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PHYSIQUE CONTEMPORAINE ET TRADITION OCCIDENTALE

“ Celui qui ne voit pas le chameau sur le haut du minaret,


comment verrait-il un cheveu dans la bouche du chameau ? ”

Rûmî, Le Livre du Dedans

Tradition et traditions

Une remarque importante doit être faite dès le début : le mot tradition (provenant du
mot latin tradere, signifiant “ remettre ”, “ transmettre ”) porte en lui-même une contradiction
lourde de conséquences.
Dans une première acception, familière et usuelle, le mot tradition signifie “ manière de
penser, de faire ou d'agir, qui est un héritage du passé ” et il est ainsi lié aux mots "coutume” et
“ habitude ”. Dans ce sens, on peut parler de “ tradition académique ”, de “ tradition de la
Comédie Française ” ou de “ tradition newtonienne ”. Dans la science, la tradition représente
une tentative de momification, de préservation à tout prix d'une certaine théorie ou d'une
certaine manière de concevoir la Réalité. Il est bien évident que, selon ce premier éclairage du
mot tradition, la science est, par essence, anti-traditionnelle, car elle concerne la recherche de
l'inconnu, l'invention, sous la pression des faits expérimentaux, de théories nouvelles, de mieux
en mieux adaptées à décrire la Réalité.
Dans une deuxième acception, moins courante, la tradition signifie “ l'ensemble des
doctrines et pratiques religieuses ou morales, transmises de siècle en siècle, originellement par
la parole ou l'exemple ” et aussi “ l'ensemble des informations, plus ou moins légendaires,
relatives au passé, transmises d'abord oralement de génération en génération ”. Selon cette
définition, la Tradition englobe les différentes traditions - chrétienne, juive, islamique,
bouddhiste, soufie, etc. Pour éviter toute confusion entre les deux acceptions du mot tradition,
nous écrivons ce mot avec majuscule quand nous nous référons à la deuxième.
La Tradition concerne donc essentiellement la transmission d'un ensemble de
connaissance sur l'évolution spirituelle de l'homme, sur sa position dans les différents mondes,

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sur sa relation avec les différents cosmos. Cet ensemble de connaissances est ainsi
inévitablement invariant, stable, permanent, malgré la multiplicité des formes assumées dans sa
transmission et malgré les distorsions introduites par le temps et l'histoire. Si la transmission est
le plus souvent orale, elle peut pourtant s'effectuer aussi par la science des symboles, par les
écrits ou les œuvres d'art, par les mythes ou les rites.
Les connaissances traditionnelles s'inscrivent dans les temps immémoriaux, mais il serait
vain de rechercher une source de la Tradition. Dans ses racines profondes, la Tradition peut
être conçue en dehors de l'espace (géographique) et du temps (historique). Elle est
éternellement présente, ici et maintenant, dans chaque homme, dans un continuel jaillissement.
La source de la Tradition ne peut être autre que métaphysique. En s'adressant à ce qui est
essentiel dans l'homme, la Tradition est d'une actualité immédiate.
Mais la Tradition existe aussi dans l'espace et dans le temps. Si son contenu est unique, la
forme dans laquelle elle se manifeste et le langage dans lequel elle s'exprime sont d'une grande
diversité, sous l'influence inévitable de l'histoire et de l'environnement culturel. Une des idées
fondamentales de la Tradition - celle de l'unité dans la diversité et de la diversité par l'unité -
s'applique à la Tradition elle-même. La multiplicité de branches d'un arbre n'empêche pas
l'existence d'un tronc unique. Et un arbre sans branches serait un arbre mort.

Science et tradition : deux pôles d'une contradiction

Tout semble séparer science et Tradition.


