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Vocabulaire européen des philosophies.

Dictionnaire des intraduisibles, Paris,


Seuil / Le Robert, 2004.

GENDER Anglais
- fr. Difference des sexes, identité sexuelle, genre
- all. Geschlecht
- esp. genero
- it. genere

➤ GENRE, SEXE, GESCHLECHT, et BEHAVIOUR, MULTICULTURALISME, NATURE, PEUPLE, PLAISIR, PULSION

Depuis que, vers la fin des années 1960, biologistes, sociologues, psychanalystes et philosophes
en sont venus à prendre en compte, dans l’étude de la sexualité, ce que les auteurs anglo-saxons
désignent sous le nom de gender, le débat a gagné le champ d’autres langues européennes sans
qu’on se résolve à rendre gender, par exemple en français par « genre », en italien par genere,
en espagnol par genero, en allemand par Geschlecht. Cette sorte d’esquive s’explique par la
signification que les auteurs anglo-saxons puis, plus spécialement, les féministes américaines ont
donnée à gender par rapport à ce qu’on appelle sex dans le monde anglophone et sexualité en
français.
Le débat sur la différence des sexes (masculin et féminin) a pour point de départ le livre de
Robert Stoller intitulé Sex and Gender (1968) – d’ailleurs traduit en français sous le titre
Recherches sur l’identité sexuelle (1978). Dans la préface à l’édition française de son ouvrage,
Stoller définit « les aspects de la sexualité qu’on appelle le genre » comme étant
« essentiellement déterminés par la culture, c’est-à-dire appris après la naissance », tandis que
le sexuel proprement dit se caractériserait par ses composantes anatomiques et physiologiques,
en tant qu’elles déterminent « si l’on est mâle ou femelle ». Si gender est un terme réputé
intraduisible, cela tient à ce qu’il ne recouvre pas le terme de sexualité. En effet, la sexualité,
telle que l’entend la psychanalyse, disparaît dans la distinction établie par les auteurs
américains entre le sexe biologique et la construction sociale des identités masculine et féminine.
Distinction que bon nombre de ses tenants commencent à réinterpréter et que la psychanalyse
contemporaine ne peut que remettre en cause plus radicalement encore.

I.LA DISTINCTION ENTRE « SEX » ET GENDER » ET SES RÉINTERPÉTATIONS

Le terme anglais sex peut raisonnablement se traduire en français par sexe, les deux langues
définissant la sexualité comme « l’ensemble des notions physiologiques et psychologiques » qui
caractérisent celle-ci. Pourtant, il est parfois erroné de traduire sex par sexe, étant donné qu’en
anglais sex est opposé dans beaucoup de circonstances à gender, ce qui n’est pas le cas en
français. La distinction entre sex et gender, que Stoller avait mise en relief en 1968 et qui a été
adoptée par la pensée féministe au début des années 1970 (voir, en particulier, A. Oakley, Sex,
Gender and Society, 1972), représente pour ce courant un argument politique et sociologique au
nom duquel on s’impose de distinguer les aspects physiologiques et psychologiques du sexe,
autre de quoi on déboucherait sur un essentialisme biologique qui aurait valeur normative en
matière d’identité sexuelle.
Les tentatives scientifiques pour séparer, à ce sujet, les apports respectifs de la nature et de la
culture se sont ensuite multipliées dans le dernier tiers du XXe siècle. Mais le recours à la
distinction entre sexe et genre est resté spécifique de la terminologie anglaise. L’Oxford English
Dictionary mentionne, à propos de gender, l’emploi qu’en fait A. Oakley (« Les différences de
sexe peuvent être “naturelles”, mais les différences de genre ont leur source dans la culture »). Et
le même ouvrage fait référence à l’usage féministe du terme comme représentant l’une des
significations majeures de celui-ci :
Dans l’usage moderne, et spécialement chez les féministes, gender est une sorte d’euphémisme qui,
pour le sexe de l’être humain, vise souvent à accentuer les distinctions sociales et culturelles par
opposition à la distinction biologiques entre les sexes.
Dans ce contexte, la psychanalyse, et la signification qu’elle accorde à la différence des sexes, ne
connaissait pas, dans le monde anglo-saxon, l’influence décisive qu’elle a eue en France. Au sein
de ce dernier, c’est le comportementalisme qui était dominant dans la période où s’imposait la
distinction entre sex et gender, domination spécialement entretenue par la psychologie et la
philosophie britanniques. Cette distinction se trouvait alors en consonance avec un climat de
confiance quant aux possibilités de modifier les comportements relatifs aux rôles sexués jusque-
là soumis à des critères normatifs. Du coup, il apparaissait comme non nécessaire que le
comportement féminin allât de pair avec le sexe féminin biologique.
Après les années 1990, l’emploi du terme gender devint de plus en plus commun et passa dans
l’usage général là où auparavant on aurait utilisé sex. (Dans la version électronique de l’Oxxford
English Dictionary figure, à la rubrique gender, la citation suivante du Financial Times :
« L’école peut […] modifier l’éducation d’un enfant sans considération de race, de gender ou
d’origine de classe ».) Il s’ensuit que les psychologues ou les féministes qui se réfèrent
actuellement au gender ne sont pas supposés tenir strictement à la distinction du sexe et du genre.
De plus, la théorie féministe a, pour une large part, rejeté cette distinction pour les raisons
suivantes :
(1) Il est difficile de distinguer ce qui relève du sex et ce qui relève du gender.
(2) On refuse l’idée que « gender, comme construction cutlreulle, serait imposé
superficiellement sur la chose en question, comprise comme corps ou comme sexe » (voir. J.
Butler, Bodies that Matter, p.5). Ce refus se fonde sur l’argument selon lequel le sexe ne pet
être considéré comme une tabula rasa neutre (voir M. Gatens, « A Critic of the Sex/Gender
Distinction »).
(3) La féministe américaine Judith Butler soutient que le sexe est matérialisé
rétrospectivement comme « primaire » et que cela résulte du fait que notre abord du gender
envisage le culturel comme « secondaire ». Elle décrit « la répétition ritualisée par laquelle les
normes du gender produisent et stabilisent non seulement les effets de genre, mais la
matérialité du sexe » (Bodies that Matter, op.cit., p.X-XI). Son ouvrage présupposait que « le
sexe se forme non seulement comme une donnée corporelle sur laquelle la construction du
gender serait imposée artificiellement, mais aussi comme une norme qui gouverne la
matérialisation des corps ».
(4) Certains théoriciens interprètent le sexe lui-même comme une construction culturelle.
C’est cette perspective qu’adopte Thomas Laqueur lorsqu’il déclare :
Que la biologie définisse les sexes semble parfaitement évident : que pourrait donc signifier le
sexe par ailleurs ? […] Mais, à y regarder de plus près, il n’y a pas de faits indiscutables d’o
découlerait une saisie de la différence des sexes […]. Dans les organes [génitaux féminins] où
l’on avait vu jusqu’alors des versions internes de l’apanage externe du mâle – le vagin comme
pénis, l’utérus en guise de scrotum –, le XVIIIe siècle reconnut une nature entièrement
différente.
La Fabrique du sexe, 1992 (Making Sex, 1990), p.10-11.
Aussi cet auteur explique-t-il qu’il s’attache, dans ses recherches, à retracer « une histoire de
la manière dont le sexe, non moins que le genre, se fait » (ibid.)
(5) Les féministes, ou d’autres théoriciens, qui recourent aujourd’hui au terme gender,
n’adhèrent pas nécessairement à la distinction établie primitivement entre sex et gender, en
particulier parce que le terme gender est devenu un euphémisme pour désigner le sexe. Et
pareillement, lorsqu’un(e) théoricien(ne) utilise sex, il (elle) n’entend pas sous ce terme une
notion qui, contrairement à celle de gender, serait universelle, abstraction faite de l’histoire et
de la culture. L’argument de Thomas Laqueur a acquis une véritable portée à cet égard.

