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Alice Killy

.1.

L a caféine. Le matin devant les clips musicaux de six


heures du mat’, le midi pour le dessert, l’après-midi avec
une cigarette et le soir juste après le cocktail. La caféine.
Que ferais-je sans elle et sans mon paquet de clope ? J’empile les
tasses comme on pourrait enfiler des chaussettes. Ça me
maintient en vie, ou tout du moins éveiller. Je crois qu’on
pourrait savoir depuis combien de jours je suis installée dans
mon petit studio rien qu’en comptant les auréoles, faites par les
tasses de café, sur le parquet. Et je ne parle pas des cendriers
pleins que je ne pense à vider seulement quand quelqu'un d'autre
que moi ose passer le pas de ma porte, ce qui arrive aussi
rarement que le passage de la comète de Haley.

J’aime mon petit studio, niché dans une rue paumée du treizième
arrondissement de Paris. Il est près de ma fac. Oui je suis
étudiante. Mais comme j’y passe peu de temps je pense plus à
me reconvertir en critique assidue de la société, métier utile
selon moi. Je vis seule, et jusqu’au plus profond recoin de ma
mémoire je ne me souviens pas que cette situation ait changée.
J’ai des parents ne vous en faites pas. Je suis loin d'être la
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Cosette abandonnée de tous et chacun. En fait mes parents, c'est
eux qui payent tout, ils sont convaincus d’avoir donné naissance
à un génie, enfin c’est ce qu’ils disent aux voisins pour les faire
ruminer encore un peu plus. « Nous savions qu’en la nommant
Cassiopée nous donnions naissance à une étoile. ». Mais bien
sur...

Mes parents, comme deux grands géniteurs à mérites, ont eu


deux autres enfants.
Lucas, du haut de ses 17 ans, grand mordu de jeux-vidéos et de
science-fiction. Je ne mentirais pas si je disais qu’il reste cloîtré
dans sa chambre les trois quarts du temps, affublé de sa
combinaison de je ne sais plus quel personnage, enfin c'est un
grand truc noir qui fait peur à l'autre petit frère. Mes parents sont
un peu gênés de cette situation, ils font croire aux voisins qu’il
est parti dans un pensionnat pour les surdoués, et lui interdisent
de sortir de sa chambre s’il s’avère que des amis sont invités.
Toutefois ça semble vraiment l’arranger. Néanmoins, pour ma
part, je ne dois plus me soucier de si quand je vais les voir je
dois me demander « Vais-je encore recevoir des coups de sabre
laser en plastique dans les côtes ? ». Mais ses conversations sont
encore assez limitées à des questions existentielles du genre :
« Vais-je pouvoir maintenir mon pouvoir sur l’Etoile Noir ? » ou
« Je viens de me faire détruire au niveau 5, après deux longues
nuits sans sommeil, que me conseille-tu Grande Sœur ? ». Hum,
dormir?
Ensuite il y a Arthur. Arthur, qui n’a pourtant qu’une douzaine
d’années, a déjà beaucoup, mais alors beaucoup, de conquêtes
féminines à son actif. C’est impressionnant de voir comment la
jeunesse de notre temps est en avance, même trop en avance, sur
nous. Le plus petit de mes frères a des goûts très variées en
matière de jeune demoiselle, allant de 10 à 15 ans, de la brune à

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la blonde, en passant de la fille mince et grande à la petite et


ronde. Il a énormément de succès et cela on peut déjà le
remarquer quand il commence à confier qu’il a trois petites
copines en même temps. Mais bien sur je ne vous ai rien dit,
réputation oblige.

Et moi alors ? Cassiopée, 20 ans, 1m68, 71 kg, célibataire à


plein temps et réfractaire autant à la gent masculine que
féminine…

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C aféine. Caféine. Mon cerveau en réclame. Bon maintenant


il faut que j’enlève la couette de sur moi. Oh non, il fait
trop froid. Je maudis celui qui a conçu le cerveau humain
tel qu’il ne peut faire léviter les objets. « Ô Café, viens à moi. »
Ça ne marche pas. Va bien falloir se lever… Je me lève enfin, le
pas chancelant vers la cafetière. Pas une goutte de café. Il faut
passer au plan B : le paquet de cigarette. Je traverse le studio
vers le porte-manteau. Je cherche la poche. Poche, en haut ? En
bas ? Non, je ne trouve pas la poche. Pourquoi je cherche une
poche sur mon écharpe ? J’ouvre un œil, je trouve la poche, j’en
extirpe le second trésor de ma vie. J’ouvre le paquet, j’hume le
parfum du tabac, j’en sors une longue et fine cigarette, la met à
ma bouche quand soudain… « J’ai pas de feu. ». Cette journée
commence bien.

Après une douche plus que méprisable, car dépourvu de toute


sensation de chaleur qu’aurait pu me procurer une bonne tasse de
café, je prends mon sac en toute hâte et je sors de mon petit
studio. Alors que je claque la porte une voix dernière moi me
dit :
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- Hey Caca ! La pêche ?


