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Jean-Paul Margnac
Jean-paul@margnac.fr
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Les mécanismes d'intégration en littérature1
A partir d’exemples puisés dans l'œuvre de Gustave Flaubert
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JEAN-PAUL MARGNAC
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Cette communication vise à placer la littérature et plus précisément la création littéraire dans la
problématique des quatrièmes Journées du Moulin d'Andé, dédiées au thème de l'intégration.
Elle n'a d'autre ambition que de donner un coup de projecteur sur l'approche systémique pratiquée par la
critique littéraire académique sur le roman flaubertien.
1
Cette communication a été présentée aux « Journées du Moulin d’Andé », organisées par l’AFSCET en 2003.
2
Anthologie de la poésie d’André Gide en Pléiade et livre quatrième des Contemplations, 3 septembre 1847.
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Il est habituel de séparer ce qui est prose de ce qui est poésie mais cette distinction est mise en
défaut dès que l'on aborde des textes limites, à la fois prose et poésie3. La prose, pour sa part,
emprunte de multiples formes : roman, essai, nouvelle, conte, épopée …
La richesse des formes littéraires offre aux auteurs l'avantage de choisir celle qui s'accordera le
mieux à leur projet. Dans l'œuvre romanesque, la seule que nous aborderons ici, il est de l'ordre de
l'émotion.
3
Evoquons simplement le poème fleuve de Cendrars : Prose du Transsibérien …
4
http://www.hull.ac.uk/hitm/gen/brindx.htm
5
Cf. l'édition des lettres par Louis Conar, Université de Rouen.
http://www.univ-rouen.fr/flaubert/03corres/conard/accueil.html
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Le diagnostic demeure incertain. Les spécialistes hésitent entre la crise d'épilepsie, les séquelles d'un traumatisme
crânien ou les premières manifestations de la syphilis.
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déplacement en Italie qu'il accomplit pour accompagner sa sœur Caroline durant son voyage de
noces (pratique courante à l'époque). Sa visite de Gênes laissera une trace que j'évoquerai plus tard.
Enfin, deux voyages que l'on peut qualifier d'initiatiques : la randonnée en Touraine et en
Bretagne, accomplie en juin 1847 avec Maxime Du Camp, qui donnera Par les Champs et par les
grèves et surtout le grand tour en Orient, fournissant la matière à un récit de voyage publié après sa
mort sous le titre : Voyage en Egypte.
Flaubert, l'homme plume, comme il se définissait lui-même, entrera donc en 1851, à trente ans,
dans la carrière qu'il s'était assignée. Dès son retour d'Orient, il se met en effet au travail pour
rédiger ce qui lui apportera la gloire littéraire, le sulfureux (pour l'époque) Madame Bovary.
Ce n'est pas un novice de l'écriture. Il a déjà noirci l'équivalent de dix mille feuillets et produit
quelques textes significatifs dont une première version de l'Education sentimentale et de la
Tentation de Saint Antoine.
Quand il enchaîne sa vie au labeur de l'écriture, il a déjà engrangé la plupart des éléments qui
alimenteront son œuvre. Ils seront d'ailleurs largement puisés dans ses souvenirs de voyages.
L'apport de la critique
Comment peut-on affirmer par exemple que ces "trois périples contribuèrent à la maturation du
jeune homme" ou que le nom de Bovary a été trouvé au cours d'une excursion en Egypte ?
C'est le rôle de la critique littéraire d'éclairer, voire de confirmer ce type d'hypothèse.
Il existe de nombreuses écoles. La comparatiste est la plus simple, la plus ancienne aussi. Elle
consiste à établir des correspondances ou à rechercher les sources d'inspiration.
L'école structuraliste, représentée par Roland Barthes, Umberto Eco, Julien Greimas, Gérard
Genette, Julia Kristeva, sur les traces des formalistes russes7, partaient du postulat de l'invariabilité
de certaines structures du récit. Dans les années soixante-dix, son influence fut considérable.
Le mouvement dénommé intertextualité, défendu notamment par Julia Kristéva, postule que
chaque texte est le produit d’autres textes : “ Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes
dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. ”
Actuellement, c'est la critique génétique qui a le vent en poupe. Elle se propose de renouveler la
connaissance des textes à la lumière de leurs manuscrits. Selon Pierre-Marc de Biasi8, “l’œuvre,
dans sa perfection finale, reste l’effet de ses métamorphoses et contient la mémoire de sa propre
genèse ”. Ce qui pose le problème de la conservation et de l'accès aux manuscrits originaux. Un
problème, à l'heure du texte virtuel. Pas de critique génétique possible sans traces.
Quelques exemples
Sans faire référence aux techniques les plus pointues de la critique littéraire, nous nous proposons
de montrer différentes étapes du mécanisme d'intégration à l'aide d'exemples simples ayant trait :
1/ à la recherche de la source d'inspiration
2/ au rapprochement avec une situation déjà vécue par l'auteur
3/ à la mise en évidence d'une intertextualité
7
Notamment Vladimir Propp avec l'analyse structurale des contes d'enfants. In Morphologie du conte 1928.
