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UNE QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES

Jean Jacquelin

Ce papier a été publié dans le magazine QUADRATURE n°61, pp.7-13, juillet 2006,
édité par EDP Sciences, 17 av. du Hoggar, PA de Courtaboeuf, 91944 Les ULIS, France
http://www.edpsciences.org/quadrature/

Illustration baroque et anachronique, ayant pour fond


une peinture d’Albert Besnard [artiste français, 1849-1934].
« La Première d’Hernani, avant la bataille ».
UNE QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES

Jean Jacquelin

1. AVANT-PROPOS

Si vous évoquez « La querelle des anciens et des modernes » chacun pensera à cette
controverse littéraire déclenchée par l’affirmation de la supériorité des Modernes sur les
auteurs antiques.
Souvenons-nous : Vers la fin du XVII ième siècle, les discussions érudites dégénérèrent
rapidement en une polémique acerbe, particulièrement lorsque Charles Perrault, s'appuyant
sur l'autorité de Descartes, élabora la théorie d'un double progrès: dans les arts et dans les
sciences. Cette notion de progrès étant étendue au domaine moral, le débat masquait une
opposition profonde sur le plan philosophique.
Malgré Fénelon, qui donna une opinion nuancée dans sa Lettre sur les occupations de
l'Académie française (1714), la querelle se poursuivit durant des décennies, à travers
l'affrontement des Encyclopédistes (les Modernes) et des Classiques (les Anciens). Un
événement marquant fut la violente bataille d'Hernani, au Théâtre-Français (1830), dont le
souvenir a inspiré le peintre Albert Besnard (toile de 1903, Musée Victor Hugo, Paris).
Avec le temps, les querelles deviennent moins dogmatiques. Le résultat fut de montrer
qu'il y avait plus d'une forme possible pour atteindre à la beauté littéraire. Ce qui n’empêche
pas que se poursuivent encore des polémiques périodiquement renouvelées, les écoles se
multipliant et s'affrontant : les jeunes générations ne manquent pas de révéler des méconnus
de la génération précédente et parfois de flétrir certaines des anciennes gloires. L’écrit
polémique est l'instrument propre à la lutte des intelligences, indispensable au progrès de
l'esprit humain. [1]

Quel rapport ces évènements peuvent-ils bien avoir avec les mathématiques ? A-priori,
aucun me direz-vous, si ce ne sont des analogies de comportement des acteurs dans leurs
domaines respectifs. Est-il dans la nature de l’homme de se plaire à contredire les théories
établies ? De se délecter à révéler des failles subtiles dans les raisonnements de ses
prédécesseurs ? De trouver plaisir à railler les vieilles idoles et adorer de nouvelles ? Ou, au
contraire, de jouir d’une argumentation classique soutenue mordicus et de se complaire dans
la certitude et la sécurité du connu et de l’établi ?
Cette dualité et les polémiques qu’elle suscite sont le moteur d’une évolution qui tend
à renforcer et élargir les connaissances tout en préservant les valeurs sûres du passé. On ne
saurait s’en plaindre, au fond, surtout pour des scientifiques. Par contre, sur la forme, il y
aurait beaucoup à redire : Pourquoi ces attitudes suffisantes et ces propos parfois virulents ?
Les sciences n’en sont malheureusement pas épargnées.

Parlons un peu du calcul différentiel et intégral. Aïe, aïe, aïe, je vois se poindre le
fameux dx et venir la controverse ! Je vois les uns jeter de l’huile sur le feu en parlant de
bricolage, de méthode de physicien (sur un ton plutôt péjoratif). Et les autres leur répliquer
qu’ils feraient mieux de s’occuper de problèmes concrets plutôt que de « couper les cheveux
en quatre », comme savent si bien le faire les mathématiciens (sur un ton tout aussi péjoratif).
Certes, débattons, mais pas de cette sorte !
Le calcul différentiel et intégral, tel sera notre propos. Un bien trop vaste sujet, dont
nous nous contenterons des prémices, souvent avec naïveté et sans esprit polémique, si faire
se peut…

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2. CALCUL DIFFERENTIEL (AU SENS DE LEIBNITZ)

Les débuts du calcul infinitésimal remontent à la fin du XVIième siècle. La théorie fut
développée dans la seconde moitié du XVIIième simultanément, mais indépendamment, par
Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716) et Isaac Newton (1643-1727) comme un calcul, c’est
à dire une méthode facile à manier [2, p.441].