Je referme la porte
- Allez Caca, Cassou, Cassie, ouvre-moi !
- Pourquoi je ferais ça ?
- Parce que tu m’aimes !
Bon finalement j’ouvre la porte…
- Je ne le fais pas parce que je t’aime, mais parce que j’ai
nettoyé le pallier hier, et je n’accepterai pas qu’il soit souillé par
tes bottes.
- Menteuse, je sais que tu m’adores ma petite Cassoupe !
- S’il te plaît Margot, es-tu toujours obligée de m’appeler
de cette manière, et de m’attendre derrière ma porte tous les
matins ?
- Oh, quelqu’un n’a pas eu son petit café du matin dis-
moi ! me dit-elle en mettant ses mains sur ses hanches, en
arborant un sourire criant un « c’est toi la méchante, pas moi. ».
- Et même si c’était vrai, je ne pense pas que tu
apprécierais toi-même d’être appelée de cette manière, lui dis-je.
- Ce n’est pas moi qui s’appelle Cassiopée… me répond
t-elle d’un air boudeur.

Margot. C’est difficile d’expliquer Margot, il faudrait habiter sur


Mars pour la comprendre. C’est un sacré mélange entre une
fillette de cinq ans et un Don Juan d’une trentaine d’années.
Notre rencontre est plus qu’étrange et je crois même que j’aurais
pu l’éviter.
Je n’ai jamais été très portée sur le monde « sociale ». Bien sur
j’ai des amis, enfin deux ou trois de-ci delà. Mais vraiment
quand je suis arrivée à la fac ce n’était pas mon but. En fait je
n’avais pas de but du tout, j’avais eu mon bac, il fallait que
j’aille quelque part, ma mère a pointée « Sociologie » comme
une marque chic, alors il a fallu que j’y aille. Dès le premier jour

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je me suis mise dans un coin, dans l’espoir de pouvoir
tranquillement faire semblant de m’occuper. C’est alors qu’elle
m’aborda avec ses couettes et ses bracelets rose fluo :
- Je ne trouve pas mon chemin, je suis perdue, tu peux
m’aider ?
- Pourquoi ?
- Ah toi aussi tu es perdue ? C’est génial, on y va
ensemble !
Elle me prit le bras, enfin pas tellement, elle m’arracha le bras -
et mon esprit arrêta son vagabondage – elle m’entraîna à travers
les couloirs à la recherche de je ne sais quelle salle. Pendant
qu’on cherchait cette salle mystérieuse elle me raconta une
histoire que je ne me souviens absolument pas mais qui semblait
importante pour elle. Je n’écoutais pas vraiment parce que je me
disais que si j’avais répondit « non » elle ne m’aurait pas arraché
le bras et j’aurais certainement continué à faire semblant.

Depuis ce jour Margot me suit partout. Vraiment partout. Je ne


dis rien parce que ça ne me dérange pas totalement, tant qu’elle
n’emménage pas chez moi tout va bien.

***
On descend les escaliers en silence, enfin pendant quelques
instants car Margot ne reste jamais muette plus de trente
secondes :
- Tu te souviens de Julien ?

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- Le jeune homme qui s’est assis à coté de toi en cours hier


mais qui n’est resté que cinq minutes car tu n’arrêtais pas
de parler de ta nouvelle couleur de cheveux ?
- Je ne l’ai pas trouvé très bavard non plus si c’est ce que
tu voulais dire… Mais il était absolument craquant, me
dit-elle avec un regard qui en dit long.
- Du moment que c’est masculin tu penseras toujours que
c’est « absolument craquant ».
- Mais c’est faux !
Et voila que son nez commence à froncer. Margot ne rougit pas
quand elle était gênée, elle préfère froncer du nez c’est plus
esthétique d’après ce qu’elle dit.
- C’est faux, c’est faux, c’est faux !
Si elle tape du pied et commence à bouder j’aurais simplement
conclu que sa personnalité « fillette de cinq ans » remontait à la
surface.
Finalement elle se résigne et je vois un sourire vicieux apparaître
sur son visage. C’est toujours quand elle fait cela qu’elle a
tendance à poser des questions dont je me passerais bien.
- Et toi ? me demande-t-elle innocemment.
- Quoi moi ?
- Il n’y a personne ?
- Mais de quoi tu parles ?
- Ben des amours quoi !
Voila on y est arrivé à la question qu’elle pose une fois par
semaine dans l’espoir que j’y réponde enfin. Elle me demande
cela que dans un très fort élan de curiosité que je trouve ridicule.
La première fois qu’elle me la posa c’était deux jours après notre
rencontre et depuis elle persiste. Elle avait pour habitude de me
passer à l’inspection tous les jeudis. On est Mardi. Y’a pas de
doutes, aujourd’hui elle est en forme !

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- Oh tient la fac, je dois aller en TD, à la prochaine.
- Mais attends ! Un oui ou un non me suffirait !
Margot ne se nourrit jamais que d’un oui ou d’un non, ou alors
elle commence un régime. Je la laisse sur place mais elle a
l’habitude. De toute façon elle n’a pas besoin de savoir ce qui
s’est passé avant notre rencontre.

Je cours, et vite même, je sais qu’elle n’est pas derrière moi mais
on ne sait jamais, avec elle on peut s’attendre à tout. Enfin
aujourd’hui je ne serais pas en retard pour mon TD.
J’arrive au pied de l’escalier, encore deux pénibles étages à
monter avant d’arriver. Mon café, ma cigarette. Et il est déjà loin
le lundi soir où je m’en grillais une, devant la télé à m’empiffrer
de petits gâteaux apéritifs histoire d’avoir quelque chose dans le
ventre. Le deuxième étage s’ouvre à moi, et à quelque pas
seulement la salle. J’entre et je vois un petit nombre d’étudiants
caractéristiques : les habituels stressés qui arrivent trois quarts
d’heures en avance ; les glandeurs qui ont rien révisé ; les
« couchent tard » qui rattrapent leurs heures de sommeil ; et les
gens comme moi qui se retrouvent malgré eux en avance alors
qu’ils étaient partis pour être pile à l’heure. Je me mets en quête
d’une place, mais attention pas n’importe quelle place. Ni trop
devant, ni trop derrière. La place qui disait : « j’ai l’air de suivre
ton cours, mais je ne veux pas que tu me vois parce que je fais
autre chose que noter ton cours. ». J’opte donc pour une place au
troisième rang, vers la gauche de la salle afin d’être assez
éloigné de mes « camarades ».