II. LA NOTION DE « GENDER » AU REGARD DE LA PSYCHANALYSE

Si gender est intraduisible dans beaucoup d’autres langues, c’est donc parce que ce vocable est
lié à l’histoire de deux problèmes différents qui se sont développés parallèlement en empiétant
l’un sur l’autre sans se rencontrer. Or, par rapport à la distinction étbalie par Stoller entre le sexe
biologique et la construction sociale des identités masculine et féminine, la psychanalyse voit
dans la sexualité une combinaison de facteurs physiologiques et psychologiques. Mais, alors que
se déployait la problématique de Stoller et des féministes américaines, la réévaluation, en France,
des concepts fondamentaux de la psychanalyse montrait la nécessité de renoncer au dualisme du
physiologique et du psychique pour en venir à comprendre ce que sont les pulsions et le
fantasmes, comme terrain sur lequel se forment les identités sexuées. Lorsque Freud définit en
1905 le corps érogène (dans Trois Essais sur la théorie sexuelle) et qu’il précise en 1915 (dans
Pulsions et Destins de pulsions) selon quels éléments hétérogènes se constituent les pulsions –
poussées, but, source, objet –, il introduit l’idée que lesdites pulsions ont un destin, ce qui en fait
tout autre chose que des données physiologiques ou psychologiques. Le terrain sur lequel se
décide le fait que tel être humain se sent femme ou homme concerne les destins de ses pulsions,
l’articulation de celles-ci avec des scénarios de jouissance sexuelle dans lesquels le sujet est en
rapport avec des figures d’altérité prélevées en partie dans les détails de son commerce précoce
avec les adultes. La sexuation a donc pour terrain de formation le plaisir, le déplaisir, et
l’angoisse, à partir desquels se tissent les expériences et les pensées des enfants immergés dans
un monde adulte qui les soutient, les menace, les porte, bien qu’il soit ne même temps intrusif et
étranger.
Du point de vue de la psychanalyse, les déterminations sociales du gender sont l’un des
matériaux moyennant lesquels se forgent les fantasmes et les pulsions. Les données
physiologiques du sexe constituent un des autres matériaux concernés en cette affaire, mais elles
ne sont pas sur le même plan que les premières : une société donne toujours un contenu à la
différence des sexes. Et cette différence, comme le montrent les anthropologues, structure toutes
les activités d’échange, de rites, de répartition de l’espace, de la subsistance, des circuits de
mariages permis et défendus, etc. Comme le gender ne consiste jamais que dans le système de
répartition des activités sociales, il reçoit, selon les sociétés, des contenus divers. Le point
d’accord entre les anthropologues, les psychanalystes et certains théoriciens du gender, c’est que
la sexuation humaine est rien moins que naturelle, qu’elle n’a pas de contenu qui soit commandé
par une essence ou par la nature, cette nature serait-elle déterminée par le rôle différent des
femmes et des hommes dans la procréation. Mais l’accord entre ces problématiques s’arrête à ce
point négatif.
Pour rendre compte de la sexuation, la psychanalyse emploie d’autres notions que celle de
physiologique et de psychique. C’est pourquoi Robert Stoller, comme beaucoup d’autres
psychanalystes, a entretenu une confusion dans le sexuel au sens psychanalytique du terme. Et les
théories du gender héritent de cette confusion. La sexualité n’est ni physiologique ni psychique ;
elle est pulsionnelle et fantasmatique ; les données biologiques et sociales ne sont prises en
compte par les fantasmes et les pulsions qu’à partir de leur organisation spécifique. Compte tenu
de ce changement conceptuel, la question de savoir si Freud a eu tort d’affirmer qu’il existe, lors
de la « phase phallique », une seule libido et qu’elle est d’essence mâle peut se poser sur d’autres
bases.

