sur le R h ô n e p o u r la
et m ê m e celles de Simon Boussiron, car c'est au tout d é b u t de sa S N C F , sur u n projet variante proposé par Esquillan, coûta
carrière d'entrepreneur que Simon Boussiron, le premier en exactement le double d u prix consenti par la S N C F : 2 7 0 millions
France et sans d o u t e dans le m o n d e , se lance dans les couvertures p o u r 135 millions de francs.
en voile mince de béton. Il y avait à cela beaucoup de raisons, d o n t la principale était
N é à Perpignan en 1 8 7 3 , il avait suivi les cours de l'école des la mise en œuvre de plusieurs techniques nouvelles alors que le
arts et métiers d'Aix-en-Provence, était entré aux Ets Eiffel puis à temps de préparation était trop court : La Voulte fut le premier
la Société p o u r travaux en b é t o n armé, avant de fonder sa propre p o n t en béton construit par encorbellement, et la première
entreprise en 1899. Il construit des ponts de dimensions encore application de la précontrainte par torsion des câbles (procédé
modestes, des planchers, et en 1906 dépose u n e d e m a n d e de BBR-Boussiron) ; c'était surtout le première fois que la S N C F
brevet p o u r l'articulation des arcs en béton ou en maçonnerie, acceptait de construire u n grand p o n t en béton précontraint, d'où
ceux-ci étant articulés en trois points, aux deux naissances et à la l'important n o m b r e de contrôles, examens, etc., qui retardaient
clé. Il réalise ainsi l'année suivante la couverture d u canal Saint- l'exécution. Il y eut surtout le résultat, chef-d'œuvre de l'art de
Martin, à Paris, et le p o n t d'Amélie-les-Bains, qui franchit le T e c h construire les p o n t s : 3 0 0 m d ' u n tablier rectiligne de hauteur
d ' u n e seule arche de 4 4 m. C'est d o n c dès les premières années de constante, t e n d u d ' u n e rive à l'autre sur trois béquilles inclinées.
son entreprise que Boussiron réalise ce qui restera ses deux Restait la facture. Jacques Fougerolle comprit qu'« en ter-
spécialités : les ouvrages d'art et les couvertures en voile mince. mes d'image », c o m m e on dirait aujourd'hui, La Voulte ferait
Le premier, en effet, il a l'idée, en 1910, de couper la voûte p o u r Boussiron plus que n ' i m p o r t e quelle campagne de publicité.
des halles de marchandises de Bercy à la gare de Paris-Lyon, p o u r Les techniques qui y furent mises au point furent réutilisées à
placer à la clé des lanterneaux vitrés. C h a q u e poteau supporte Abidjan, et la r e n o m m é e de La Voulte joua dans le choix de
deux demi-voûtes en béton armé qui se raccordent à celles de la l'entreprise p o u r le Cnit.
travée voisine par des poutres supportant le lanterneau. Les voûtes
ont 10 m de portée et 8 cm d'épaisseur. LES HANGARS DE MARIGNANE
Il réalisera bien sûr d'autres voûtes de ce type pour couvrir les
entrepôts et les ateliers de diverses compagnies de chemins de fer, à Mais comptèrent sans doute aussi, et m ê m e davantage, les
Bezons, Roanne, Nevers, et, à partir de 1924, des hangars d'aéroport hangars de Marignane, achevés en 1952. Par suite de circonstan-
au Bourget, à Reims, Nancy, etc., avec déjà des portées de 40 m. ces exceptionnelles, huit années passèrent entre le concours initial
E n 1 9 2 3 , Nicolas Esquillan, t o u t frais é m o u l u de l'école des et la construction ; le chantier p u t d o n c progresser ici tel qu'il
arts et métiers de Châlons-sur-Marne, entra chez Boussiron u n avait été étudié et préparé. Esquillan se plaignait souvent d u temps
peu par hasard. Il était né en 1902 à Fontainebleau, d ' u n père trop court laissé par des maîtres d'ouvrage trop pressés aux
carrossier qui lui apprit à goûter la belle ouvrage et d'une mère qui bureaux d'études des entreprises. C'est le sort de l'ingénieur
lui fit découvrir la musique. U n e bourse lui permit de poursuivre d'entreprise de ne pouvoir maîtriser son temps, à la différence de
ses études ; u n e relation c o m m u n e lui fit pousser la porte de l ' h o m m e d'étude.
