C. L’INTERACTIONNISME
Après avoir présenté les paradigmes holistes et individualistes, nous voudrions
présenter l’approche interactionniste, puis terminer cette deuxième partie par la
présentation des paradigmes de l’interdépendance, en particulier la sociologie de
Pierre Bourdieu et celle de Norbert Elias. Nous aurons ainsi achevé la présentation
générale des différentes théories sociologiques en en donnant un aperçu assez
complet, ce qui aura permis d’illustrer ce que nous appelons le pluralisme théorique
ou encore le pluralisme des paradigmes dans les sciences sociales.
C. 2. La problématique interactionniste
Selon Jean-Pierre Durand et Robert Weil, l’interactionnisme procède du point de vue
méthodologique selon lequel le fonctionnement des interactions quotidiennes
observables contient tous les éléments de la théorie sociale. Il suffit de savoir
observer, sans vouloir chercher à découvrir un sens caché comme tendent de le
faire les théoriciens « holistes ». En réalité le sens de l’action sociale n’est pas donné
déjà ; il est le produit de l’action elle-même. De ce point de vue, l’intérêt du
chercheur se porte moins sur l’établissement d’une collection de faits, que sur
l’observation attentive des processus sociaux qui se réalisent à travers les
interactions directes des acteurs sociaux.
Aussi, la sociologie interactionniste ne cherche pas à vérifier des théories par des
faits objectifs mais à observer ce qui se déroule, d’où le parti pris pour l’observation
participante comme H. S, Becker ou Irving Goffman qui a vécu une année dans un
1
L’expression vient de K. Knorr-Cetina et A. V. Cicourel, Towards an Integration of Micro and
Macro Sociologies, Boston, Routledge and Kegan Paul, 1981.
2
Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques de Parsons aux contemporains, Paris, A.
Colin, 2007, 3e ed.
3
Jean-Pierre Durand, Robert Weil, Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 2006.
1
hôpital psychiatrique pour analyser son fonctionnement, ce qui a donné un livre
classique appelé Asiles. Le principe est le suivant : écartons les théories, et
observons les significations qui s’engendrent au cours des interactions singulières et
qui mobilisent les savoirs véhiculés par les acteurs eux-mêmes durant les échanges
(2006 : 274). L’unité d’analyse est donc l’interaction et ses effets sur les individus.
C. 3. L’interactionnisme symbolique
C’est celui de la 2e école de Chicago qui s’est développée au début des années 1940
sur la base du pragmatisme et d’une conception non « holiste » du monde social.
Selon le sociologue Michel Lallement, l’expression interactionnisme symbolique date
de 1937 et a été utilisée pour la première fois par Herbert Blumer (1900-1987),
professeur à Chicago. Largement influencé par les thèses de Georges-Herbert Mead,
Blumer était un anti-durkheimien résolu et critique du holisme.
Pour les tenants de ce courant, la réalité sociale est une réalité individuelle ; les
individus ne subissent pas le monde social, ils ne cessent de le produire et de le
reproduire jamais à l’identique. En interprétant la situation dans laquelle ils se
trouvent, les acteurs conçoivent et construisent leur action mais sans que celle-ci ne
revête un caractère extrêmement rationnel. Par les interactions au sein d’un groupe,
les membres du groupe acquièrent une connaissance et une compréhension
semblable d’une situation. Il en découle, selon Herbert Blumer, que les points de vue
et les représentations des acteurs constituent l’objet essentiel de la sociologie. Sur
le plan méthodologique, il y a donc un refus des méthodes positivistes, des
questionnaires et des traitements statistiques qui éloignent le chercheur du monde
social « réel ». Ce qui est valorisé dans cette démarche, c’est l’observation in situ
qui permet de restituer l’expérience immédiate et la façon dont les acteurs par
l’interaction assignent du sens aux objets, aux situations et aux symboles
(Lallement, 2007 : 201)4.
4
Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques de Parsons aux contemporains, Paris, A.
Colin, 2007, 3e (Nathan 1993).