Monique David-Ménard et Penelope Deustcher

BIBLIOGRAPHIE
BUTLER Judith, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of the Identity, New York, Routledge, 1990.
DAVID-MÉNARD Monique, Tout le plaisir et pour moi, Hachette, 2000.
DEUTSCHER Penelope, Yielding Gender. Feminism, Deconstruction and the History of Philosophy, Londres
et New York, Routledge 1998.
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GATENS Moira, « A Critic of the Sex/Gender Distinction », in Imaginary Bodies: Ethics, Power and
Corporeality, New York et Londres, Routledge, 1995.
LAQUEUR Thomas, Making Sex. Body and Gender form the Greeks to Freud, Cambridge (Mass.) et
Londres, Harvard UP, 1990 ; La Fabrique du sexe. Essais sur le corps et le genre en Occident, trad.fr. M.
Gautier, Gallimard, 1992.
OAKLEY Ann, Sex, Gender and Society, Londres, Temple Smith, 1972.
STOLLER Robert, Sex and Gender. On the Development of Masculinity and Feminity, New York, Science
House, 1968 ; Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, trad.. fr. M. Novodorsqui,
Gallimard, 1978.

OUTILS
SIMPSON John et WEINER Edmund (éd.), The Oxford English Dictionary, 20 vol., Oxford, Clarendon Press,
2e éd., 1989 ; version électronique : OED Online, Oxford UP. http://dictionary.oed.com
GENRE Genre et pris dans plusieurs réseaux divergents, tous issus du gr. genos
[γ ε ν ο σ ] (sur gignesthai [γ ι γ ν ε σ τ η α ι ], « naître, devenir ») et de son claque
latin genus. Ces réseaux ne cessent d’interférer.

I. BIOLOGIE ET CLASSIFICATIONS

Le réseau biologique est le réseau de départ, comme en témoigne le sens homérique de genos :
« race, lignée ». On le retrouve thématisé par Aristote, en particulier dans ses classifications
zoologiques en contraposition avec eidos [ε ι δ ο σ ], « genre/espèce ». Voir PEUPLE.
Ce réseau classificatoire, où genre prend le sens de « catégorie, type, espèce », est utilisé
notamment en théorie de la littérature, avec la question des « genres littéraires » (all. Gattung).
Voir ERZÄHLEN et HISTOIRE. Cf. FICTION, RÉCIT, STYLE.

II. LES RÉSEAUX ONTOLOGIQUE ET LOGIQUE

Le réseau le plus prégnant philosophiquement est toutefois celui de l’ontologie, comme dans le
cas d’eidos : voir IDÉE, et en part. SPECIES. Genos peut ainsi désigner les genres, c’est-à-dire aussi
les sens, de l’être. On se reportera à l’encadré 5, « les genres de l’être : généalogie ou logique »,
dans PEUPLE ; voir également ANALOGIE, ÊTRE, HOMONYME, et l’explicitation de la notion de
« catégorie » à travers l’encadré 1, « Le statut des distinctions aristotéliciennes », dans ESTI, et
sous SYNCATÉGORÈME.
Le réseau ontol-logique est ainsi lié au réseau logique, comme le marque la terminologie du
« générique » et du « général », par différence avec le singulier et l’universel : voir PROPRIÉTÉ,
UNIVERSAUX.

III. LE DÉBAT CONTEMPORAIN SUR « GENDER » ET « SEXE »

On recoupe le sens biologique d’« engendrement » avec les débats sur l’identité sexuée (féminine
ou masculine), qui reprennent à nouveaux frais les débats grammaticaux sur le « genre » des
noms (masculin, féminin ou neutre : voir encadré 1, « Masculin, féminin, neutre, dans SEXE. En
témoigne l’anglais gender, dont la traduction par le fr. genre entendu au sens de la sexuation
passe mal, aussi mal que l’it. genere ou l’esp. genero, tandis que l’all. Geschlecht désigne
aisément non seulement la lignée, mla génération, le peuple, lan tion, la race, mais encore la
différence sexuelle : voir, outre GENDER et GESCHLECHT, SEXE/GENRE, HUMANITE [en part.
MENSCHHEIT], et MULTICULTURALISM.
SEXE / GENRE, DIFFÉRENCE DES SEXES, DIFFÉRENCE SEXUELLE