A cette époque, une fonction f(x) était expliquée comme une quantité variable qui
dépend d’une autre quantité (x) variable. Cette notion de fonction était intimement associée à
sa représentation graphique telle qu’un exemple est représenté figure 1, en coordonnées
cartésiennes.

Figure 1 : Tangente vue en tant que limite.

Etant donnés un point fixe P (x, y=f(x)) et le point courant Pc (xc, yc=f(xc)), le
« quotient différentiel » (∆y/∆x) était défini par :

∆y yc − y f ( xc ) − f ( x ) f ( x + ∆x ) − f ( x )
= = = = tg(α c )
∆x xc − x xc − x ∆x

Si la fonction f(x) possède certaines propriétés telles que ce quotient différentiel tende
vers une limite quand xc tend vers x, cette limite est appelée la dérivée de la fonction au point
P (x, y=f(x)) et est notée :

dy  ∆y 
f ' ( x) ≡ ≡ limite  = tg (α )
dx  ∆x  ∆x →0

Corrélativement, l’angle αc tend vers α et la droite (Tc) portant le segment PPc tend
vers la tangente (T) à la courbe, au point P.

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La fonction est dite dérivable au point P si et seulement si les limites du quotient
différentiel, à droite et à gauche, existent et sont égales. La continuité est une condition
nécessaire de dérivabilité, mais non suffisante. Il existe des fonctions continues en un point
mais qui n’y sont pas dérivables. Qui plus est, Bernard Bolzano (1781-1848) a décrit un
exemple de fonction partout continue mais dérivable nulle part dans un intervalle. Ceci
constitue de sérieuses pierres d’achoppement à la généralité de la théorie. De plus, les
infinitésimaux dx et dy , qui ont été interprétés intuitivement comme des ∆x et ∆y infiniment
dy
petits, allaient susciter beaucoup d’interrogations, voire de suspicion. L’écriture formelle
dx
( le rapport entre deux infiniment petits ) parait des plus équivoque. Mais n’anticipons pas.

3. CALCUL INTEGRAL (AU SENS DE RIEMANN)

Bien avant Riemann, le calcul de l’aire d’une surface limitée par une courbe fermée ou
du volume d’une région limitée par une surface fermée avait conduit à considérer un
processus limite en approchant la surface ou la région considérée de plus en plus finement par
des méthodes élémentaires. Déjà au XVIIième siècle, avec Kepler (1571-1630) et avec le
principe de Cavalieri (1598-1647), on parlait de méthode exhaustive lors de décompositions
en domaines élémentaires. Parmi les précurseurs, il faut citer Guldin, Descartes, Fermat,
Wallis, Pascal : pour plus d’informations, voir [3]. C’était avant que Leibnitz et Newton ne
construisent indépendamment et presque simultanément une méthode satisfaisante
d’intégration pour le calcul des aires et des volumes. Néanmoins, on doit encore qualifier
d’intuitive la méthode consistant à approcher l’aire (A) par des valeurs inférieures ou
supérieures à l’aide de polygones en escalier (figure 2), en prenant des précautions évidentes
pour le découpage au voisinage des extremums :
∆x j = x j +1 − x j
j = n −1 j = n −1

∑ m j ∆x j ≤ A ≤ ∑M j ∆x j avec les notations suivantes : M j = sup( f ( x j +1 ), f ( x j ) )


m j = inf ( f ( x j +1 ), f ( x j ) )
j =0 j =0

Figure 2 : Encadrement par sommes inférieures et supérieures.

