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Etretat

Laura Rouge

Catherine avait décidé de partir. Ce ne serait sans doute que pour le week-end, mais
elle en avait besoin. Elle avait simplement répondu à Clément: « Pourquoi ? Parce que je n'en
peux plus, c'est tout, je m'en vais. » « Tu t'en vas? Où ? Catherine… tu t’en vas où, où tu t’en
vas? » avait-il demandé, la main agrippée au chambranle de la porte, gardant ses distances,
mais restant au seuil de leur chambre. Catherine lui tournait le dos, elle faisait ses bagages
avec hâte, expédiant plutôt qu'elle ne déposait ses habits dans la valise.
« Ailleurs. Je m'en vais ailleurs. Loin de toi. Loin de ta médiocrité, loin de ton in-dé-
crot-table médiocrité. Tu comprends? Tu comprends ça? » Clément se tenait toujours sur le
seuil de leur chambre. Sa main avait cessé d'agripper le chambranle et était lentement
retombée, comme inanimée, le long de sa cuisse. Il la regardait, incrédule, la bouche
entrouverte et le teint blême. Catherine se retourna brusquement comme si elle s'était heurtée
au silence de Clément. Elle contempla sa mine défaite.
« Mais tu t'imagines quoi? Hein? Qu'est-ce que tu t'imagines, Clément? Que ça
m'amuse de te supporter? Toi et ton lycée pourri, ton stupide syndicat, ta bêtise, non mais…
tes commentaires, hier à table, ça, c’était le comble ! ‘As foreu the Franch litératoure…’ Tu
me faisais honte, mais honte ! » La veille, ils avaient reçu des amis New Yorkais de passage.
Clément avait toujours eu un épais accent français. En plus de cela, il n’avait même pas vu la
tache de gras qu’il s’était faite au cours du repas sur la chemise. Catherine avait fini par lui
suggérer aussi poliment que possible de mettre un pull. « Mais comment j'ai pu, comment j'en
suis arrivée à sortir avec un minable pareil!! Et tu me regardes là, avec ton air ahuri… (elle
l'imita une seconde, bouche ouverte, air hagard, larmes aux yeux). » Elle avait fini de faire ses
bagages sans hâte puis avait dépassé Clément, toujours appuyé au chambranle. Elle avait
ensuite refermé la porte d’entrée derrière elle au moment où il arrivait pour lui parler. Il avait
juste appelé « Catherine… » avant que la porte ne claque.

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Le train roulait avec la régularité têtue du destin. Catherine regardait son reflet
translucide dans la vitre de la fenêtre. Nez droit, bouche fine, cheveux blonds et raides qui
paraissaient presque absents dans le froid reflet. Elle avait à la main le dernier Paul Auster.
Une histoire de voisinage un peu niaise. Mauvais, se disait-elle, décidément, Paul Auster,
c'était même de pire en pire. Sa veste grise retombait avec légèreté sur sa chemise de soie
crème. Elle portait sa chaîne en or (elle avait retiré le pendentif que Clément lui avait offert,
mais elle avait gardé la chaîne). Clément avait essayé de l'appeler plusieurs fois sur son
portable alors elle avait fini par l'éteindre. Mais comment en était-elle arrivée à vivre avec lui?
Au début, se souvenait-elle, au début, c'est vrai, il l'avait impressionnée. Elle venait de
Bordeaux et débarquait dans la capitale. Elle avait été prise en prépa littéraire à Henri IV
mais elle n'était pas exactement parisienne, et elle ne le sentait que trop, parfois. Quelque
chose dans sa mise, dans son ton, clochait. Elle ne savait pas encore quoi. Parisien, lui,
Clément l'était. Il avait fait toutes des études à Henri IV. Brillant littéraire au charisme rare, il
envoûtait son auditoire. Il lui semblait invraisemblablement cultivé: "Il a tout lu" se disait-
elle. Elle découvrit vite que sa grande force était de savoir quoi penser des livres qu'il n'avait
pas lus. Il avait du succès auprès des filles de la classe. Même sans être beau, il était attirant :
intelligent, drôle, chaleureux, et elles venaient naturellement se réchauffer à lui. Sa rousseur,
aussi, n'avait rien de commun. Catherine avait déjà vu de petits hommes lumineux, trapus et
roux dans son genre en Irlande, mais jamais en France.
Au début, elle ne lui adressait que peu la parole, elle parlait d'ailleurs peu aux gens de
la classe à son arrivée en hypokhâgne. Et puis les premiers résultats étaient tombés et
Catherine avait très vite excellé, et ce dans toutes les matières. C'est là que Clément était venu
lui parler. Plus tard, il lui avait avoué qu'il avait aimé son air froid de bourgeoise provinciale,
ses jupes droites, ses talons carrés, ses lunettes en écaille et jusqu'aux réponses sèches qu'elle
lui faisait toujours, au début. Catherine dégageait une autorité naturelle, quelque chose de fort
qui en avait dissuadé ou rebuté plus d'un. Elle n'avait jamais été habituée aux sourires, aux
flatteries et aux démonstrations d'affection insistantes de la part d'un jeune homme. Etait-ce
pour cela qu'elle avait fini par céder?