- gr. genos [γ ε ν ο σ ]
- lat. genus
- all. Geschlecht, Gender,
Geschlechterdifferenz,
Differenz der Geschlechter
- angl. Sex, gender, sexual différence
- suéd. Kön, Genus

➤ GENDER, GENRE, SEXE, GESCHLECHT, MENSCHHEIT MULTICULTURALISME, PULSION

Gender devient un concept philosophique dans la pensée anglo-saxonne autour des années 1970. Mais
l’analogie, la traduction par genre (fr.), ou genero (esp.) se révèle ambiguë, cependant que la langue
allemande adopte la forme anglaise Gender qu’elle laisse coexister avec Geschlecht, qui peut se rendre
aussi bien par sexe que par genre. Suscitant autant de questions qu’il tente d’en résoudre, le concept de
genre est mis en balance avec les expressions classiques différence des sexes et différence sexuelle. La
première s’emploie aisément en français, en allemand, et en italien, mais elle n’existe pas dans la langue
anglaise qui n’a à sa disposition que sexual difference et sex.

I. L’INVENTION DU CONCEPT DE « GENRE »

Gender : le mot est ancien, mais le concept est neuf. La parution en 1968 du livre de Richard Stoller, Sex
and Gender, marque l’origine d’un débat terminologique et philosophique qui est loin d’être achevé. « Le
sexe et le genre », tout semble dit avec ce titre qui distingue, comme s’il s’agissait d’une évidence, le sexe
biologique et le genre social. Ce schéma heuristique, l’opposition entre le biologique et le social, permet
des interprétations multiples et contradictoires mais suppose une cadre épistémologique qu’il ne faut pas
oublier. Nature et culture dessinent une opposition, ou plutôt une tension dans l’analyse du rapport entre
les sexes – de la différence des sexes, comme on dit par exemple en français. Trois termes se trouvent
ainsi en présence : sexe, genre et différence des sexes. Dans un contexte à la fois philosophique et
politique, la fin du XXe siècle prend acte du fait que la physique des sexes, dont la réalité elle-même est
problématique, n’est que le support d’une identification, individuelle et collective, pour les hommes et
pour les femmes ; et que, par conséquent, la critique des assignations sexuelles impose une terminologie
nouvelle. Les années 1900 avaient su dissocier les êtres sexués, les « hommes » et les « femmes », de leurs
qualités supposées, le masculin et le féminin, au profit d’une souplesse de jeu dans les identifications. Un
siècle plus tard, la pensée féministe conceptualise la critique de la dualité sexuelle. Genre ou gender est le
mot porteur de la chose ; il faut l’entendre comme une proposition philosophique. Il est décidé de
symboliser, par le concept de genre, la nécessité de penser la différence des sexes. Ainsi la mise en relief
de cette notion de genre est-elle un événement philosophique contemporain.
Cet événement est d’abord un défi, un défi né d’une difficulté qui est épistémologique parce que
terminologique. Le mot sexe est, malgré son caractère apparemment transnational (on le rapproche du
latin secare, couper), un terme dont l’interprétation va du plus concret au plus abstrait. La langue anglaise
dénote d’abord le biologique et le physique dans le mot sex ; le français, en revanche, entend ce mot aussi
bien du côté de la vie sexuelle que du caractère sexué de l’humanité. En bref, sexual différence renvoie à
la réalité matérielle de l’humain, alors que différence des sexes renvoie à la réalité matérielle de l’humain,
alors que différence des sexes inclut une partition abstraite et conceptuelle de l’espèce. Différence sexuelle
coexiste en français avec différence des sexes et permet ainsi de comprendre en quoi ils se distinguent : la
différence sexuelle suppose une différence entre les sexes, elle donne donc une définition de la différence,
que ce soit en biologie (ce que disent les sciences naturelles) ou en philosophie (ce que recherche la
pensée du féminin) ; la différence des sexes, en revanche, implique la reconnaissance empirique des sexes
sans en induire aucune définition de contenu. La langue allemande offre d’autres perspectives avec le
terme générique Geschlecht, terme qui couvre le champ de la représentation empirique tout comme
l’usage conceptuel du mot sexe. Mais, à la différence de ce qui se passe en français, le sexe et le genre se
trouvent désignés en allemand par ce seul mot de Geschlecht (voir GESCHLECHT).
La pensée féministe américaine a ainsi « inventé » le concept de gender faute d’avoir l’outil
adéquat pour dire la pensée sur les sexes, la pensée du deux en un, par maque d’une pensée
formalisante sur les sexes. Le réalisme du mot sexe n’était porteur ni d’élaboration théorique ni
de vision subversive. Or, si gender fut ainsi promu au rang de concept théorique, le mot (issu du
grec genos [γ ε ν ο σ ], lat. genus, sur gignere, engendrer) n’était pas nouveau dans la langue.
D’où la question de savoir comment d’autres langues ont reçu cette proposition terminologique et
conceptuelle (voir genos, sous PEUPLE, III).

II. « GENDER », GENRE HUMAIN ET GENRES GRAMMATICAUX

La langue française s’est trouvée confrontée à une multiplicité de termes et d’expressions.