2
La démarche interactionniste emprunte à l’ethnologie son goût pour le terrain et
pour les petites communautés. Un des terrains privilégiés c’est l’étude des milieux
déviants (toxicomanie et les outsiders). Pour les interactionnistes, la déviance n’est
pas simplement le fait de ne pas se conformer aux normes (interprétation
fonctionnaliste), mais tout autant la conséquence d’une étiquette (théorie de
l’étiquetage de H. S. Becker) qui est collée au dos du déviant par ceux qui le
repèrent et le traitent. Ainsi, E. Goffman (qui a vécu une année à l’hôpital
psychiatrique St Elizabeth de Washington et a écrit Asiles, 1961) a montré que
l’institution totale que constitue l’asile psychiatrique (comme d’ailleurs les prisons et
les hôpitaux), réalise un ensemble d’interactions spécifiques qui contribue à
produire le label malade mental, conclusions qui avaient déplu aux psychiatres. E.
Goffman avait récidivé en 1963 avec Stigmates où il essaie de comprendre les types
de relations qui peuvent s’instaurer entre les normaux et les handicapés et les
stratégies mises en œuvre par ces derniers pour ne pas être déconsidérés (Durand
et Weil, 2006 : 273).
Pour Herbert Becker, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une
personne, mais plutôt une conséquence de l’application par les autres, de normes et
de sanctions à un « transgresseur ». Le déviant est celui auquel cette étiquette a été
appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité
attache une étiquette (H Beker, Outsiders, 1963, Paris, Métailié, 1985). La déviance
doit donc être analysée comme un processus; c’est une construction sociale par
laquelle certains individus en viennent à être désignés comme délinquants,
marginaux, voire malades On construit les règles de conformité, puis on désigne le
déviant. L’important n’est donc pas la déviance mais le marquage social ; le
processus social par lequel des individus en viennent à être désignés comme
« marginaux ». C’est lui en effet qui donne aux groupes l’illusion de posséder des
règles de vie commues, et qui par voie de conséquence, leur procure le sentiment
d’exister en tant que groupes. En désignant les règles de la normalité, on désigne
les « fous », « les marginaux », « les déviants », ce qui a pour conséquence de
consolider le groupe des bien portants.
C. 4. L’ethnométhodologie
L’ethnométhodologie s’inscrit dans la perspective interactionniste de Schütz. La
démarche procède de l’analyse interne de l’ordre social. Pour expliquer, il convient
d’utiliser le savoir véhiculé par les acteurs eux-mêmes. Selon Durand et Weil, le
terme d’ethnométhodologie, utilisé à partir de 1965 (2006 :279).
L’ethnométhodologie est à rattacher aux travaux précurseurs de Harold Garfinkel
(né en 1917), formé à Harvard, élève de Parsons, et professeur à Chicago 5.
L’attention est focalisée sur les savoirs pratiques et les compétences pratiques dans
les relations sociales. H. Garfinkel rompt avec la tradition positiviste qui fait de la
société une réalité objective et de l’acteur un agent sans histoire ni passion et
largement englué dans un ensemble de valeurs qui prédéterminent ses
comportements. Pour Garfinkel, le social est un processus. Il est le fruit de l’activité
permanente des membres de la société. Ces derniers sont munis d’un sens commun
et d’un réservoir de savoirs pratiques qu’ils mettent à l’épreuve de façon routinière
dans les activités les plus courantes de la vie de tous les jours. Les ethno
5
H. Garfinkel, Studies in Ethno methodology, Prentice Hall, Inc, Englewood Cliffs, New Jersey,
1967.
3
méthodologues portent un intérêt aux actes de la vie quotidienne qui peuvent nous
paraître les plus banals. Ils privilégient pour se faire une démarche ethnographique
(observation directe, observation participante, entretiens, études de dossiers
administratifs et scolaires, entretiens avec les acteurs (Lallement, 2007 : 210-211).
Une autre critique adressée aux théoriciens interactionnistes c’est de s’en tenir à ce
que disent, pensent et interprètent les acteurs et à partir du savoir pratique de ces
acteurs pour expliquer le social. Durand et Weil se réfèrent à Pierre Bourdieu pour
articuler la critique de l’interactionnisme. Comme le souligne Bourdieu (1987:148-
6
A. Schütz, « Le monde social et la théorie de l’action sociale », Sociétés, n°O, 1984, pp. 6-
10
7
Aaron V Cicourel, La sociologie cognitive, Paris, PUF, 1979 (1972), 239p.