La connaissance traditionnelle est fondée sur la révélation, sur la contemplation, sur la
perception directe de la Réalité. A l'autre pôle, la connaissance scientifique (tout du moins dans
sa forme contemporaine, la seule qui nous intéresse dans ce livre) est fondée sur la
compréhension de la Réalité par l'intermédiaire du mental, par l'intermédiaire des constructions
logiques et mathématiques. La connaissance traditionnelle présuppose le silence du mental, par
la suppression des associations logiques ordinaires, tandis que la connaissance scientifique est
possible justement grâce à l'activation aussi intense que possible du mental.
La recherche traditionnelle accorde une grande importance au corps, à la sensation, aux
sentiments, à la foi, tandis que la recherche scientifique exclut le propre corps du chercheur,
ses sensations, ses sentiments, sa foi, du domaine de l'observation et de la formulation des lois.
Le seul instrument appartenant au corps humain, toléré par la science, est le cerveau du
chercheur et ses structures logiques inhérentes et communes à tous les chercheurs. Les

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différents appareils de mesure expérimentale sont supposés être dotés d'une objectivité
intrinsèque, d'une indépendance quasi absolue de la volonté du chercheur lui-même.
La pensée traditionnelle a toujours affirmé que la Réalité n'est pas liée à l'espace-temps :
elle est. Le chercheur traditionnel s'impose volontairement, par un travail long et acharné, une
annihilation de sa propre identité spatio-temporelle, dans le but de retrouver son Être véritable,
par la dissolution dans la Réalité unique, tout-embrassante, qui n'admet, pour être connue,
aucune séparation, aucune impureté due à la projection dans l'espace ou dans le temps. A
l'autre pôle, le chercheur scientifique est obligé de postuler l'existence d'une Réalité objective,
séparée, indépendante de toute observation ou mesure et qui est forcément définie dans
l'espace et dans le temps.
Une autre différence essentielle entre la science et la Tradition réside dans le caractère
communicable ou incommunicable d'une expérience. La recherche traditionnelle réclame le
droit à l'expérience incommunicable par le langage naturel. L'expérience traditionnelle est
unique, totale, dépassant de loin les catégories logiques ordinaires. Par contre, l'expérience
scientifique est communicable, répétable. Les conditions d'une expérience scientifique sont
définies d'une manière aussi objective que possible. Une expérience scientifique peut être donc
répétée par n'importe quelle équipe de chercheurs, dotée de l'outillage scientifique approprié.
L'expérience est même considérée comme le juge suprême de la science. L'argument d'autorité
n'existe pas en science (sauf comme phénomène sociologique marginal et transitoire). Une
théorie, fût-elle de la plus grande beauté sur le plan esthétique ou fût-elle formulée par le plus
grand physicien de l'époque, est rejetée sans hésitation si elle se trouve en conflit flagrant avec
les données expérimentales.
La connaissance traditionnelle réclame donc le droit à l’inefficacité, sur le plan de la
matérialité spatio-temporelle, sur le plan de la matérialité directement observable. Quand une
telle efficacité est néanmoins produite, elle est regardée, par la Tradition véritable, comme
accidentelle, diabolique même (dans le sens de “ séparation ”), comme un barrage redoutable
sur la voie de la progression spirituelle. En revanche, la science s'intéresse essentiellement au
corps extérieur, à l'efficacité maximale sur le plan de la matérialité directe. Et c'est justement
grâce à cette efficacité que la vie matérielle de l'homme s'est trouvée profondément
transformée par les applications technologiques des découvertes de la technoscience.
Enfin une dernière distinction entre la science et la Tradition concerne le langage. Des
concepts comme Dieu, transcendance, lumière ou ténèbres rebutent l'homme de science
contemporain, car leur adoption dans la construction conceptuelle reviendrait à ruiner les bases
mêmes de la connaissance scientifique.