Avec un peu de chance tout le monde allait se ruer sur les places
du premier et deuxième rang, et toujours avec un peu de chance
un grand gaillard viendrait se planter à la place juste devant moi,
et aucun à coté, de quoi être caché et tranquille. Je m’installe à

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peine que le prof rentre dans la salle, pas tant en avance que cela
finalement. Il fait l’appel, et ma constatation était juste, le grand
gaillard devant et mon voisin imaginaire à ma droite, tout est
absolument parfait. Je peux enfin m’évader le temps de trois
heures, faire semblant d’être une jeune étudiante modèle,
dessiner des choses qui ne ressemblent à rien sur mes feuilles et
sans oublier le plus important : pas de Margot à l’horizon.

***
Le cours avait commencé depuis dix bonnes minutes, je ne suis
déjà plus là, j’étais partie si loin sur mes œuvres d’art que je ne
pourrais pas vous dire si je suis certaine qu’il s’agissait bien de
dix minutes ou de dix secondes. Mais dans tous les cas le cours
commence, j’entends tout autour de moi, mais je ne vois rien ou
plutôt j’ai envie de ne rien voir. Le bruit de la porte. Quelques
pas dans l’allée. « Désolée du retard », encore un qui ne sait pas
se réveiller à l’heure. Des chaises qu’on bouscule. Il semblerait
qu’il déplace beaucoup de mondes pour si peu. Encore du bruit.
Il n’a pas trouvé de place ? Pourtant il y en a une vingtaine de
libres. Ce retardataire ne trouve pas qu’il s’est assez fait
remarquer comme ça : ne pas arriver à l’heure, et en plus faire du
bruit et choisir sa place. On peut dire qu’il ne manque pas
d’audace, ou alors que c’est un imbécile.
Je feins de ne rien entendre, je continue de griffonner un soleil
en haut de ma feuille en souvenir de celui qu’il n’y a pas dans le
ciel aujourd’hui. Puis la sensation d’être légèrement poussée par
l’épaule, un doigt ? Je lève la tête vers mon agresseur, le fameux
retardataire.

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- Il n’y a personne à cette place ? me dit-il avec un large
sourire.
Pas de doute c’est bien un idiot. Il n’y a rien sur la chaise ni sur
la table, sinon le vide. Je pense qu’il faut être vraiment simple
d’esprit pour poser une question aussi peu profonde. Je suis
tentée de lui répondre « oui elle est prise » car après tout il y a
quand même une vingtaine de places libres, et pourquoi
m’embête-t-il à vouloir s’asseoir au troisième rang à gauche
alors qu’il y a du vide parsemé un peu partout dans la salle et
beaucoup plus accessible. Finalement je ne lui dit rien, je le
regarde et je tourne la tête, c’est aussi une façon de dire « ça ne
m’intéresse pas d’avoir un voisin sans gènes et sans cervelles,
mais surtout d’avoir un voisin tout court. ». Je reprends mon
crayon, je me criais déjà intérieurement victoire, mais finalement
j’entends la chaise d’à coté se déplacer. J’y crois pas, il s’installe
tranquillement comme si finalement j’avais répondu « oui je
vous en pris, prenez vos aises, faites comme chez vous. ».

Et moi je le regarde avec des yeux ronds alors qu’il prépare sa


feuille pour le cours, il tourne sa tête vers moi et me sourit. Non
mais le sourire doit être sa marque de fabrique, a-t-il seulement
un peu de jugeote ? Il n’allait pas seulement sourire, cela aurait
été insuffisant pour lui qui avait déjà terrassé toutes les
personnes de la rangée pour s’installer à coté de quelqu’un qui se
serait bien passé de sa présence, c’est-à-dire moi. Finalement le
sourire s’efface pour laisser place encore une fois à sa sottise de
politesse :
- Merci. Je suis nouveau, j’ai mis un peu de temps avant de
trouvé la salle.
- Ah… pas de bol.
Décidément je tombe toujours sur ceux qui sont perdus.
- Je suis Tristan, et toi ?
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- Je suis occupée.
Rien de mieux pour mettre la première note de cette histoire :
« Non merci, je n’ai pas besoin d’un Margot au masculin. ». Par
ailleurs, je dois être poursuivi par les personnages historiques, la
Reine Margot et son massacre de la Saint Barthélémy,
maintenant Tristan et son Iseult. Tout paraît ridicule, je dois les
attirer comme des mouches pourtant il me restait quand même de
l’eau chaude ce matin pour prendre ma douche.
- Oh désolée, mais juste ton prénom, non ? finit-il par me
dire, mais plus encore avec un regard digne des chiots les
plus pleurnichards.
- Cassiopée.
- C’est joli, c’est…
- Aucun commentaire.
Il ne dit plus un mot. J’ai bien fait d’être aussi brutale à ce
moment-là. En tout cas cela m’a accordé un temps de sursis,
assez pour retourner à mes occupations plus que prenantes et
ayant plus d’intérêts pour moi qu’une conversation pseudo
gentillette avec un gars portant un prénom à la « Roméo et
Juliette ». Et puis, faut quand même se donner la peine de faire
semblant de suivre le cours. Ça ne serait peut-être pas une
mauvaise idée de le présenter à Margot, pour d’une part me
débarrasser d’elle et d’autre part me débarrasser de lui. Autant
faire d’une pierre deux coups comme on dit. Enfin je le ferais
s’il se tient tranquille durant les trois heures qui vont suivre.

