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S'il est possible de préciser des repères historiques pour les grands
prophètes ou pour les fondateurs de religion, dont les doctrines manifestent
l'ordonnancement d'une pensée à un moment donné de l'histoire de l'humanité, il
est, en revanche, pratiquement impossible de fixer un point de départ temporel et
même géographique au soufisme. C'est un mouvement dont on ignore le nom du ou
des fondateurs, dont on ne connaît même pas le lieu des premiers enseignements ;
peut-être le soufisme préexistait-il à l'Islam ? mais, en tout état de cause, l'Islam lui
a donné sa pleine dimension, et le soufisme apparaît effectivement comme une
attitude musulmane authentique, en dépit de toutes les influences extérieures qui
ont pu s'exercer sur lui tout au long de son évolution. Il était nécessaire à l'Islam,
religion de type juridique, de se doter d'un véritable sentiment mystique, sans
lequel aucune religion ne peut subsister.
Des liens vont se constituer entre les maîtres et 1es disciples. On a déjà vu
que les maîtres exigeaient une obéissance absolue, en raison de leur propre
expérience intérieure, mais en raison également du désir des disciples de marcher à
leur suite sur les chemins de la perfection. Le disciple se met entièrement au service
de son cheikh, en partageant sa vie quotidienne, marquée par la pauvreté et
l'austérité ; mais l'engagement qu'il prend n'est pas toujours définitif et immuable,
puisque le disciple peut toujours quitter son maître pour aller se mettre à l'école
d'un autre. Ce qui constitue une communauté soufie, c'est le désir de quelques
membres de suivre un certain style de vie pour parvenir ensemble, par une voie
particulière, à l'unique vérité, à savoir l'union mystique avec Celui qui est l'Unique.
L'appartenance à une telle communauté se marque par un double cérémonial.
Toutefois, le soufi ne peut être tel que dans une vie communautaire, même
si celle-ci se caractérise par des liens plus ou moins lâches entre ses membres. La
solitude est nécessaire pour pratiquer la contemplation, mais l'isolement est
particulièrement néfaste, car il est susceptible de laisser la porte ouverte aux
tentations diaboliques, qui éloigneraient définitivement le soufi de son idéal d'unité
avec Dieu.
La célèbre danse de ceux qu'on appelle les derviches tourneurs est une
liturgie qui allie la poésie, le texte du Coran par exemple, la musique, la danse et
même l'architecture, car la forme de la salle dans laquelle se déroule la danse
religieuse porte de nombreux symboles ; le tout doit, de surcroît, être fondu dans
l'unité d'une expérience totale.
Les derviches entrent dans la salle, vêtus du blanc, robe symbole de leur
futur linceul, ils sont enveloppés d'un grand manteau noir, symbole de la tombe et
de la lourdeur de la terre qui pèse sur eux. En commençant leur danse, ils se libèrent
de ce manteau, symbole de la nouvelle naissance qu'ils vont effectuer en eux-
mêmes. La haute toque qu'ils portent sur la tête est le symbole de la pierre tombale.
Dès le commencement de la danse, c'est tout le symbolisme de la mort et de la vie,
de la nouvelle naissance qui est souligné et exprimé. Le maître, le cheikh, qui se
trouve au milieu des danseurs, mais qui ne danse pas au même rythme que ses
disciples, se contentant d'effectuer quelques tours sur lui-même, représente le point
de rencontre du temps et de l'éternité, du temporel et de l'intemporel. Le
mouvement de la danse est assez simple. Le derviche se tient, la main droite la
paume levée vers le ciel et la main gauche orientée vers la terre ; ainsi, il reçoit les
bénédictions du ciel d'une main et il les répand sur la terre de l'autre. La danse elle-
même comprend un double mouvement : d'abord, le derviche tourne sur lui-même,
dans un mouvement de recherche de soi, purement intérieure, exprimant ainsi la
rentrée de celui qui cherche à connaître l'extase au centre de lui-même pour s'ouvrir
à l'unité de Dieu ; et, en même temps, il tourne autour de la salle, par laquelle il
exprime son désir de reconnaissance du monde qu'il veut mener de la diversité à
l'unité. Cette danse s'effectue au son de la flûte qui est le symbole de l'âme, en son
centre le plus intime, celui de la conscience, que tous les hommes ne sont pas
toujours capables d'entendre. Après la danse, le chanteur psalmodie quelques
versets du Coran : c'est la Parole de Dieu qui arrive en réponse à l'attente des
derviches. Enfin s'effectuent les derniers saluts à tout ce qui entoure les derviches,
et la grande invocation caractérisée par le seul pronom : Lui (Hû). Lui, c'est Dieu
seul, c'est l'être au-delà de toute imagination, l'être au-delà de toute conception,
l'être au-delà de toute existence, Celui qui est le but recherché par les derviches et
obtenu au terme de la danse mystique, dans l'extase.
Quelles que soient les techniques pratiquées par les soufis, toute leur
expérience est de parvenir à une vie entièrement transfigurée par Dieu. C'est aussi
toute leur espérance qui les a guidés sur le dur chemin de la contemplation et de
l'union avec le Dieu unique. Certes, pour parvenir à ce point d'unité, les grands
héros du soufisme n'ont pas tous connu une existence marquée par la sainteté ou
par des vertus héroïques, comme la pureté ou la virginité, à l'instar des mystiques
chrétiens ; mais, conte ces derniers, ils ont découvert que l'amour était un feu
dévorant, capable d'annihiler l'être même de l'homme pour le rendre totalement
présent en ce Dieu unique qu'ils vénéraient et aimaient. Aimer l'autre, c'est non pas
le transformer en soi, mais se laisser envahir par lui, au point de s'évanouir en lui ;
c'est subsister uniquement par celui qu'on aime. De cet amour que l'homme porte à
Dieu, en réponse à l'amour de Dieu pour l'ensemble de l'humanité, le soufi n'attend
aucune récompense, même pas une vision paradisiaque dans l'au-delà : l'amour de
Dieu ne saurait être contaminé par une telle espérance de bonheur, il est
entièrement oblatif, car, ainsi que l'affirme une sentence répétée par les soufis : un
seul atome d'amour vaut plus que cent mille paradis . Le Paradis, don de Dieu, après
son jugement, intervient comme un surcroît de bienfaits de la part de Dieu ; ce qui
compte, c'est d'aimer, sans chercher de récompense, sinon celle de savoir demeurer
en parfaite unité avec le Dieu unique.