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La recherche traditionnelle s'adresse à l'homme tout entier, mettant en jeu un spectre
d'aspects infiniment plus riche que celui de la recherche scientifique contemporaine dont la
finalité est, après tout, l'étude de la nature extérieure. La Tradition est liée à un enseignement
oral, intraduisible en langage ordinaire. N'est-il pas significatif qu'aucun écrit traditionnel ne
décrit jamais réellement l'auto-initiation ? Saint Jean de la Croix annonce à plusieurs reprises un
traité sur la noce mystique mais aucune trace n'a été retrouvée d'un tel traité. Attar consacre la
majeure partie de son poème, La Conférence des Oiseaux, au récit des discussions entre les
oiseaux, à la description de la préparation au voyage tandis que le voyage lui-même et la
rencontre avec le Simorg n'occupent que quelques lignes.
C'est vrai néanmoins qu'il y a une modification progressive du langage scientifique. En
explorant des domaines de plus en plus fins de la Réalité, le langage scientifique devient de plus
en plus abstrait, faisant appel à un formalisme mathématique de plus en plus complexe. Le
langage scientifique est ainsi, dans le sens rigoureux du terme, intraduisible dans le langage
ordinaire. On pourrait conclure hâtivement que le langage scientifique contemporain concerne
une réalité incommunicable, proche de celle sondée par la Tradition. Mais cette conclusion
serait erronée. Le formalisme mathématique peut être acquis par un effort intellectuel (certes
difficile, mais accessible), effort qui ne présuppose aucune purification morale ou spirituelle : le
travail scientifique n'est pas un substitut pour une voie spirituelle. Et l'efficacité de ce
formalisme abstrait est prouvée par l'expérience scientifique.
Alors, y a-t-il une relation entre la science et la Tradition ?
A la lumière des différences essentielles entre la science et la Tradition on pourrait
affirmer qu'aucune relation rigoureuse ne peut être établie. Cette conclusion présente le
désavantage d'être trop simpliste et même en contradiction avec certaines conclusions
fondamentales de la physique contemporaine.
Nous pouvons concevoir la science et la Tradition comme deux pôles d'une
contradiction, comme signe d'une Réalité unique et indivisible.
Un point de contact possible entre la science et la Tradition se trouve ainsi dans les
limites du mental lui-même et ces limites peuvent être trouvées par le mental lui-même, par la
science elle-même. Le mouvement propre de la science arrive à certaines limites et là, si ces
domaines-limite, ces domaines-frontière sont communs à la science et à la Tradition, on peut
faire l'effort d'un saut vers un autre genre de compréhension. Autrement dit, les points de
contact peuvent se trouver dans les axiomes fondamentaux de la science ou dans les résultats
les plus généraux obtenus par la science.

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Un pont possible entre la science et la tradition : la rationalité du
monde

On cite souvent les célèbres mots d'Einstein : “ La chose la plus incompréhensible du


monde, c'est que le monde est compréhensible ”. La conformité entre la pensée humaine et
l'intelligence cachée dans les lois naturelles agit comme un troisième terme dans la relation
homme-nature. Ce troisième terme transforme la dualité homme-nature en une entité ternaire,
existante comme unité dynamique et inséparable. L'oubli, l'ignorance de ce troisième terme,
nous semble être la source des différents courants réductionnistes contemporains, prônant une
vulgaire, fausse et statique dualité.
Paradoxalement, on retrouve ce même credo de la rationalité du monde comme une
constante de la Tradition. On présente trop souvent les penseurs traditionnels comme des
apôtres du non-savoir, de l’irrationnel, en oubliant leurs propres écrits.
Certes, l'expérience traditionnelle est incommunicable mais il est particulièrement
important d'observer, chez certains penseurs traditionnels, le besoin d'analyser et d'expliquer
aux autres, de façon intelligible, ce qui a été vécu aux moments de l'expérience. Ainsi, Jakob
Böhme a eu en 1600, à l'âge de 25 ans, une expérience fondamentale : “ Dans cette lumière
mon esprit aussitôt a vu au travers de toutes choses, et a reconnu dans toutes les créatures,
dans les plantes et dans l'herbe, ce qu'est Dieu, et comment il est, et ce que c'est que sa
volonté. Et aussi à l'instant, dans cette lumière, ma volonté s'est portée, par une grande
impulsion, à décrire l'être de Dieu ”. Décrire l'être de Dieu...
Décrire, analyser, expliquer : il s'agit là d'une démarche typiquement occidentale,
démarche qui est à la base de la science contemporaine. Il y a une continuité entre la pensée
traditionnelle occidentale et la pensée scientifique contemporaine.
Certains penseurs traditionnels acceptent donc la contradiction et l'approximation. Un
langage adapté doit être inévitablement inventé : “ Seulement il faut qu'en écrivant je fasse des
distinctions, pour que le lecteur me comprenne... ” - dit Jakob Böhme, un peu comme un
physicien d'aujourd'hui qui essayerait d'expliquer dans le langage ordinaire la beauté et la vérité
des lois quantiques.
Une démarche analogue, extrêmement intéressante du point de vue scientifique, est celle
de Saint Jean de la Croix (1542-1591). Dans la description de ses propres expériences dans La
Montée du Carmel, Saint Jean de la Croix avait réellement la démarche d'un physicien
expérimentateur de nos jours, essayant de collectionner des données pour découvrir des
régularités, des lois. Bien sûr, il étudiait des phénomènes d'un ordre bien spécial et il a dû, pour

