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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ESP&ID_NUMPUBLIE=ESP_119&ID_ARTICLE=ESP_119_0093
2004/4 - 119
ISSN 0014-0481 | ISBN 2-7492-0324-4 | pages 93 à 111
Brasília :
l’urbanité dans une ville nouvelle
Brasilmar Ferreira Nunes
Lourdes Bandeira
1. Le Plan pilote désigne le territoire de la partie centrale de Brasília constitué des « ailes rési-
dentielles nord et sud », de l’« axe monumental » que coupent les « ailes » et où se trouve la
majorité des administrations publiques. Ainsi l´expression Plan pilote désigne ce que l’on
nomme généralement « zone centrale ».
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Brasília a été créée selon une logique totalement contraire aux formes
traditionnelles d’organisation urbaine au Brésil, calquées sur les modèles
portugais de villes coloniales. Elle a été conçue à partir des six idées cen-
trales, déjà mentionnées. Son tracé général a la forme d’un avion ou d’une
croix, divisé par les quatre points cardinaux : nord-sud, est-ouest, qui sont
coupés par une immense ligne droite appelée « axe monumental ». À l’une
des extrémités de cet axe se situe la place centrale occupée par les pouvoirs
exécutif, législatif et judiciaire, symbolisant son rôle de ville-capitale, repré-
sentant l’ordre et l’État bureaucratique.
La ville est organisée et divisée en zones ou régions homogènes, où se
concentrent différentes activités, comme les secteurs hospitalier, scolaire,
hôtelier, commercial, qui sont des zones autonomes et exclusives, chacun de
ces secteurs ayant des gabarits et des fonctions spécifiques. L’autre idée a été
de concentrer les secteurs et lieux de travail des fonctionnaires d’État, des
politiques et des commerçants. Les premiers, dans leur grande majorité, tra-
vaillent durant la journée au cœur de la ville qui est l’Esplanade des minis-
tères et au bout de laquelle se situe le Parlement. La nuit, de nombreux
fonctionnaires rentrent chez eux dans leurs villes satellites, situées dans des
régions urbaines périphériques à une vingtaine de kilomètres du Plan pilote.
D’autres retournent vers les quartiers résidentiels du Plan pilote ou vers le lac
Sud et le lac Nord (plan 1).
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2. Superquadra, nom donné aux quartiers comprenant des bâtiments résidentiels et des com-
merces.
3. Candangos, nom sous lequel étaient connus les travailleurs de la construction civile à
l’époque de la construction de la ville, et encore utilisé de nos jours pour nommer leurs des-
cendants.
1. Parlement et place des Trois 98
Pouvoirs
2. Ministères
3. Cathédrale
4. Centre culturel
5. Centre de loisirs
6. Quartier des banques
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Source : http://www.geocities.com/TheTropics/3416/mapa2
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Le tracé urbain de Brasília est très contraignant, ce qui finit par réserver
la ville pratiquement aux habitants du secteur. Entre travail et habitation, la
circulation des personnes dans le Plan pilote devient également fonction-
nelle : les habitants des villes satellites y circulent surtout en raison de leurs
activités professionnelles, et pour utiliser certains équipements collectifs qui
s’y trouvent (santé, par exemple). En outre, environ 70 % des emplois décla-
rés du district fédéral se concentrent dans le Plan pilote. Cette zone étant à
l’origine réservée à l’habitation des fonctionnaires, on ne doit pas oublier
qu’il s’agit d’une zone de « plein emploi » avec des revenus élevés, qui
contraste avec la situation des différentes villes satellites.