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Si la fonction f(x) possède certaines propriétés, l’approximation s’améliore lorsque la
taille des pas diminue, de telle sorte que la somme des aires inscrites d’une part et
circonscrites d’autre part, tendent vers une limite commune [2, p.482]. Si tel est le cas, la
limite est appelée l’intégrale définie de la fonction entre x0=a et xn=b. Elle est notée :
 j = n −1   j = n −1 
∑ ∑
xn
∫ x0 f ( x ) dx = lim 
 j =0
m j ∆x j 
 ∆x j → 0
= lim 
 j =0
M j ∆x j 
 ∆x j →0
Là encore, le dx qui apparaît a été interprété intuitivement comme un ∆x infiniment
petit et le signe somme est compris comme un sigma étendu à un infiniment grand nombre (n)
de termes élémentaires, ce qui a été vu avec beaucoup de méfiance, pour ne pas dire de
défiance et à juste titre.
En ces temps, on montre plus qu’on ne démontre et il ne viendrait pas à l’idée de
considérer une fonction qui ne soit pas uniformément continue [4, p.11]. Cette condition est
implicite, même dans les leçons sur le calcul infinitésimal de Cauchy en 1823.

Nous en venons alors à l’intégrale par Riemann (1826-1866) qui est une généralisation
subtile des travaux de ses prédécesseurs [4, p.11]. Au lieu de prendre comme « hauteur » du
rectangle élémentaire la valeur de la fonction f(xj) ou f(xj+1), Riemann considère une valeur
quelconque f(χj) sur l’intervalle xj ≤ χj ≤ xj+1 (figure 3).

Figure 3 : Représentation intuitive de l’intégration au sens de Riemann

n −1
La somme considérée est : S = ∑ f ( χ j ) (x j +1 − x j )
j =0

Quand on fait tendre la valeur maximum des intervalles vers zéro et que la limite de la somme
(S ) ne dépend ni du découpage en intervalles, ni de la valeur des hauteurs, l’intégrale de
b
Riemann existe et la notation est la même que précédemment ∫ a
f ( x) dx . Cette notation
conserve la correspondance intuitive entre les notations f(χj)∆xj et f(x)dx.

Il est patent que la valeur de l’intégrale est égale à celle qui avait été définie
antérieurement lorsque la fonction est continue. Mais, grâce à cette nouvelle façon de faire, on
sait intégrer des fonctions plus générales, par exemple certaines fonctions ayant un nombre
infini de discontinuités [2, pp.11-12].

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4. L’INTEGRALE DE LEBESGUE

De nouvelles fonctions plus « extraordinaires » que les habituelles fonctions


« ordinaires » (par ordinaires, entendez les fonctions continues), inventées pour les besoins de
la cause, donnaient du fil à retordre aux mathématiciens de l’époque. Par exemple la fonction
de Dirichlet (1805-1859) est définie sur le segment [0,1] , où elle vaut 0 en tous points
d’abscisse irrationnelle et 1 en tous points d’abscisse rationnelle. Avec l’intégrale de
Riemann, on ne sait pas l’intégrer. En effet, f(χj) prend deux valeurs 0 et 1, sur tout intervalle,
conduisant ainsi à des valeurs distinctes de la somme, dont il est donc impossible de trouver
une limite commune.

Lebesgue allait tirer parti d’une généralisation très importante de la notion de longueur
à celle de mesure. La théorie de la mesure par Emile Borel (1874-1956) avait été émise avant
que Lebesgue n’expose son intégrale dans une courte note des Comptes Rendus des Séances
de l’Académie du 29 avril 1901 [4, p.10]. En fait, la mesure de Borel est une extension à des
ensembles plus généraux que des segments. Elle conserve la propriété d’additivité : la mesure
d’une réunion dénombrable d’ensembles disjoints est la somme des mesures de ces
ensembles.
Henry Lebesgue (1875-1941) voulait étendre les possibilités d’intégration, en
particulier aux fonctions du genre de celle de Dirichlet. Son idée, qui a été émise presque en
même temps mais de façon moins prééminente par W.H.Young, consiste à découper la
fonction en tranches horizontales sur l’axe des ordonnées, à multiplier la différence par la
mesure λj de l’intervalle correspondant sur l’axe des abscisses et à sommer toutes les valeurs
quand l’intervalle (yj+1 - yj ) tend vers zéro. La figure 4 suggère plus qu’elle ne décrit, car la
notion de mesure ne s’appréhende pas dans toute sa généralité par une représentation
graphique.

Figure 4 : Représentation intuitive de l’intégrale de Lebesgue.

