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Internet
d’
et
de WikiLeaks
MEDIAPART
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 4
1http://wikileaks.mediapart.fr/Mirrors.html 4http://goo.gl/tyhYU
2http://wikileaks.mediapart.fr/ 5http://goo.gl/F6gwe
3http://wikileaks.mediapart.fr/cablegate.html 6http://goo.gl/FXQoi
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 5 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 6
les organiser et les trier, les hiérarchiser et les contextuali- dans le débat et de prendre clairement position sur la valeur
ser. Ce choix n’est pas sans poser des questions qui appel- de ce site : WikiLeaks a pour but d’améliorer notre système
lent des réponses et légitiment des discussions, faute démocratique, pas de l’affaiblir. La pire menace à laquelle
d’information claire et transparente sur le mode d’emploi de nous sommes désormais confrontés par le développement
cette collaboration avec cinq rédactions internationales. de cette affaire ne tient pas à l’information que WikiLeaks a
Comment est fait le tri des télégrammes ? Quels critères divulguée ou pourrait divulguer à l’avenir, mais aux réflexes
président à l’organisation, jour après jour, de leur divulga- réactionnaires qui montent contre lui aux Etats-Unis et qui,
tion ? Quelles sont les justifications de certaines coupes, par si l’on n’y prend garde, ne tarderont pas à menacer l’Etat de
exemple de la source française de tel compte-rendu des re- droit et notre attachement historique à la liberté
lations entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel10 ou de d’expression. »
l’entière description du dispositif militaire français dans Dévoilant combien le business numérique peut faire fi
une analyse de la Françafrique11 par l’ambassade des Etats- des libertés de communication qui lui ont permis de voir le
Unis à Paris ? jour et de réaliser d’immenses profits, la bataille lancée
Ces curiosités sur le « making of » de l’actuel feuilleton contre WikiLeaks par l’administration américaine est
sont pertinentes, tout comme le sont les interrogations sur d’abord menée comme une alliance de l’argent et du pou-
la très forte personnalisation autour de Julian Assange, qui voir14, Amazon, PayPal, Visa, Mastercard, etc., se transfor-
risque de transformer une ambition collective en aventure mant en censeurs dociles sans même y avoir été contraints
individuelle, ou sur la trop grande opacité du fonctionne- par une décision de justice. Mais c’est aussi une cyberguerre
ment interne de WikiLeaks, qui a provoqué des divergen- sur la Toile, avec des attaques par déni de service de pirates
ces12 suivies de ruptures13. Mais, par rapport à ce qui est ici non identifiés, et, surtout, une croisade idéologique, avec
mis en jeu tant d’un point de vue démocratique – la défense aux Etats-Unis des appels à poursuivre Julian Assange pour
de nos libertés numériques – que sur le plan géopolitique – espionnage, voire carrément à l’assassiner comme l’un de
les secrets de la puissance américaine –, ces réserves ou ces ces « combattants illégaux »15 ou « ennemis » inventés par
doutes sont secondaires. Basé à San Francisco, Wired, le l’administration Bush dans sa catastrophique « guerre
magazine phare de la révolution numérique, ne dit pas au- contre la terreur ».
tre chose, alors même que sa rédaction a animé le débat cri-
tique sur WikiLeaks, ses méthodes et son fonctionnement. Des révélations accablantes
« WikiLeaks n’est pas parfait, et nous n’avons jamais hé- pour la puissance américaine
sité à pointer du doigt ses lacunes, affirme l’un de ses ré- Cette crispation, voire cette panique, s’explique évidem-
cents éditoriaux. Cependant, le temps est venu d’intervenir ment par l’ampleur des révélations de WikiLeaks. Nous le
savons tous d’expérience : trop d’information finit par tuer
10http://goo.gl/dEdn7
l’information. C’est l’un des handicaps du feuilleton en
11http://goo.gl/UoewX
12http://goo.gl/dub7g 14http://goo.gl/x5Lvx
13http://goo.gl/ZS46B 15http://goo.gl/rrHI4
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 9 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 10
cours : la livraison fractionnée des télégrammes diplomati- Les informations volées ainsi réclamées par Hillary Clin-
ques mêle l’essentiel et l’accessoire, le décisif et le relatif, la ton aux officiels du Département d’Etat concernent aussi
révélation et la confirmation. Aussi y a-t-il inévitablement bien les « données biométriques » de dirigeants africains,
des effets retards dans la prise de conscience, par un large leurs « empreintes, photos d’identité, ADN, scans réti-
public, de la gravité des innombrables informations appor- niens », etc., que les mots de passe, clés de chiffrement per-
tées par WikiLeaks durant cette année 2010 tant elles sont sonnelles, numéros de carte de crédit, comptes de voya-
foisonnantes, depuis la toute première, en avril dernier, geurs fréquents, etc., d’« officiels-clés des Nations unies »,
cette vidéo d’une bavure en Irak16 accablante pour l’armée notamment parmi les membres permanents du Conseil de
américaine. sécurité. Que ce soit la confirmation flagrante de pratiques
Dès lors, le risque existe que le film ainsi dévoilé de- connues – en 2003, lors de l’invasion de l’Irak, le secrétaire
vienne en lui-même l’information, sans que l’on prenne suf- général de l’ONU, Kofi Annan avait été espionné par
fisamment la peine de s’arrêter sur ses images les plus révé- l’administration Bush – n’en diminue pas leur portée scan-
latrices et, par conséquent, décisives. Ainsi, par exemple, de daleuse : comment justifier qu’une supposée grande démo-
ces télégrammes secrets signés en avril 200917 et en juillet cratie transforme en nid d’espions ce lieu théorique des
200918 par Hillary Clinton, la secrétaire d’Etat de conversations discrètes, concertations confiantes et négo-
l’administration Obama, qui réclament un espionnage sys- ciations diplomatiques que devraient être les Nations
tématique des officiels des Nations unies19, de l’entourage unies ?
du secrétaire général de l’ONU20 et des diplomates de cer- De même, s’agissant de la France et des débats de la pré-
taines régions21, notamment africaines. Montrant que les sidentielle à venir en 2012, on aurait tort de banaliser les
Etats-Unis font de leurs ambassades une filière opération- révélations apportées par les télégrammes sur les relais
nelle de leur réseau d’espionnage, cette information est un français des aveuglements américains. On y découvre ainsi
scandale en soi qui met férocement à mal la prétention du l’engagement secret, puisque non revendiqué publique-
président démocrate d’incarner un nouveau cours des rela- ment, de Nicolas Sarkozy auprès de l’administration Bush23,
tions internationales. Et l’on ne sera donc pas étonné que la aux pires heures24 de l’aventure guerrière de l’après 11-
Haute-commissaire en charge des droits de l’homme à Septembre, alors même que sont connues l’autorisation des
l’ONU ait décrit les pressions sur WikiLeaks comme une tortures et l’organisation des disparitions. On y découvre
forme de censure22. surtout qu’au Parti socialiste, l’alignement sur les positions
impériales américaines est toujours actif, malgré des décla-
rations publiques contraires : tant Pierre Moscovici25, alors
16http://goo.gl/lbRiM secrétaire aux relations internationales du PS, que l’ancien
17http://goo.gl/umtxx
18http://goo.gl/52SWy
19http://goo.gl/yofZG
20http://goo.gl/E2xfD 23http://goo.gl/arztz
21http://goo.gl/x5YXc 24http://goo.gl/hhvdI
22http://goo.gl/IlvAx 25http://goo.gl/ulWlX
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premier ministre Michel Rocard26, s’empressent de confier 1989-1991, cette double chute du Mur et de l’Union soviéti-
à l’ambassade américaine leur condamnation de l’attitude que à laquelle fera écho, dix ans plus tard, la chute des deux
de refus de l’invasion de l’Irak prise à l’époque par Jacques tours du World Trade Center, attentat terroriste où meurt
Chirac et Dominique de Villepin. Et même François Hol- cette illusion tandis que l’hyperpuissance découvre, effarée,
lande27, alors premier secrétaire du PS, s’en va dire en juin son insigne faiblesse. Il suffit de se décentrer à son tour
2006 à l’ambassadeur des Etats-Unis qu’au pouvoir, la posi- pour comprendre que tel est bien l’impact du « cablegate » :
tion de son parti ne sera certes pas celle de Tony Blair, mais tandis qu’officiels américains et européens crient au scan-
pas non plus celle de Jacques Chirac – qui, pourtant, fit ap- dale, le reste du monde se réjouit et approuve.