***
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Le cours a été plus rapide que je ne le pensais. Certains diront
que griffonner sur sa feuille en attendant que le temps passe est
d’un ennui absolu, mais je n’ai pas vu les trois heures passées. Il
faut dire aussi que ma feuille est noir de crayon mais c’est
volontaire, je n’aime pas gaspiller le papier. Donc je dois
minimiser les pertes en ne gribouillant que sur une seule feuille
et vous pouvez me croire, en trois heures, on peut en crayonner
des choses. Et aussi certain que j’ai passé un temps fou à
chercher la moindre parcelle blanche sur le recto et le verso de
mon unique feuille, on peut alors comprendre aisément pourquoi
les trois heures sont passées si vite.

Pourtant, je ne peux pas vous avouer que le cours s’est bien


déroulé, enfin pas vraiment. Disons qu’il aurait été absolument
irréprochable et digne d’entrer dans la liste des cours « passés
sans accros », mais non il a fallu qu’il y ait une grosse, même
énorme tâche nommé très aimablement « le voisin au prénom
shakespearien ». Monsieur a été déjà si gentil d’occuper la place
de mon voisin l’ « Inexistant ». Mais en plus de cela, il s’étale,
ou on peut tout aussi bien dire qu’il tartine la table avec ses
coudes. Je ne suis pas du genre « contact avec l’être humain », je
me tiens toujours à une bonne cinquantaine de centimètres de
mes interlocuteurs, et quand l’un d’eux essaye une manœuvre
pour se rapprocher, je le renvoie gentiment à d’autres besognes
qui me permettent d’avoir la paix. Comme ici d’ailleurs. Plus je
me rapproche du bord gauche de la table pour m’éloigner, plus il
prend avec son coude les quelques centimètres que j’ai laissé
vides. C’est ainsi que mon coude a vrillé en donnant un bon
coup dans le sien. Et tenez qu’il a compris tous de suite car il
reprend vite sa place d’origine. C’est comme cela que se résume
notre première conversation : un prénom et un coup de coude.

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.3.

Sortie de cours. Tout se bouscule, autant dans ma tête que dans


les couloirs. Il est quelle heure ? Je regarde ma montre d’un air
perdu : midi pile. Les griffonnages ont du altérer les fonctions
principales de mon cerveau, déjà diminué à cause de ses
carences en nicotine et en caféine.
Qu’est-ce que je dois faire déjà le mardi midi ? Je ne sais plus.
« Rentrer à la maison, en passant par le supermarché et le tabac »
que je me dis. Je vais suivre mes pieds. De quoi être tranquille
jusqu’à la fin de cette journée.
- Cosette !!! Je suis là !
Je me retourne et je vois une masse difforme approchée de moi,
je ne vois pas qui ça peut bien être mais je peux reconnaître le
ton mélodieux et criard de cette voix familière. La tante Cécile
ou Lou, dur de comprendre d’où vient le « Lou » dans Cécile,
« ça fait glamour » qu’elle me disait. Tante Lou c’est bien la

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seule qui arrive à me faire parler, enfin dans le grand sens du
terme. Depuis que je suis toute petite Lou a toujours eu un très
grand pouvoir sur moi, plus que mes deux parents et mes frères
réunis. Elle sait tout, ou le devine, elle fait preuve d’un grand
esprit d’observation et de franchise. Pour ne pas ajouter que
quand elle a quelque chose à dire elle le dit. Elle m’appelle
Cosette, selon elle j’ai la tête d’une fille qui passe sa vie à
ruminer les chagrins. Tante Lou c’est la femme qui fait sa vie
comme elle l’entend. On peut dire de certaines personnes
qu’elles survivent à leurs vies, Lou elle ne survie pas, elle vit.
C’est peut-être cela qui la rend si impressionnante et que je lui
voue du respect. Hormis le fait qu’elle soit très énergique, et que
la première impression que donne Tante Lou c’est Margot en dix
fois pire, il faut attendre une bonne dizaine d’années pour
l’apprécier à sa juste valeur.
Mais aujourd’hui j’ai oublié qu’on est justement Mardi Midi. Le
Mardi Midi de Tante Lou, l’unique repas de la semaine où elle
s’incruste volontiers dans ma petite existence « histoire d’avoir
un œil sur ton avenir » qu’elle me dit. J’étais tellement dans
l’idée de m’offrir un bon petit café noir avec une cloque bien
fumante, que j’en avais oublié cette pauvre Tante Lou.
- Hé Cosette, me dis pas que tu m’as zappé ? Ça serait bien
la première fois !
- Oui j’avais légèrement laissé passer le fait qu’on était
déjà Mardi et qu’il était déjà Midi, lui dis-je avec le
regard vitreux d’une fille qui pourrait courir après un
paquet de cigarettes.
- Bon, bon, c’est des choses qui arrivent. Ça te dit un
japonais ? J’avais assez mal digéré le chinois la semaine
dernière, et puis les fast-foods ça va cinq minutes, tu vois
ce que j’veux dire ? me dit-elle avec un clin d’œil.