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cette raison, inventer une nouvelle terminologie adaptée à ces nouveaux phénomènes. Ensuite,
par une méthode de doute continuel, il a essayé de décrire, pour les autres, ce qu'il avait vécu.
De ce point de vue, le traité didactique La Montée du Carmel nous semble plus proche de nos
préoccupations actuelles que ses poèmes.
Saint Jean de la Croix parlait explicitement de la limite d'une certaine logique, d'une
certaine raison face à la Réalité. Les niveaux plus subtils de la Réalité demandent des logiques
différentes, des raisons différentes, mais le monde reste matériel, le monde reste rationnel à
chaque niveau, du moment qu'il tolère la description, la mesure (et il est intéressant de rappeler
que le mot raison vient du latin ratio, qui implique un sens de “ calcul ”, “ compte ”,
“ proportion ” ou “ rapport ”). Cette notion de degrés de raison révèle tout ce qu'il y a de flou,
vague ou faux dans l'usage contemporain du mot irrationnel.
Saint Jean de la Croix indiquait certainement la nuit des sens comme une étape
obligatoire dans la progression spirituelle, mais, en même temps, il voyait les organes des sens
comme des fenêtres et non pas comme des murs de la prison du corps : “ Ainsi donc l'âme qui
aurait repoussé et rejeté le goût de toutes les choses créées, et mortifié toutes ses tendances,
serait, nous pouvons le dire, comme dans la nuit et l'obscurité ; ce ne serait en quelque sorte
qu'un vide complet par rapport à tous les objets créés. La cause de cela, c'est que l'âme... est,
au moment où Dieu l'unit au corps, comme une table rase ou lisse sur laquelle il n'y aurait rien
de peint ; et, à part les connaissances qu'elle acquiert peu à peu par les sens, il ne lui en vient
naturellement aucune autre d'ailleurs... Otez-lui ce qu'elle peut apprendre par les sens qui sont
comme des fenêtres de sa prison, elle ne peut naturellement rien connaître par un autre
moyen... ”. Il y a donc une possibilité d'accès à la Réalité par la science elle-même, par les
fenêtres de la prison de l'homme.
Quelques siècles plus tard, en faisant étrangement écho aux paroles de Saint Jean de la
Croix, un des pères-fondateurs de la science moderne, Einstein, écrivait : “ L'individu ressent...
le caractère sublime et l'ordre admirable qui se manifestent dans la nature ainsi que dans le
monde de la pensée. L'existence individuelle lui donne l'impression d'une prison et il veut vivre
en possédant la plénitude de tout ce qui est, dans son unité et son sens profond... ”.
Einstein décrit ainsi instinctivement ce qu'on pourrait appeler l'ouverture de l'œil du
cœur, pour le dépassement des limites de la raison raisonnante. L'accès aux différents degrés de
raison est conditionné par l'accès aux différents degrés d'être, valeur complètement ignorée par
notre siècle de fragmentation accélérée.
L'idée traditionnelle d'une harmonie nécessaire entre le degré d'être et le degré de
raison est à méditer longuement, car elle éclaire la nature même de l'évolution de la rationalité.

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La confiance dans la rationalité structurelle du monde est le lien subtil qui unit pensée
traditionnelle et pensée scientifique.