Contrairement à ce qui se passe dans l’anglais classique, le « genre », en français, n’est pas
seulement le genre grammatical ; il sert aussi à nommer le genre humain, l’espèce, mankind. Le
genre désigne donc aussi bien l’ensemble des êtres humains que la sexuation de l’espèce en deux
catégories (notons au passage que « genre humain » et « espèce humaine » sont des expressions
distinctes mais parfois superposables, même si, comme Geschlecht et Gattung en allemand, la
première est plus politique et l’autre plus zoologique).
Face à cette polysémie entre « genre » humain et « genres » grammaticaux, on comprend que
l’importation du gender ait été opacifiée. Très vite, il est apparu que gender donnait lieu à une
traduction au pluriel, « les genres », comme par un retour à l’origine de l’emprunt, le champ
grammatical. Cette situation appelle alors deux remarques : le glissement vers le genre
grammatical réintroduit, au plus loin d’une représentation abstraite et neutre, une dualité sexuée
stricte ; en même temps, la grammaire, avec ses deux, voire ses trois, genres – masculin, féminin
et neutre –, pourrait être le lieu idéal d’une construction en mouvement de la pensée des sexes.
Aussi, la tentative d’abstraction entreprise avec gender au singulier trouverait sa légitimité en
revenant au pluriel. La grammaire serai t une bonne façon de se tenir en équilibre entre les sexes
biologiques et le sexe social, entre le naturel et le culturel. Rien ne serait privilégié, ni le fait de
deux sexes différents, ni l’arbitraire des attributions individuelles. Mais le sexe comme sexualité
semble disparaître. Le genre serait donc un cache-sexe ?
◆ Voir encadré 1.

III. LES USAGES DU GENRE

Tout cela ne suffit pas à imposer l’usage d’un nouveau concept. Il est vraisemblable que la
nécessité de doubler le mot sexe ait été plus ou moins urgente selon les langues. Si désormais
genre s’impose dans un langage commun, les termes dont il se distingue n’ont pas d’équivalent
d’une langue à une autre. La langue anglaise dispose uniquement de sexual différence quand le
français peut utiliser, en y apportant des nuances, différence sexuelle, différence des sexes voire
différence de sexe. La langue allemande, elle aussi, emploie le terme Geschlechterdifferenz ou
Differenz der Geschlechter. Cependant, dans la mesure où Geschlecht signifie à la fois « sexe » et
« genre », l’allemand s’est vu obligé de doubler Geschlecht en recourant aussi à Gender. Le
suédois fait de mêem avec Kön et Genus, le mot latin étant ici convoqué, comme en allemand
depuis longtemps, pour servir de concept. La question n’est plus, alors, de traduire genre qui
devient un mot transnational, mais de ne pas pouvoir traduire correctement en anglais différence
des sexes ou Geschlechterdifferenz. Sexual différence implique la référence à des caractères, des
qualités, des définitions de la différence qui excèdent largement un usage conceptuel précédant
tout parti pris de contenu.
On ajoutera l’importance donnée, en dehors des recherches abstraites, à l’usage du genre,
notamment lors de la conférence de Pékin qui s’est tenue en 1995 sous l’égide de l’ONU et qui a
permis qu’à l’expression, internationalement consacrée, des « droits de la femme », soit
substituée la notion de genre. En Afrique désormais, y compris dans la langue francophone, on
parle de « genre et développement ». Le transfert linguistique se fait donc aussi de « femme » à
genre (et non plus seulement de sexe à genre). Le recors à genre permet que le substantif
« femme » ne tienne plus lieu de catégorie générale pour qualifier les recherches et travaux en la
matière ou pour définir un engagement. Dans l’Afrique francophone, le terme est offensif en ce
qu’il signifie aussi bien que la question des femmes un rapport entre les sexes, homme et
femmes, que l’expression d’une demande d’égalité, fût-ce comme horizon très lointain.
L’Europe se superpose aux idiomes propres à chaque langue aussi bien dans l’expression gender
equality (synonyme d’« égalité des sexes ») que dans celle de gender perspective (traduit par
« dimension de genre »). Gender subsiste donc en anglais à l’intérieur des autres langues, ce qui
est paradoxal dans la volonté européenne de traduction exhaustive. Cependant, genre continue à
dessiner l’aspect social opposé au biologique. Ainsi, une discrimination visant une femme
enceinte ne saurait être qualifiée de discrimination de genre : c’est une discrimination de sexe.
Les mots « homme » et « femme » sont alors utilisés pour dire sexe.