4
150)8, l’opposition des interactionnistes et des ethno méthodologues au modèle
positiviste de Durkheim qui consiste à traiter les faits sociaux comme des choses,
c’est-à-dire en faisant abstraction des représentations des agents, les conduit à
réduire le monde social aux représentations que s’en font les acteurs, et à
transformer la science en un compte rendu des comptes rendus produits par les
sujets sociaux. Dans cette voie, ils ne font que suivre la perspective
phénoménologique d’Alfred Schütz, pour lequel les objets de pensée construits par
le social scientist se fondent sur les objets de pensée construits par le sens
commun. Mais la vérité de l’interaction est-elle bien donnée dans l’interaction elle-
même ? On peut en douter lorsqu’on sait que les agents occupent des positions
dans un espace objectif de propriétés dont les règles s’imposent à eux » (Durand et
Weil, 2006 : 284).
Enfin, s’il est important de souligner la liberté des acteurs, capables de jouer avec
les règles, comment peut-il réduire à un ensemble cohérent la poussière des
activités individuelles tout en refusant d’analyser l’effet d’imposition du pouvoir
assuré par la médiation des institutions ; comment ne pas prendre en compte le
poids des institutions. C’est le sens des critiques énoncées par M. Crozier et E.
Friedberg (1971 : 83-84). On se donne ainsi le moyen de rompre avec les théories
rationnelles et normatives qui expliquent l’action par la conformité aux objectifs des
organisations, mais pour autant on ne comprend pas les « mécanismes régulateurs
assurant l’intégration des comportements des acteurs au sein des structures
collectives ». L’intersubjectivité ne peut expliquer le phénomène du pouvoir. Chez E.
Goffman, la solution du problème repose sur l’ajustement mutuel des interactions
grâce au travail de l’acteur sur son rôle, ce qui supposerait l’existence d’un marché
des interactions et des significations. A moins de supposer que les rapports de
pouvoir de la société au sens large se retrouvent tels quels au niveau des
interactions quotidiennes ! Comment prendre en compte les modes de domination si
l’analyse se limite aux interactions quotidiennes entre acteurs individuels (Durand et
Weil, 2006 : 284).
Conclusion
La perspective interactionniste rompt à la fois avec le holisme et dans une certaine
mesure avec l’individualisme. Elle met l’accent sur les interactions et les échanges
entre acteurs situés dans des contextes précis. Elle apporte une méthode d’analyse
qui prend en compte la dimension culturelle et symbolique et l’échange entre
acteurs individuels. L’objection qui demeure ce sont les origines de la culture et des
valeurs et le rôle des institutions dans la production de ces mêmes valeurs.
8
Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, 231p.
5
D. I. 1. Quelques éléments de la théorie des systèmes
Né d’une synthèse intellectuelle entre la cybernétique, la théorie des systèmes9 et le
structuralisme, le systémisme s’affirme au milieu des années soixante-dix et se
positionne d’emblée comme une remise en cause radicale des conceptions
atomistes issues de la science newtonienne. A la suite de la cybernétique, le
systémisme abandonne l’étude des phénomènes en eux-mêmes pour ne s’intéresser
qu’aux interactions entre des ensembles structurés. Fidèle à la logique cybernétique,
l’information apparaît alors comme le principe fondamental d’organisation, de
différentiation et de régulation des systèmes (Lafontaine 2004 : 121)10.
6
systèmes géographiques sont plutôt exotropes tandis que d’autres sont avant tout
endotropes (Dauphiné, 2003 : 84).
Un système qui subit une agression externe, peut adopter différents comportements
pour s’adapter. La régulation passive consiste à imposer un filtre aux entrées. C’est
le rôle des frontières entre les Etats. La géographie des frontières est une
géographie des régulations passives. La régulation active se fait à l’intérieur même
du système, soit par anticipation (feedforward) soit par rétroaction (feedback). Pour
réguler le trafic urbain, on utilise un plan d’orientation, qui constitue un essai de
régulation anticipatrice, et des amendes qui sont une forme de rétroaction
(Dauphiné, 2003 : 85). Les rétroactions ou feedbacks sont positives ou négatives.
Les rétroactions positives amplifient les entrées et provoquent généralement des
phénomènes de croissance, tandis que les rétroactions négatives tendent à ramener
le système à son état antérieur, proche de l’équilibre. En démographie, les relations
entre la population et les naissances constituent une boucle de rétroaction positive,
tandis que les relations entre la population et les décès composent une rétroaction
négative (Dauphiné, 2003 : 85).
