Tout d'abord, afin de juger à sa juste valeur la mesure prise par le Chef de l'État lors de
son discours du 12 mars 2002 et démesurément amplifiée par ses relais (médias lourds et
certains politicards) dans le but d'apaiser les esprits et rendre possible la tenue de la
mascarade électorale du 30 mai en Kabylie, nous avons le devoir de préciser que la
constitutionnalisation de tamazight langue nationale ne constitue en réalité qu'une infime
avancée de la cause pour laquelle nous avons tant lutté et tant souffert ; le plus important pour
tamazight a été intentionnellement éludé. C'est-à-dire, si l’État avait eu la volonté de prendre
sérieusement en charge la langue amazighe, il aurait fait suivre la mesure suscitée par d'autres
encore plus urgentes et plus utiles pour notre langue, à savoir :
L'histoire de la notation à base latine remonte à plus de 150 ans. Depuis les premières
années de l'invasion française de l'Afrique du Nord, des sociologues el des linguistes venus
d'Europe et travaillant sous les ordres des autorités militaires sillonnaient les territoires
berbérophones dans le but de connaître la société et la langue amazighes pour mieux maîtriser
les Berbères qui leur montrèrent une farouche résistance. Comme résultat des missions
effectuées par ces européen-là, beaucoup d’ouvrages (livres contenant des textes en berbère,
manuels de grammaire, dictionnaires bilingues) transcrits en alphabet latin modifié, virent le
jour.
Ceci dit, il est par conséquent très urgent que l'État, par la force de la loi, tranche en
faveur de la notation susmentionnée. Par pareille décision, il coupera court à toute spéculation
qui viserait à empêcher tamazight d'acquérir le statut de la langue officiellement écrite1.
En l'absence, depuis la nuit des temps, d'un vrai État amazigh qui aurait pu empêcher le
processus de dialectisation de se déclencher, ou du moins de se développer à une cadence
infernale, tamazight s'est éparpillée en plusieurs parlers locaux. Et bien que ces parlers ne
soient pas aujourd'hui tout à fait distincts, il en demeure quand même des barrières assez
importantes qui rendent difficile l'intercompréhension lorsqu'on se déplace d'une région à l'autre
de la berbérie.
Certains pensent qu'il est possible d'unifier les dialectes qui regroupent lesdits parlers en
les développant ensemble et en même temps. Il suffit uniquement de se baser sur les affinités
et renforcer la procédure par l'introduction des mêmes néologismes dans les dialectes
concernés pour que ceux-ci se convergent et s'unifient de nouveau en fin de parcours.
En réalité, ce ne sont là que des illusions : les dialectes en question peuvent certes
s'unifier sur le plan lexical et encore relativement, et après un laps de temps qui peut s'étendre
sur des siècles, mais qu'en serait-il de la grammaire et de la prononciation qui sont aussi des
facteurs décisifs dans l'intercompréhension ? Les adeptes de la méthode précitée ne les ont
pas pris en compte, ce qui rend donc illusoire l'objectif visé à travers leur procédure.
A mon avis, la solution la plus pratique et la plus immédiate ce serait plutôt le choix d'un
seul dialecte puis sa généralisation par l'enseignement, Mais afin que ce choix ne soit pas
entaché de subjectivité, il doit reposer sur des critères établis à partir d'une étude
sociolinguistique de tamazight.
L'étude que nous avons effectuée dans ce but-ci nous a permis de ressortir 5 critères, à
savoir : (a) l'existence d'une tradition d'écriture au sein des locuteurs des dialectes cibles : (b)
l'existence d'une littérature écrite ; (c) la disposition des communautés concernées de médias,
en particulier la télévision et la radio, (d) l'étendue géographique et la notoriété des dialectes
présentés au choix et (c) la part du sacrifice de chaque communauté pour tamazight.
A travers cette étude, nous avons constaté que le seul dialecte qui répond aux critères
suscités est bel el bien le kabyle. Les Kabyles sont en effet les premiers parmi tous les
Berbères à avoir entrepris l'écriture en leur dialecte. En fait, depuis la deuxième période des
années 40, les érudits kabyles, dont Boulifa et Mouloud Mammeri, écrivaient en leur dialecte,
transcrit en caractères latins, tout ce qu'ils rassemblaient en matière de poésie et contes
populaires kabyles. Ensuite, une nouvelle génération d'écrivains et de chercheurs, dont Salem
Chaker, Kamal Nait Zerrad et Amar Mezdad, apparut pour continuer l'oeuvre entamée par les
pionniers susnommés. Résultats, beaucoup d'ouvrages (recueils de poésie, nouvelles, romans,
dictionnaires, etc.), écrits en kabyle, transcrits en caractères latins modifiés, furent édités. On
peut dire donc qu’aujourd'hui le kabyle dispose d'une tradition d'écriture et d'une littérature
écrite assez importantes, ce qui le rend comme le dialecte le plus apte à devenir la langue
commune des Berbères en Algérie.
A cela s'ajoute le fait que le kabyle est le premier et le seul parmi les dialectes berbères à
avoir eu accès au domaine de l'audiovisuel. En plus de la radio chaîne II héritée du
colonialisme, ledit dialecte dispose actuellement d'une autre station radio et d'une chaîne de
télévision émettant depuis la France (BRTV). Le kabyle est jusqu'à nos jours le seul utilisé au
cinéma (films : Adrar n Baya, Tawrirt yettwattun, Macahu). Sans oublier qu'il est également
aujourd'hui l’unique dialecte utilisé dans la presse écrite / électronique (titres : Izuran, ABC-
Amazigh, imyura.net, ayamun.fr, etc).
