Texte étudié :
Commentaire :
Roman de François Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778), L’Ingénu fut publié «à
Utrecht» en 1767. La première mention de l’Ingénu date du 21 juillet 1767: «On
parle d’un roman intitulé l’Ingénu que j’ai grande envie de lire», écrit ironiquement
Voltaire à d’Alembert. «Cette histoire véritable tirée des manuscrits du père
Quesnel» est donc pour Voltaire un roman dont il dira à son libraire Cramer qu’il
«vaut mieux que Candide en ce qu’il est infiniment plus vraisemblable». Voltaire
multiplie ensuite les désaveux: ce nouveau récit n’avait pas besoin de cette
publicité. Les aventures de son Huron furent un grand succès de librairie:
nombreuses éditions, suites, adaptations. Une ébauche, conservée à Saint-
Pétersbourg, indique les linéaments d’un plan primitif: voyage d’un sauvage en
Basse-Bretagne, déconvenue qu’il essuie à Versailles chez frère Le Tellier, mariage
du héros qui s’accommode de l’infidélité de sa femme, mort du héros qui instruit en
mourant un jésuite et un janséniste. Entre cette esquisse et l’Ingénu, on relève des
points communs. Les différences portent sur le rôle de Mlle de Saint-Yves et sur le
cadre historique: en plaçant l’action au temps de la révocation de l’édit de Nantes,
Voltaire met les jésuites au premier plan. L’Ingénu n’a pas été improvisé, mais
longuement mûri.
Nous sommes ici au chapitre V de ce conte, où L’Ingénu déclare sa flamme à Mlle
de Saint-Yves : l’épisode est donc clairement identifié comme déclaration
amoureux. Nous verrons dans une première partie la structure du texte ; puis, dans
une seconde partie, l’ironie voltairienne ; enfin, dans une troisième partie, le genre
du conte philosophique.
I Structure du texte
A/ Le badinage : L’ingénu et Mlle de Saint-Yves
la rapidité de la déclaration : on analysera la rapidité de cette déclaration, passage
objet dans tout roman amoureux qui généralement fait l’objet de longues pages
d’études des sentiments. Ici, on a la simple formule elliptique « Ils se parlèrent » ;
tout se passe extrêmement vite et Mlle de Saint-Yves n’oppose aucune résistance,
ce qui peut paraître curieux étant donné qu’elle vient d’être désignée comme sa
marraine, et qu’elle connaît, elle, parfaitement la liturgie catholique. Mais ce n’est
pas ce qui intéresse Voltaire : ce sont les péripéties de cet amour sur lesquelles il va
ensuite se focaliser.
La facilité d’acceptation de la demoiselle : elle « répondit », c’est tout ce que l’on
sait. Le seul enjeu pour elle est de rendre la chose conforme aux « bienséances ».
Son statut de jeune fille innocente et pure s’en trouve remis en question, Voltaire
jouant ainsi des codes du romanesque traditionnel.
Le lexique précieux : certains termes sont directement hérités des romans
sentimentaux (type l’Astrée d’Honoré d’Urfé), comme « la délicatesse de son
esprit », « elle se flattait d’un consentement commun », « se radoucit »…
B/ La confrontation
la confrontation constitue le deuxième mouvement du texte. Nous sommes « Le
lendemain », une nuit a passé où le Huron a composé des vers « en langue huronne
pour sa bien-aimée ». Le premier moment de cette confrontation repose sur un
malentendu entre l’oncle et L’Ingénu : celui-ci propose à ce dernier de devenir
sous-diacre, alors que l’Ingénu ne désire qu’une chose : épouser Mlle de Saint-
Yves.
La confrontation proprement dite passe par un dialogue où personne n’écoute
l’autre et où l’un ne comprend pas l’autre. Deux conceptions du monde
radicalement différentes s’opposent et ne sauraient être compatibles. On analysera
la progression du dialogue et les propos qui y est tenu : l’accent n’est pas mis sur
l’amour suppose entre le Huron et Mlle de Saint-Yves mais sur les conditions de
légitimité de cet amour. Nous sommes dans un dialogue sur les convenances plutôt
que sur un dialogue passionnel.