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- Comme tu le sens, je te suivrai où bon te semble Tatie


Lou, que je lui répondais.
- Tatie ? Dieu que ça fait vieux jeu ! Ne m’appelle plus
comme ça où je te traite comme tes petits frères. C’est
comme si tu me donnais l’âge de ta mère !
Elle me prit le bras.
Tante Lou c’est un peu comme un nuage de lait dans mon
café, ça l’adoucit. Bien qu’elle soit la sœur de ma mère, elle est
son parfait contraire. Mère a toujours eu tendance à attendre des
autres, sa vie ne rime qu’à cela, attendre que les autres viennent
vers elle faire ce qu’elle aimerait d’eux. Et comme elle ne fait
qu’attendre, sa vie ne rime qu’aux sons des mots « ménage »,
« repassage » et « cuisine ». Tante Lou est si différente, elle
demande beaucoup plus de chose à sa vie, elle la gère, elle la
conduit et surtout elle n’attend rien, elle sait qu’elle peut le faire
elle-même.
À mesure qu’on avance dans la rue Tante Lou me raconte sa
semaine et son week-end, et ce qu’elle ferait de ses journées.
Elle m’énumère tous les projets qu’elle n’a pas encore accompli
et ceux dont elle est fière. Parfois elle s’arrête dans son récit
pour me regarder avec des yeux de merlan fris. Je ne sais jamais
ce que ce regard veut dire. Chaque mardi est identique : le
chemin vers notre copieux repas, le long récit de ses
« aventures » et ce regard figé entre l’interrogation et le
soulagement.
Même si elle ne racontait que sa semaine elle avait l’art de la
narrer comme une année passée, parfois même comme un siècle.
C’est toujours très difficile pour mon esprit étroit de croire
qu’une personne puisse faire autant de choses en une seule
semaine. Mais je laissais tomber car, après tout, je connais Tante
Lou depuis ma plus tendre enfance. Finalement ses allures de
globetrotteuse sont devenues naturelle maintenant.

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- Avant de venir te chercher je me suis permis de fouiller
un peu les rues aux alentours de ta fac pour nous dégoter
un petit japonais. On peut dire que mes recherches furent
fluctueuses, y’en a deux, trois qui m’ont tapé dans l’œil !
- J’espère que tu sais qu’un repas signifie un repas, et qu’il
sera difficile pour mon estomac d’encaisser deux ou trois
restaurants.
- Ne sois pas bête Cosette, bien sûr que non on ne fera pas
trois restaurants, ce qui est bien dommage parce que les
deux autres me tentaient bien. Mais bon tant pis ça sera
pour les semaines suivantes, je ne m’en fais pas, me dit-
elle avec un large sourire.
Nous arrivons alors devant une enseigne rouge et noir appelé
« le palais de Tokyo ». Tante Lou m’arrête brutalement que je
faillis en perdre l’équilibre.
- Nous y voila ! Hume le doux parfum qui se dégage de
cette bâtisse plus que révélatrice, qu’elle me dit en
inspirant bruyamment.
- Euh ça sent le poisson.
- Et tu sais ce que ça signifie ?
- Qu’on va manger du poisson.
- Tu joues à la cynique maintenant ! Me cria-t-elle en me
tapant derrière la tête. Non, mais ce que je voulais dire
c’est qu’on va se régaler !
- Parce que ça sent le poisson ?
- C’est trop subtil pour toi, ton scepticisme brouille mes
ondes positives…
- A défaut de brouiller tes ondes, les miennes ondulent
vers la fumée qui s’est échappée de la cigarette du gars
qui vient de passer.

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- On va manger du poisson cru, garde tes caprices à la


nicotine pour toi !
Et elle m’entraîna à l’intérieur.

***
- Une table pour deux s’il vous plaît.
- Près de l’aquarium cela vous convient-il ? nous demande
le serveur en montrant avec son bras un emplacement
dans la salle.
- Très bien merci.
Il partit chercher les menus. Nous avançons vers notre table en
silence, nous nous asseyons puis la discussion repart.
- Ça sera bientôt fini avec ton oncle encore quelques
papiers et je suis une femme libre.
- Une femme libre ? Un peu vite parlé, vous n’étiez pas
encore juridiquement séparés que tu te trouvais déjà
quelqu’un d’autre.
- Oui mais avec cet homme-là pas question de mariage.
- Évidemment, il l’est déjà.
- Cosette, je t’ai connu plus ouverte, t’as passé une
mauvaise journée ? Y’a-t-il « Salaud » sous roche ?
- J’ai pas pris de café et j’ai plus de briquet, dis-je à tante
Lou en prenant ma tête entre les mains.
- C’est pas la mer à boire, on aura notre café à la fin du
repas, d’ici-là tu te contenteras des sushis.
Le serveur revient, nous présente les menus et nous propose un
apéritifs, Tante Lou commande un cocktail-maison, je ne prends
rien.
- C’est parce qu’il n’y a pas de caféine dans le cocktail que
tu le prends pas je parie !
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- Mais non, c’est juste que je veux pas d’alcool, sinon
j’vais être belle cette après-midi.
- Pour ce que tu feras de ton après-midi franchement,
prends-toi un coca, y’a de la caféine dedans.
- Mais ça va j’te dis, c’est pas une histoire de caféine.
- Tu disais le contraire tout à l’heure. Bon désolée ma
chérie mais les cocktails au goudron ça n’existe pas
encore. Mais si ça peut te soulager j’ai dégoté un second
briquet il y a quelques jours.
- Tu me sauverais la vie Lou !
- Tu oublies une chose.
- Quoi ?
- Tous les lieux publics sont non-fumeurs maintenant.
Je pousse un gémissement entre l’ennui et le dédain. Mais j’en ai
tellement envie. Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ?
Parfois je pouvais rester des jours sans fumer. Bon d’accord, pas
plus de deux jours, et c’était pour pas dépenser de fric. Mais là.
Y’a rien à faire j’en veux une absolument, ou au moins une tasse
de café bien noir. Maintenant c’est moi la petite fille de cinq ans
qui réclame son caprice. Margot n’est plus rien comparée à moi
à cet instant-même, ou alors elle est une toute petite joueuse.
Le serveur revient, nous lui donnons notre commande, plateau
de poissons cru et brochettes pour tante Lou, que le poisson pour
moi. Tante Lou tripote ses baguettes, elle veut me dire quelque
chose je le sens. Elle lève la tête vers moi.
- Tu ne m’en parle pas alors ?
- De quoi ?
- Tu sais très bien de ce que je veux parler. Ça fait un mois
que tu ne dis plus rien à propos de lui. Je sais qu’il est
encore là ce Salaud.
- Si j’en parle pas c’est que c’est une bonne chose non ?
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- Ou pas. Je te connais ma Puce, quand tu ne dis rien c’est