En outre, contrairement aux autres dialectes confinés dans leurs régions en raison du
conservatisme sclérosant qui empêche la plupart des locuteurs d'avoir des contacts avec les
étrangers (voir les Mozabites) et du sentiment de dévalorisation qui accompagne d'autres
locuteurs (voir les Chaouis et les Chenouis) les obligeant d'adopter d'autres langues que la leur
toutes les fois qu'ils se déplacent hors de leur environnement immédiat, le kabyle s'est déployé
pour atteindre même l'Europe et le Canada2 où une forte communauté kabylophone vit
pleinement son identité amazighe i.e.; par la pratique de la langue maternelle, l'attachement aux
coutumes ancestrales et la lutte, avec toutes ses formes pacifiques, en faveur de tamazight.
Finalement, la Kabylie est la seule région berbérophone qui a tant lutté et tant souffert
pour la cause berbère. Qui de nos jours ignore la signification du Printemps berbère, un 30 avril
1980 où des étudiants kabyles, ayant soulevé le problème identitaire, furent attaqués à
l'enceinte même de l'université de Tizi-Ouzou par une horde de bâtards à la solde d'un régime
extrêmement opposé à tamazight ? Et aujourd'hui, alors que les Kabyles offrent jusqu'à leurs
vies pour que vive tamazight, les habitants des autres régions berbérophones continuent de
s'enliser dans leur propre mutisme comme si cette langue leur était totalement étrangère. Il va
de soi donc que c'est le dialecte des Kabyles qui mérite d'être promu au rang de la langue
commune.
L'État algérien est par conséquent appelé à appliquer immédiatement celle mesure ; et la
meilleure façon pour que sa décision ait un écho dans toute l'Algérie c'est d'émettre un décret
présidentiel ou ministériel donnant officiellement le statut de la langue nationale et officielle (à
côté de l'arabe) au dialecte kabyle.
Une telle institution aura pour mission de veiller sur l'épanouissement, le développement
et la vulgarisation de tamazight. Elle émettra des recommandations concernant la langue
(diffusion de normes de bon usage), elle enrichira la langue par la récupération des unités
lexicales tombées en désuétude ou en voie de disparition et par l'introduction des, néologismes,
elle s'occupera du contrôle des publications afin, au moins, de réduire les écarts par rapport a la
norme de la langue standard, elle encouragera la production littéraire scientifique / linguistique
en organisant régulièrement des colloques et des concours de meilleures œuvres, etc.
Pour que son travail soit efficace, ladite institution doit réunir de véritables spécialistes en
langue et culture amazighes. Quant à l'État, si vraiment il a de bonnes intentions envers
tamazight, il doit mettre à la disposition desdits spécialistes tout ce dont ils auront besoin pour
l'accomplissement des lâches qui leur sont confiées.
En plus, l'État doit ouvrir ce secteur sensible aux hommes d'affaires afin qu'ils créent, à
l'instar de la BRTV installée en France, leurs propres chaînes de télévision en tamazight.
Il existe en Algérie, dans les domaines du théâtre et du cinéma, des acteurs et des
réalisateurs berbérophones de haut niveau5. Ce qui manque ce sont plutôt des locaux où l'on
peut s’exercer et exercer son métier. Pour cela, l'État est appelé à construire - ou à laisser le
privé construire - des théâtres et des studios pour le besoin de la réalisation et / ou du doublage
de films en langue amazighe. En plus, l'État doit lever toute contrainte susceptible de gêner un
producteur de films amazighs6. En fait, l'importance des facilités que les autorités compétentes
doivent offrir à un producteur réside dans le fait qu'elles incitent les autres producteurs à
s'impliquer dans l'expérience, certes très récente mais très prometteuse, de ta production de
films en langue berbère.
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Notes :
1. Un groupe de pseudo-linguistes islaino-baathistes qui n'ont jamais rien apporté à tamazight a récemment
monté sur scène appelant à l’adoption des caractères arabes.
2. A titre d'exemple, le Club Amazigh Averroès de Montréal a adressé une lettre au Ministre français de
l'éducation, M Jack Lang, dans laquelle il soutient l'enseignement de tamazight en France où cette langue existe
déjà comme épreuve facultative au baccalauréat,
3. La chanson de "A-yemma ṣber ur ttru", de Farid Ali, a été chantée même par des Chinois lors d'une
semaine culturelle chinoise à Alger dans les années 80.
4. L'État algérien a investi des sommes colossales d'argent dans la création des trois (la quatrième étant en
voie de réalisation) chaînes de télévision utilisant l'arabe et le français, comme il a renouvelé l'infrastructure des
radios chaîne I et chaîne III, mais il continue de tourner son "derrière" a tout ce qui peut développer tamazight.
5. Rappelons que la gloire de la plupart des films et pièces théâtrales de l'Algérie post-indépendante a été
faite par des acteurs kabyles (Rouiched, M. et S. Hilmi, H. El Hassani, S-A. Agoumi, Ch Nordine, A. Kadri dit
Qriquech, etc.).
6. Qui ne se rappelle des entraves qu'a connues le film « tawrirt yettwattun » de Bouguermouh, juste avant et
pendant sa réalisation ?