Mouvement et discontinuité : l'éternelle genèse de la Réalité

La physique contemporaine est hantée par la vision de l'unité du monde. Le chemin a été
long entre le vieux rêve d'unification d'Einstein et les théories actuelles des particules
élémentaires, qui tendent vers une unification de toutes les interactions physiques connues. Ce
chemin a été ponctué plutôt par la reconnaissance d'une discontinuité des lois physiques
caractérisant les différents niveaux de la Réalité : les lois qui fonctionnent à un certain niveau
ne fonctionnent pas à un autre niveau. Mais, en même temps, le saut vers les lois nouvelles
n'est pas complètement discontinu. Il y a une certaine continuité, une certaine relation entre les
différents niveaux, qui n'ont été révélée pleinement qu'à l'échelle de l'infiniment petit, à l'échelle
des particules élémentaires. C'est pour cela que ces particules sont fascinantes, car autrement
elles ne seraient que de vulgaires grains de matière, comme des grains d'une toile d'un grand
Maître, mais qui ne peuvent rien transmettre de la beauté de la peinture tout entière.
Paradoxalement, la physique de ce dernier temps a montré que ce qui se passe à l'échelle de
l'infiniment petit peut expliquer ce qui se passe à l'échelle cosmologique, celle de l'infiniment
grand. Cette asymétrie structurelle vers l'infiniment petit, vers l'invisible, dans une véritable
autoprotection du secret, est un des aspects les plus troublants de la physique moderne.
La découverte palpable, expérimentale d'une échelle invisible pour les organes des sens,
l'échelle quantique, dont les lois sont complètement différentes de celles de l'échelle visible de
notre vie de tous les jours, a été probablement la contribution la plus importante de la science
moderne à la connaissance humaine. Le nouveau concept qui a ainsi émergé - celui de niveaux
de Réalité - est parmi ceux qui peuvent fonder une nouvelle vision du monde.
Le monde des événements quantiques est tout à fait différent de celui auquel nous
sommes habitués.
L'unité des contradictoires semble régner dans ce nouveau monde : les entités quantiques
sont particules et ondes à la fois. L'événement quantique n'est pas séparable en tant qu'objet : le
nouveau monde est celui de l'interconnexion universelle, de la relation, de l'interaction. La
discontinuité et la continuité coexistent harmonieusement (c'est-à-dire contradictoirement) :
l'énergie varie par des sauts, mais notre monde visible reste pourtant celui de la continuité. Le
vide est plein - il contient potentiellement tous les événements. Le nouveau monde est celui

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d'un bouillonnement perpétuel, de l'annihilation et de la création, d'un mouvement à des
vitesses vertigineuses, incomparables à celle de nos fusées. L'énergie concentrée à l'échelle de
l’infiniment petit, atteint des valeurs fabuleuses, à peine imaginables à notre propre échelle.
Décidément le monde quantique a sa place dans la vallée de l'Etonnement (une des sept
vallées de La Conférence des oiseaux d'Attar) où la contradiction et l'indéterminé guettent le
voyageur.
Il est toutefois étonnant de constater que certains penseurs traditionnels sont plus
proches de la vision quantique que certains physiciens contemporains. Nous ne parlons pas de
la vision de l'unité du monde, dans sa forme générale, qui est une constante de la philosophie
traditionnelle, en Orient ou en Occident. Nous pensons plutôt à l’unité dynamique, qui met le
mouvement et l’énergie au centre de la réflexion philosophique.