8
Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, Paris, Nathan Université, coll. " 128 ", 2000. 128 p.
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La recherche de la source
On sait que Flaubert a beaucoup peiné sur sa Tentation de Saint-Antoine.
La première version, rédigée en 40-41, juste avant son départ pour l'Egypte, a connu deux
versions intermédiaires avant sa publication définitive en 1875.
C'est au cours du voyage en Italie qu'il contempla au Musée de Gênes une Tentation peinte par
Breughel9. Voici en effet ce qu'il écrit dans ses notes de voyage en 1845:
Palais Balbi, à Gênes. - La Tentation de saint Antoine, de Breughel. - Au fond, des deux côtés, sur chacune
des collines, deux têtes monstrueuses de diables, moitié vivants, moitié montagne. Au bas, à gauche, saint
Antoine entre trois femmes, et détournant la tête pour éviter leurs caresses ; elles sont nues, blanches, elles
sourient et vont l'envelopper de leurs bras. En face du spectateur, tout à fait au bas du tableau, la Gourmandise,
nue jusqu'à la ceinture, maigre, la tête ornée d'ornements rouges et verts, figure triste, cou démesurément long et
tendu comme celui d'une grue, faisant une courbe vers la nuque, clavicules saillantes, lui présente un plat chargé
de mets coloriés.
… têtes sortant du ventre des animaux ; grenouilles à bras et sautant sur les terrains ; homme à nez rouge sur
un cheval difforme, entouré de diables ; dragon ailé qui plane, tout semble sur le même plan. Ensemble
fourmillant, grouillant et ricanant d'une façon grotesque et emportée, sous la bonhomie de chaque détail. Ce
tableau paraît d'abord confus, puis il devient étrange pour la plupart, drôle pour quelques-uns, quelque chose de
plus pour d'autres ; il a effacé pour moi toute la galerie où il est, je ne me souviens déjà plus du reste.
Le texte définitif restitue l'atmosphère de cette première "vision" du Breughel. Mais la première
version a été élaborée sans la confrontation avec l'expérience charnelle du désert. Le voyage en
Egypte sera l'occasion d'un autre type d'intégration : vérifier que le décor rêvé de l'ermitage du saint
correspond à une réalité sensible. La contemplation du désert égyptien lui permettra d'écrire avec
autorité :
“ Le soir, sur une montagne ; à l'horizon, le désert ; à droite, la cabane de saint Antoine, avec un banc … ”
C'est une page magnifique que l'on relit toujours avec le même plaisir.
La scène se déroule sur le coche d'eau qu'emprunte le héros, jeune bachelier, pour rejoindre sa
mère à Nogent sur seine.
Flaubert a vécu une scène semblable lorsqu'il rejoignait Marseille avec Maxime Du Camp, avant
d'embarquer pour Alexandrie. En 1841, le trajet nécessitait entre trois et quatre jours et plusieurs
moyens de transport : diligences, chemin de fer et même liaison fluviale…
La rencontre avait eu lieu durant le trajet Chalon-sur-Saône-Lyon, à bord d'un bateau des
messageries :
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Les exemples abondent et chaque roman de Flaubert a donné lieu à une élucidation précise. On sait ainsi que la trame
de Madame Bovary a été puisée dans un fait divers, raconté à Flaubert par ses amis.
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“ Parmi les passagers du bateau de la Saône nous avons regardé avec attention une jeune et svelte créature qui portait sur sa
capote de paille d'Italie un long voile vert. Sous son caraco de soie elle avait une petite redingote d'homme à collet de velours avec
des poches sur les côtés …. Boutonnée sur la poitrine par deux rangs de boutons, cela lui serrait au corps, en lui dessinant les
hanches et de là s'en allaient ensuite les plis nombreux de sa robe qui remuaient contre ses genoux quand soufflait le vent. ”
On peut compléter par un autre trait. Il décrit ainsi dans ses notes de voyages, l'attitude de
l'inconnue rencontrée sur la Saône :
“ Elle …se tenait la plupart du temps appuyée sur le bastingage à regarder les rives. ”
Cette description d'une orientale avait de quoi exciter la libido des hommes de l'époque.
Elle venait de sortir du bain—sa gorge dure sentait frais, …elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l'eau de
rose. ”
Une vision très précise de cette visite, l'apparition de la courtisane en haut de l'escalier de sa
demeure, accueillant ses hôtes, sera recyclée dans l'Education :
“ Sur l'escalier, en face de nous, la lumière l'entourant, et se détachant sur le fond bleu du ciel, une femme debout, en
pantalons roses, n'ayant autour du torse qu'une gaze d'un violet foncé. ”
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Voyage en Egypte. Pierre-Marc de Biasi. Ed. Grasset & Fasquelle, 1991.