IV. ÉPISTÉMOLOGIE ET HISTORICITÉ

Avec le choix du vocabulaire, le questionnement féministe s’est affiné. Il fallait d’abord marquer une
rupture avec la tradition dominante que résumerait l’aphorisme repris par Freud à Napoléon « L’anatomie,
c’est le destin », et montrer ce qui, dans le rapport entre les sexes, distinguerait le fait biologique
« naturel» de la construction sociale « culturelle ». Dans un second temps, il faut possible de dissocier
complètement les deux réalités et d’affirmer que le genre n’avait plus rien à voir avec le sexe, que l’un et
l’autre étaient produits et non pas donnés, et que maintenir le lien, même contradictoire, entre le
biologique et le social impliquait encore un essentialisme préjudiciable. L’objectif était de libérer les
identités individuelles et collectives de toute norme. Mais si sexe renvoie à sexualité, genre, peut-il
comprendre la dimension de la vie sexuelle ? Les uns diront que genre escamote la provocation qui fait
que le sexe est toujours là, lorsque d’autres, au contraire, y verront le support d’une pensée et d’une
libération possibles. Faire disparaître le vocable sexe n’est, certes, pas anodin.
Il est vrai que la distinction hiérarchisée entre sexe et genre ressemble à l’alliance entre le fait et le concept
plus encore qu’au dualisme opposant nature et culture. Le problème politique se double d’un problème
épistémologique : le schéma heuristique entre deux termes qui s’opposent ou se contredisent est-il
pertinent ? La critique qui use de ce schéma n’en est-elle pas prisonnière puisqu’elle le valide ?
L’opposition entre nature et culture est un cadre conceptuel propre à l’époque moderne ; la redoubler par
la tension entre le réel et le concept change-t-il quelque chose ? La pensée nourrie de l’interrogation et de
l’action féministes ne devrait-elle pas inventer un cadre nouveau, une problématique nouvelle pour la
question de la différence des sexes ? À l’opposition du biologique et du social (comme celles de sexe face
à genre autant que de genre contre sexe), ne faut-il pas répondre autrement que par un dualisme, même
malmené ? La difficulté du débat sur sexe et genre tient à ce qu’il reste prisonnier de la problématique de
l’identité : la recherche ou la critique de l’identité semblent être la question fondamentale. Or une autre
question pourrait modifier la perspective : celle de l’altérité. Car, à trop débattre des êtres sexués, trop peu
est dit de leur rapport, du rapport à l’autre et aux autres. Or le rapport, rapport sexuel, rapports sociaux,
rapports de domination ou d’émancipation, fait histoire. L’historicité de la différence des sexes pourrait
être un fil conducteur – une historicité comme critique des représentations atemporelles des sexes autant
que comme repérage des sexes dans la fabrique de l’Histoire.
Pour conclure, on en reviendra à la distinction entre différence sexuelle et différence des sexes, ces deux
formulations dont jouit la langue française et avec lesquelles la philosophie ne se prive pas de jouer. Avec
l’expression « différence sexuelle », la dualité des sexes se trouve dotée d’un contenu, de représentations
multiples, mais toujours claires, du masculin et du féminin. Avec « différence des sexes », cette dualité
n’implique ni affirmation de sens, ni proposition de valeur : c’est un outil conceptuel, c’est une
dénomination vide. Là est sa pertinence essentielle.

Geneviève Fraisse

BIBLIOGRAPHIE
BUSSMANN Hadumod et HOF Renate (éd.), Genus. Zur Geschlechterdifferenz in den Kultur wissenschaften,
Stuttgart, Kröner Verlag, 1995.
BUTLER Judith, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of the Identity, New York, Routledge, 1990.
DERRIDA Jacques, « Geschlecht, différence sexuelle, différence ontologique », in Psyché, Galilée, 1987.
DIOTIMA (collectif), Il piensero della differenzza sessuale, Milan, La Tartaruga, 1987.
FRAISSE Geneviève, La Différence des sexes, PUF, 1996.
IRIGARAY Luce, Éthique de la différence sexuelle, Minuit, 1984.
LAQUEUR Thomas, Making Sex. Body and Gender form the Greeks to Freud, Cambridge (Mass.) et
Londres, Harvard UP, 1990 ; La Fabrique du sexe. Essais sur le corps et le genre en Occident, trad.fr. M.
Gautier, Gallimard, 1992.
MATHIEU Nicole-Claude, L’Anatomie politique, Éd. Côté Femmes, 1991.
MOI Toril, What is a Woman? And others Essays, Oxford UP, 1999.
RUBIN Gayle, « The Traffic in Women: Notes on the “Political Economy” of Sex », in R.R. REITER (éd.),
Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975.
SCOTT Joan, Gender and the Politics of History, Ne York, Columbia University Press, 1988.
STOLLER Robert, Sex and Gender. On the Development of Masculinity and Feminity, New York, Science
House, 1968 ; Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, trad.. fr. M. Novodorsqui,
Gallimard, 1978.
Encadré n°1
Masculin, féminin, neutre

L’existence de la catégorie de genre grammatical est à l’origine d’un certain nombre de