Pensée scientifique et pensée symbolique : symboles et thêmata

La relation entre la pensée traditionnelle et la pensée symbolique est bien connue et a été
bien étudiée.
“ Le symbole est... une représentation qui fait apparaître un sens secret, il est l'épiphanie
d'un mystère ” - écrit Gilbert Durand. Le symbole réalise en lui-même l'unité des
contradictoires fini-infini et, pour être appréhendé, il présuppose la fusion sujet-objet. Pour la
pensée classique, le symbole ne peut être que alogique, signe de l'émergence d'une nouvelle
logique - celle du tiers inclus, nouvelle logique qui demande un nouveau langage, en rupture
par rapport au langage naturel.
Gurdjieff disait: “ ... un symbole ne peut jamais être pris dans un sens ultime et exclusif.
En tant qu'il exprime les lois de l'unité dans la diversité indéfinie, un symbole possède lui-même
un nombre indéfini d'aspects à partir desquels il peut être envisagé, et il exige de celui qui
l'approche la capacité de le voir simultanément de différents points de vue. Les symboles que
l'on transpose dans les mots du langage ordinaire s'y durcissent, s'y obscurcissent, et
deviennent très facilement "leurs propres contraires", emprisonnant le sens en des cadres
dogmatiques étroits, sans même laisser la liberté très relative d'un examen logique du sujet. La
raison en est la compréhension littérale des symboles, le fait qu'on ne leur attribue qu'un seul
sens; ” (Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu).
Une compréhension littérale d'un symbole le transforme en une notion statique, morte
sans aucune fonction et valeur. Nous sommes obligés d'accepter une relativisation du regard

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qui nous permet d'embrasser le nombre indéfini d'aspects d'un symbole. Cette relativisation ne
peut être présente que si le symbole est conçu en mouvement et s'il est vécu par celui qui
s'immerge dans sa signification. Le nombre indéfini d'aspects d'un symbole ne signifie nullement
que le symbole est imprécis, vague ou ambigu. C'est le contraire qui est vrai : une définition
exacte implique une inexactitude de sens, une mutilation du symbole. L'exactitude est
néanmoins présente, précisément dans l'invariance cachée derrière la multiplicité indéfinie
d'aspects d'un symbole. La lecture d'un symbole se soumet ainsi, comme dirait Korzybski (36),
à un principe général d'indétermination, dont une manifestation particulière est constituée par
les relations d'incertitude de Heisenberg. Symbole et logique du tiers inclus sont intimement
liés.
La pensée symbolique est opératoire si la Réalité a vraiment une structure en niveaux.
Dans le langage scientifique, cela correspondrait à l'existence dans la Nature des niveaux de
matérialité. Or, la plus grande découverte scientifique de ce siècle n'est-elle pas justement la
mise en évidence expérimentale et mathématique d'un niveau de matérialité quantique dont les
lois sont nettement différentes de celles qui régissent la Réalité à notre propre échelle ? Ce n'est
pas un quelconque dogme théologique ou métaphysique qui a postulé l'existence d'une telle
échelle quantique, mais c'est la science qui l'a révélée, par l'effort conjoint d'une
expérimentation de plus en plus fine et d'un outil mathématique de plus en plus raffiné. D'une
manière naïve et hâtive on a proclamé (et on proclame encore) une crise de la science et même
une dissolution de la Réalité, pour la simple raison que ces nouvelles lois n'étaient pas les
mêmes que celles auxquelles nous ont habitués nos organes des sens. Ce n'est pas de la
dissolution de la Réalité qu'il faudrait parler, mais plutôt de la révélation progressive de la
Réalité. L'abstraction ne nous éloigne pas mais nous approche de la Réalité : l'abstraction est
une composante de la Réalité, si vraiment la Réalité a une structure en niveaux. La question
d'un lien possible entre la pensée scientifique et la pensée symbolique est ainsi posée.

Des pas considérables vers la compréhension d'une éventuelle relation entre le monde de
la science et le monde des symboles ont été effectués grâce aux travaux du physicien et
historien des sciences Gerald Holton, comme, par exemple, dans son livre L'imagination
scientifique. Holton a su mettre en évidence l'existence de structures cachées mais stables dans
l'évolution des idées scientifiques. Il s'agit de ce que Holton appelle les thêmata, c'est-à-dire
des présupposés ontologiques, inconscients pour la plupart, mais qui dominent la pensée d'un
physicien ou d'un autre. Ces thêmata sont cachés, même à celui qui les emploie : ils
n'apparaissent pas dans le corps constitué de la science, qui ne laisse transparaître que les
phénomènes et les propositions logiques et mathématiques. Pour les découvrir Holton a dû