que tu en penses beaucoup plus.
- J’ai pas de nouvelles si c’est ce que tu veux savoir.
- Et toi ? Tu vas bien ? La dernière fois qu’on en a parlé tu
me disais que ce jeu entre vous tu l’arrêterais, que tu ne
retournerais pas l’attendre à la sortie de son école.
- J’y suis pas retournée…
- Oui mais tu as essayé.
- Tu me suis maintenant ?
- Non tu ne sais pas mentir c’est tout.
Un long silence. Je ne sais plus trop quoi lui dire, elle sait déjà
tout. Elle n’a pas besoin que je lui raconte, elle sait. Elle seule
sait.
Le premier plat arrive, nous le mangeons sans ajouter un mot.
Quelque fois elle relève la tête vers moi, mais elle se résigne. Il
n’y avait rien d’autre à ajouter. Puis le repas se termine. On
passe au café sans rien dire de plus. J’ai enfin mon café. Et sa
douce texture brune qui coule dans ma gorge me permet
d’attendre encore une bonne demi-heure avant de me griller une
cigarette. Tante Lou demande l’addition. J’aimerais dire quelque
chose mais je ne sais pas quoi. Elle ramasse les miettes de sucres
avec son doigt. Je ne dis toujours rien. Elle paye l’addition. Je
reprends mes affaires, je la vois qui se hâte. Elle se lève et
prends son sac. Elle me regarde, posa un briquet devant moi et
me dit : « Je sais aussi qu’après ce repas tu iras le voir. ».
Elle a raison.

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.4.

Je suis maintenant seule à table. Je prends le briquet laissées par


tante Lou, j’ouvre mon paquet de cigarettes et en prend une. Je
me sers du briquet miraculeux et j’allume. J’avale une bouffée
de fumée et je vais bien. Je balance ma tête en arrière et tout va
beaucoup mieux. Le serveur vient vers moi.
- Excusez-moi Mademoiselle, le restaurant est non-
fumeur, et pouvez-vous libérez la table, nous en avons
besoin.
- Ouais ok je m’en vais.
Je prends mes affaires sans oublier le paquet de cigarettes et le
briquet de tante Lou. Je sors dans la rue. Je reprends un peu de la
fumée et je marche en me laissant porter par mes pieds.
Je ne sais pas où je vais, mes pieds, eux, le savent très bien. Je
continue de fumer. Personne ne m’embête tant mieux. Tout va
bien maintenant que j’ai eu mon café noir et mes clopes. Mon
téléphone sonne. J’ai reçu un message. C’est mon petit frère,

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Alice Killy

Arthur : « C’est l’anarchie à la maison, vient ce soir. Ton frère


qui t’aime ». Non j’allais bien là, je n’ai pas besoin des récits
pré-ménopausées de Mère pour me gâcher encore un peu plus
cette journée. Je lui réponds : « D’accord mais pas avant 21h00.
Et de signer « ton frère qui t’aime » ne me fera pas venir plus tôt.
A plus morveux ». Je reçois l’accusé de réception. Il me laissera
tranquille quelques temps comme ça. Je continue mon chemin.
Je me retrouve devant l’entrée du métro. Je finis ma clope, la
jette puis je m’engouffre dans le trou. Je traverse Paris. Un métro
par-là, un autre numéro par ici. Je passe par le RER quand Paris
ne me tente plus. Je vais loin, je ne sais pas où je vais. Je
reconnais un peu, je crois savoir. Mes pieds connaissent cette
route. Je sors du train, puis de la gare. Je vais à un arrêt de bus.
Je regarde les horaires, j’ai quinze bonnes minutes avant que le
bus arrive. Je ressors une cigarette. Je la fume allègrement
devant une petite vieille outrée. Elle me regarde avec ses yeux
ronds :
- Mademoiselle, vous ne devriez pas, vous êtes si jeune,
gâchez votre santé avec ça, c’est vraiment bête, qu’elle
me dit.
- M-oui.
- Vous m’écoutez ?
- Non.
- Que vous êtes mal élevée !
- Et moi je vois pas en quoi c’est votre problème, que je lui
réponds en lui soufflant dans le visage.
Elle ouvre la bouche en grand pour me dire quelque chose, mais
finalement elle remue les épaules et va se mettre à l’autre bout
de l'abri bus. Je continue à cloper en regardant le ciel. Parfois je
ne vois que la fumée plus que le gris des nuages. Remarque il
n’y a pas beaucoup de différences. Le bus arrive enfin, je jette