Comme tout grand sociologue, Norbert Elias a posé les problèmes que la sociologie
se pose depuis sa création par Auguste Comte : qu’est-ce qui lie les êtres humains
entre eux ; comment et par quels mécanismes se tisse la trame du lien social ; où se
situe l’individu : est-il acteur, sujet, ou marionnette ; Comment concevoir la
sociologie, cette discipline qui a pour but d’analyser le fonctionnement, le
changement ou la reproduction des sociétés ?
14
Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques de Parsons aux contemporains, Paris, A.
Colin 2007.
15
Michel Crozier et Erhard Freidberg, L’acteur et le système, Paris, le Seuil 1977.
16
Sabine Delzescaux souligne que vers la fin de sa vie, Norbert Elias a pris le parti « de
subsumer sa sociologie sous le terme de sociologie processuelle, une sociologie dont il se
voulait l’initiateur, sinon le fondateur » Cf. Sabine Delzescaux, Norbert Elias. Une sociologie
des processus, Paris, L’Harmattan 2001 : 37.
17
Norbert Elias, La société des individus, (trad. par Jeanne Ettoré), Paris, Fayard, 1991.
8
Selon Norbert Elias, le principe fondamental des relations sociales est celui de
l'interdépendance, (et non pas de la liberté qui n'est que la «chance de
puissance»)18 condition vitale pour les individus. Sans qu'ils le sachent, ces derniers
sont contraints de vivre dans l'interdépendance mutuelle, car ils dépendent les uns
des autres pour leur sécurité et pour la satisfaction de leurs besoins. Ce processus
n'est ni planifié, ni compris par les acteurs eux-mêmes. Dans un passage célèbre, il
écrit: tout se passe comme si des «millions d'hommes parcourent ce monde, pieds
et mains liés par des fils invisibles. Il n'y a pas de conducteurs. Personne ne se tient
à l'écart. Les uns veulent aller dans une direction, les autres dans une autre. Ils se
tombent dessus mutuellement et, vaincus ou vainqueurs, demeurent attachés les
uns aux autres» (Elias, 1993: 20). C'est dire combien il est important de prendre en
considération les «processus sociaux non planifiés» résultant de l'interaction
dynamique entre les individus et leur compréhension affective et imaginaire des
configurations sociales dont ils dépendent (Elias, 1993)19.
Pour Pierre Bourdieu, la société est en fait un macro espace social (Marx parlait de
formation sociale) constitué d’une multitude de micro espaces sociaux qu’il appelle
des champs sociaux. Les acteurs sociaux sont insérés dans des groupes sociaux et
ces groupes se distinguent en fonction de leurs origines sociales, des ressources
dont ils disposent et des activités qui sont les leurs ; ils sont donc insérés dans des
champs sociaux divers. Leur insertion est fonction des ressources dont ils disposent
que Bourdieu appelle des capitaux (la notion de capital a une signification plus large
que la signification économique marxienne). Elle est fonction également d’une
certaine aptitude socialement acquise qu’il appelle habitus. Capital, habitus et
champ, ce sont là les trois concepts clés de la sociologie de Bourdieu.
21
Norbert Elias La solitude des mourants, Paris, Christian Bourgeois 1987 : 71.
22
Sociologue de formation, il fut titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France.
23
Cf. Philippe Corcuff, « Théorie de la pratique et sociologies de l’action. Anciens problèmes et
nouveaux horizons à partir de Bourdieu », in Actuel Marx, N° 20, Paris, PUF, 1996.
24
Vincent de Gaulejac, « De l’inconscient chez Freud à l’inconscient selon Bourdieu : entre
psychanalyse et socioanalyse», pp. 75-86, in Pierre Bourdieu : les champs de la critique,
Bibliothèque du Centre Pompidou, 2004.
25
Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980.
10
Le concept de capital, tel qu’il est utilisé par Pierre Bourdieu dépasse l’acception
marxiste, dans la mesure où chez Bourdieu il renvoie à une « ressource » rare dont
dispose l’agent et qui peut être une ressource économique (capital économique),
culturelle (capital culturel), sociale (capital social), ou symbolique (capital
symbolique). Il y a donc différentes sortes de capitaux qui sont efficients selon la
position de l’acteur dans un espace social ou ce que Bourdieu appelle « un champ
social ». Ses capitaux sont acquis dans le processus de socialisation et sont fonction
de l’origine sociale des individus.