Un classement des régions administratives du district fédéral a été réa-
lisé en 1997 et en 2000, à partir d’informations officielles (CODEPLAN, 2001 4)
sur les revenus familiaux et les revenus par habitant. On a considéré qu’il
s’agissait d’un indicateur raisonnable du degré d’hétérogénéité sociale pour
la zone. Le revenu moyen utilisé est exprimé en valeurs brutes et en quantité
de salaires minimums (SM), conformément au tableau 1. Ainsi, en se basant
sur les revenus familiaux, on a pu diviser le district fédéral en trois grandes
zones :
– la « région centrale », composée de Brasília, du lac Sud, du lac Nord et du
Cruzeiro où les revenus des ménages sont les plus élevés (au-delà de
3 401 réaux [plus de 30 SM]) ;
– la « région satellite I » qui comprend les villes de Taguatinga, Gama,
Sobradinho, Núcleo Bandeirante, Guará, Candangolândia et São Sebastião.
Les revenus dans ces villes se situent entre 1 100 réaux et 3 400 réaux (soit
entre 9 et 30 SM) ;
– la « région satellite II » comprenant les villes de Brazlandia, Paranoá,
Planaltina, Ceilândia, Samambaia, Santa Maria, Recanto das Emas et Riacho
Fundo, avec des revenus familiaux d’environ 1 000 réaux (équivalents à
9 SM).
Entre la région centrale, où se trouve Brasília (Plan pilote), les lacs Nord
et Sud, le Cruzeiro, et les régions satellites I et II, on observe donc de grandes
La création de murs séparant les bâtiments des allées qui les entourent
n’a pas été prévue dans la proposition originelle de ville-jardin. Cependant,
les différences de niveau de vie entre les groupes sociaux appartenant à la
zone centrale et ceux appartenant aux villes satellites créent des tensions quo-
tidiennes, et la libre circulation entre les immeubles et la chaussée devient un
motif d’insécurité et de peur, produisant une sensation d’état de siège dans les
quartiers. Ce manque de sécurité, certes plus symbolique que réel, montre
que le modèle de ville-jardin est subtilement rattrapé par des murs, pour la
plupart invisibles.
Les discussions concernant Brasília et émanant pour la plupart de
bureaucrates et de politiques abordent le thème de la sécurité. En d’autres
termes, l’importance donnée à la violence urbaine à Brasília, contraste direc-
tement avec l’immensité des espaces ouverts, et révèle une volonté d’un cer-
tain type de fermeture du Plan pilote, qui se confirme par l’installation
croissante de petites barrières isolant les édifices, et par la présence accentuée
de gardes de sécurité dans l’espace de libre accès des passants. Le motif invo-
qué est toujours la sécurité. Dans le Plan pilote, la protection privée et l’ins-
tallation de caméras électroniques dans la plupart des bâtiments transforment
en vain discours le rêve de l’architecte pour une ville harmonieuse physique-
ment et socialement. Les murs couverts de haies dans les demeures des lacs
Nord et Sud cachent et confirment le manque de sécurité qui peu à peu enva-
hit la zone centrale.
À mesure que la capitale se confirme comme centre politique et admi-
nistratif du pays, on observe un processus de hiérarchisation de l’espace, dont
les codes de structuration sont dictés par les segments du fonctionnariat et de
l’élite politique. Ce sont ces groupes sociaux qui régissent physiquement et
symboliquement l’accès aux espaces publics de la ville. Ce phénomène est si
coercitif que seuls le terminal routier et le secteur commercial, qui se situent
au croisement des secteurs sud et nord avec l’axe monumental, peuvent être
considérés comme des espaces « libres », où l’on peut constater de timides
signes d’utilisation de l’espace urbain – telles les activités non déclarées – qui
sont propres à nos villes.
5. Ce qui n’écarte absolument pas cette question. Il suffit de se rappeler la quasi-absence d’ha-
bitants noirs dans le Plan pilote et son absence totale dans les secteurs des Lacs. Ce seul élé-
ment permet déjà d’émettre un ensemble de déductions sur les rapports interraciaux dans la
société brésilienne. À Brasília, on peut lire au niveau spatial la « caricature » des mécanismes
d’exclusion interraciale dans la société brésilienne.