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n −1
La somme considérée est : S = ∑ ( y j +1 − y j ) λ j
j =0

Lorsque cette somme a une signification pour des intervalles tendant vers 0, l’intégrale de
b
Lebesgue existe et sa notation est encore la même que précédemment : ∫ a
f ( x) dx bien qu’il
n’y ait plus de correspondance intuitive entre les notations f(x)dx et ∆yjλj
Sur cette base nouvelle, l’intégration prend un sens pour des fonctions telles que celle
de Dirichlet (dont on démontre alors que la valeur de l’intégrale définie sur [0, 1] est nulle) et
pour beaucoup d’autres, en particulier intéressant les probabilistes.
En fait, l’intégrale de Lebesgue est une extension de l’intégrale de Riemann, comme la notion
de mesure (avec des abstractions supplémentaires) est une extension de la notion d’étendue de
Péano-Jordan

On pourrait poursuivre l’inventaire par les intégrales de Denjoy, de Kurthweil-


Henstock (HKintegral), etc. [5]. L’histoire des fonctions et de leur intégration ne s’arrête pas
là, même si nous n’allons pas plus loin dans ce modeste aperçu. De même que la course entre
« le glaive et la cuirasse » évolua par des perfectionnements (si l’on peut dire ! ) successifs et
conjoints vers une course entre « le canon et le blindage », peut-on imaginer que se termine
un jour la recherche de fonctions de plus en plus exotiques qui mettent à l’épreuve les
méthodes connues et suscitent la recherche de nouvelles extensions de la notion d’intégrale ?

5. ET LA QUERELLE DANS TOUT CELA ?

Quoi ? Pas de controverse, pas de débat véhément, pas de noms d’oiseaux jetés à la
figure ? Je sens que la curiosité s’émousse, que l’intérêt faiblit, que la lassitude s’installe. Il
faut y remédier d’urgence et relancer le suspense.
Revenons au fameux dx et aux infiniment petits dont on se permet d’en sommer un
infiniment grand nombre ! Le Mathématicien en frémit d’horreur!
Mais tout d’abord, question de béotien : Que veut dire petit ? Que veut dire grand ? Le
dictionnaire nous renseigne : « Dont les dimensions sont inférieures (petit) ou supérieures
(grand) à la dimension normale ou ordinaire ». Faut-il donc disposer d’une valeur de
référence pour pouvoir attribuer les qualificatifs petit ou grand ? Voilà qui n’embarrasserait
ni l’ingénieur, ni le physicien, pour lesquels ce qui est petit, ou ce qui est grand, est flagrant
dans le contexte de leurs travaux respectifs. Ils riraient bien de ce qu’un mathématicien ne
sache pas discerner une telle évidence. Mais, justement, en ce qui concerne spécifiquement les
nombres entiers, rationnels ou réels, qu’est-ce qu’être normal ou ordinaire ?
Et « voisin de… » : Encore un mot qui sent le souffre ! Soient dx et dy des nombres
dy 0
voisins de 0, donc infiniment petits. Alors, que vaut ? A la limite ? N’importe quoi ?
dx 0
« Cela n’a l’air de rien, mais les mathématiciens ont mis trois siècles (de la fin du
XVIIième à la fin du XXième) pour découvrir la bonne manière de parler avec les adjectifs petit
et grand, c’est-à-dire celle qui assure la cohérence du discours. La difficulté essentielle
consiste à concevoir l’inexistence de frontière, l’absence d’un nombre qui tienne lieu de limite
entre les nombres petits et ceux qui ne le sont pas, ou entre les nombres non-grands et les
grands » (citation extraite de [6] ).
Qu’est-ce à dire ? La controverse serait-elle en voie d’extinction entre les Modernes
qui prétendent posséder maintenant le langage idoine et les Anciens qui ont déjà le leur?

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6. UNE REPONSE : L’ANALYSE NON STANDARD (A.N.S.)

Nous l’avons bien compris : Les questions relatives aux infiniment petits ou grands
sont au cœur des préoccupations des mathématiciens. Nul ne songerait à nier les efforts faits
par les Anciens pour traiter ces questions. Et nul ne prétend dire que les Modernes
s’attribueraient entièrement les progrès réalisés en partie grâce à leurs prédécesseurs. S’il y a
controverses, ce n’est pas sur cet état de fait, mais sur les façons de surmonter l’obstacle et
surtout, sur les façons de faire des mathématiques tant que l’obstacle n’est pas vaincu.
Rendons hommage à Abraham Robinson qui imagina vers 1960 une théorie NSA
(Non Standard Analysis) donnant un fondement rigoureux aux notions d’infiniment petit et
grand.
17 ans plus tard, Edward Nelson reprend la construction à sa base et la rend moins
perturbante, en ajoutant trois axiomes (idéalisation, standardisation, transfert) à la théorie
classique des ensembles : c’est la théorie IST (Internal Set Theory).
Depuis lors, des efforts sont faits pour rendre la théorie toujours plus accessible. Bien
qu’encore peu répandue en France, on en parle de plus en plus, particulièrement grâce à des
publications telles que [6, 7, 8, 9,10] , des articles accessibles sur la toile [11], etc.. Le présent
texte de vulgarisation en est très largement inspiré. Certains passages sont purement et
simplement recopiés. Leurs auteurs ne m’en voudront pas, je l’espère, car le but est de faire
connaître l’existence de ces travaux (bien entendu, sans prétendre les exposer exhaustivement
et rigoureusement). Je les prie de m’excuser de la présentation outrageusement
simplificatrice, des approximations et des à-peu-près, donnant une image ternie de leurs
ouvrages, qui, au contraire, se veulent d’une grande rigueur dans leur logique.

Au départ, on se place dans le cadre de la classique théorie des ensembles (de


Zermelo-Fraenkel ) grosso modo celle qui est couramment enseignée. Les objets définis par
cette théorie sont qualifiés d’interne ou classiques (par exemple : π , e, 2, ℕ, ℝ, ℂ, …)
On introduit des objets plus généraux que les précédents. Par exemple, on parlera de
nombres standards (ou bien déterminés) auxquels s’adjoignent des nombres non-standards :
infiniment grands (ou i-grands), infinitésimaux (ou i-petits), modérés (ou limités), par
exemple 0,3333… est un nombre modéré non-standard si le nombre de caractères 3 est un
entier infiniment grand et sa partie standard est 1/3. Les nombres ni infiniment petits ni
infiniment grands, donc incluant les non-standards modérés, sont regroupés sous le nom de
nombres appréciables. Plus généralement, on parlera d’ensemble non-standard incluant le
sous-ensemble standard correspondant. L’introduction et l’utilisation de ces notions
s’expliquent au moyen des trois axiomes suivants :
Axiome de transfert : Soit P une propriété classique (par exemple une relation ou une
formule usuelle) concernant des objets fixées a1, a2, …, an (par exemple des nombres donnés)
et des objets variables x1, x2, …, xs (par exemple des nombres variables). Alors si tous les ai
sont standards, la propriété est vraie pour toutes les valeurs possibles des xj si et seulement si
elle l’est pour toutes les valeurs standards des xj .
Axiome de standardisation : Pour tout ensemble standard E et toute propriété P des
éléments de E, il existe un ensemble standard F dont les éléments standards sont ceux de E
qui vérifient la propriété P.
Axiome d’idéalisation : Un ensemble est standard et fini si et seulement si tous ses
éléments sont standards.

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On ne saurait, en une page, développer toutes les conséquences. Citons en quelques
unes :
Par exemple, pour les nombres positifs, avec les notations condensées :
ip = infiniment petit, ig = infiniment grand, ap = appréciable,
voici quelques règles de calcul :
1 / ip = ig ; 1 / ig = ip ; ap + ap = ap ; ap + ip = ap ;
ap + ig = ig ; ip + ip = ip ; ip + ig = ig ; ig + ig = ig ;
ap x ap = ap ; ap x ip = ip ; ap x ig = ig ; ip x ip = ip ;
ig x ig = ig ;

On remarque l’absence de règle concernant ip x ig ce qui est intéressant et correspond


bien, ainsi que les autres règles, à l’intuition des ordres de grandeur des physiciens, sans
contradiction avec les mathématiques traditionnelles des siècles passés.

La propriété « Si ε est infiniment petit et ( ε x n ) infiniment grand, alors c’est que n


est infiniment grand » signifie que pour changer d’ordre de grandeur par étapes infiniment
petites il faut un nombre d’étapes infiniment grandes. Une conséquence importante apparaît
dans l’énoncé du principe de récurrence en ANS : « Si une propriété est vraie pour 0 et si,
supposée vraie pour n, elle est démontrée vraie pour n+1, alors cette propriété est vraie pour
tous les entiers n appréciables (donc non infinis) ». On remarquera la différence avec l’énoncé
usuel qui omet la condition que n ne soit pas infiniment grand.

Il n’existe pas de frontière définissable (Figure 5) entre les nombres infiniment petits
et les autres, de même qu’il n’en existe pas entre les nombres infiniment grands et les autres et
pas non plus entre les appréciables standards et non-standards . On pourrait dire qu’ils ne font
pas partie du même monde, les uns appartenant à un monde perceptible (ou, comme il est dit
le plus souvent : d’horizon perceptible), les autres à un monde imperceptible (au-delà d’un
horizon perceptible), dont la distinction n’est pas bien formalisée dans l’analyse standard.
Les relations entre ces deux mondes sont particulièrement intéressantes. Elles ont suscité
l’apparition de notions originales et d’un vocabulaire nouveau. Par exemple, on y trouve la
notion d’ombre, qui (sommairement) est l’ensemble standard voisin d’un ensemble non-
standard. Mais il faudrait alors entrer dans le détail de la définition du voisinage en ANS. La
construction de la théorie comprend l’extension des notions de suite, de convergence, de
limite, de fonction, de dérivation, d’intégration, etc.

Dans le contexte de l’ANS, pour en arriver au calcul différentiel et intégral et pour


réécrire le paragraphe 4 dans sa version non-standard, le chemin serait long, très long. Il n’y a
pas assez de place sur la page y compris les marges, écrirait un émule de Fermat dans cette
situation !

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Figure 5 : Pour suggérer l’absence de frontière définissable
entre i-petit, appréciable et i-grand : une image…

7. TOUT BIEN CONDISÉRÉ …

Une querelle des Anciens et des Modernes, de même qu’une querelle des Physiciens et
des Mathématiciens, n’existe que dans l’esprit de ceux qui n’ont pas pris la mesure des
progrès accomplis dans l’évolution historique de ces questions d’analyse.

Depuis des lustres, l’Ingénieur fait de l’ANS comme Monsieur Jourdain faisait de la
prose sans le savoir. S’il est parfois (très rarement) confronté à des artéfacts de calcul en ayant
outrepassé des règles cachées sans s’en rendre compte, cela ne le gène pas trop. En effet, il
dispose d’un garde-fou qui est la vérification redondante, une des clefs de son art. Les
approximations et les déviations étant son lot quotidien, que ce soit dans les calculs ou, plus
souvent encore, dans les modèles expérimentaux, il est habitué à y faire face et à trouver des
approches différentes lorsque l’une d’elle se révèle insatisfaisante. Que son outil
mathématique n’ai pas atteint la perfection ne lui apparaît pas rédhibitoire : De même que le
commun des mortels est largement armé en connaissant la règle de trois pour les besoins de la
vie courante, l’Ingénieur est déjà très bien armé avec les mathématiques des Anciens, même
au niveau de celles d’avant Riemann. ( Mais, bien évidemment, il ne dirait pas la même chose
si on lui parlait des moyens matériels pour les mettre en œuvre : n’allez pas lui proposer une
règle à calcul au lieu de son ordinateur, entre autres ! ).

J.Jacquelin, « Une querelle des Anciens et des Modernes », 15/09/2005 10


L’état d’esprit du Mathématicien est à l’opposé. Il rêve de construire une théorie sans
défaut, d’avoir un discours exempt de la plus infime incohérence. A la limite, la vérification
d’une démonstration serait superflue si la théorie était parfaite et toutes ses règles
systématiquement respectées, dans un développement purement formel. Une seule
démonstration suffirait, une fois pour toutes, à établir une preuve. La recherche d’autres
démonstrations se justifierait par soucis d’esthétique, par pur plaisir, ou par exercice
intellectuel… (Encore que, en général, ce rêve soit une utopie, selon Gödel).

Il n’y a aucune antinomie entre les deux attitudes qui ont été évoquées : L’un est bien
content que son outil soit perfectionné par l’autre et ce dernier n’est pas mécontent de savoir
que son travail abstrait serve concrètement.

Pour continuer dans le style précédent (du niveau des images d’Epinal ), disons que le
Physicien, qui est souvent aussi mathématicien (avec m au lieu de M, pour ne pas chagriner
certains) se retrouve à une position charnière : de plus en plus souvent, il lui arrive d’étudier
des phénomènes dont les calculs qui s’en suivent frisent le non-standard. Par exemple, des
ordres de grandeur extrêmes se côtoient, des phénomènes stochastiques interviennent, des
comportements apparemment simples au niveau macroscopique résultent d’une prodigieuse
complexité microscopique, etc.

On doit se poser la question de l’enseignement de l’ANS, ou de ses variantes. Et


surtout pour qui ? A quel niveau ? Lorsqu’il est proposé « des fondements logiques et
didactiques en vue d’un enseignement alternatif de l’Analyse mathématique dans les classes
de lycée et au début du premier cycle universitaire » [8], attention aux dérives ! Ce serait
aller un peu vite en besogne si l’on pensait déjà à l’ANS. S’il s’agit simplement « d’introduire
la notion d’ordre de grandeur concernant les nombres réels » très bien : cela ne peut que
favoriser un rapprochement avec la physique, où la notion d’ordre de grandeur est
omniprésente, mais peut-être trop souvent de façon quelque peu confuse du point de vue
didactique.

Sans nul doute, il serait profitable de trouver des formes de présentations concises
visant à faire connaître l’existence de la théorie et à faire savoir que des réponses ont été
apportées aux questions que certains jeunes esprits logiques se posent et ressentent avec
insatisfaction. Sans nul doute, il est profitable que la théorie rigoureuse de l’ANS fasse partie
de formations spécifiques d’un niveau supérieur. Entre ces extrêmes, que devrait-on faire ?
Ce n’est ni le lieu, ni l’objet, ni à moi-même d’en discuter ici : Ne courrons pas le risque de
déplacer le sujet de la soi-disant querelle… La querelle, qui a servi de ressort littéraire à ce
papier, ne peut plus être attisée que par ceux qui ignorent l’existence de l’ANS, ou encore par
ceux qui jouent aux « Précieuses Ridicules » en étalant leur science et en snobant les
Messieurs Jourdain.

J.Jacquelin, « Une querelle des Anciens et des Modernes », 15/09/2005 11


REFERENCES :

[1] Hachette Multimédia / Hachette Livre, 2000. Extraits des articles : « Les querelles
littéraires », « La querelle des Anciens et des Modernes », « La polémique ».

[2] Petite encyclopédie des mathématiques, 1ière Edition française, 1980. Publiée
originellement sous le titre « Kleine Enzyklopädie der Mathematik », par VEB
Bibliographishes Institut, Leipzig, 1975.

[3] http://www-groups.dcs.st-and.ac.uk/~history/BiogIndex.html

[4] R.Ryan, « L’intégrale de Lebesgue a cent ans », Pour la Science N°283, pp.10-13,
2001.

[5] Shenitzer, A. and Steprans, J. "The Evolution of Integration.", Amer. Math. Monthly
101, pp.66-72, 1994

[6] A.Deledicq, « L’analyse non standard, théorie des ordres de grandeur », Tangente,
hors série N°13, pp.62-64, 2002.

[7] A. Deledicq, M.Diener, « Leçon de calcul infinitésimal », ACL Edidions / Armand


Colin, Paris, 1989.

[8] R.Lutz, A.Makhlouf, E.Meyer, « Fondement pour un enseignement en termes d’ordres


de grandeur : Les réels dévoilés », publication de l’A.P.M.E.P., N°103, 1996.

[9] V.Gautheron, E.Isambert, « Lire l’Analyse Non Standard », Laboratoire Analyse,


Géométrie et Applications, Institut Galilée, Université Paris XIII, Villetaneuse.

[10] F.Diener, G .Reeb, « Analyse Non Standard », Hermann Edit., 1989.

[11] http//fr.wikipedia.org/wiki/Analyse_non_standard.

De plus, on trouvera de la documentation aisément accessible concernant divers sujets


abordés : dérivée, intégrale, mesure, intégrale de Lebesgue, etc., sur le site de Wikipédia
(encyclopédie libre et gratuite), http://fr.wikipedia.org/

J.Jacquelin, « Une querelle des Anciens et des Modernes », 15/09/2005 12

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