Boussiron. Celui qui allait devenir son maître plus encore que son Déjà avant la guerre, en 1938, l'entreprise Boussiron avait
patron dirigeait à la fois le bureau d'études et l'entreprise ; il construit à Marignane p o u r la S N C A S E , u n hangar d'hydravions
pressentit a p p a r e m m e n t vite les capacités d u jeune ingénieur. La qui avait remporté le record de portée avec 80, 85 m d'ouverture
sympathie fut réciproque. libre. Profond de 50 m, h a u t de 12 m , il avait d û être réalisé en
Après avoir participé aux études de plusieurs ouvrages,
Esquillan se vit confier - à trente ans - la responsabilité d u p o n t
de La R o c h e - G u y o n . Avec u n e longueur totale de 2 0 2 m , et u n e
1 - Le viaduc de la Voulte, construit en 1955 sur le Rhône. Photo Ray Delvert.
portée de 161 m entre les naissances des arcs, il ravit en 1934 le
record mondial des ponts en béton armé à tablier suspendu à celui 2 - Les hangars de Marignane le 7juillet 1952. Photo Ray Delvert.
sept mois selon les exigences d u client. Il fut détruit avec toutes les LE CNIT : LA GENÈSE
installations de l'aéroport par l'armée allemande en août 1944.
La reconstruction fut supervisée par Auguste Perret, archi- Poursuivant le m ê m e genre de comparaison, le palais d u
tecte-conseil d u Secrétariat général de l'aviation civile. L'entre- C e n t r e national des industries techniques (Cnit) couvrirait la
prise avait gagné, en 1942, u n concours portant sur la réalisation largeur de la place de la C o n c o r d e à u n e hauteur maximale égale
d ' u n hangar de 100 m d'ouverture, 60 m de profondeur et 15 m à celle de l'arc de t r i o m p h e de l'Etoile. Le record qu'il a atteint en
de hauteur. Le projet, n o n réalisé par suite de l'invasion de la zone 1958 est toujours inégalé, et m ê m e pas approché.
Sud, fut réétudié à loisir. Sans entrer dans les détails, on rappellera q u ' E m m a n u e l
Esquillan aurait p u extrapoler les dispositions adoptées Pouvreau, son maître d'ouvrage, président d u Syndicat des cons-
p o u r le hangar de 80 m, mais il jugea cette solution « paresseuse » tructeurs français de machines-outils, eut conscience, dès le
et préféra « profiter de l'occasion offerte p o u r rechercher u n e lendemain de la guerre, de la nécessité p o u r les constructeurs
structure qui, tout en convenant p o u r une portée de 100 m, serait français de disposer d ' u n lieu capable d'accueillir des manifesta-
surtout valable et plus économique encore p o u r des portées tions internationales. Ayant p u acquérir des terrains à la Défense,
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supérieures ». Sa recherche porta sur une meilleure utilisation de il engagea les architectes d u ministère de la Reconstruction
la matière. C'est ainsi qu'il parvint à l'idée d ' u n e couverture désignés p o u r ce secteur, Bernard Camelot, Jean de Mailly et
autoportante réalisée par u n e succession de voûtes, ou ondes de Bernard Zehrfuss, afin d'éviter tout litige ultétieur. Il leur de-
100 m de portée, à double courbure p o u r éviter le flambement ; m a n d a d'occuper au m a x i m u m le tetrain avec le m i n i m u m de
ces ondes seraient à la fois porteuses et couvrantes. Cette structure supports. Le 28 mars 1954, Jean de Mailly apporta l'esquisse
était cependant d ' u n e complexité telle, surtout près des naissan- d ' u n e voûte reposant sur trois points, le terrain ayant approxima-
ces, qu'Esquillan profita d u chantier du p o n t de Saint-Sylvestre tivement la forme d ' u n triangle de 2 5 0 m de côté. Restait à savoir
sur le Lot p o u r y faire construire u n e voûte d'essai. si cette voûte était réalisable.
