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Le projet de loi a été proposé par le Gouvernement et présenté par M. Fillon, Premier
Ministre, sous couvert de l’article 39 de la Constitution, disposant que l’initiative des lois
appartient concurremment au Premier Ministre et aux membres du Parlement.
Or, le projet de loi présenté comporte un certain nombre de dispositions modifiant en
profondeur la loi pénale, qui reste dans le domaine du Parlement. Votre jurisprudence a, par
ailleurs, souligné de manière constante, qu’il appartenait au Parlement d’assumer et d’exercer
ses responsabilités politiques. Dans votre grande sagesse, vous avez rappelé dans une décision
du 23 juillet 1993 qu’il incombait au Parlement de définir précisément la nature et la portée
[…] , les conditions et les procédures de la loi pénale.
L’article 17 de ce projet présente également un point obscur. « Le visionnage des images peut
être assuré par […] des opérateurs publics ou privés ». La délégation de compétence, bien
que ce soit une technique de gestion, ne peut être opérée dans le domaine des activités de
police. Or la nature de la mission qui pourrait être confiée aux opérateurs privés relève du
domaine de la police, insusceptible de faire l’objet d’une délégation. Bien que la
jurisprudence du Conseil d’Etat ne fasse pas partie du Bloc de Constitutionnalité, vous avez
auparavant utilisé la jurisprudence dégagée par ce dernier dans le cadre des principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Par ailleurs, le projet de loi comporte un certain nombre de points qui restent imprécis. Ainsi
le terme « considération » de l’article 2 ainsi que le terme « réitérée » présentent des
incertitudes quant à la définition même des termes, qui n’existent dans aucun ouvrage
1
Décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006
2
Décision n° 2010-605 DC
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juridique. Il est possible d’avancer des hypothèses quant à l’essence à donner à ces termes.
Mais il incombe au législateur d’adopter des dispositions suffisamment précises et des
formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation qui
pourrait être contraire à la Constitution. Vous l’aviez ainsi souligné dans votre décision
n°2004-503 D.C du 12 août 20043. La possibilité laissée à un magistrat ou à une autorité
administrative ou juridictionnelle de définir les termes « considération » et « réitérée »
serait non seulement contraire aux exigences de clarté de la loi et de l’objectif de valeur
constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, mais également aux articles 4,
5, 6, 16 et 34 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 – dont vous
aviez établi qu’elle faisait partie des normes constitutionnelles dans votre décision de
19734 – ainsi qu'à l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits et de l’homme et
des libertés fondamentales.
Sur ce dernier point, nous attirons votre attention sur le fait que les récentes
condamnations de la France5 l’ont été au titre de l’article 6 de la Convention européenne
des droits de l’homme et l’article 7 de ce même texte dispose qu’il ne peut y avoir de
peine sans loi. Or, des termes obscurs contenus dans la loi rendent les éventuelles
condamnations qui pourraient en découler contraires non seulement à notre Bloc de
Constitutionnalité mais également à l’ensemble de Traités et textes internationaux que la
France s’est engagée à respecter.
La généralité des termes employés fait peser sur les citoyens et les institutions de la
Républiques des obligations dont la portée reste imprécise et de ce fait, dépourvue de portée
normative6.
Nous attirons également votre attention sur l’article 18 du projet de loi tenant à la composition
de la Commission Nationale de la Vidéoprotection en son 5°. La mention « personnes
qualifiées » reste floue et ne détermine pas le contenu de la qualification demandée ou
recherchée. De par sa fonction et sa nature, il semble dommageable et préjudiciable qu’une
telle incertitude subsiste quant à la composition de cette autorité, laissant ce soin au Conseil
d’Etat d’y revenir par décret.
La même mention est insérée dans l’article 17 « autorités publiques compétentes » mais n’est
pas définie.
Nous attirons votre attention sur l’article 4 du projet de loi qui, par sa rédaction
contrevient à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
qui pose le principe de la liberté d’expression. En effet, la possibilité laissée aux autorités
administratives d'empêcher l'accès aux adresses Internet des services de communication au
public en ligne sans aucune possibilité de recours ni avertissement des personnes concernées
et donc sans contrôle entre en contradiction avec votre jurisprudence 7. L’article 66 de la
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Mais également dans la décision n°2004-500 DC du 29 juillet 2004 sur la loi organique relative à l’autonomie
financière des collectivités territoriales ou encore la décision n°2006-530 du 29 décembre 2005 sur la loi de
finances pour 2006
4
Décision du 27 décembre 1973 dite taxation d’office
5
Arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme : Medvedyev du 29 mars 2010 , Brusco du 4 octobre
2010, Moulin du 23 novembre 2010
6
Décision n°2005-512 DC du 21 avril 2005 sur la loi d’orientation et de programme sur l’avenir de l’école
7
Décision n°89-248 DC du 17 janvier 1989
2
Constitution de 1958 instaure le respect de la sûreté personnelle et en déléguant une
tâche qui est par essence pénale, à une autorité administrative non définie dans le texte,
le projet de loi est en contradiction avec la Constitution8.