L’habitus renvoie aux schèmes mentaux (ou structures cognitives) (appelées aussi
structures structurantes (Bourdieu 1997 : 206) qui sont structurellement
homologues aux structures objectives, parce qu’ils sont génétiquement liés. Ces
schèmes résultent de l’incorporation des structures. Le mécanisme de cette
incorporation consiste en une exposition répétée à des conditions sociales définies,
qui imprime au sein des individus un ensemble de dispositions durables qui sont
l’intériorisation de la nécessité de leur environnement social. Cette exposition
répétée inscrit à l’intérieur de l’organisme des individus l’inertie structurée et les
contraintes de la réalité extérieure. La correspondance entre les structures sociales
et les structures mentales est produite notamment, mais pas uniquement par le
système scolaire (Wacquant 1992 : 18-24). Les structures cognitives, dit Bourdieu
dans Les Méditations pascaliennes « ne sont pas des formes de la conscience mais
des dispositions du corps, des schèmes pratiques » ; ces structures que l’histoire
collective (phylogenèse) et individuelle (ontogenèse) a inscrites dans les corps
(Bourdieu 1997 : 210).
L’habitus n’a pas de réalité propre, n’a pas de pouvoir autonome pour diriger
l’action, au sens du « soi » (self) développé par Herbert Mead ou de la
« personnalité » chez Talcott Parsons. La théorie de l’habitus n’aboutit pas à une
psychologie sociale, ne mène pas aux théories de l’identité, du caractère, du
conformisme et de l’autonomie. En lieu et place, elle suscite une prise en compte
sans fin et circulaire des structures objectives structurant les structures subjectives,
qui a leur tour, structurent des structures objectives» (Alexander 2000 : 43). Pour
Bourdieu, «le sujet» que constitue l’habitus né du monde des objets ne se donne pas
comme une subjectivité face à une objectivité (…). L’habitus est une métaphore du
monde des objets » (Bourdieu, Sens pratique : 130).
Pour Bourdieu, l’habitus est ce qui permet de comprendre comment des conduites
peuvent être orientées par rapport à des fins sans être consciemment dirigées vers
ces fins, dirigées par ces fins (..). L’habitus entretient avec le monde social dont il
est le produit une véritable complicité ontologique, principe d’une connaissance
sans conscience, d’une intentionnalité sans intention et d’une maîtrise pratique des
régularités du monde qui permet d’en devancer l’avenir sans avoir seulement besoin
de le poser comme tel». L’habitus, dit encore Bourdieu, « est le produit de
l’incorporation de la nécessité objective : l’habitus, nécessité faite vertu, produit des
33
P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980 : 102.
34
P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972 : 187.
13
stratégies qui, bien qu’elles ne soient pas le produit d’une visée consciente de fins
explicitement posées sur la base d’une connaissance adéquates des conditions
objectives, ni d’une détermination mécanique par des causes, se trouvent être
objectivement ajustées à la situation. L’action qui guide le «sens du jeu» a toutes les
apparences de l’action rationnelle que dessinerait un observateur impartial, doté de
toute l’information utile et capable de la maîtriser rationnellement. Et pourtant elle
n’a pas la raison pour principe» (Bourdieu 1987 : 20-22).
Bien qu’il y ait une cohérence entre habitus de classe et habitus individuels,
certaines trajectoires ou situations peuvent engendrer des habitus clivés, divisés,
voire déchirés (lorsqu’il y a des déplacements dans l’espace social comme c’est le
cas des déclassés par le haut ou par le bas ; ou dans l’espace géographique ceux
des émigrés-immigrés). L’habitus peut être ajusté au champ, et donc cela souligne
le facteur d’adaptation et de reproduction : dans ce sens, les structures engendrent
les habitus qui engendrent des pratiques qui reproduisent les structures (c’est ce
qu’on appelle le « fatalisme » de la sociologie de Pierre Bourdieu (Mauger 2004 : 70-
71).