La fin de ce dialogue se résout en une tirade plus ou moins détachée de la situation
d’énonciation où le Huron répond et critique l’argumentation de son oncle se
référant au Livre. En soulignant le décalage entre la lettre de la Bible et
l’interprétation que l’on peut en faire – suivant les époques, ce qui est encore, ceci
dit en passant, la source principale de conflit dans le monde – l’Ingénu met à jour
les failles et les travers de la société occidentale, et française en particulier. Ce n’est
pas tant sur l’aspect religieux que l’oncle s’oppose à ce mariage en fin de compte,
mais plutôt en raison du « qu’en-dira-t-on ». En cela, cet extrait est hautement
comique.
II L’ironie voltairienne
A/ Le jeu sur les discours
le discours indirect du Huron constitue une parole galante dévoyée. Nous sommes
dans le badinage amoureux entre l’Ingénu et Mademoiselle de Saint-Yves. On
analysera la formation de ce discours direct avec les différents verbes introducteurs
(« L’Ingénu lui dit d’abord qu’… » ; « L’Ingénu lui répond qu’… ». Le discours
indirect introduit une distance entre les propos tenus et le lecteur, à travers le
narrateur qui filtre ces propos ; ce type de discours participe de la dimension
ironique du texte voltairien.
Le discours indirect libre de Mademoiselle de Saint-Yves, dans la deuxième partie
du badinage, se situe dans la même perspective. Ainsi des expressions comme
« employa toute la délicatesse de son esprit à… » présuppose la présence d’une
parole féminine mais doublement filtrée par la présence du narrateur. On entendra
pas cette voix qui tente de dissuader le Huron et donc toutes les possibilités sont
laissées à l’imaginaire du lecteur. On peut interpréter ce discours indirect libre
comme l’image d’une certaine pudeur de la voix féminine, ce qui dans la
perspective de l’ironie voltairienne, ne peut constituer qu’une ironie sur l’élégance
du roman.
La vivacité du discours direct constitue un contrepoint efficace à la fausse élégance
des discours indirects. On trouve du discours direct dans le badinage (portant la
parole du Huron), et surtout à la fin de l’extrait, lors de la confrontation entre le
Huron et son oncle. On analysera l’intégration de ces dialogues au récit
romanesque. Le discours direct fait apparaître tout le comique de la parole du
Huron qui ne maîtrise nullement les codes de la galanterie de l’époque ; il ne nous
est, de fait, pas donné de voir ce qu’il dit à Mademoiselle de Saint-Yves pour la
séduire, et pareillement, on sait qu’il écrit pendant la nuit « des vers en langue
huronne pour sa bien-aimée », mais nous ne les lirons jamais…
B/ Hygiène de l’exil
le Huron comme regard neuf : le Huron constitue ainsi un regard neuf sur la
civilisation et la société occidentale. On analysera dans une perspective d’histoire
littéraire, la figure du bon sauvage en littérature, déjà présente mais sous une forme
souvent plus pertinente et plus intéressante chez les écrivains du XVI°s,
contemporain de la découverte de l’Amérique, ce « Nouveau Monde », et ensuite
chez les écrivains du XVIII°s, pour qui le « Sauvage » (le Huron ici, Indien
d’Amérique du Nord) va servir de déplacement du point de la vue et de la norme.
Une parole engagée : la parole du Huron se trouve ainsi être une parole engagée,
mais sans que le personnage ne puisse avoir confiance de cet engagement. Voltaire
use de cet artifice comme tant d’autres à cette époque, pour diverses raisons :
rendre le récit plaisant par l’intervention de ce monde extérieur et pittoresque,
introduire une voix nouvelle dans le récit qui sous couvert d’innocence et de bêtise
va pouvoir délivrer un discours subversif, déjouer la censure en prétextant que celle
parole est celle d’un fou.
La critique des coutumes françaises par l’intermédiaire d’un point de vue extérieur :
on recensera quelles coutumes françaises sont dans cet extrait mises à jour et
pointées du doigt par l’Ingénu. La critique porte ici essentiellement sur le mariage,
qui apparaît comme contraire aux élans sentimentaux. Le débat porte sur
l’opposition entre « amour » et « mariage ».