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« Mesdames et messieurs, dans quelques minutes nous arriverons en gare du Havre».
Puis la voix se fit douce et comme fuyante : « Le Havre, deux minutes d'arrêt… ». Une
navette la mènerait de là à Etretat. Catherine enfila son blouson de cuir et récupéra son sac de
voyage sobre et élégant dans le compartiment à bagages. Il bruinait légèrement sur le quai.
Elle rajusta son col et avança. Elle n’avait pas prévu d’hôtel. Ce début de février morne et
glacé n’attirerait pas grand monde ici, elle s’en doutait, d’ailleurs elle n’avait eu aucun mal à
trouver un billet de dernière minute sur internet. Elle monta dans le bus, les portes se
refermèrent.
Elle connaissait la ville, elle y était venue un automne avec ses parents quand elle
devait avoir…hum… peut-être treize ans. Elle se souvenait d’un bref passage. La ville en elle-
même ne lui avait laissé aucun souvenir. Elle ne se ne revoyait que des falaises, de cette
cuisse de calcaire qui enjambait la mer. Ils s’étaient tous arrêtés pour les regarder. Sa sœur
devait avoir seize ans à l’époque. Catherine se souvenait bien d’elle, postée devant la mer.
Elle avait longtemps fixé le pied de calcaire qui s’enfonçait dans l’eau. Des mèches de ses
cheveux raides s’envolaient brusquement qu’elle recoiffait de sa main amaigrie, toujours un
peu nerveuse. Elle avait froid, comme d’habitude, et son épais manteau en peau de mouton
retournée ne la réchauffait pas. En perspective, son dos tremblant, sa nuque frêle et sa tête
brune s’inscrivaient dans le trou béant de la falaise. Catherine, arrêtée derrière elle sur la
plage, l’avait appelée par son nom pour qu’elle se retourne un instant. Alors elle avait vu le
visage de sa sœur encadré par le calcaire sec et froid, comme la continuation de ses joues
creuses, comme un squelette à l’extérieur d’elle-même, se retourner vers elle.

Catherine marchait à Etretat. Dans les ruelles de la vieille ville, un restaurant aux tons
chauds et bruns, caché derrière de petits carreaux soufflés à l’ancienne, lui parut accueillant.
L’intérieur, éclairé par un feu de bois dans une vaste cheminée de pierre surmontée d’une
poutre massive respirait la province confortable que Catherine avait toujours connue. Une
femme d’une cinquantaine d’années, affable et soignée, la fit asseoir et lui donna une carte.
Catherine la regarda retourner derrière la partie comptoir. Elle était carrée d’épaules et de
hanches et tout en elle était solide et fort. Catherine passa la main sur son épaule, un peu
alourdie par son bagage, pour en masser le trapèze tendu. Elle aussi était carrée d’épaules et
on lui avait souvent dit qu’elle, au moins, ne semblait pas souffrir d’anorexie.

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Elle mangea un steak frites saignant et prit le temps de sentir entre ses dents le sang
chaud couler en mince filets. Elle prit sa mousse au chocolat avec le café et laissa l’ensemble
fondre dans sa bouche lentement. Elle se réchauffait.

L’hôtel n’avait rien de particulier si ce n’est qu’il était relativement bon marché et
proche du centre ville. Sa chambre beige laissa Catherine parfaitement indifférente. Une
affreuse reproduction de Monet d’un mauve verdâtre (Les Nénuphars) ornait son mur blanc
cassé. Difficile de décider lequel du tableau ou du mur était le plus fade. Elle se déchaussa et
se coucha sur le couvre-lit. Allongée sur le lit plutôt mou, elle pensa soudain à Clément. Elle
se releva d’un coup, saisit son portable et écouta ses messages. Il n’en avait laissé que trois.
Sur le premier, il n’osait pas parler. Elle écouta son silence, un vague sourire aux lèvres: on
l’entendait respirer. Sur le deuxième, il tentait de prendre un ton plus ou moins détaché pour
lui demander quand elle rentrerait. Le troisième était parfaitement pitoyable et Catherine
raccrocha avant la fin.
Elle se recoucha en soupirant. Elle n’avait pas beaucoup d’argent, il lui faudrait rentrer
dimanche soir. Mais ce serait le plus tard possible. De toute façon, elle ne donnait pas de
cours le lundi. Oui, dimanche soir. Elle passerait la porte de leur chambre vers une heure et le
trouverait couché et endormi, avec un petit peu de chance. Non, il serait forcément réveillé, à
l’attendre. Il ne serait pas couché. Pas plus que cette fois où elle était rentrée tard dans la nuit
longtemps après une de ces visites à l’hôpital. « Tu étais où ? » avait-il demandé, deux fois,
les yeux hagards, hésitant entre la colère et la douleur. « Je suis passée prendre un steak frites
dans une brasserie du quartier, ça te va ? » Il l’avait regardée comme s’il ne l’avait jamais
vue. « Et Jeanne ? » avait-il encore demandé.
Catherine était retournée voir les falaises d’Etretat. Elle marchait sur la plage en les
fixant, sentant que ses pieds s’enfonçaient dans les galets gelés. La mer revenait lentement.
Au loin, le pied de calcaire n’était pas d’un blanc éteint, même par ce jour gris. Il semblait
s’appuyer sur l’eau. La mer ne le rongeait donc jamais ? C’est pourtant elle qui avait creusé la
roche jusqu’à en faire cette immense faille sombre. Catherine se souvint que Jeanne avait
évoqué Etretat, un jour où elle avait été lui rendre visite. Jeanne en gardait un bon souvenir.
Evidemment, puisque c’était son dernier voyage. Catherine sentit que le froid l’envahirait
bientôt. Elle décida de rentrer.

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Elle poussa lentement la porte de l’appartement. Tout était éteint mais elle choisit de
ne rien allumer pour avancer en silence sans avertir Clément de sa présence. La lune filtrait à
travers la fenêtre de leur chambre. Catherine ne vit personne au lit. Alors elle alluma, posa ses
affaires et rangea son blouson de cuir dans leur armoire. Elle s’assit sur le lit et attendit. Elle
attendit longtemps. L’envie lui vint de boire et elle marcha sur le parquet grinçant jusqu’à la
cuisine, allumant tous les interrupteurs sur son passage. Elle se servit un reste de Bordeaux au
fond d’un verre à pied et s’apprêtait à le déposer sur la table quand elle aperçut un papier posé
dessus.
Elle le parcourut des yeux une fois, puis deux. Le verre à pied lui tomba brusquement
des mains. Tout le Bordeaux se répandit à terre, souillant d’un rouge sombre le carrelage
blanc. Catherine poussa un juron nerveux mais n’accorda que peu d’importance au verre cassé
ou à l’odeur forte de vin qui envahissait la cuisine. Elle prit à deux mains le mot et lut à
nouveau:
« Catherine, je ne t’ai jamais rencontrée, mais il me semble que je te connais par cœur.
Clément t’a bien racontée, toi, ta force, tes principes, ta rigueur, ton inflexibilité passionnée
qui te permet de l’abandonner sans explications, sur un simple coup de tête. Tu ne me connais
pas non plus. Je suis sa maîtresse depuis quelques mois maintenant. Je suis accourue quand il
a appelé après avoir pris une overdose de médicaments. Il est encore à l’hôpital, ils lui ont fait
un lavage d’estomac. Mieux vaut que tu attendes avant de le voir. Mieux vaut que tu le quittes
vite et proprement. Tu es sans faille, Catherine, avec lui tu perdrais ton temps. Jeanne. »
Catherine déposa la feuille sur la table et attendit un long moment.
Elle se souvint finalement du verre de Bordeaux répandu à terre. Elle s’agenouilla et
commença à le ramasser, morceau par morceau. L’un d’eux lui coupa l’intérieur de la main
sans qu’elle réagisse une seule seconde. Comme elle passait l’éponge sur le sol, son sang se
mêlait au Bordeaux répandu par terre, mais elle ne voyait rien. Elle rinça l’éponge à l’eau
claire et remarqua soudain le sang dans sa main, tache sombre qui ne partait pas. C’est là,
debout devant l’évier, qu’elle se mit à trembler en portant sa main coupée à son visage. Et
alors elle pleura, elle pleura pendant des heures toutes les larmes de son corps.

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