Lorsque la chambre de commerce de Marseille envisagea Zehrfuss, qui travaillait alors à la construction d u palais de
sérieusement la construction, en 1949, elle porta la hauteur libre l'Unesco avec Pier Luigi Nervi, consulta ce dernier, et, en juin,
de 15 à 19 m et l'écart entre les deux cellules de hangar de 5,50 m l'illustre ingénieur italien proposa u n e résille de béton portée par
à 19 m. L'apport de Perret fut à la fois discret, car il « s'[était] trois arêtes et couverte de plaques de métal. L'idée était d o n c
appliqué à ne rien modifier à la conception de l'ingénieur », selon réalisable ! Mais à quel prix ? dans quel délai ? et qui en prendrait
Esquillan lui-même, et réel, car il rendit « plus harmonieuse u n e la responsabilité ?
ossature d'apparence trop dépouillée ». Peu à peu s'imposa l'idée d ' u n e libre consultation de
C h a c u n e des cellules est couvette de six ondes de 101,50 m constructeurs choisis sur références par Pouvreau, après avis des
de portée, 9,80 m de largeur et 12,10 m de flèche. Ces ondes sont architectes. La difficulté du projet stimula les ingénieurs et les
constituées d ' u n e coque en béton de 6 cm d'épaisseur, armé par entreprises : outre l'importance de la surface à couvrir et les
d u métal déployé dans la proportions de six millièmes d u volume portées inusitées (plus du double de Marignane), le prix plafond
d u béton. C e voile s'épaissit dans les 11 m a p p r o c h a n t des appuis était bas et le délai court. Jacques Fougerolle, à la fois intéressé et
en m ê m e temps que l'onde s'aplatit jusqu'à devenir parfaitement conscient des difficultés, s'allia avec Balency & Schuhl et Coignet.
droite à la rencontre de la sablière sur laquelle elle repose. Les trois entreprises formèrent au p r i n t e m p s de 1955 u n e équipe
O u t r e le fait que cette portée constituait u n record mondial chargée d'établir u n projet sous la direction d'Esquillan, qui
des couvertures en voile mince en béton armé, la réalisation du bénéficiait de l'expérience de Marignane, avec Gilbert Lacombe,
double hangar de Marignane reste é t o n n a n t e par son m o d e de auteur d u p o n t de Tréguier (153 m de portée), directeur de
construction. Jamais la préfabrication n'avait été portée aussi loin l'entreprise Coignet, Pierre Faessel, de la m ê m e entreprise, René
dans u n bâtiment en béton armé. Les tirants de la couverture Perzo, de chez Boussiron, René C a m b o n et Roger Devars d u
furent coffrés sur des cales, sans étayage, de sorte que le s o m m e t Mayne, de chez Balency & Schuhl.
de l'onde terminée n'était qu'à 13,50 m au-dessus du sol. Les En septembre 1955, Pouvreau, les architectes et les entre-
retombées des ondes furent coulées en premier, dans u n coffrage prises se réunirent chez Mailly p o u r faire le point avec Pier Luigi
fait de deux demi-coquilles. Pour le reste, les ondes furent coffrées Nervi et Eugène Freyssinet. Cette réunion est restée dans les
successivement sur des échafaudages roulants et décintrées par mémoires par la sévère empoignade qui opposa les deux illustres
mise en tension des tirants, et d o n c soulèvement. Le travail au sol ingénieurs, Nervi estimant que le projet de Freyssinet était laid, et
facilita g r a n d e m e n t ces opérations et leur surveillance. Freyssinet que celui de Nervi ne pouvait tenir. Ils n'avaient hélas
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Le levage de la couverture (6 4 0 0 m , 4 2 0 0 t) se fit sur seize tort ni l'un ni l'autre. Les deux projets présentaient des risques de
colonnes, constituées d'éléments d ' u n mètre de hauteur qui, en flambement évidents, et il est vrai que celui de Freyssinet n'était
plan, avaient la forme d ' u n U ; à l'intérieur était placé u n vérin de pas à la hauteur de ses autres réalisations. En outre, l'un et l'autre,
3 0 0 t. Après chaque levée, le vérin était retiré, le vide d u U étant ingénieurs-conseils, n'étaient soutenus par aucune entreprise.
cimenté p o u r la levée suivante, les colonnes servant ensuite de Restaient d o n c en lice deux projets é m a n a n t des métalliers
poteaux définitifs. La première couverture fut levée en trente-huit et u n projet mixte métal-béton, tous trois plus ou moins dérivés
jours, la seconde en vingt-trois. Pour d o n n e r l'échelle, les deux d u projet Nervi, et la proposition des trois entreprises Balency &
hangars envelopperaient largement les deux hôtels de Gabriel qui Schuhl, Boussiron et Coignet, ralliées au projet d'Esquillan et de
bordent la place de la C o n c o r d e . ses collaborateurs.