paremment consensus dans l’opinion française. Ainsi faut-il aller regarder sur son blog officiel la vidéo de
Il faut prendre le temps de se plonger dans les télégram- soutien du président brésilien28 Luis Ignacio Lula da Silva à
mes dévoilés par WikiLeaks pour prendre la pleine mesure la cause de Julian Assange. Exprimant à WikiLeaks sa
de ce qui s’y dévoile : une puissance américaine bien loin de « solidarité pour la divulgation des documents », il félicite
l’image universaliste qu’elle prétend promouvoir et, tout au son fondateur d’avoir « mis à nu une diplomatie qui parais-
contraire, arc-boutée sur ses intérêts nationaux, ayant une sait intouchable ». Et Lula, qui quitte la présidence du Bré-
diplomatie aux visées étroitement égoïstes plutôt qu’ouverte sil en janvier prochain, d’inviter les internautes à poster sur
à la complexité et à la diversité d’un monde interdépendant. son blog leurs protestations en défense de « la liberté
Cette part d’ombre soudain révélée montre une puissance d’expression ». Et ce n’est évidemment pas un hasard si
aveugle aux défis nouveaux du XXIe siècle, obsédée par son cette même démocratie brésilienne emmenée par le Parti
rang et la possibilité de le perdre plutôt que préoccupée des travailleurs, suivie depuis par d’autres pays latino-
d’inventer les nouveaux équilibres d’une planète où les américains, vient de reconnaître officiellement l’Etat de Pa-
Etats-Unis devront apprendre à compter avec d’autres, la lestine29 dans les frontières de 1967, marquant ainsi son
Chine certes, mais surtout toutes ces grandes démocraties impatience devant l’impuissance et la complaisance améri-
qui s’ébrouent dans l’ancien tiers-monde, inventant leur caines face à la scandaleuse politique israélienne.
propre route maintenant qu’elles sont libérées des choix bi- De même, si l’on se tourne vers une autre grande démo-
naires imposés par la bipolarisation du monde entre Etats- cratie, l’Inde, dont la diplomatie s’est fortement rapprochée
Unis et URSS. de la brésilienne – notamment sur les questions du nu-
En d’autres termes, le feuilleton mis en scène par Wiki- cléaire et de l’Iran –, trouvera-t-on dans sa presse une dé-
Leaks est le récit du décentrement du monde, de son bascu- fense sans réticences ni réserves de WikiLeaks. Journal de
lement sur de nouveaux axes qui ne seront pas ceux que les référence de l’Inde du Sud, basé à Chennai (Madras), The
Etats-Unis et l’Union européenne pensaient inventer dans Hindu, par exemple, dénonçait, dans son éditorial du 6 dé-
leur ivresse d’une histoire finie après leur divine surprise de cembre un « maccarthysme numérique » (Digital McCar-
26http://goo.gl/cKUVE 28http://goo.gl/ptRvM
27http://goo.gl/jCzdk 29http://goo.gl/bazaH
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33http://goo.gl/5pS5q 36http://goo.gl/ts2Q4
34http://goo.gl/ijMbm 37http://goo.gl/IC8IX
35http://goo.gl/vfcj6 38http://goo.gl/AEVPx
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Qaïda ainsi que sur les armes de destruction massive de Car la médiatisation solitaire de Julian Assange en Robin
Saddam Hussein) font toujours le malheur des peuples. Et des Bois numérique a relégué dans l’ombre le courage in-
si, le 16 juin 2010, le Parlement islandais a voté à conscient de son informateur supposé, le soldat Bradley
l’unanimité l’IMMI (Icelandic Modern Media Initiative)39, Manning, 23 ans. Actuellement détenu sur une base mili-
proposant de faire de ce petit pays insulaire désormais ruiné taire de Virginie aux Etats-Unis, il risquerait plus de cin-
un paradis politique pour la liberté d’information, c’est quante ans de prison. Trahi par un ancien hacker auquel il
parce que les mensonges cumulés de ses élites économi- s’est confié par mails en mai dernier, ce soldat en poste en
ques, politiques et médiatiques l’ont entraîné dans le gouf- Irak et spécialisé en informatique serait à l’origine des révé-
fre d’une crise financière ravageuse, doublée d’un effon- lations qui ébranlent la puissance américaine. Protection
drement moral. des sources oblige, ceux qui en ont bénéficié refusent très
En ces temps troublés et incertains de notre époque de logiquement de le confirmer et s’interrogent sur de possi-
transition40 – de crise du capitalisme, de révolution indus- bles manipulations.
trielle et de décentrement du monde –, la seule garantie Si, d’aventure, il s’avère que le soldat Manning est bien à
pour mettre à distance périls guerriers et folles menaces est l’origine de tous les scoops qui, en un an, ont fait la célébrité
de faire jouer à plein la démocratie et de renforcer tous ses universelle de WikiLeaks – vidéo d’une bavure en Irak, rap-
dispositifs, de la circulation la plus large des informations à ports sur la guerre en Afghanistan, puis en Irak41, et, main-
la participation la plus large des citoyens. Elle suppose des tenant, télégrammes diplomatiques –, ce sont ses motiva-
politiques qui acceptent de rendre compte et de rendre des tions qui importent. A en croire ses courriels cités par la
comptes et, par conséquent, un public qui puisse savoir s’ils presse américaine42, ses agissements sont totalement désin-
font vraiment ce qu’ils disent et s’ils disent précisément ce téressés et profondément motivés par le choc ressenti en
qu’ils font. découvrant les mensonges proférés et les crimes commis au
Dans cette optique, la transparence revendiquée ne ren- nom de son propre pays. « J’ai réalisé que j’étais résolu-
voie pas au fantasme d’une société de verre mais à ment contre ce système auquel je prenais une part active »,
l’exigence politique de « publicité » énoncée dès 1789 par écrit-il, ajoutant : « Suis-je juste naïf, jeune et stupide ? Je
Bailly : tout ce qui concerne le public peut potentiellement ne crois plus qu’il y ait des gentils contre des méchants.
être rendu public. Et cela est d’autant plus légitime quand il Nous sommes mieux par certains côtés. Plus subtils, nous
apparaît qu’à l’abri de nos sociétés proclamées démocrati- utilisons plus de mots et de techniques juridiques pour tout
ques, les pouvoirs couvrent de secrets illégitimes leurs men- légitimer... mais il ne suffit pas d’être subtil pour avoir
songes et leurs fautes, leurs corruptions et leurs hypocrisies, raison. »
voire leurs crimes. Or c’est précisément le choc qu’a ressenti Si, comme Ellsberg hier, Manning est la source de Wiki-
le jeune homme sans qui, à en croire la presse américaine, Leaks, c’est un parfait lanceur d’alertes qui doit être défen-
cette histoire ne serait jamais arrivée. du et soutenu comme tel : un citoyen qui fait son devoir en
39http://immi.is/ 41http://goo.gl/ep8cY
40http://goo.gl/2HepO 42http://goo.gl/LpgTv
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alertant le peuple sur des actes illégitimes commis par son triotes chinois que la démocratie, c’était d’abord leur af-
propre gouvernement. « Quel est ton but ? » lui demande le faire : « Une participation volontaire à la vie politique de la
hacker qui le dénoncera, lors de leurs échanges électroni- société et un partage conscient des responsabilités
ques de mai 2010. La réponse du soldat Manning est d’un s’imposent comme les devoirs sacrés de tout citoyen. Les
idéalisme aussi sincère que louable : « Avec un peu de Chinois doivent comprendre qu’en démocratie, on est
chance, un débat mondial et des réformes. Si rien ne se avant tout un citoyen et seulement ensuite un étudiant, un
passe, ça veut dire que l’homme est maudit en tant professeur, un ouvrier, un cadre ou un soldat. » Très
qu’espèce... Mais je veux continuer à croire à la société... Je logiquement, la Charte 0845 qui lui vaut son
veux que les gens voient la vérité... » Quant aux informa- emprisonnement pour onze ans demande, entre autres
tions révélées, ajoutait-il, « elles appartiennent au public. ruptures démocratiques, l’abolition de « toutes les
C’est pour cela que je l’ai fait. Je suis aussi fou que cela. Je restrictions politiques imposées à la presse » et la sup-
ne suis pas un sale espion qui collecte des renseigne- pression du crime d’« incitation à la subversion contre le
ments... » pouvoir de l’Etat ». « Nous devons cesser de considérer les
mots comme des crimes », conclut-elle.
De Liu Xiaobo à Julian Assange, A cette aune, nos vieilles démocraties un peu lasses et fa-
la vitalité des idéaux de liberté tiguées s’oublient elles-mêmes, en reniant, dans la bouche
Quelles qu’elles soient, la ou les sources de Wikileaks au- de leurs responsables, les principes qu’elles ont promus.
ront répondu à une injonction démocratique bien plus fidè- Quand l’actuel premier ministre de droite, François Fillon,
lement que les pouvoirs qui entendent les tarir. Dans son accuse WikiLeaks de vol et de recel de vol46, il témoigne de
texte programmatique de 2006, déjà cité, Julian Assange sa bien faible conscience démocratique : notre propre droit
inscrit sa démarche dans cette longue tradition de refus des n’a cessé d’affirmer, de jurisprudence en jurisprudence, que
servitudes volontaires qu’a inaugurée, en 1549, le fameux l’origine éventuellement illicite d’une information devenait
traité d’Etienne de la Boétie43, le grand ami de Montaigne. secondaire si cette information se révélait légitime parce
« Chaque fois que nous assistons à un acte que nous esti- que d’intérêt public. En d’autres termes, le droit à
mons être injuste et que nous n’agissons pas, nous nous fai- l’information du peuple, parce qu’il conditionne la vitalité
sons les partisans de l’injustice, écrivait le fondateur de démocratique, est prioritaire par rapport à d’autres droits –
WikiLeaks. Ceux qui restent de façon répétée passifs face à jurisprudence que Mediapart a su défendre victorieuse-
l’injustice voient bientôt leur caractère se corrompre dans ment, en première instance et en appel, cet été, au début de
la servilité. » l’affaire Bettencourt.