6. Étant une ville-État, les conditions de statut et de prestige d’une partie importante de sa
population implique que certaines pratiques de violence sont plus fréquentes ici qu’ailleurs
(kidnapping, par exemple). Ce sont des violences contre la personne où il n’y a pas d’effusion
de sang, ou meurtre, comme dans d’autres grandes villes brésiliennes.
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nouveaux postes administratifs qui, peu à peu, sont occupés par des individus
diplômés et choisis par concours. Ceux-ci répondent à une nécessité mini-
mum de remédier à certains abus traditionnels comme le népotisme ou le
favoritisme, et également, pour répondre aux nouvelles exigences adminis-
tratives. Ces facteurs convergents ne créent cependant pas une évolution à
sens unique vers le développement d’une méritocratie, mais garantissent la
généralisation de la culture du diplôme entre les cadres techniques des minis-
tères et d’autres institutions financières publiques. Ce phénomène s’étend
également aux niveaux techniques moyens, à la recherche de la sécurité
d’une promotion.
Une capacité de « lecture » du marché du travail se développe, accom-
pagnée d’une perception de ce qui doit être fait en vue d’une ascension. Il
s’agit d’un phénomène typique de l’environnement urbain en général, mais
qui, à Brasília, acquiert des caractéristiques particulières, car la ville ne pos-
sède pas encore une économie suffisamment diversifiée pour favoriser des
alternatives, et l’individu finit donc par choisir l’alternative la plus sûre. Le
secteur public devient ainsi un inducteur stratégique d’aspirations à un niveau
d’éducation supérieur, qui finit par développer une culture académique parmi
ses habitants, surtout pour les plus jeunes à la recherche d’un emploi. Dans
le fond, l’acquisition de ce capital culturel qui se gère selon des logiques
propres, et s’incorpore à la personne qui l’acquiert, est un puissant support à
l’individualisation et également, d’une certaine manière, à l’autonomie indi-
viduelle.
C’est justement ici que ce phénomène devient ambigu, car l’autonomie
qu’il garantit affaiblit les liens sociaux de solidarité, principalement ceux
construits dans les sociabilités primaires, y compris le mariage. Le Plan pilote
possède un taux de divorces et de séparations supérieur à la moyenne natio-
nale, et un pourcentage important d’individus (hommes et femmes) vivant
seuls. Cet élément finit par être symptomatique de la réalité locale. En fait, la
déstructuration du mariage impliquera une restructuration des rapports quo-
tidiens à d’autres niveaux, qui seront favorisés par les liens établis dans le
« monde du travail » et qui s’étendent hors du travail, créant une solidarité
entre les individus qui finit par garantir leur permanence. On peut ainsi com-
prendre l’importance donnée à la famille, alors que l’on assiste à un taux
élevé de divorces. Dans ce cas, les liens d’amitié et de camaraderie se diri-
gent vers un nouveau type de « famille élargie ».
On comprend également l’interrelation entre mobilité sociale et mobilité
spatiale/résidentielle car, à Brasília, les deux sont complémentaires dans
l’éternelle recherche d’un statut, selon les modèles qui caractérisent les
sociétés de classe. Habiter dans le Plano ou dans la « zone centrale » est sym-
boliquement vécu comme mobilité structurelle, ce qui est important pour
pouvoir analyser la symbolique de l’espace construit. En fait, il s’agit d’une
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des zones urbaines où le prix moyen du mètre carré résidentiel est un des plus
élevés du pays. Cela signifie donc que les ménages ne peuvent y habiter que
si leur revenu familial est élevé. Ainsi, la possession d’un appartement dans
le Plan pilote constitue un indicateur symbolique d’une bonne situation maté-
rielle et d’une distinction sociale sans équivalent.
au prestige sont guidés par des codes souvent imperceptibles qui apparaissent
comme des traits de la culture, et dont les manifestations symboliques se
concrétisent parfois, comme le démontre Da Matta (1997) dans son essai
classique, Vous savez à qui vous parlez ? Comme cela a déjà été dit, il faut
évidemment considérer que la hiérarchisation des espaces et des relations
sociales est renforcée par la ségrégation sociale/spatiale de l’habitat et par la
construction de certains espaces publics où la majorité de la population n’a
jamais eu accès, comme par exemple les centres commerciaux, le Parlement,
les cinémas et les théâtres, etc.