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mon mégot et l’écrase avec mon pied. Je monte en disant
« bonjour » au conducteur, je passe ma Navigo et vais me poser
où il y a de la place. Je trouve un siège dans le fond près de la
fenêtre. Je dois faire toute la ligne. Je sors mon lecteur MP3 dont
j’avais oublié la présence. Je mets la musique en boucle sur les
grands tubes de Police et j’attends en regardant défiler le
paysage. Pendant mon voyage il a commencé à pleuvoir. Je fais
de la buée sur la vitre. J’ai l’impression d’aller jusqu’au bout du
monde. Les gens montent et descendent. Je les entends mais je
ne les vois pas, en fait je m’en fiche. J’écoute encore ma
musique. Je me demande ce que je fais là. Quand est-ce que le
bus arrivera ? Peut-il s’arrêter avant la fin ? Je suis plus si sûre
de vouloir y aller. Je dois faire quoi pour demain ? Je ne devrais
pas être là je le sens. Je voudrais un café. Le bus s’arrête,
j’entends le conducteur : « Terminus, tout le monde descend ».

***
Je sors du bus. Il pleut encore. « Merde j’ai oublié mon
parapluie ». Le chauffeur me regarde : « c’est pas bien grave ma
p’tite mam’zelle, à la météo ils avaient dit qu’il y aurait du soleil
aujourd’hui ». Il referme les portes du bus. « A ouais merci pour
l’info » que je dis dans le vide. Je ne tente même d’allumer une
cigarette avec toute cette pluie qui risque de la mouiller. Je
continue mon chemin, dans la boue maintenant. J’avance à
grands pas, comme si j’étais pressée, mais personne ne m’attend
là-bas. J’arrive devant une grande bâtisse, l'horloge sur celle-ci
indique quinze heures. « J’ai encore une heure » que je me dis. Il
y a trois bancs bien mouillés devant moi, je m’assois sur le plus
proche. Le contact avec le bois mouillé fait frémir la peau de
mes fesses à travers mon jeans. Je lève la tête vers le ciel. Ces

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Alice Killy

milliers de gouttelettes me font penser aux milliards d'étoiles


qu’on ne peut pas apercevoir la nuit, à cause des lampadaires.
Une pensée au fond de moi me dit que faute de ne pas les voir la
nuit, je les vois le jour. « C’est beau, c’est con ». J’ai pas pour
habitude de m’extasier devant la pluie, disons que je suis
diminuée, j’ai pas eu le droit à ma dose de nicotine et de caféine
journalière habituelle, j’ai pris du retard alors je suis un peu
attardée. Puis une pensée « j'ai pas mis de waterproof ».
Le temps passe, la pluie aussi. C'est marrant, je ne ressens pas le
temps aller vite ou lentement. Parfois j'ai presque l'impression
qu'il s'arrête pour me dire « tu peux encore partir. ». L'heure s'est
écoulée, et toujours mes fesses froides sur un bois devenu plus
chaud. Je vois des lycéens entremêlés d'étudiants sortir de la
bâtisse. J'attends. J'attends.
Tiens la pluie s'est arrêté. Je resors le paquet de cigarettes, j'en
allume encore une. J'aspire, et je souffle vers les nuages cette
fumée cancérigène que j'aime tant. Et que je m'étale sur le banc
avec ma clope. Bras qui pendent, jambes croisées, petit vent et
cheveux mouillés. « Il peut sortir d'un moment à l'autre » que je
me dis. Je dois vouloir me rassurer, ouais bientôt je saurais
vraiment pourquoi je suis là, en train de me refroidir le fessier.
J'ai la fesse droite qui vibre. Non, laissez-moi encore un peu de
temps, juste le temps de savoir, de voir. Elle vibre encore.
Encore trois petites secondes, si c'est pas urgent ça raccrochera.
Un, deux... deux et demi – ça vibre encore – deux et trois quarts
– c'est donc si urgent?! - deux et quatre-vingt dix-neuf millièmes
de secondes? Bon et bien disons trois secondes.
Allô?
Frangine? Mais bordel, t'en as mis du temps!
Je reconnais la voix voluptueuse et angélique de mon agréable
plus jeune frère.

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On t'as jamais appris la politesse dans ton collège pourri, en
règle générale on dit « comment vas-tu? » et je devrais
répondre « oui très bien et toi? », lui dis-je en bonne grande
soeur que je suis.
Ouais je vais bien, comme d'habitude.
Je doute que ce soit pour parler de ton humeur que tu détruis
les précieuses minutes de ton forfait, qui plus est pour
appeler ta soeur plutôt que tes petites amies.
Hey attends t'es où? Parles moins fort, imagines y'en a une
qui passe à coté!
Comme si tes copines me connaissaient...
Bah on sait pas, enfin bref. Je t'appelle parce que c'est que ça
craint là à la maison. Et genre tu crois quand même pas que
j'vais t'attendre jusqu'à neuf heures!
Demande à Lucas, j'suis pas à ta disposition. Et j'te rappelle
au passage que j'habite plus à la maison depuis deux ans.
Non mais allez quoi, et puis tu sais bien que Lucas niveau
réconfort et conversation, et bah c'est franchement pas le top.
Et puis toi t'es une fille, tu pourrais comprendre.
T'as rêvé morveux. J'bouge pas de mon banc.
T'es lourde, bon t'façon j'raccroche j'ai presque plus de crédit
pour toi. Salut.
J'entends le bip. Il a enfin raccroché. C'est les parents qui vont
être content quand ils verront le hors-forfait monstre à la fin du
mois. Dans tous les cas je ne vois pas l'intérêt d'offrir à un gamin
de douze ans un téléphone portable. Encore une preuve de son
grand talent de manipulateur, qui, cette fois, a eu pour victime
notre propre mère.
Je commençais à me les geler sur mon banc mouillé. Finalement
je répondais à la requête du petit frère. Après tout moi aussi je
suis une victime de la manipulation.

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Alice Killy

***

Et c'est reparti pour la course aux transports. La famille n'habite


pas sur Paris, certes ça sera moins long de les rejoindre, mais
bon le quartier c'est pas le Nirvana. Va falloir passer par la zone,
avec tous ces adeptes du jogging, basket de marque et du « je
parle comme une merde et j'en suis fière ». Les parents, ils
habitent une petite ville, en banlieue, entourée de pleins d'autres
petites villes de banlieue, autant pourries les unes que les autres.
Je n'aime pas beaucoup les quartiers de mon enfance, ils ne me
ressemblent pas. Ils ne sont rien pour moi. Ils ne sont que
l'assemblage des morceaux cassées d'une vie que j'ai jeté, oublié,
envoyé dans la poubelle d'à coté. Et chaque fois que le petit frère
cri au secours des disputes pseudo conjugales de nos parents, je
dois passer par chaque souvenir de ma maigre enfance... Et
arriver au bas de la porte. D'un appartement d'où s'échappent
l'odeur d'une cuisine que j'ai toujours tendrement aimé.
Finalement mis à part ma caféine et mon paquet de cigarettes, je
regrette amèrement la cuisine de ma mère. Repas de Noël tous
les soirs, et le dimanche midi,voila venir la ribambelle de rôtis,
coq au vin et lapin à la moutarde, salade de tomates et gâteau de
riz. Parce que c'est vrai, la vie d'étudiante c'est bien, mais quand
il s'agit de cuisiner il n'y a plus personne. Alors finalement c'est
pas plus mal de retourner une fois de temps en temps chez soi...
pour manger.
Enfin je me lève du banc, un peu engourdie et pleine de
réflexions plus que profondes du style: « elle va cuisiner quoi ce
soir? ». Je retourne à l'arrêt de bus, je prends mon temps. Après
tout Arthur ne m'attend que vers neufs heures du soir. Le ciel
s'éclaircit, en prenant une teinte orange bleutée. Le soir approche
et moi aussi. J'attends le bus, encore une fois. La vieille dame
n'est plus là. Personne n'y est d'ailleurs, à part moi. J'attends une,

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puis deux, puis cinq minutes, avant que l'autobus ne soit là. Le
temps que deux, trois personnes me rejoignent dans mon attente.
La machine, dont les pneus crissent sur le goudron humide,
s'avancent vers moi tel un monstre sortant de l'ombre. « C'est
juste un bus » que je me dis, pour me rassurer. Et pile devant
moi les portes s'ouvrent. Je passe ma carte. Je rentre. Je prends
une place assise. Et le trajet reprend. Un arrêt. Puis deux. Puis
quatre. Puis le huitième, le dernier. Je descends et je me dirige
vers l'entrée de la gare. Je passe les tourniquets et je patiente une
nouvelle fois, cette fois pour le train. Mon chemin reste banal,
c'est le même que des centaines, même des milliers de
travailleurs. Je ne sais s'ils le font pour rentrer ou partir de chez
eux, si c'est pour une journée ou seulement le reste de leur vie. A
vrai dire je me pose seulement ces questions pour passer le
temps. Il n'y a jamais beaucoup de monde à cette gare, en fait il
y a surtout moi, c'est le principal. C'est sans doute parce que je
ne prends pas soins de regarder autour de moi, que je ne
remarque pas les quais bondés et les wagons pleins. « Non, juste
moi. » Oui c'est cela le principal. Après tout vous n'êtes pas dans
la tête des autres, mais seulement dans la mienne, alors à quoi
bon savoir combien il y a de mondes sur le quai ? Ce que vous
devez simplement savoir c'est que j'y suis. Et puis c'était des
questions pour passer le temps, ne l'oublions pas.
Mais le train approche, les réponses ne peuvent attendre plus
longtemps. J'ai le temps, tout de même, d'apercevoir un nombre
incalculables de places libres à l'intérieur. En fait, y'en a juste
une de libre, ce qui est largement plus que suffisant pour y poser
mon postérieur. Je m'avance vers le bouton poussoir de la porte,
quand une « grosse vieille laide » me bouscule dans mon élan,
bouscule aussi en passant les gens qui tentent difficilement de
descendre, et se rue frénétiquement sur l'unique place libre. MA
PLACE! Cette truie d'au moins quatre-vingt siècles m'a piqué

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Alice Killy

mon unique et superbe place assise. Et là je me demande « mais


où la justice? ». Elle m'a tellement troué cette vieille vache, que
j'en suis restée immobile, la bouche ouverte, et les yeux en
merlan frit, devant la porte du train. Je me décide enfin à monter
qu'elle me regarde et dit: « priorité aux seniors, jeune fille ».
Qu'elle l'ose me parler en plus celle-là, que j'lui dirais bien « je
ne pensais pas que les spécimens de vaches fossilisées existaient
encore de nos jours ». Mais moi, on m'a bien élevé, alors je me
suis abstenue de tout commentaire. Je lui ai juste tiré la langue,
en toute bonne jeune fille que je suis.

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