Idéal de la responsabilité démocratique auquel fait écho Mais la droite n’a pas le monopole de cette régression par
l’engagement payé au prix fort de Liu Xiaobo44, le récent rapport à nos propres valeurs démocratiques. Quand le so-
prix Nobel de la Paix qui n’a cessé de répéter à ses compa- cialiste Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étran-
43http://goo.gl/ztr1q 45http://goo.gl/qN51F
44http://goo.gl/zDkvV 46http://goo.gl/tP0QL
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gères, se fait le procureur de WikiLeaks47 et affirme que « la soit la plus ouverte possible, permettant à chacun(e) de par-
transparence illimitée, c’est la Chine de Mao »48, il témoi- ticiper, comprendre, juger et agir. Par-delà des différences
gne à son tour d’une véritable inculture démocratique. Nul et des nuances, WikiLeaks et Mediapart sont de ce combat-
besoin de lire Hannah Arendt ou George Orwell pour com- là. C’est pourquoi nous sommes à ses côtés, aussi résolu-
prendre que le propre d’un pouvoir totalitaire, ce n’est jus- ment que librement.
tement pas « la transparence illimitée », mais l’opacité to-
tale sur le pouvoir et une transparence inquisitoriale sur les 22 décembre 2010
individus. Le secret y protège un pouvoir absolu qui, en re-
vanche, traque les secrets de la société, lui refusant toute vie
autonome. Cette comparaison inconséquente est donc une
sorte de lapsus : pour Hubert Védrine, comme pour Fran-
çois Fillon, il importe d’abord que le pouvoir survive à l’abri
de ses secrets, tandis que la société resterait privée des in-
formations lui donnant prise sur ce qu’il fait en son nom.
Dans le cas de WikiLeaks, il ne s’agit donc en aucun cas
de transparence mais d’information : autrement dit, non
pas de mettre à nu des individus, mais de dévoiler des poli-
tiques. L’impensé de ces réactions, c’est qu’au fond, la dé-
mocratie serait affaire de spécialistes, de compétents et
d’experts, qu’il faudrait laisser agir à l’abri du secret. C’est
une pensée de propriétaires, une pensée oligarchique, au
croisement de l’avoir et du pouvoir, de la puissance et de la
finance, où, par privilège de fortune, de diplôme ou de nais-
sance, une petite minorité se pense plus légitime que le
peuple ordinaire pour parler et agir en son nom. Or la dé-
mocratie, du moins sa promesse toujours inachevée, c’est
exactement l’inverse : le régime de n’importe qui, où aucun
privilège ne donne plus de droits. Un régime où chacun peut
prétendre parler, s’exprimer, protester, voter, contrôler,
être candidat, se faire élire, voire gouverner.
Et ce régime-là, la première condition pour que l’on
s’approche au plus près de son idéal, c’est que l’information
47http://dai.ly/fiEyy0
48http://goo.gl/xyLYB
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50http://goo.gl/WWdjS
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d’empêcher la diffusion de tel ou tel journal, de façon dis- que l’article concerné, l’article 4, soit censuré parce qu’il
crétionnaire. Les plus démocrates de nos républicains viole le droit fondamental à l’information.
d’alors auraient évidemment crié au déni de droit, estimant Ce vote augure mal de la suite dans le contexte de pani-
à raison qu’une telle interdiction de fait était contraire à que suscité chez nos gouvernants par les rélévations de Wi-
l’Etat de droit et qu’une décision de cette gravité ne pouvait kiLeaks. A l’exception notable de Christine Lagarde52, le
intervenir qu’à l’issue d’un débat contradictoire devant une pouvoir, faisant chorus avec les tendances les plus réaction-
instance judiciaire. Autrement dit que seule la justice pou- naires de l’opinion américaine, s’est empressé de juger ir-
vait la prendre, et certainement pas la police seule. Sinon, responsable et totalitaire l’activité de WikiLeaks (Nicolas
c’eût été le retour à une censure préalable digne de l’Ancien Sarkozy53), de l’accuser de vol et de recel et de vol (François
Régime, c’est-à-dire le retour à un Etat d’exception ! Fillon54) et, même, avec le zèle empressé qui caractérise
C’est donc ce qui nous arrive en ce début du XXIe siècle : Eric Besson (nouveau ministre en charge du numérique), de
face à la vitalité démocratique d’Internet, l’actuelle majorité vouloir carrément le censurer en France, en interdisant
de droite (mais elle compte certains alliés à gauche dont les qu’on puisse l’héberger55. Sur son blog, Maître Eolas dit ce
silences ou les prudences sont bavards) instaure un contrôle qu’il faut penser, en droit et en raison, de cette inquisition,
policier discrétionnaire qui permet à l’Etat d’empiéter sur où il s’agit, par opportunité politique, de « faire la chasse à
une liberté fondamentale. « Sous réserve de son adoption un site qui ne fait rien d’illégal en droit français mais em-
conforme – qui semble acquise – lors de la deuxième lec- bête notre ami américain ». Heureusement, pour l’heure,
ture au Sénat, explique Jérémie Zimmermann51, le Parle- notre justice n’a pas suivi M. Besson et l’hébergement de
ment va donc permettre au gouvernement de filtrer le Net WikiLeaks en France peut se poursuivre normalement.
sans décision préalable de l’autorité judiciaire. Sans moyen Mais le pire, si nous n’y prenons garde et si nous ne nous
pour les citoyens de contrôler la manière dont les sites se- mobilisons pas, peut venir de ces grandes messes mondiales
ront censurés ou de s’opposer aux décisions, le gouverne- que Nicolas Sarkozy est si fier de présider en 2011, dans son
ment a carte blanche pour faire lui-même la police sur le tour de chauffe international avant la présidentielle de
Net au mépris des droits fondamentaux. Le risque est 2012 : les G8 et G20, regroupements, pour l’un, des puis-
grand que ce filtrage extra-judiciaire du Net, qui remet en sances du monde d’hier et, pour l’autre, de ces dernières as-
cause la séparation des pouvoirs, soit étendu à d’autres sociés à celles du monde de demain. Au début de l’automne
domaines. La porte est ainsi ouverte à de graves violations 2010, l’Elysée avait fait savoir que deux sujets étaient jugés
de la liberté d’expression et de communication, notamment importants par cette future présidence française et dignes
dans le cas d’inévitables censures collatérales. » Et de d’être mis à l’ordre du jour des débats entre puissances par
conclure en demandant aux députés opposés au filtrage Nicolas Sarkozy : les flux migratoires et Internet. D’un côté
administratif du Net de saisir le Conseil constitutionnel afin
52http://goo.gl/AmiRk
53http://goo.gl/CSAvv
54http://goo.gl/VFHUD
51http://goo.gl/lkbUK 55http://goo.gl/fAAHp
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donc, la circulation des hommes et, de l’autre, celle des cinq siècles ce décentrement par lequel nous acceptons de
idées, des opinions et des informations. Cet ordre du jour nous voir comme un autre et comprenons, du coup, que ces
(car l’on pourrait en proposer bien d’autres dont les mots hiérarchies de cultures et de civilisations sont l’alibi de la
d’égalité, de solidarité, de justice, de fraternité, de liberté, peur et de l’ignorance. Les barbares dont parlait Montaigne
etc., seraient les inspirateurs) était en lui-même tout un étaient les cannibales amérindiens, mangeurs d’hommes
programme, comme l’aveu d’une double peur, celle des (morts) dans des festins rituels, qu’il osa comparer aux
hommes et des idées qui marchent ensemble, bougent, se massacreurs français de son temps, ceux des guerres de re-
déplacent, circulent, se mêlent, etc. ligion, féroces inquisiteurs, tortionnaires et étripeurs
Sans doute ne faut-il pas faire de procès d’intention et at- d’hommes (vivants). D’une férocité l’autre, voici ce
tendre pour connaître les intentions exactes de Nicolas Sar- qu’écrivait Montaigne : « Je pense qu’il y a plus de barbarie
kozy. Mais les épisodes LOPPSI et WikiLeaks donnent une à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchi-
tendance, confirmant ce qui s’exprimait dans une lettre 56 rer par tourments et géhennes un corps encore plein de
adressée le 29 septembre 2010 par le président de la Répu- sentiments que de le rôtir et manger après qu’il est tré-
blique à celui qui était encore son ministre des affaires passé ».
étrangères. En vue d’une Conférence internationale consa- Nous voici arrivés bien loin d’Internet, direz-vous sans
crée à la liberté d’expression sur Internet, conférence qui doute. Oh, que non ! On pourrait par exemple souligner que
sera finalement annulée, Nicolas Sarkozy fixait sa feuille de les consignes secrètes à ses diplomates de Mme Hilary Clin-
route à Bernard Kouchner. Elle était résumée d’une formule ton, les invitant à espionner jusque dans leur vie privée
imagée : l’objectif, écrivait-il, est « de bâtir un Internet civi- leurs collègues étrangers, relèvent plus essentiellement du
lisé ». Nicolas Sarkozy aurait pu évoquer un Internet vol, du recel de vol et de la violation de l’intimité de la vie
« régulé », c’est-à-dire avec des règles, des droits et des de- privée, que la divulgation par WikiLeaks de télégrammes
voirs, notamment pour ces nouvelles forces économiques diplomatiques dont le contenu est, à l’évidence, d’intérêt
que sont les multinationales du numérique dont la puis- public légitime, n’empiétant aucunement sur le droit des
sance est, en elle-même, facteur de déséquilibre, d’atteinte personnes. Bref, dans l’affolement qui gagne nos puissants
au pluralisme, de concurrence faussée, etc. Non, il a préféré (avec aussi bien la politique que l’argent comme moteurs de
parler d’un « Internet civilisé », ce qui suppose qu’y règnent leur domination) face à l’indocilité bravache, confuse et
des barbares sans contrôles qu’il faudrait donc amener, y multiforme d’Internet, il y a cette idée qu’ils seraient à bon
compris par la contrainte, à une civilisation supérieure. Sa droit les détenteurs de principes supérieurs face à des popu-
vision est clairement verticale, autoritaire et sécuritaire. lations inférieures et qu’il leur reviendrait d’imposer cette
« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son civilisation installée aux nouveaux barbares qu’abrite et
usage » : la mise en garde est de Montaigne (1533-1592), protège ce territoire inconnu et menaçant, le Net. Aussi est-
dans ses Essais, lequel sut nous apprendre il y a près de il temps que nous autres, barbares, leur répondions, sans
barguigner, solidairement et collectivement.
56http://goo.gl/xONg3
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En guise de cadeau de fin d’année à tous les visiteurs de tique ouverte à « n’importe qui » : sans privilège de naissance,
Mediapart, ce premier billet en introduit donc une série de fortune ou de diplôme, j’ai le droit d’avoir des droits, droit
d’autres, diffusés les jours prochains et tous dévolus à la dé- au travail, à la santé, à l’éducation, à la protection, etc., mais
fense d’Internet et de WikiLeaks. En prime, pour le aussi, sinon surtout, droit de m’exprimer, de manifester, de
conclure, j’ajoute un texte, déjà signalé par des lecteurs de voter, de me faire élire, voire de gouverner. Ce scandale social
Mediapart57, écrit en préface au livre de l’un d’eux, livre issu de la démocratie est insupportable à toutes les élites, avant-
d’ateliers philosophiques menés sur le Web. Il s’agit d’un gardes autoproclamées ou experts patentés, qui se croient, se
essai de Thierry Ternisien d’Ouville, consacré à la pensée sentent ou se veulent propriétaires du bien commun. Par
d’Hannah Arendt (1906-1975) et récemment paru aux édi- avantage d’origine, de richesse ou d’éducation, elles pensent
tions Utopia58. Voici donc cette préface où l’on retrouve mieux savoir que le peuple théoriquement souverain ce qui est
Nicolas Sarkozy, sa civilisation et les barbares que nous juste et bien. Dans leur intérêt bien compris, évidemment,
sommes : plutôt que dans le sien qu’il faut donc déposséder de son pou-
voir de jugement, de compréhension et d’intervention afin
La haine d’Internet qu’il acquiesce à sa servitude.
est une haine de la démocratie Aggravée et accélérée sous la présidence de Nicolas Sarko-
zy, l’actuelle privatisation de notre République est un énième
J’ai connu Thierry Ternisien d’Ouville sur Internet. Cette épisode de cette bataille entre l’idéal démocratique et l’intérêt
rencontre numérique fut provoquée par le lancement, en oligarchique. Nul hasard si, dans ce contexte, Internet fait fi-
2008, de Mediapart, notre journal en ligne indépendant et gure d’épouvantail pour nos nouveaux oligarques. Face à la
participatif, dont il est d’emblée devenu un contributeur aussi révolution numérique, cette troisième révolution industrielle
fidèle que critique. Habitué des blogs et des forums, Thierry de notre modernité, ce qu’ils craignent n’est pas la technique
Ternisien n’avait cependant pas attendu Mediapart pour se dans ses inventions, encore moins le commerce dans ses op-
saisir des opportunités de débats et d’échanges offertes par la portunités, mais la démocratie telle qu’elle peut s’y épanouir et
Toile. Fruit de deux ateliers de lecture ouverts depuis 2007, ce s’y enrichir, se revitaliser dans la participation de tous les ci-
livre en témoigne. Il témoigne surtout de la formidable uni- toyens sans filtres ni intermédiaires, dans le partage direct du
versité populaire que peut devenir le Net si l’on s’en empare savoir et des opinions, des connaissances et des informations.
avec une haute exigence démocratique, en le défendant contre Issu de ce nouvel espace public qu’invente à tâtons
les assauts des pouvoirs politiques et économiques qui aime- l’univers d’Internet, ce livre paraît alors même que se précise
raient bien venir à bout de son indiscipline et de sa vitalité. l’offensive contre la démocratie numérique. Contrôler la circu-
La haine d’Internet est une haine de la démocratie et, par lation des hommes et celle des idées sont les deux objectifs po-
conséquent, du peuple. Car l’espérance démocratique toujours liciers récemment fixés au G8, club restreint des puissances,
en chantier et sans cesse inachevée est la promesse d’une poli- par la présidence française : l’immigration et Internet comme
les deux symboles d’une liberté, de déplacement ou d’échange,
57http://goo.gl/01Fyb
de partage et de rencontre, qu’il faut transformer en peurs et
58http://goo.gl/OfwAP
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 29 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 30
59http://goo.gl/hjnT2
60http://goo.gl/RZt6y
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 31 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 32
confisquer : en démocratie, selon Yann Moix, « j’accepte, Règle du jeu et comprendre que, décidémment, la question
pour mon bien qui est lié au bien d’une communauté natio- démocratique est devenue une véritable ligne de partage où
nale, de ne pas être en mesure, à titre individuel et privé, se joue la question sociale : de la régression ou de
de bénéficier de toutes les ressources et informations – ce l’extension des libertés et des droits individuels dépend le
privilège, je l’ai abandonné (démocratiquement) au Prési- maintien ou le recul des inégalités et des injustices col-
dent de la République et à son gouvernement. Je me cache lectives.
à moi-même des choses par son intermédiaire – parce que Dès lors, l’information devient un enjeu décisif : sauf à
j’ai choisi, accepté de le faire ; parce que j’admets, tacite- user de la contrainte et de la force – ce qui n’est jamais ex-
ment, qu’il en fera meilleur usage que moi, que nous tous clu –, toute politique socialement régressive suppose, pour
rassemblés. Et surtout, je suis conscient que, dans cette s’imposer et perdurer, un peuple qui soit le moins armé
part de secret, de voile, d’opacité, réside une valeur ajoutée pour la contester, la démasquer et la réfuter. En d’autres
(en terme de sécurité, mais aussi de démocratie) que le dé- termes, qui en sache le moins possible, privé de l’accès le
voilement, que la publicité mettraient à mal. WikiLeaks plus large aux informations d’intérêt public et détourné des
pose donc un problème grave : il rompt le contrat, celui de vérités factuelles par des diversions et des illusions, fictions
Rousseau, des Lumières. Il rompt le contrat social. Il est idéologiques et déréalisations aveugles. C’est en ce sens que
anti-démocratique parce que soudain, un homme, un or- l’épisode WikiLeaks est un marqueur et un révélateur : tous
ganisme, un homme-organisme, décide de ne plus jouer le ceux qui caricaturent en transparence totalitaire ce combat
jeu, de quitter la farandole. Sans bénéficier des pouvoirs explicite pour le droit à l’information des citoyens laissent
(ni la légitimité) de ceux qui nous dirigent mais surtout, entrevoir, peu ou prou, leur peur de la démocratie, de son
mais essentiellement nous représentent, il se met en face bouillonnement et de sa vitalité, de ses excès et de ses dé-
d’eux, au même niveau, à la même altitude ». bordements.
Comme en témoignent nos premières déclarations Du coup, face à cette lassitude démocratique qui saisit
d’intention61, Mediapart s’est fondé et construit sur la nos élites ou prétendues telles, d’anciennes espérances
conviction inverse d’une démocratie qui, loin de se réduire à énoncées par des esprits fort raisonnables semblent soudain
la délégation de pouvoir, suppose la circulation des infor- des brulôts révolutionnaires. En nos temps de mensonges
mations et le partage des décisions. Lors de notre lance- financiers et d’opacités économiques, il n’est pas inutile de
ment, nous citions ainsi La haine de la démocratie62, livre se souvenir, par exemple, de ce qu’écrivait Pierre Mendès
pionnier du philosophe Jacques Rancière qui, dès 2005, France (1907-1982) à propos de cette « fausse science »
montrait combien l’idéal démocratique était désormais vécu promue avec autorité comme un savoir économique : « Le
comme une menace par les nouvelles oligarchies conqué- plus difficile en réalité n’est pas de faire admettre certaines
rantes d’un capitalisme vorace et rapace, sans freins ni limi- données fondamentales de l’économie. Le plus difficile est
tes. Il suffit de le relire pour trouver ample réponse à La de percer le rôle des préjugés et de la fausse science que
trop d’hommes acceptent docilement, passivement parce
61http://goo.gl/dol9f
qu’il a été accepté pendant des siècles. Le plus difficile, c’est
62http://goo.gl/DrNaB
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 33 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 34
d’amener les hommes à penser par eux-mêmes, qu’ils peu- t-il, d’une information non manipulable entre les mains des
vent, qu’ils doivent exiger des informations complètes gouvernants et la garantie pour le citoyen d’une discussion
constamment soumises au contrôle du débat public » publique basée sur des données transparentes ».
(Pierre Mendès France et Gabriel Ardant, Science économi- D’une époque incertaine à l’autre, Arnaud Montebourg
que et lucidité politique, 1973). est au Parti socialiste l’un de ces Jeunes Turcs que fut au
Du même Mendès France, dans La République moderne Parti radical Pierre Mendès France. C’était dans l’entre-
(1962), cette définition ambitieuse de la démocratie qui fe- deux guerres, quand le Parti radical était encore le pivot de
rait crier au péril fasciste les tenants de la vulgate Yann la vie parlementaire et avant que la Troisième République
Moix : « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodi- s’effondre à l’été 1940. Si nous osons ce parallèle, c’est parce
quement un bulletin dans une urne, à déléguer les pouvoirs que l’insistance mendèsienne sur le partage de la démocra-
à un ou plusieurs élus puis à se désintéresser, s’abstenir, se tie n’est évidemment pas sans rapport avec cette épreuve.
taire pendant cinq ans. Elle est action continuelle du ci- Toute une génération vit son monde disparaître et ses repè-
toyen non seulement sur les affaires de l’Etat, mais sur cel- res s’enfuir au spectacle de l’avilissement de la majorité des
les de la région, de la commune, de la coopérative, de élites politiques, économiques et intellectuelles du pays
l’association, de la profession. Si cette présence vigilante ne dans l’armistice et la collaboration. Mendès France fut de la
se fait pas sentir, les gouvernements, les corps organisés, petite cohorte de ceux qui dirent spontanément « non » et
les fonctionnaires, les élus, en butte aux pressions de toute sauvèrent l’honneur, tout comme un autre homme de prin-
sorte de groupes, sont abandonnés à leur propre faiblesse cipe, peu suspect d’aventurisme ou d’inconscience, Marc
et cèdent bientôt, soit aux tentations de l’arbitraire, soit à Bloch.
la routine et aux droits acquis. La démocratie n’est efficace Historien, co-fondateur avec Lucien Febvre de l’Ecole
que si elle existe partout et en tout temps ». des Annales, Marc Bloch (1888-1944) fut, à un âge dérai-
Nul hasard sans doute si ces deux citations se retrouvent sonnable, un résistant actif. Martyr assassiné par les nazis,
au fil des pages du récent essai d’Arnaud Montebourg, Des il a laissé une réflexion douloureusement lucide sur
idées et des rêves63 (Flammarion), lequel met en tête de ses l’effondrement national de l’été 1940. Or L’étrange défaite,
« Propositions pour établir une nouvelle et puissante dé- écrit en août et publié après la guerre, contient, dans sa
mocratie » l’impérative nécessité de « rendre l’information troisième et dernière partie, une vive mise en garde sur la
publique accessible à tous, la partager et la dépolitiser, en question qui, ici, nous occupe : le lien consubstantiel entre
créant une Agence indépendante du gouvernement, don- démocratie et information, vitalité de l’une et liberté de
nees.gouv.fr, chargée de mettre en ligne la totalité des in- l’autre. S’interrogeant sur les « causes intellectuelles » de la
formations des administrations publiques », à l’exception défaite, Marc Boch écrit ceci : « N’avions-nous pas, en tant
de celles relevant de secrets règlementés (défense nationale, que nation, trop pris l’habitude de nous contenter de
enquêtes judiciaires, vie privée). « C’est l’assurance, ajoute- connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment luci-
des ? Notre régime se fondait sur la participation des mas-
ses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres
63http://www.desideesetdesreves.fr/
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 35 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 36
64http://goo.gl/tGSX8
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 37 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 38
les défient et les effrayent. Que le commerce, y compris sans nalistiques, la personnalisation68, la méthode retenue pour
vertu comme les paris et jeux de hasard, prolifère sur Inter- le goutte à goutte désordonné des révélations69 ou encore la
net avec une régulation minimale ne les dérange pas, de justification des coupes, parfois mystérieuses, dans les télé-
même que ne les offusque nullement la généralisation des grammes publiés. Mais n’en rester qu’à ce niveau de discus-
moyens de surveillance, d’espionnage et de traçage numéri- sion, d’ordre professionnel en somme, c’est ne pas discerner
ques. En revanche, ce droit conquis par en bas, sans atten- à temps l’opération en cours dont, au-delà du sort particu-
dre qu’on veuille bien le leur accorder d’en haut, par les in- lier de WikiLeaks, nos libertés numériques sont la cible
dividus quels qu’ils soient de communiquer sur la Toile, principale. Face à la révolution numérique, à ses potentiali-
d’informer, d’échanger, de révéler, de contester, de discuter, tés démocratiques et à ses sociabilités libertaires, c’est une
de se lier et de se relier instantanément et indéfiniment, voi- contre-révolution qui se prépare et s’organise.
là ce qui serait dangereux pour la société et insupportable A celles et ceux qui jugeraient ce pronostic alarmiste, on
pour ceux qui s’en croient les seuls légitimes propriétaires. opposera évidemment le récent épisode hongrois, cette loi
Qu’on ne s’y trompe pas : la traque de WikiLeaks est une contre la liberté de l’information, digne d’un régime dictato-
chasse à Internet et, plus généralement, à l’extension de nos rial, promulguée par le pays qui vient de prendre la prési-
libertés d’information et de communication. La personnali- dence tournante de l’Union européenne. On ne saurait
sation médiatique et judiciaire autour du fondateur de Wi- vraiment dire que cet événement désastreux fasse scandale
kiLeaks permet de faire diversion. Les révélations des câbles dans la France officielle, les protestations, y compris celle,
diplomatiques américains, qui succèdent aux documents bienvenue, du porte-parole gouvernemental François Ba-
accablants sur les sales guerres afghane et irakienne, leur roin70 (journaliste à ses débuts), restant de pure forme tant
pertinence, leur gravité et leur légitimité sont éclipsées par que des sanctions politiques ne sont pas réclamées contre la
cette campagne. Assange et WikiLeaks deviennent ainsi Hongrie. Elles ont d’autant moins de force que Frédéric
malgré eux les héros d’un feuilleton criminel tandis que Mitterrand, ministre de la culture... et de la communication,
s’éloignent, dans une confusion entretenue, les importantes vient de les décrédibiliser par un appel stupéfiant à la cen-
informations d’intérêt public que nous leur devons, no- sure pure et simple71 de WikiLeaks. Sa justification de cette
tamment sur les consignes d’espionnage généralisé65 don- demande d’une « interdiction de l’hébergement de Wiki-
nées par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton aux diplomates Leaks en France » témoigne en effet d’une abyssale in-
américains66 comme s’il s’agissait d’agents de la CIA. culture démocratique.
Mediapart a toujours jugé légitime le débat critique sur la « Les renseignements qui sont fournis par WikiLeaks ont
façon de faire de WikiLeaks67, son absence d’explication sur été volés, ils ont été piratés. A partir du moment où on les
l’organisation du travail éditorial avec ses partenaires jour- transmet (...); cela relève d’une forme de complicité avec
68http://goo.gl/EbLLb
65http://goo.gl/pmET7 69http://goo.gl/z6pxJ
66http://goo.gl/iVzYe 70http://goo.gl/DvTmE
67http://goo.gl/7yZ6L 71http://goo.gl/kYc1i
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 39 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 40
une activité qui a été délictueuse », a déclaré le ministre sur dent et maîtrisent. A cette aune, celle de la jurisprudence
RFI72. On retrouve là l’argument servi, durant l’été 2010, à Mitterrand-le-neveu, et pour ne prendre qu’un seul exemple
propos de l’affaire Bettencourt et des enregistrements pira- proche des révélations de WikiLeaks, la publication en 1971
tes au domicile de la milliardaire, révélés par Mediapart. En par le New York Times des Pentagon Papers (les papiers du
première instance puis en appel – un recours en cassation Pentagone), ces 7.000 pages de documents accablants sur la
reste à venir –, la justice française a tranché, conformément sale guerre américaine au Viêtnam dérobés par un fonc-
à la jurisprudence constante de la Cour européenne des tionnaire de l’administration, aurait dû être sanctionnée
droits de l’homme : la légitimité d’informations d’intérêt comme un délit de vol et de recel de vol par la justice. Tout
public, révélant en l’espèce des faits délictueux (fraudes fis- l’honneur de la démocratie américaine fut d’affirmer
cales, financements politiques illicites, prises illégales l’inverse, par la voix de la Cour suprême qui donna raison
d’intérêts, entrave à la justice, etc.), l’emporte sur l’origine au quotidien contre la Maison Blanche avec cet argument :
éventuellement délictueuse des informations révélées – « Seule une presse complètement libre peut révéler effica-
dans ce cas précis, des enregistrements clandestins réalisés cement les manipulations du gouvernement. »
par le maître d’hôtel de Liliane Bettencourt. Ainsi le numérique, ce moteur technologique de notre
Autrement dit, le droit du public à être informé est si troisième révolution industrielle, est-il désormais un enjeu
fondamental en démocratie qu’il peut prendre le pas sur clairement politique. Ce n’est pas une simple querelle des
d’autres droits s’il est avéré que les informations rendues anciens et des modernes, mais bien l’affrontement de nou-
publiques sont d’intérêt général – et tel est bien le cas des velles émancipations et de vieilles dominations. Et cette ba-
révélations de WikiLeaks, comme en témoigne abondam- taille est un révélateur impitoyable. C’est une des caractéris-
ment leur reprise par les médias du monde entier ainsi que tiques des temps de transition et/ou de révolution, d’avenir
l’absence de poursuites judiciaires sur le fond. En somme, incertain et de futur improbable : nombre de ceux qui sont
parce qu’il est une condition de la vie démocratique, le droit habitués à diriger ou à posséder, et donc à ne pas craindre
à l’nformation peut être jugé dérogatoire d’autres droits, par d’ordinaire les lendemains, deviennent soudain stupides et
exemple le droit des affaires ou le secret des diplomates. ignorants, laissant entrevoir, malgré leur intelligence sup-
L’histoire de la liberté de la presse, de sa protection et de sa posée ou leurs diplômes avérés, une bêtise péremptoire ou
promotion, est pavée de décisions de justice ayant construit une inculture confondante, par peur soudaine de l’inconnu.
cette jurisprudence caractéristique d’un Etat de droit. A ce palmarès, Frédéric Mitterrand n’est pas le premier.
En s’exprimant de la sorte, qui plus est comme s’il était Les premiers lecteurs de Mediapart se souviennent ainsi de
lui-même la justice, Frédéric Mitterrand dévoile donc notre franche rigolade devant l’annonce prématurée de no-
l’inconscient anti-démocratique aujourd’hui à l’œuvre chez tre mort73 dans la bouche d’Alain Minc, lequel se distingua
nos puissants : que surtout rien ne fuite, que rien ne se sa- également par l’affirmation que l’actuelle crise économique
che, que rien ne soit rendu public qu’ils ne contrôlent, vali- était « grotesquement psychologique »74. L’équivalence fa-
73http://goo.gl/jRuww
72http://goo.gl/kYc1i 74http://dai.ly/brNthe
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 41 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 42
meuse établie par Denis Olivennes entre Internet et « tout à Dominique Cardon, l’auteur du premier de ces essais, La
l’égout de la démocratie »75 restera longtemps en tête de ce Démocratie Internet (Seuil, 2010, coll. « La République des
sottisier, d’autant plus stupéfiante qu’elle venait d’un diri- idées »). Sociologue au laboratoire des usages d’Orange
geant de médias s’exprimant devant un parterre de patrons. Labs, il nous rappelle que, loin d’être d’origine militaire
Mais le réquisitoire paniqué de l’aboyeur Frédéric Lefebvre comme on l’entend dire souvent, « Internet est surtout né
(devenu depuis secrétaire d’Etat au commerce, aux PME, au de la rencontre entre la contre-culture américaine et
tourisme, à la consommation, etc.), décrivant la Toile l’esprit méritocratique du monde de la recherche ». Né du
comme un nid mafieux, refuge de psychopathes, de violeurs bouillonnement libérateur des années 1960, poursuit-
et de racistes qu’il faudrait urgemment éradiquer, lui fera il, « Internet aiguillonne toutes les expériences visant à dé-
toujours fortement concurrence76. passer la coupure entre représentants et représentés : déli-
Cette arrogance imbécile trace une ligne de partage, bération élargie, auto-organisation, mise en place de col-
comme l’on dirait une ligne de front, entre ceux qui diaboli- lectifs transnationaux, socialisation du savoir, essor de
sent Internet, le réduisant à une grossière caricature, et compétences critiques, etc. ». Une « révolution », insiste-t-
ceux qui s’efforcent de le comprendre, observant avec préci- il, qui « est une aubaine dans la mesure où elle approfondit
sion son évolution, ses promesses et ses limites, ses riches- et complexifie le régime démocratique » : en élargissant
ses et ses manques, les pratiques qui s’y déploient et les formidablement l’espace public, Internet « constitue un la-
passions qui s’en emparent. S’ils acceptaient de ne plus être boratoire, à l’échelle planétaire, des alternatives à la dé-
aveuglés par leurs préjugés idéologiques, on conseillerait mocratie représentative ».
volontiers aux cancres précités la lecture de trois ouvrages La révolution numérique nous confronte à ce défi : in-
récents77, excellentes synthèses des enjeux qui nous oc- venter un nouvel âge démocratique dans
cupent ici. Ni béats ni naïfs, leurs auteurs (Dominique Car- l’approfondissement et l’enrichissement du précédent. Nos
don, Patrice Flichy, Antonio Casilli) sont des sociologues fatigues démocratiques témoignent de la crise de la repré-
expérimentés, évidemment avertis qu’aucune technique sentation, à laquelle se limite pour l’essentiel notre pratique
n’est libératrice par essence, mais selon les usages sociaux politique : déléguer son pouvoir à d’autres. Ainsi limitée, la
qu’elle favorise ou entrave. Or leur conclusion est démocratie reste « inachevée »78, rappelait en 2000 Pierre
qu’Internet offre d’immenses opportunités d’invention dé- Rosanvallon, soulignant ensuite qu’une « contre-
mocratique, à condition d’en respecter, défendre et préser- démocratie »79 vient, dès lors, combler ses manques. Avec
ver l’écosystème propre. Revue de détail en forme Internet, poursuit aujourd’hui Dominique Cardon, « la so-
d’antidote à la contre-révolution numérique… ciété démocratique sort de l’orbite de la politique représen-
« Rarement la conception d’une technologie aura enga- tative », mettant en évidence les limites de l’espace public
gé autant de politique que celle d’Internet », écrit d’emblée traditionnel, à la fois autoritaire, élitiste et paterna-
liste. « Les procureurs de l’espace public numérique,
75http://goo.gl/VUPfi
76http://goo.gl/RavMd 78http://goo.gl/xjwpl
77http://goo.gl/Mq0fn 79http://goo.gl/F0RVM
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 43 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 44
ajoute-t-il, ne parlent jamais pour eux, mais pour les au- privé, dont l’historienne Arlette Farge a montré le rôle déci-
tres. Eux savent, contrôlent, trient la bonne et la mauvaise sif dans la Révolution française. Ainsi, sous la question dé-
information, ne sont dupes de rien. Mais, autour d’eux, les mocratique gît la question sociale, la première étant la
gens sont naïfs, sectaires, versatiles et impudiques. Ce pa- condition nécessaire de la seconde. « La société des ama-
ternalisme est de moins en moins tolérable dans des socié- teurs est une société plus démocratique, conclut Flichy.
tés qui s’individualisent en prescrivant la responsabilité, C’est une société où l’on considère que chaque individu pos-
l’autonomie et la diversité. Internet est un instrument de sède une ou des parcelles de compétence, et que ces élé-
lutte contre l’infantilisation des citoyens dans un régime ments peuvent être associés à travers des dispositifs coopé-
qui est censé leur confier le pouvoir. » ratifs. (…) L’amateur fait descendre l’expert-spécialiste de
Voilà de quoi ils ont peur – de nous, les citoyens –, et son piédestal, refuse qu’il monopolise les débats publics,
c’est pourquoi ils tentent de nous faire peur avec Internet. utilise son talent ou sa compétence comme un instrument
Conclusion sans appel de Dominique Cardon : « La mé- de pouvoir. En définitive, il contribue à démocratiser cer-
fiance à l’égard d’une parole sans contrôle ni censure cache taines pratiques (artistiques, scientifiques ou politiques),
une méfiance plus grande encore à l’endroit d’une société comme le discours critique qui les accompagne. L’amateur
auto-organisée. » Professeur de sociologie à l’université de oblige les créateurs et les producteurs à se soucier davan-
Paris-Est Marne-la-Vallée, Patrice Flichy, notre deuxième tage de leur public, les élus à tenir compte en permanence
auteur, avec Le Sacre de l’amateur (Seuil, 2010, coll. « La des citoyens, les savants à imaginer d’autres scénarios, les
République des idées »), aborde le même enjeu sous l’angle médecins à soigner autrement. »
de « la démocratisation des compétences ». Le Avec Les Liaisons numériques (Seuil, 2010), fruit d’une
mot « expert », rappelle-t-il, n’a pas toujours eu la significa- enquête de terrain sur les nouvelles sociabilités du Net, no-
tion contemporaine de « spécialiste », acception excluante tre troisième auteur, Antonio Casilli, met en pièces les my-
qui met à distance le commun des citoyens. Sa signification thes associés à Internet et souvent retournés contre lui par
traditionnelle était « rendu habile par l’expérience », accep- ses détracteurs. Non, la Toile n’est pas « un empyrée imma-
tion prenant en compte à l’inverse cette « expertise quoti- tériel fait d’octets » : virtuel et réel y fonctionnent en bou-
dienne » qu’il y a chez tout individu, ce que le philosophe cle, indissociables, les usages informatiques res-
Michel de Certeau (1925-1986) appelait « les arts de faire » tant « inséparables des pratiques sociales ». Non, les
ou « l’invention du quotidien », tous ces savoirs et ces com- identités réelles ne se dissolvent pas dans leurs avatars nu-
pétences « qui sont bien distincts de l’expertise des élites ». mériques : « moyens d’exprimer et de réaliser l’autonomie,
En troublant le jeu politique traditionnel et en bouscu- le contrôle et l’efficacité auxquels les individus aspirent »,
lant ses acteurs professionnels, ce surgissement de ce sont aussi de nouvelles stratégies citoyennes ancrées
l’amateur sur Internet évoque, selon Patrice Flichy, cette dans un contexte historique inédit. Non, les technologies de
opinion publique populaire du XVIIIe siècle, bouillonnante l’information et de la communication, les fameuses TIC, ne
et indisciplinée, aux langages aussi inventifs qu’indociles, sont pas, par nature, désocialisantes, les liaisons numéri-
transgressant en permanence la frontière entre public et
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80http://rop.gonggri.jp/
81http://this.is/birgitta/
EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 47 EN DEFENSE D’INTERNET ET DE WIKILEAKS 48
un grand jury américain », laquelle pourrait mener à une taire. Au 30 juin 2010, selon Internet World Stats85, il y
inculpation de Julian Assange aux Etats-Unis. « Après avait dans le monde près de 2 milliards d’utilisateurs
avoir tenté de réduire WikiLeaks au silence en faisant d’Internet sur une humanité totale de près de 7 milliards
pression sur Paypal, Visa et Mastercard pour lui couper les d’individus. Parmi ces utilisateurs du Net, près de 60 mil-
vivres, le gouvernement américain porte maintenant at- lions l’étaient en langue française.86 En 2010 encore, dans
teinte à la vie privée de plusieurs partisans les plus connus l’Union européenne87 (à 27), 65% des particuliers âgés de 16
du site », a déploré ce dernier, selon un communiqué de à 74 ans ont utilisé Internet régulièrement (soit une fois par
WikiLeaks82. Dans l’immédiat, Assange devrait être fixé semaine)88 et 53% fréquemment (soit chaque jour ou pres-
mardi 11 janvier, à Londres, sur la date du procès sur sa que)89. En France, toujours en 2010, selon la toute dernière
possible extradition en Suède. Toujours en liberté surveil- enquête de référence90, près de 40 millions de personnes (3
lée, il annonce pour avril un livre83 détaillant son « combat millions de plus qu’en 2009) se connectent à Internet d’une
pour imposer une nouvelle relation entre les populations et façon ou d’une autre (domicile, travail, mobilité). Les trois-
leurs gouvernements ». quarts des personnes équipées d’une connexion Internet à
Autrement dit, pendant que les interrogations sur « le leur domicile l’utilisent tous les jours, 16% en font un usage
côté obscur » de WikiLeaks84 prennent le pas sur les révéla- hebdomadaire et 5% seulement ne l’utilisent jamais. Au fi-
tions du « Cablegate », la traque s’accentue et s’accélère, la nal, c’est désormais un peu plus de la moitié de la popula-
puissance américaine ne semblant pas prête à laisser tion (53%) française qui se connecte quotidiennement.
l’affront sans punition. Cette criminalisation en cours de Internet est donc définitivement au cœur du nouveau
WikiLeaks confirme le propos initial de cette série : alerter monde qui s’annonce. Ce qui, en revanche, n’est pas encore
sur l’enjeu véritable de ce feuilleton, qu’il s’agisse de la définitivement joué, c’est de savoir qui, en fin de compte,
normalisation policière d’Internet, de la défense de nos li- entre puissances étatiques, intérêts marchands et exigences
bertés d’information et de communication ou des potentia- citoyennes, gagnera la bataille de ses usages, de leur protec-
lités démocratiques de la révolution numérique. tion et de leur contrôle. Mise en garde contre « le bluff
L’événement WikiLeaks – premier scoop à la fois citoyen et technologique », l’œuvre pionnière de Jacques Ellul (1912-
mondial de l’ère numérique – est bien ce tournant introdui- 1994), penseur trop oublié aussi original qu’inclassable,
sant à une bataille décisive entre les logiques citoyennes nous avait amplement démontré que « la technique est
d’approfondissement démocratique et les intérêts, aussi l’enjeu du siècle ». Ni bonne ni mauvaise, mais ambivalente,
bien politiques qu’économiques, dont elles dérangent les si- elle peut aussi bien servir un « système technicien » domi-
tuations acquises de domination et de contrôle. nateur et oppressif qu’être, au contraire, mise au service de
Quelques chiffres ne sont pas inutiles pour prendre la
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mesure considérable de l’enjeu de cet affrontement plané-
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83http://goo.gl/6xsge 89http://goo.gl/aYhkt
84http://goo.gl/rpvSd 90http://goo.gl/iLRqr
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l’homme, de ses besoins essentiels et de ses droits primor- presse. « Une presse libre et non corrompue a une mission
diaux, ainsi que des grands équilibres qui les garantissent. d’une importance considérable à remplir », écrit-elle, tant il
En somme, tout dépend de nous, de chacun et chacune importe de « garantir cette liberté politique particulière-
d’entre nous. Tout, c’est-à-dire le pire ou le meilleur. Ce ment essentielle : le droit à une information véridique et
n’est pas une injonction idéaliste, mais plutôt une recom- non manipulée, sans quoi la liberté d’opinion n’est plus
mandation réaliste : de catastrophes économiques en désas- qu’une cruelle mystification ». Conviction que l’on retrou-
tres guerriers, sans oublier les destructions écologiques, ne vait déjà dans un autre de ces articles, paru en 1967 dans le
sommes-nous pas témoins de l’imprévoyance aveugle et de New Yorker et intitulé « Vérité et politique »93 (à lire en
l’inconscience morale de nombre de ceux qui, de par le français dans le recueil La Crise de la culture) : « Le fait de
monde, nous dirigent ou le prétendent ? dire la vérité de fait comprend beaucoup plus que
Aussi importe-t-il, loin de toute fascination idéologique l’information quotidienne fournie par les journalistes, bien
pour la technique et de toute vision absolutiste du numéri- que sans eux nous ne nous y retrouverions jamais dans un
que, d’y défendre avec acharnement l’essentiel des vieilles monde en changement perpétuel, et, au sens le plus littéral,
valeurs démocratiques et humanistes, de droits et de liber- nous ne saurions jamais où nous sommes. »
tés. C’est de cette alliance du meilleur de la modernité tech- Cette position de principe de la philosophe reposait sur
nique et du meilleur de la tradition politique que peut naître la conviction que les « vérités de fait », différentes des véri-
un Internet réellement au service de ses usagers. Dans leurs tés d’opinion, de conviction, de croyance, de préjugé,
commentaires ou sur leurs blogs, des abonnés de Media- d’idéologie, etc., sont essentielles à la vitalité démocratique.
part91 ont ainsi convoqué, à propos des actuelles mésaven- Ce sont elles qui nous font réfléchir pour agir, qui nous font
tures de WikiLeaks, d’utiles pensées de la philosophe Han- évoluer en nous dérangeant, qui modifient nos positions et
nah Arendt (1906-1975), vieilles de près de quarante ans. Il nos attitudes, qui nous rassemblent par leur force démons-
s’agit d’un article paru en novembre 1971 dans la New York trative. Et elles sont bien plus fragiles et menacées que les
Review of Books à propos de la révélation par le New York vérités d’opinion tant elles dérangent nos conforts de pen-
Times des « papiers du Pentagone », 7.000 pages de docu- sée. Dès lors, il importe par-dessus tout de garantir, préser-
ments militaires confidentiels. Son titre en résume claire- ver et améliorer les conditions de leur production, révéla-
ment le propos : « Du mensonge en politique »92 (à lire en tion et diffusion. Car, sans elles, il n’y aurait plus de monde
français dans le recueil Du mensonge à la violence). commun, de réflexions partagées, d’échanges rationnels,
Au cours de cette réflexion sur « le secret, la tromperie, mais seulement l’affrontement général des idéologies, pré-
la falsification délibérée et le mensonge pur et simple em- jugés, croyances, convictions ou opinions. En somme, il n’y
ployés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation aurait plus de liens entre citoyens, plus de relation dans la
d’objectifs politiques », l’auteur des Origines du totalita- cité, plus de communauté humaine. Mais la guerre de tous
risme en vient à une défense radicale de la liberté de la
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92http://goo.gl/hYk9K 93http://goo.gl/EbHvW
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contre tous, avec la certitude de chacun de détenir seul la Dérouler le monde, c’est-à-dire le découvrir et l’accepter
vérité vraie. dans son infinie diversité, irréductible aux unicités qui vou-
Or Internet est justement, par définition, l’univers du draient le soumettre, le simplifier, le réduire et le normali-
lien, de la relation et de la communauté. Du lien partagé, de ser : « C’est la diversité qui nous protège et, s’il se trouve,
la relation entretenue, de la communauté construite. nous perpétue », ajoutait le poète, juste après avoir rappelé
L’invention du lien hypertexte n’est-elle pas au ressort des que « la pensée de l’Un, qui a tant magnifié, a tant dénatu-
fonctionnalités de nos sites, de leurs références, documen- ré aussi ». « La pensée de la Relation, précise ailleurs
tations et interactions ? Reste à ne pas dégrader cet écosys- Edouard Glissant, en 2009 cette fois, ne confond pas des
tème en préservant ce qui fait lien, précisément : le contenu identiques, elle distingue entre des différents pour mieux
même de l’échange, sa liberté et sa vitalité, son incertitude, les accorder. Les différents font poussière des ostracismes
son inventivité, son imprévisibilité, ses surprises et ses créa- et des racismes et de leurs monogonies. Dans la Relation,
tions, ses tâtonnements et ses hasards, ses désordres et ses ce qui relie est d’abord cette suite des rapports entre les dif-
étonnements... En somme, relation est ici le maître-mot, la férences, à la rencontre les unes des autres. » L’irruption
clé, le nœud : qualité de la relation, intégrité de la relation, d’Internet appelle donc une politique de la relation ouverte
liberté de la relation, éthique de la relation, etc. au tremblement du Tout-Monde, une invention collective
Dès lors, nul hasard si l’on doit à Edouard Glissant, avec qui ferait litière des pensées de système, de leurs calculs
cette acuité visionnaire propre aux poètes, quelques fulgu- oppressants et de leur théorèmes oppresseurs. « Pour la
rances sur Internet dans un passage anticipateur de son première fois de leur histoire, poursuit Glissant, les huma-
Traité du Tout-Monde, publié en 1997, à une époque où le nités sont seules face à cette terrible présence : de devoir
Net balbutiait encore. Toute l’œuvre de ce grand voyant est susciter d’elles-mêmes leurs éthiques, et plus communé-
en effet ancrée sur une « philosophie de la Relation », où ment leurs morales. »
s’entrecroisent et s’enrichissent mutuellement poétique et Ainsi les défis posés par l’avenir d’Internet et soulignés
politique. La Relation comme antidote à la domination et par l’affaire WikiLeaks nous obligent-ils à renoncer aux
comme apprentissage de l’incertitude... Loin de certaines pensées habituées et à frayer des chemins pionniers. Aux
crispations académiques94 face aux ébranlements numéri- Hannah Arendt, Jacques Ellul et Edouard Glissant déjà ci-
ques, Glissant pressentait dans Internet le surgissement de tés, il faudrait ajouter Edgar Morin, dont la réflexion sur la
l’imprévisible et du discontinu, ruptures qu’il accueille vo- complexité dialogue avec le Tout-Monde et la créolisation
lontiers : « Si les sciences classiques avaient pour fin glissantiennes. Recommandé récemment sur Mediapart par
l’infiniment petit et l’infiniment grand, nous devinons que Stéphane Hessel95, le dernier tome de La Méthode, œuvre
la science informatique ne considère que l’infiniment mou- morinienne au long cours, s’intitule Ethique et a pour enjeu
vant. (...) Internet déroule le monde, il l’offre tout dru. » la question de l’aveuglement qui, régulièrement, met en pé-
ril nos sociétés.
94http://goo.gl/D0qta 95http://goo.gl/kOoKR
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Faisant le constat que « les démocraties contemporaines seulement complémentaire à l’individualisme, elle est aussi
sont en dépérissement », Edgar Morin rappelle que « la la réponse aux inquiétudes, incertitudes et angoisses de la
démocratie est une conquête de complexité sociale » : « La vie individuelle. »
démocratie fait de l’individu un citoyen qui non seulement Ainsi nos responsabilités sont-elles engagées dans ce défi
reconnaît des devoirs, mais exerce des droits. Le civisme où il s’agit de surmonter cette « peur de comprendre » qui,
constitue alors la vertu socio-politique de l’éthique. Il re- souligne Morin, nourrit l’incompréhension. Alliant liberté et
quiert solidarité et responsabilité. Si le civisme s’étiole, la solidarité, cette nécessaire « auto-éthique » est aussi bien
démocratie s’étiole. La non-participation à la vie de la cité, une vertu individuelle qu’une vertu sociale : « La seule sau-
en dépit du caractère démocratique des institutions, déter- vegarde d’une très haute complexité, conclut-il, se trouve
mine un dépérissement démocratique. » dans la solidarité vécue, intériorisée par chacun des mem-
Or l’une des causes de ce dépérissement bres de la société. Une société de haute complexité devrait
est « l’élargissement d’un non-savoir citoyen », en d’autres assurer sa cohésion non seulement par de "justes lois",
termes la dépossession croissante des citoyens s’agissant mais aussi par responsabilité/solidarité, intelligence, ini-
des savoirs, connaissances et informations leur permettant tiative, conscience de ses citoyens. Plus la société se com-
d’influer sur les grands choix politiques : « Comme les déve- plexifiera, plus la nécessité de l’auto-éthique s’imposera. »
loppements de la techno-science ont envahi la sphère poli- Telle est, pour finir, la question politique qui est devant
tique, le caractère de plus en plus technique des problèmes nous, individuellement et collectivement, et dont la réponse
et décisions politiques les rend ésotériques pour les ci- dépend d’abord de nous : allons-nous répéter et prolonger
toyens. Les experts compétents sont incompétents pour les vieilles dominations qui, régulièrement, conduisent
tout ce qui excède leur spécialité et rendent les citoyens in- l’humanité au bord du gouffre – verticalités politiques, au-
compétents sur les domaines scientifiques, techniques, éco- toritarismes policiers, méfiances envers la société ; ou bien
nomiques couverts par leurs expertises. Le caractère hy- allons-nous faire le choix de l’invention politique, en pariant
per-spécialisé des sciences les rend inaccessibles au sur la relation (entre individus, peuples, nations), la com-
profane. » préhension (des savoirs, connaissances, informations) et le
L’avènement d’une « démocratie cognitive » est la ré- partage (des pouvoirs, richesses et orientations) ? Allons-
ponse qu’Edgar Morin appelle de ses vœux contre cette dé- nous, dans le foisonnement infini des liaisons numériques,
possession du savoir. Mais elle suppose de relier ce qui, au- frayer ce chemin où s’invente en marchant une politique de
jourd’hui, est séparé, cloisonné et dispersé : « Tout regard la relation ? Ou bien allons-nous laisser saccager cet écosys-
sur l’éthique doit percevoir que l’acte moral est un acte in- tème naturel du numérique par la construction effrénée
dividuel de reliance : reliance avec un autrui, reliance avec d’autoroutes bitumées, de murs bétonnés et de miradors
une communauté, reliance avec une société et, à la limite, grillagés ?
reliance avec l’espèce humaine. [Or] notre civilisation sé- Bien plus réaliste qu’utopique, tant les périls
pare plus qu’elle ne relie. Nous sommes en manque de re- s’accumulent, cette espérance concrète qui nous anime,
liance, et celle-ci est devenue un besoin vital ; elle n’est pas dans ce monde sans frontières qu’est potentiellement Inter-
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9 janvier 2011