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ÉMILE ZOLA ET LE NATURALISME

Parmi les romanciers modernes, il n’en est pas de plus puissant que M. Zola. Flaubert était
plus noble, les Goncourt plus nerveux, plus artistes, plus chercheurs. Daudet n’a été et ne sera
jamais que le reflet très effacé des uns et des autres. Il se dégage de toute son œuvre une force
brutale, parfois grossière, mais belle en somme, malgré l’exagération de ses muscles, et la fougue
emportée de ses gestes. L’ écriture de Zola n’est pas toujours parfaite ; elle a des incorrections qui
irritent, des recherches qui fatiguent, et pourtant c’est un maître écrivain. Écrivain du moment , qui
passera malheureusement, car nos fils n’en comprendront pas la langue, et ne verront plus l’intérêt
de ses livres, tout d’actualité, et par conséquent fugitif !
Zola vient de publier un roman, Germinal, qui possède toutes les qualités, mais aussi tous
les défauts de ses aînés. C’est cependant un maître livre qui, en dépit des partis pris de naturalisme,
révèle plus que jamais le tempérament romantique, lyrique même, de son auteur. Il y a, dans
Germinal, des pages superbes, qui font couler dans l’âme des frissons tragiques, comme ceux dont
vous secouent les sombres rêves de Dante.
C’est dans l’enfer moderne, au fond sinistre des mines, dont les gueules béantes
engloutissent chaque jour tant de proies humaines, que l’auteur a placé son drame effrayant. Il nous
en reste un sentiment de terreur profonde, et aussi une pitié douloureuse pour ces déshérités des
joies terrestres, pour ces condamnés aux ténèbres, qui peinent, halètent, succombent dans ces nuits
sépulcrales, et qui jamais ne voient le soleil se coucher aux horizons lointains, ne respirant jamais
l’air qui se vivifie aux sources de la vie et de la fécondation universelles.
Zola a merveilleusement indiqué, et par des réalités impitoyables, ce qu’il y a d’insalubre et,
pour ainsi dire, de fatal dans les disproportions des destinées humaines. D’un côté, la révolte que la
misère et la besogne maudite arment, et qui finit par les boucheries sanglantes et les tueries
effrayantes ; d’un autre côté, l’indifférence bourgeoise et son incapacité à déplacer le mécanisme de
la vie sociale, si injustement doux aux uns, si injustement cruel aux autres. C’est par là que son
roman est magnifique, car on y voit, distinctement, l’inutilité des efforts, des aspirations de ces
misérables, dont les poussées périodiques, sans cesse refoulées, les font retomber plus bas, et plus
meurtris, et plus enchaînés que jamais.
J’ignore si la vie des mines y est exactement exprimée ; il y a des chances pour qu’elle le
soit, car tout y est d’une apparence saisissante de vérité, avec ce grandissement des objets qui est le
lot des imaginations romantiques, comme est celle de Zola. Au milieu d’épisodes inutiles, de détails
encombrants, de redites fatigantes, à travers un style embroussaillé, où la pensée quelquefois se
perd, il faut admirer la logique du drame, laquelle ne se dément pas un instant, malgré l’extrême
difficulté qu’il y avait à conduire, à faire mouvoir, chacun selon son tempérament, une quantité
innombrable de personnages, différents d’instinct. Tout concourt, le plus habilement du monde, et
dans un bel ordre de composition, à la catastrophe finale.
Il est regrettable seulement que ce puissant artiste qu’est Zola ne puisse se débarrasser de
certains partis pris enfantins qui déparent souvent ses livres et rompent désagréablement l’harmonie
d’une œuvre, sans nécessité pour la couleur et pour le dessin. Je n’ai point de répugnance pour le
mot cru. Je prétends au contraire qu’il faut savoir ne pas reculer devant lui, quand il est nécessaire à
l’effet. Cela est l’affaire de valeur, disent les peintres, de tact littéraire, dirait un gendelettre. Mais
on ne doit l’employer qu’à bon escient, et sans qu’il déborde sur le reste.
M. Zola l’étale avec une sorte de complaisance agaçante ; il y revient avec persistance,
comme s’il éprouvait une joie d’enfant à défier le “bégueulisme” bourgeois, à envoyer des pieds de
nez à ses pudeurs qui s’effarouchent. Le mot cru finit par emplir le livre ; on ne voit que lui, on ne
sent plus que son odeur. Il gâte le plaisir et fige l’admiration ; pourquoi Zola, qui est un maître et un
grand esprit, ne laisse-t-il pas ces procédés démodés à l’insatiable naturalisme des Trublots qui
barbotent toute leur vie dans la crotte ? Le naturalisme n’a, jusqu’ici, produit que M. Paul Alexis et
M. Henry Céard – de quoi, j’imagine, il n’y a point lieu de se vanter.
À part ces réserves, dans la forme souvent négligée, il faut avouer que Germinal est une
œuvre admirable, grouillante de vie, et de vie terrible, aussi peu naturaliste que possible, aussi
forte, et d’une beauté artistique aussi grande que L’Assommoir, avec une plainte humaine plus
durcie, et qui résonne plus douloureusement encore.
Ce qu’on appelle naturalisme est une école singulière, où l’on apprend à ne voir des choses
que le détail inutile. Il me fait l’effet d’un monsieur qui, voulant, je suppose, rendre compte d’une
soirée, ne verrait pas les personnages qui s’y agitent et s’absorberait dans la description d’une
chaise derrière un rideau. Le naturalisme, dans un paletot, ne remarque que la tache, dans un meuble
que le luisant, et d’un homme il ne tire que l’énumération des boutons de ses bottines.
Ce qu’il y a de vraiment comique, c’est que tous prétendent écrire comme peignent les
peintres impressionnistes, ces chercheurs passionnés des grandes synthèses, des poètes des lumières
épandues et des larges harmonies, préoccupés surtout de donner aux formes des sentiments, une
âme à la nature, et de noyer le détail dans la masse. Or les naturalistes ont un procédé d’art tout
différent. Lécheurs de détail, ils n’écrivent pas autrement que ne peignent les artistes myopes,
comme Meissonier et Detaille, pour lesquels, dans leurs théories et leurs critiques, ils professent le
plus grand mépris. Leurs œuvres, aussi froides, aussi décolorées, aussi mortes que celles de ces
micro-peintre, n’ont aucun accent d’humanité. Impuissants à rendre l’âme des choses, c’est à peine
s’ils en expriment le geste. Pauvres esprits aveugles et sans idéal, qui reprochent au romantisme sa
vie exorbitante et démesurée, et qui tentent de le remplacer par l’immobilité de la mort !
Je sais que ce mot de naturalisme a beaucoup servi la fortune de Zola, car, en France, il est
nécessaire que le succès, pour être accepté, se colle une étiquette sur le ventre, même une étiquette
fausse, et on serait tenté de lui pardonner à cause de cela. Mais aujourd’hui cette fortune est acquise,
le succès est éclatant. Zola ne devrait-il pas abandonner cette direction du naturalisme, laquelle ne
dirige rien d’ailleurs, et laisse à sa réputation je ne sais quoi d’amoindrissant qui irrite ? Cet
admirable écrivain, qui sait donner de la vie au plus petit et au plus fugitif de ses rêves, est un poète
aux larges coups d’ailes, qui l’emportent malgré lui vers les pures et splendides régions de l’art. Par
quelle déraison veut-il faire croire à la foule qu’il a coupé ses ailes, et qu’il rampe tristement sur ses
moignons dans la boue du chemin ?
La France, 11 mars 1885

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