L’habitus peut être décalé par rapport au champ et donc il y a inadaptation parce
que les conditions sont révolues ou parce qu’il y a un changement rapide des
structures qui fait que les agents sont « dépassés par les évènements ». Ces
situations induisent une forme de réflexivité forcée, de délibération et de choix
stratégiques (« rationnels ») qui apparaissent comme une modalité possible de
l’action : ainsi, l’habitus peut être au principe de l’inadaptation que de l’adaptation,
de la révolte comme de la résignation, de la reproduction comme de la
transformation. D’une certaine manière, l’habitus c’est « l’inconscient social » en
chacun de nous ». Les pratiques produites par l’habitus présentent les
caractéristiques des conduites instinctives, mais il y a cependant une possibilité de
prise de conscience et donc une possibilité de décalage entre pratique et habitus. Il
y a une part d’indétermination, d’ouverture, d’incertitude, mais, pour Bourdieu, « les
agents ne sont jamais libres, mais ils n’ont jamais autant l’illusion de la liberté (ou
de la non-contrainte) que lorsqu’ils agissent conformément aux schèmes de leur
habitus, c’est-à-dire conformément aux structures objectives dont cet habitus est le
produit et dont ils ne ressentent pas plus la contrainte en ce cas qu’ils ne ressentent
la pesanteur de l’air » (Bourdieu, 1972: 25935, cité par Mauger, 2004 : 73-74).
Un champ est une configuration de relations objectives entre des positions occupées
par des agents sociaux dont les propriétés dépendent des formes de capitaux qu’ils
possèdent. Un champ est un espace dans lequel les agents luttent en fonction de la
position qu’ils occupent pour obtenir le monopole du capital spécifique légitime du
champ. Il est structuré par la distribution inégale du capital spécifique légitime entre
dominants et dominés : les uns ont des stratégies de conservation alors que les
autres sont des stratégies de subversion. Le champ se caractérise par le fait que,
par delà les luttes qui les opposent, les agents qui composent un champ ont un
intérêt commun à le faire exister. Le champ est mu par des jeux et des enjeux
propres qui ne peuvent être perçus que par un agent qui a un habitus lui permettant
40
P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, cité par Lallement, 2007 : 131-
132.
15
de reconnaître les logiques propres de ces jeux. Le champ possède une autonomie
relative41.
Dans le champ, il y a des agents, des sortes de joueurs qui investissent dans le jeu
et qui sont donc en compétition autour d’enjeux propres à un champ donné. Les
joueurs sont à la fois en coopération mais aussi en opposition. Et s’ils s’opposent
c’est parce qu’ils ont en commun d’accorder au jeu, et aux enjeux, une croyance
(doxa), une reconnaissance qui échappe à la mise en question (les joueurs
acceptent, par le fait de jouer le jeu, et non pas par « contrat » que le jeu vaut la
peine d’être joué, que le jeu en vaut la chandelle) et cette collusion est au principe
de leur compétition et de leurs conflits (Wacquant 1992 : 74 -75)42. Un champ est
donc un espace de jeu où il y a des enjeux, un investissement dans le jeu (illusio),
une stratégie des joueurs, des règles et des régularités, et une lutte pour
l’imposition d’une définition légitime (acceptée comme nécessaire) des conditions
d’accès au champ.
41
Ces éléments sont développés par Thomas Gay, L’indispensable de la sociologie, Paris,
Studyrama, 2004, pp. 51-52.
42
Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive : 71-90.
43
Cf. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
16
Conclusion
L’approche par l’interdépendance se décline différemment selon les auteurs. Chacun
des trois auteurs lui donne un contenu différent. Chacune de ces interprétations
renvoie elle-même à une théorie spécifique de la société et de l’individu. Les
individus sont interdépendants entre eux, voire vis-à-vis d’eux-mêmes 44 puis ils sont
dépendants, dans une certaine mesure, des structures sociales et de leur
intériorisation sous forme d’habitus. Chacune de ces interprétations donne à l’acteur
individuel, ou à l’agent social, une part d’autonomie et d’initiative qui varie en
fonction des postulats de base.
A lire
- Jean-Philippe Lecomte, « Qu’est-ce que le politique ? », In Sociologie politique,
Paris, Gualino Editeur, 2006, pp. 39-63 (24p).
- Jean-Philippe Lecomte, « Les fondements du pouvoir politique. Pourquoi
obéissons-nous au pouvoir politique ? », In Sociologie politique, Paris, Gualino
Editeur, 2006, pp. 39-63 (24p).
MD/5/04/09
44
Ceci renvoie à la distinction de N. Elias entre contrainte et autocontrainte.
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