Nous attirons également votre attention sur la mention « sans délai » qui ne possède aucune
définition juridique. Or le principe de stricte application de la loi pénale contenue dans
l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est en
contradiction avec une pareille mention qui serait insérée dans le Code Pénal en son
article 227-2310.
8
Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet
9
CEDH, 10 février 1995, Allenet de Ribemont c/ France
10
Décision 80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981 loi dite Sécurité et Liberté
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Arguments développés supra
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CEDH 24 avril 1990 Kruslin c/ France et CEDH 24 avril 1990 Huvig c/ France
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Par ailleurs, la loi du 6 janvier 1978 relative aux fichiers et aux libertés fixe un cadre général
en son article 1er, fixe un droit des données et souligne que la collecte de données doit être
opérée de manière licite, loyale et non frauduleuse. Or dans la mesure où la captation des
données informatiques ne serait pas circonscrite, la captation s’analyse en une collecte
d’informations, sans information ni consentement, ce qui est en contradiction avec la loi de
1978.
Nous attirons votre attention sur l’existence d’un détournement de pouvoir. En effet,
hypothèse rare en contentieux constitutionnel, elle n’en reste pas moins réelle ainsi que vous
l’avez souligné dans la décision relative à la contribution carbone13.
Les députés, sénateurs ainsi que la mobilisation citoyenne qui s’est formée sur l’adoption par
l’Assemblée Nationale autour de ce projet ont montré et souligné, non seulement le manque
d’efficacité de ce projet, mais également son coût excessif et son manque de transparence.
L’expérience similaire menée dans certains Etats tels que l’Australie et la Suède ont montré
l’inefficacité de ce type de surveillance car les personnes concernées par un tel système de
surveillance possèdent les compétences techniques et matérielles pour ne pas apparaître sur
les réseaux publics. Par ailleurs, en raison de la lutte concernant les échanges de fichiers,
d’autres outils de contournement de filtrage existent et sont très simples à utiliser14.
Les dispositions de l’article 4 combinées à celles de l’article 23 dans le but de protéger les
enfants contre la pédo-pornographie mais également dans la lutte plus générale contre cela
seront non seulement inefficaces mais auront l’effet pervers d’être bénéfique aux réseaux
pédopornographiques.
Il convient d’analyser la pédo-pornographie, non pas uniquement comme une déviance, mais
comme une réelle criminalité, qui comporte les mêmes caractéristiques que les autres types de
criminalité organisée. Il y a donc un consommateur, un distributeur et un producteur. En
l’espèce les articles 4 et 23 entendent résoudre le problème des consommateurs en France,
sans le prendre à la racine, à savoir le producteur et le distributeur. En effet, si le
consommateur est Français, le producteur et le distributeur, opérant sur des réseaux cryptés et
confidentiels, ne le sont pas forcement et bénéficient des différentes législations des autres
Etats en matière de pédo-pornographie. Ainsi, si la majorité sexuelle en France est fixée à 15
ans pour les jeunes filles et 18 ans pour les jeunes hommes, celle-ci est ramenée à 13 ans, tous
sexes confondus, au Japon. Il y est ainsi légal de voir une scène pornographique mettant en
scène une très jeune fille ou un très jeune homme avec un adulte, ce qui ne l’est pas en
France. Or les producteurs de pédo-pornographie et les distributeurs ne sont en France, mais
dans des Etats plus tolérants vis-à-vis de ce type de criminalité, qui n’est parfois même pas
reconnu légalement.
13
Décision 2009-599 DC du 29 décembre 2009 relative à la loi de finance de 2010
14
Le passage par un proxy, un VPN ou encore TOR fait s'afficher l'adresse IP du point de sortie final. Ainsi,
l'internaute téléchargeant une vidéo ou une musique protégée est à l'abri de la HADOPI sur les réseaux de peer-
to-peer, puisque ce n'est pas son IP qui est relevée.
4
Le risque technique de la mise en place d’un tel dispositif est l’augmentation du cryptage des
connections, ce qui aura pour conséquence de rendre les investigations des services judiciaires
compétents encore plus difficiles15.
Il a été souligné qu’un tel dispositif était mis en œuvre afin de protéger la jeunesse, de
l’empêcher de se retrouver au hasard sur des pages Internet proposant des contenus
pédopornographiques. Il convient ainsi de souligner que cet argument est dénué de réalité. En
effet, si au début de la démocratisation de l’accès Internet, il était éventuellement possible de
trouver librement et facilement des contenus pédopornographiques, tel n’est plus du tout le
cas aujourd’hui. De par la rapidité extrême du développement des nouvelles technologies, les
contenus pédopornographiques ne sont pas accessibles au plus grand nombre mais sur des
réseaux privés, difficile à filtrer, dont les connexions sont elles-mêmes cryptées, qui sont la
plupart du temps temporaires16.