difficultés de traduction qui se font sentir lorsque l’on cherche à traduire un texte d’une langue,
telle la langue anglaise, où la plupart des mots n’entrent pas dans les catégories masculin/féminin,
dans une autre, telle la langue française, où, au contraire, tous les mots du vocabulaire relèvent de
l’un ou l’autre de ces deux genres. Il est des cas où traduire un mot « neutre » (autre manière de
dire qu’il ne relève d’aucune genre) par un mot qui, lui, en a nécessairement un, ajoute au texte
une connotation absente du texte original. Cette difficulté est particulièrement sensible lorsque,
pour une raison ou un autre, on introduit des mots anglais non traduit au sein d’un discours en
français. Si, par exemple, on veut expliciter la différence de signification ente les mots soul et
mind (voir MIND), c’est tout « naturellement » qu’on est amené à écrire : la soul et le mind,
attribuant ainsi aux mots anglais le genre grammatical de ceux qui les traduisent (couramment) en
français (« âme » et « esprit » en l’occurrence). Mais, ce faisant, on ajoute à l’explicitation de
leurs différences de sens une différence de genre qui n’existe pas en anglais et que,
spontanément, on interprète comme une différence de sens supplémentaire. Car cet ajout est tout
sauf anodin, puisque, en français, les catégories de genre grammatical sont, de façon implicite,
sexuellement connotées. De là un certain nombre de plaintes concernant le « sexisme » de tell ou
telle langue (de toutes, en réalité). Plaintes auxquelles les linguistes opposent une fin de non-
recevoir catégorique, arguant que les langues n’obéissent pas à des critères sémantiques.
Cette difficulté, liée à une sexualisation inconsciente des mots dans les langues qui possèdent les
genres grammaticaux masculin et féminin est à rapprocher de cette remarque d’Aristote
(Réfutations sophistiques, I, 14, 173b 17-22) selon laquelle, dans la mesure où le sentiment de
colère est l’apanage des héros, donc éminemment viril, on comment peut-être un solécisme
lorsqu’on en parle au féminin (le mot hê mênis qui signifie « colère » est féminin). L’Iliade, en
conséquence, aurait bien dû s’ouvrir sur « le colère d’Achille ». Aristote renvoie ici à la
distinction proposée par Protagoras (Aristote, Rhétorique, III, 5, 1407b 6) entre les genres des
noms (ta genê ton onomatôn [τ α γενη τω ν ο ν ο µ α τ ω ν ]; sur genos
[γ ε ν ο σ ], voir PEUPLE, III, A) qui peuvent être soit « mâles » (arrena [α ρ ρ ε ν α ], que
nous traduisons moins littéralement par masculins), soit « femelles » (thêlea [τ η λ ε α ],
« féminins »), soit, enfin, ni mâles ni femelles, comme le sont les « choses, objets d’équipement
(skeuê [σ κ ε υ η ], qu’on désigne aussi en grec par ta metaxu onomata [τ α µ ε τ α ξ υ
ο ν ο µ α τ α ], les noms entre les deux, ce qui a donné « neutres », du latin ne-uter, ni l’un ni
l’autre).
La détermination des genres proposée par Protagoras et explicitement sexuée (les mots « mâles »
et « femelles » en témoignent). Elle repose sur l’idée que la division mâle/femelle opère dans le
champ des mots de la même façon que dans celui des êtres (les « choses » animées et inanimées).
« De la même façon » doit être entendu en un double sens. Tout d’abord, au sens que cette
opération de partition en deux classes n’épuise pas plus l’ensemble des mots qu’elle n’épuise
celui des « choses » : elle laisse toujours un résidu, un reste de mots et de « choses » qui n’entrent
dans aucune des deux catégories. Ensuite, au sens que la répartition des mots dans les trois
catégories de genre (dont l’une se définit comme reste des deux autres) reproduit à l’identique
celle des « choses » : les mots femelles désignent des choses femelles, les mots mâles des choses
mâles. Trouver étrange, voire scandaleux, que colère soit féminin ne se conçoit que dans le cadre
de cette hypothèse, où les mots, s’ils ne ressemblent pas aux choses qu’ils désignent, sont
cependant marqués en genre par nature, mâle ou femelle, virile ou féminine, de ces choses : il
suffit (en principe) de connaître le sens d’un mot pour en déterminer le genre grammatical, soit
directement (s’il s’agit du masculin ou du féminin), soit par défaut (pour les noms neutres).
Il suffit d’énoncer cette thèse pour voir qu’elle n’a pas de portée universelle. Même la langue
anglaise, qui possède elle aussi trois déterminations de genre, s’écarte du modèle de Protagoras.
L’opposition masculin/féminin y joue un rôle secondaire puisqu’elle n’intervient qu’une fois
effectuée, au sein des « choses » elles-mêmes, la partition en humains / non-humains, et ne
s’applique, dans le domaine des mots, qu’à ceux qui désignent des humains au sens le plus strict :
des personnes auxquelles il est possible d’attribuer un genre biologique – auquel cas, le genre
grammatical se confond (en principe) avec le genre biologique. Il est donc impensable que le mot
qui désigne en anglais la colère des héros, toute virile qu’elle soit, puisse être de genre masculin :
on ne peut pas définir le genre biologique de la colère avec lequel se confondrait son genre
grammatical. Le sens d’un mot n’aide à la détermination de son genre grammatical que si la
signification du mot fait apparaître qu’il s’agit d’une personne : queen, qui désigne une personne,
est nécessairement féminin. Il faut remarquer que les effets du genre, masculin ou féminin, sont
en anglais d’une discrétion extrême, le genre du nom désignant une personne n’affecte ni les
adjectifs ni les articles, définis (this, these) ou indéfinis (a, some, many), qui lui sont associés.
Seuls les pronoms, au singulier seulement, (he ou she), indiquent le genre (biologique) de la