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Réminiscence probable de la scène du Tartuffe de Molière : "l'étoffe en est moelleuse". Normal de la part d'un lycéen
encore tout imprégné des classiques
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Apparemment on m'avait vu, car le jour même, au repas de midi, et comme tout le monde mangeait dans une
salle commune, à l'auberge où nous étions logés, j'entendis quelqu'un qui me disait:
— Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie.
Je me retournai ; c'était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.
— Quoi donc? lui demandai-je, préoccupé.
— D'avoir ramassé mon manteau ; n'est-ce pas vous?
— Oui, Madame, repris-je, embarrassé.
Elle me regarda.
Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet ! comme elle était belle, cette femme ! je vois encore cette
prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil. Elle était grande, brune, avec de
magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses
sourcils hauts et admirablement arqués, sa peau était ardente et comme veloutée avec de l'or; …. Elle parlait
lentement; c'était une voix modulée, musicale et douce...
Elle avait une robe fine, de mousseline blanche, qui laissait voir les contours moelleux de son bras.
Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul nœud rose ; elle la noua d'une main
fine et potelée, une de ces mains dont on rêve longtemps et qu'on brûlerait de baisers. ”
La juxtaposition des trois textes : le roman définitif, les notes de voyage, les Mémoires d'un fou,
dévoile les invariants du procédé narratif.
Flaubert ouvrait son Education par l'embarquement de Frédéric Moreau sur le coche d'eau Paris-
Montererau :
“ Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville de Montereau, près de partir, fumait à gros bouillons devant le
quai Saint-Bernard. ”
Pourquoi pas ? Tout critique littéraire, en se référant à sa propre autorité, s'arroge la liberté de
postuler n'importe quelle hypothèse.
Ce dernier exemple illustre toute la différence entre la posture d'un critique se livrant à
l'interprétation hasardeuse d'un texte et la critique didactique, exercice universitaire, encadré par les
règles strictes de la réfutation. La communauté validera ou rejettera une hypothèse, soit à la suite de
la découverte de nouveaux documents, soit en procédant à un examen plus serré du texte et de ses
sources.
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Une critique psychanalytique est-elle possible ?
Nous venons d'évoquer les opérations conscientes d'agrégation, d'intégration, d'assimilation.
Celles qui surgissent par le mécanisme de remémoration. Comment aborder les inconscientes ?
S'agirait-il de la fameuse inspiration, chère aux romantiques ?
La psychanalyse pourrait-elle alors contribuer à élucider ses voies tortueuses ?
Inspiration, inspirer, ces termes renvoient au souffle… Serait-ce alors une forme de
pneumatique, au sens chrétien du terme, révélant le rôle de l'Esprit Saint dans la Trinité…
Il s'agirait alors, en suivant cette métaphore, du troisième terme de la création littéraire, aussi
difficile à saisir que le Saint Esprit, arbitrant entre les signifiés et leurs multiples signifiants.
Là encore, il a fallu Flaubert pour balayer les sornettes de l'inspiration.
L'écriture est labeur, non illumination. C'est l'antithèse d'un Pascal, foudroyé par la grâce un soir
de novembre 1654, expérience spirituelle intense, certes, mais non littéraire. Bien qu'il en profitât
pour rédiger son Mémorial, pages vibrantes, écrites dans une langue transcendée par l'extase.
Mais la psychanalyse ayant pris pied dans le champ des sciences humaines, plusieurs auteurs se
sont attachés à appliquer ses modèles. Sartre en particulier avec l'Idiot de la famille.
Mis à part les topiques classiques de la psychanalyse, éclairant les grands traits de l'être
psychique, la granularité du choix du mot ou, plus encore des noms et des prénoms, nous paraît
inaccessible de l'extérieur. Sauf exception, c'est mission impossible car l'interprétation d'un vécu est
toujours sujette à contestation. Qui pourra déterminer avec certitude quelle pulsion inconsciente
conduisit Flaubert à donner le prénom de Frédéric à son héros plutôt que celui de Charles ou de
Léon ?
Comme nous nous sommes efforcés de le montrer dans ce papier, la critique littéraire se
préoccupe d'élucider les mécanismes de production et d'intégration littéraire.
Ses résultats sont souvent fascinants et procurent un plaisir renouvelé de la lecture.
Cet exercice, éminemment systémique, aiguise ainsi notre relation au texte. Il montre qu'il existe
de multiples manières de lire un texte, comme il existe de multiples structures narratives.
Le texte doit se " lire aux éclats " selon la belle formule de Marc-Alain Ouaknin13.
Texte puzzle comme le célèbre La vie mode d'emploi de Perec nous invitant constamment à
reconstituer la trame et les multiples intentions dissimulées par l'auteur …
Texte fleuve dans lequel il suffit d'embarquer comme sur un radeau pour en suivre
nonchalamment les rives …
Texte icône, partie intégrante de notre culture …
Rien de durable ne se construit sans texte …
Jean-Paul Margnac
Mai-juin 2003
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Le degré zéro de l'écriture. Eléments de sémiologie.
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« Lire aux éclats – Eloge de la caresse » Points Essais 1989.
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