Par ailleurs, la sensibilité que représente le problème de la pédo-pornographie fait que les
hébergeurs opèrent déjà un tel contrôle des contenus, autant pour des raisons éthiques et
légales que pour des raisons marketing17.
Il est également possible de souligner que le dispositif proposé par la combinaison des articles
4 et 23 ne propose qu’un volet répressif mais pas de volet préventif. En effet, s'il est
incontestable que l'attirance charnelle envers des enfants est une déviance, les systèmes
proposés et mis en place à l'heure actuelle ne portent que sur l'aspect répressif et non sur
l'aspect préventif. Un pédophile, comme n’importe quelle autre personne qualifiée de
déviante, ne passera pas forcement à l’acte. Or, les tabous de notre société font qu’une
personne se sachant attirée par les enfants de manière charnelle ne se tournera pas
spontanément vers des professionnels. Un récent article paru dans le magazine en ligne Rue89
souligne cette absence de prévention18. Or, traiter un problème uniquement sous l’aspect
répressif ne le résout pas. Ainsi, l’exemple de la Prohibition aux Etats-Unis paraît être un
parallèle pertinent car elle n’a fait qu’interdire mais n’a pas réglé le problème de l’alcoolisme.
Elle a au contraire alimenté les réseaux clandestins, qui ont ensuite utilisé les revenus tirés de
la vente d’alcool pour alimenter d’autres activités illégales telles que la vente d’armes.
15
Comme en témoigne Hervé Recoupe, ancien directeur d'enquête de la gendarmerie dans l'ouvrage collectif
Confessions d'un pédophile : l'impossible filtrage du web en concluant son intervention ainsi :
« Le fait de tenter ce filtrage n’aura selon moi qu’une seule conséquence, celle de développer l’usage de
techniques encore plus difficiles à détecter pour les forces de l’ordre, alors que — pour le moment — les
techniques actuelles d’investigation, renforcées par une meilleure coopération internationale, suffisent à obtenir
des résultats satisfaisants. »
L'ouvrage est présenté à l'adresse suivante : http://www.ilv-
bibliotheca.net/librairie/confession_dun_pedophile_limpossible_filtrage_du_web.html
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L'utilisation d'un proxy (relais) ou d'un VPN (réseau privé virtuel, très utilisé par les entreprises) permettent de
se connecter à serveur à distance qui servira de relais, au lieu de faire directement la requête d'une page Web.
Ainsi, n'importe qui peut accéder à une page bloquée en France, puisque ce relais, pour peu qu'il soit à l'étranger,
ne subit pas le filtrage. De même, le protocole TOR (routage en oignon) met en relation tous ses utilisateurs, et
fait transiter chaque requête d'une page à travers plusieurs couches de ce réseau. Si un internaute demande une
page bloquée dans son pays, en utilisant TOR, il sera connecté avec d'autres utilisateurs du monde entier, et
obtiendra celle-ci par l'une des sorties du réseau TOR.
17
L'association allemande des industriels de l'Internet eco indique ainsi que 98% des sites pédopornographiques
signalés au premier semestre 2010 ont été effacés par leur hébergeur en moins d'une semaine, et précise que
plusieurs l'ont été en moins d'une journée. Source : https://vasistas.wordpress.com/2010/09/02/allemagne-la-
suppression-au-lieu-du-blocage-de-sites-pedopornographiques-est-efficace/
18
http://www.rue89.com/2010/12/29/pedopornographie-jai-le-desir-de-voir-des-enfants-nus-182562
5
Les autorités européennes ont par ailleurs souligné cette lacune dans les systèmes de filtrage
proposés par les Etats19.
De manière plus large, il y a un risque de voir inculper des personnes et des organismes qui
n’ont aucun lien avec la pédo-pornographie et la rédaction des articles 4 et 23 fait qu’il y a un
risque réel que ces derniers soient les premières victimes d’un tel dommage. A titre
d’exemple, les textes sont rédigés de telle manière que rien ne garantit qu’ils ne seront pas
utilisés pour interdire purement et simplement d’autres sites Internet proposant des contenus
« simplement » pornographiques.
Il est tout à fait nécessaire d’adapter notre système judiciaire aux nouvelles technologies et
aux nouvelles infractions commises par le biais des nouvelles technologies. Les requérants
n’ignorent pas cette nécessité mais c’est en raison de cette connaissance que nous déférons
devant vous ce projet de loi qui touche au cœur de la sécurité, en vous invitant à en prononcer
la censure par les moyens d’inconstitutionnalité précédemment évoqués, ainsi que par tout
moyen que vous relèverez d’office, pour vous assurer sinon de la justesse, la pertinence et la
nécessité du projet de loi, du moins de sa constitutionnalité.
19
Le communiqué de presse est disponible à l’adresse suivante :
http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+IM-
PRESS+20101115IPR94729+0+DOC+XML+V0//FR
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Voir supra la note de bas de page 18