personne désignée. On peut dire que la langue anglaise ignore (presque) le genre grammatical :
tous les mots, sauf quelques exceptions (man, woman, king, queen – et, évidemment, ship,
« navire »), sont neutres, sans genre. De là à dire qu’elle ignore la différence des sexes, il y a loin.
Mais on conçoit que ceux (ou celles) qui s’expriment dans une langue où presque tous les noms
sont sans genre, et où la différence des sexes (mâle/femelle) ne « déteint » jamais sur d’autres
mots que ceux qui désignent les personnes, aient éprouvé le besoin de ne pas manquer la moindre
occasion de souligner cette différence – fût-ce au prix d’un artifice, comme c’est le cas dans
l’emploi de plus en plus général du « he or she » pour désigner un être humain. On comprend
aussi que c’est au sein de la langue anglo-saxonne – langue où, pour les humains, le genre
biologique et le genre grammatical se superposent – qu’a émergé le concept de gender (coir
GENDER). On peut se demander si gender, en tant que construction sociale des identités sexuelles,
n’est pas destiné à combler l’absence du genre grammatical. En effet, les individus qui parlent
une langue possédant de véritables genres grammaticaux vivent dans un monde où la distinction
masculin/féminin, même si elle n’est pas sémantiquement déterminée (on va voir qu’en général
ce n’est pas le cas), est cependant omniprésente et contribue en partie à la formation, largement
sociale, des identités masculine et féminine. Que cela plaise ou non, le fait que le mot fleur soit
du genre féminin en français influe sur la représentation du genre féminin (tout court, non
grammatical) que se font ceux qui s’expriment dans cette langue. En somme, la langue établit
entre genre et genre grammatical des renvois impensables en anglais.
À ces considérations imprécises, qui reviennent à dire que les conceptions du monde que se
forgent les individus ne peuvent être les mêmes selon que la langue qu’ils parlent et écrivent
dispose ou non de véritables genres grammaticaux, la linguistique oppose la thèse rigoureuse
selon laquelle les langues sont des systèmes formels dont la construction ne fait pas intervenir le
sens des mots, et qui donc n’obéissent à aucune détermination sémantique – le genre grammatical
ne faisant évidemment pas exception à cette règle, qui se présente comme une version du fameux
« arbitraire du signe ». Le français et l’allemand sont généralement cités à l’appui de cette thèse.
En allemand, langue de la combinaison par excellence, il existe toute une série de règles
permettant de connaître le genre d’un nom à partir de sa morphologie : les suffixes –lein et –chen
(en général) sont des marqueurs du neutre ; le préfixe Ge- rend neutre le nom dans lequel il entre
en combinaison – du moins quand il s’agit bien d’un mot produit par combinaison ; les noms dont
la terminaison est en –ung, -heit, -keit, -schaft et –erei sont féminins, etc. De façon semblable, en
français, une étude entreprise par des professionnels de l’apprentissage du français par les
anglophones (Tucker, Lambert et Rigault, 1977) a révélé que l’attribution du genre se fait à 85 %
sur des critères formels, plus précisément phonologiques. C’est le dernier phonème d’un nom qui,
dans ce cas, lui confère son genre grammatical (réduit à deux possibilités : masculin/féminin). Si
les corrélations mises en évidence sont indiscutables, il n’en reste pas moins qu’il s’agit de règles
empiriques, vraies dans 85 % des cas seulement, relevant plus de constatations statistiques que
d’une véritable analyse (comme c’est le cas en allemand), qui seule permettrait de comprendre
comment les jeunes enfants qui ne savent pas où se situe la fin d’un mot peuvent arriver à
déterminer le genre des noms avec une grande sûreté. En revanche, on comprend très bien ce qui
a pu séduire les linguistes dans e type de résultat. Il apparaît comme une confirmation de la thèse
selon laquelle les langues sont des systèmes purement formels et comme une machine de guerre à
opposer à ceux qui se plaignent, évidemment à tort, de ce que les langues ne sont pas construite
de façon rationnelle. La science analyse cette plainte comme l’effet d’une blessure narcissique (la
langue, parce qu’elle est un système purement formel, ignore la différence des sexes pourtant
tellement importante pour l’espèce), venant s’ajouter à celles produites par la révolution
copernicienne, la théorie de l’évolution et la psychanalyse.
Cela étant, la question posée en préambule (comment un individu s’exprimant en français fait-il
pour ne pas attribuer le genre grammatical féminin au mot soul et par là même une nature
féminine à ce qu’il désigne ?) n’en reste pas moins vive. Il se peut en effet que le genre
grammatical soit déterminé par des considérations formelles ; il n’en reste pas moins que, une
fois construit, il produit des effets. Comment ne pas induire, fût-ce inconsciemment, que ce que
désigne le mot mind est de nature masculine, puisqu’il est traduit en français par un mot
masculin ? On pourrait encore poser la question de la façon suivante : quelles conceptions se fait
un anglophone de ce que désignent les mots soul et mind ? Perçoit-il sous le mot soul les
caractéristiques traditionnellement féminines qu’à son corps défendant y sent un francophone ?
Comment peut-on traduire d’une langue ) une autre sans tenir compte des connotations quasi
muettes qu’induit l’existence ou l’absence de genre grammatical ?
Françoise Balibar

BIBLIOGRAPHIE
CORBETT Greville G., Gender, Cambridge UP, Routledge, 1991.
TUCKER Richard G., LAMBERT Walalce Earl et RIGAULT André, The French Speaker’s skill wih grammatical
Gender, La Haye, Mouton, 1977.

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