Il faut également souligner la reproduction de liens traditionnels de la
société brésilienne dans la ville, qui indiquent clairement la permanence de
valeurs considérées comme « séculières », mais qui ne sont que des réflexes
des manifestations des relations primaires dans une société à dominance
contractuelle. Nous pouvons illustrer ce phénomène par les deux exemples
suivants : la reproduction de formes archaïques dans la politique locale, où le
clientélisme et l’utilisation du domaine public pour obtenir des bénéfices
privés sont coutumiers, et la valorisation de la sphère familiale comme
dimension première des sociabilités qui vont s’y créer.
Il est important de noter un fait évident concernant les différences éco-
nomiques qui se manifestent dans la production de l’espace urbain du district
fédéral : à côté de l’urbanisme aseptisé du Plan pilote et de toute la région
centrale, des contingents de population accèdent difficilement à des revenus
corrects, à des emplois stables, et principalement à la culture, révélant des
inégalités impressionnantes sur notre territoire. Ainsi, la réalité sociale du
pays s’est reproduite de manière radicale dans le district fédéral, car outre le
fait de s’exprimer sur le territoire, elle s’exprime dans la symbolique du lieu.
Un habitant de la banlieue circulant dans les « espaces publics » du Plan
pilote perçoit cette stigmatisation. Des parcs, des équipements de loisir, etc.,
sont sans vergogne « réservés », ne laissant aux outsiders que des espaces
restreints et précocement détériorés.
D’un autre côté, en regardant de plus près les villes satellites, on s’aper-
çoit que certaines ressemblent plus à des villes que Brasília, qui se rapproche
davantage d’un grand quartier de classe moyenne ou des banlieues nord-amé-
ricaines, caricaturées par les lacs Sud et Nord. La notion de ville suppose une
diversité de fonctions, de groupes sociaux, de types humains, et implique sur-
tout un anonymat, difficile à réaliser à Brasília, à l’inverse de villes satellites
comme Taguatinga, Guará, Gama, Ceilândia qui, même encore sous une
forme embryonnaire, en acquièrent peu à peu les caractères.
Tout indique donc que l’intention déclarée des concepteurs du plan de la
ville pour une nouvelle capitale, pour créer un nouvel homme, une nouvelle
société à partir d’un plan rationnel de cité, ne s’est pas concrétisée. La
logique individualiste de l’existence sociale s’y est reproduite, peut-être de
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manière plus raffinée. Dans ce sens, le Plan pilote, perçu par l’imaginaire
local comme l’espace des « inclus », fonctionne comme modèle d’un statut
désiré par tous ; presque un type idéal de ville.
Les études concernant le bilan de cette ville nouvelle insistent générale-
ment sur les limites de la planification urbaine en tant qu’instrument du chan-
gement social. L’espace physique possède une fragile autonomie face aux
dynamiques sociales de l’environnement. Brasília prouve que ce modèle de
ville perdure principalement en fonction d’un soutien substantiel de l’État. La
politique urbaine anticipe les besoins des groupes locaux hégémoniques dans
la mesure où elle viabilise le projet de ville-jardin, même entourée par des
zones démunies, peuplées d’immigrés encore exclus. Le Plan pilote a été
déclaré « patrimoine de l’humanité » par l’UNESCO à la fin des années 1980.
Il s’agit d’une décision polémique, compte tenu surtout de sa précocité, qui
protège la zone d’une spéculation immobilière qui pourrait défigurer son plan
original, mais qui entrave également toute possibilité de changement dans cet
espace encore récent et en plein processus de consolidation.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES