Henri Hatzfeld
NOTE SUR LA MUTUALITE
AU XIX* SIECLE
(On peut étudier les sociétés de secours mutuels au XIK¢sitcle & partir d'une défi-
nition assez simple : une soiété de secours mutuels est une société dont les mem-
bres se sont donné pour régle de verser une part convene de leur revenu afin d’as-
surer, 8 ceux de ces membres qui en connaftraient Je besoin, des prestations égale-
‘ment convenues. Il s’agit done d'une forme de solidarité librement organisée, Cette
definition, si simpliste soit-elle, permet de comprendre que dans des circonstances,
différentes, en fonction CobjectifS ou de buts différents, des groupes différents,
‘animés par des intentions et des idéologies différentes, aient pu recourir & la méme
technique protectrice. De la, Ia variété des mutuelles que nous rencontrons et 1a
diversité des jugements que les contemporains ont portés sur elles. Sans prétendre
faire une typologie, je propose dessayer un premier « rangement », On fera apps-
raitre des sociétés de secours mutuels qui sont différentes les unes des autres mais
guile sont parfois parce qu’elles se succédent dans Je temps et non parce qu'elles
sfopposent dans la méme période. C’est en ce sens que notre rangement est trés
provisoire et surtout porteur de questions.
MUTUALITE OUVRIERE
Je commencerai par les sociétés de secours mutuels que jappellersi ouvrigzes en
donnent au mot ¢ ouvrier » une connotation trds précise: je parler des mutucelles
aqui ont été mélées & histoire du mouvement ouveier. Dans les troubles sociaux
de Pépoque révolutionnaire, nous voyons deja des travailleurs qui cherchent & s'or-
geniser compte tenu du vide juridique créé par le décret d’Allorde. La suppression
des corporations, en effet, a eu comme conséquence de priver les travailleurs de
certaines garantie, relatives notamment au niveau des salaires et 8 aces la pro-
fession, D’oi le crainte de voir avili le prix du travail, notemment & cause de la
pression embauche d’ouvriers venus on ne sit od et préts& acceptér Pouvrage
Henri Hatafeld est professeur & ’Université de Nancy
a ”pour un moindre gain. Les ouvriers qui cherchent & s'organiser en une période
co les salaires sont devenus le fait des contrats individuels ont tout intérét a négo-
cier des teri qui empécheront les patrons de jouer sur le grand nombre des deman-
deurs d'emploi Il faut donc s'organiser pour négocier. Mais Pessociation & laquelle
les travailleurs songent, n’sura pas cette seule finalité: association professionnelle,
elle permettra & la solidarité d’un méme corps de métier de se manifester : cotis
tions en vue de secours & donner en cas de maladie ou si Pouvrage vient & manquer
ete, Bref, association ouvritre qui se cherche sur les raines des corporations, qui
1a pas encore pris forme pourrait ou devrait réanir plusieurs fonctions également
utiles aux métiers qui s‘interrogent : fonction de secours et de solidarité, fonction
de représentation et éventuellement de négociation ou de tutte.
Cette situation semble tout & fait comparable & celle qu'on trouve notamment en.
Angleterre et aux Etats-Unis dans les premiéres décennies du xix: sitcle, Les syndi-
cats de méticr qui sorganisent, assument une pluralité de fonctions : fonction den
traide et de combat, mais aussi contrble de I? apprentissage et de Membauche et,
plus tardivement en Angleterre (aprés 1860), représentation des intéréts ouvriers
auprés du Parlement et dans les commissions parlementaires. En d’autres termes,
In fonction syndieale t la fonction mutualiste se troavent non pas confondues mais
assurées par Ja méme orgenisation, On a pu dire que ces deux fonctions se nuisent
Pune Pautre et que le souci des eaisses inspire trop de prudence a des dirigeants
‘qu’on pourrait imaginer plus combatifs. Mais il arrive aussi que les deux fonctions
se confortent l'une autre et que Pattrait legitime des secours qu’ils garantissent
assure aux syndicats un recrutement fidele et nombreux. Or, ce modéte d'un syndi-
calisme plurifonctionnel ne s"est pas imposé en France comme dans les pays anglo-
saxons of il acquiert largement droit de cité. Faisons Phypothse que ceci s'expli-
que parce que le barrage que la classe dirigeante oppose A la pression ouvriére ne
se situe pas au méme endrait dans ces pays et dans le nOtre. En Angleterre, la liberté
des essociations ouvritres est acquise depuis les lois de 1824-1825. Je ne sache pas
‘qu'elle ait été en question aux Etats-Unis (sous réserve pourtent des fameux con-
‘rats « chien-jatine » qui resteront paseibles jusqu’en 1932). Mais si Yon peut s'ss-
socier librement, c'est le droit de gréve qui servira de verrou : la gréve est l'objet
dune jurisprudence trés attentive, trds répressive, qui distingue les gréves licites
et les graves illictes, qui s"interroge sur la forme des piquets de gréve etc. Raison
de plus pour tenter de se donner une assise onvridre aussi large que possible en
uusant de la liberté de s"associer et en offrant @ ceux que on veut rassembler le
puissant attrait de la solidarité et de la sécurité.
‘Mais en France, cest 'association ouvrigre elle-méme qui est interdite et ceci dés
Ia loi Le Chapelier qui vise également In pratique mutualiste et la pratique syndi-
cale. Les formes de l'interdiction, fa vigilance ou la sévérité de la police varieront
au cours du sidcle et selon les lieux. Les pouvoirs publics ont en effet quelque dit
culté a conserver une attitude constamment négative dans la mesure of les p
lanthropes ne manquent pas, appartenant & diverses.écoles, qui montrent que dans
état de grande mistre qui est celui de la classe ouvritre, le mutualité est bienfai-
sante, et bienfaisante plus encore que ne Ie sont les sociétés de bienfaisance. Cat
Ja mutualité apprend & épargner : elle n’incite pas seulement a demande, elle habi-
tue a mettre de cbté et & pourvoir aux besoins des plus malheureux. Mais lorsque
le contréle se reléche, lorsque les autorisations se multiplient, n'assiste--on pas au
développement d’associations qui se présentent comme des associations d’entraide
18cx qui sont, au fond, des sociétés de résistance ? Le mutuslisme lyonnais qui jouera
tun si grand réle dans les journées de 1851 et de 1834 est le meilleur exemple de
ce que nous disons 18. Mais c'est trés loin d’étre le seul et on pourrait citer, sous
a Monarchie de Juillet & Paris et en province, nombre de cas comparsbles. Cette
«collusion » avérée des deux types dssociation ne pouvait évidemment que ren
forcer Is suspicion des pouvoits publics.
Je voudrsis suggérer une autre cause, mineure du reste, de la difference de déve-
loppement du syndicalisme anglais et du syndicalisme francais. Gérer des caisses
entraide est une pratique délicate, Dans cet epprentissage, les ouvriers anglais
ontils pas &t€ aidés par Pexpérience ecquise par certains entre eux dans des
communautés religieuses telles que les paroisses méthodistes ? On seit que certai-
nes de ces paroisses furent proches du mouvement ouvrier, et quece dernier y trowva
des sympathisants et des militants.
‘Toujours estil que le mutualisme n’est pas seulement unc idéologie mais aussi une
pratique et que cette pratique, qui surait demandé apprentissage et continuité, &
£&é contrarige par 'application de la legislation répressive su les associations owvrit-
res, si l'on fait abstraction de la breve période qui suit la Revolution de Février
1848, Cela pesera certainement ts lourd sur le mouvement ouvrierfrangais Iorsqu’'il
en viendra, vers les ennées 1880, a s'crienter vers la forme qu’il a prise ~ celle
du syndicalisme révolutionnaire — et & se séparer du courant mutualiste qu s'orien-
tera dans une autre direction, Naturellement, les idées révolutionnires qui n’ont
cessé tout au long du XIX" et sous diverses formes détre vivantes dans la pensée
‘ouvritre, joueront un r6le de tout premier plan en cette affaire. Mais on peut pen-
ser que habitude d'une autre pratique qui n'a pu se développer, aurait pu changer
bien des choses. Toujours estil que lorsqu’on se tourne au début de ce sitcle vers
les organisations confédérées on en trouve bien peu — notable exception : la Fédé-
ration du Livre — qui sient eu leur caisse mutualiste
MUTUALITE POPULAIRE
1La répression, nous avons vu, n’a jamais été totale. Des mutuelles ont vécu qui
se sont cantonnées dans leur fonction dTentraide et ont été 'autant mieux tolérées
qu'cles s'y sont tenues. S'y sont-elles toujours tenues ? C'est une autre afaire, I]
cen est, nous Ie savons, qui a Poccasion d'une gréve, per exemple, changent de peau
cu, si ’on préfére, jettent leur bonnet par-dessus les moulins. Mais ces associations
ne sont pas toutes purement et simplement ouvrigres. Elles peuvent regrouper des
petits patrons, des artisans avec leurs compagnons. Ou bien des ernployés. Le temps
passant, on trouvera des amicales d’anciens militares, Toutes ne sont pes profes-
sionnelles. Elles peuvent @tre « familiales » comme la Société de Prévoyance de
‘Nancy, fondée en 1846, Des milieux de la petite bourgeoisie se trouveront petit
a petit concernés, Elles peuvent Etre « rurales ». Bre, elles s’adapteront & des grou-
pes divers. Meme sila mutualité en vient a s'implanter dans Tes classes moyennes,
je serais tenté de penser que ces associations ont une origine populaire, Telles ces
petites mutuelles de Lille qu’évoquait Pierre Pierrard. Quelques dizaines de cams-
rades qui ont leur ceise dans un caberet. On pale quatre sous par semaine et l'on
sfassure ainsi d’en avoir vingt par jour pendant trois mois si Y’on est malade. A
Iain de année, on 6paise ce qui reste en caisse au cours d'un bon repas et puis 'on
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