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sonder les documents privés, la correspondance des physiciens, les échanges où se cristallisent
les idées novatrices avant de passer dans le fond commun de la connaissance scientifique. Ces
thêmata concernent donc ce qu'il y a de plus intime, de plus profond, dans la genèse d'une
nouvelle idée scientifique. L'ancienneté et la persistance de certains thêmata peuvent
surprendre et choquer là croyance dans la nouveauté à tout prix, mode qui a pénétré même
dans le monde de la science. Aussi, il est surprenant de constater le nombre restreint de
thêmata qui traversent les travaux scientifiques qui sont pourtant d'une grande variété. Holton
a dénombré seulement quelques dizaines de thêmata dans toute l'histoire de la science, ce qui
lui permet de conclure qu'il se pourrait “ que ce soit cette résistance au temps de thêmata
relativement peu nombreux, ainsi que leur diffusion, à un moment donné, au sein de la
communauté, qui assure à la science, malgré les développements et les mutations qu'elle
connaît, la permanence d'identité qu'elle préserve en une certaine mesure ”.
Les thêmata se présentent généralement sous la forme d'alternatives doubles ou triples :
évolution-involution, continu-discontinu, simplicité-complexité, invariance-variation, holisme-
réductionnisme, unité-structure hiérarchique, constance-changement, etc. Par leur généralité et
leur persistance dans le temps, les thêmata semblent être proches des symboles.
Les thêmata ne sont pas, en fait, des symboles, mais plutôt des facettes d'un symbole.
Un thêmata présuppose la séparation, l'opposition d'un des cas d'une alternative par rapport à
l'autre cas (unité vs. structure hiérarchique, par exemple). Les thêmata absolutisés sont donc
les germes du crypto-fanatisme qui alimente périodiquement les grandes polémiques à
l'intérieur de la science. En revanche, le symbole présuppose l'unité des contradictoires (et unité
et structure hiérarchique, par exemple).
On comprend l'émerveillement de Holton quand il se trouve en face de ce qu'il croit être
un nouveau thêma, comme c'était le cas du principe de complémentarité de Bohr : “ J'ai été
frappé par le faible nombre de thêmata - en physique à tout le moins... L'apparition d'un thêma
nouveau est chose exceptionnelle. La complémentarité, en 1927, et la chiralité, dans les années
1950, sont deux des ajouts les plus récents dans cette catégorie pour la physique ”. Ce n'est pas
d'un nouveau thêma qu'il s'agit dans le cas de la complémentarité de Bohr, mais d'un symbole
qui réalise en lui-même l'unité des contradictoires continu-discontinu, onde-corpuscule.
Donnons un autre exemple d'une idée scientifique qui possède tous les caractères d'un
symbole : le principe de bootstrap, formulé par Geoffrey Chew en 1959 dans la physique des
particules.
Dans mon livre Nous, la particule et le monde, j'ai décrit la théorie du bootstrap.
Rappelons ici que le bootstrap est une loi dynamique fait que les caractéristiques et les attributs
d'une entité déterminée physique sont le résultat des interactions de cette entité avec les autres

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particules : une particule est ce qu'elle est parce que toutes les autres particules existent à la
fois. Le bootstrap conçoit donc la nature comme une entité globale, non-séparable au niveau
fondamental.
En tant que vision de l'unité du monde et par ses conséquences concernant la nature de la
Réalité, le principe de bootstrap semble proche de la Tradition. Böhme ne disait-il pas, dans
Mysterium pansophicum : “ ... le tout ensemble n'est qu un seul être... ” et, encore, dans
L'Aurore naissante, ne formulait-il pas un véritable principe de bootstrap cosmique quand il
écrivait : “ Le soleil est engendré et produit de toutes les étoiles. Il est la lumière extraite de
l'universelle nature, et à son tour il brille dans l'universelle nature de ce monde, où il est lié avec
les autres étoiles, comme ne faisant avec elles toutes qu'une seule étoile ”.
Dans un article paru en 1968, portant le titre provocateur “ Bootstrap ” : une idée
scientifique?, Chew lui-même observait que l'idée de bootstrap, dans sa formulation la plus
générale, est “ ... beaucoup plus ancienne que la physique des particules... ”. Il continuait : “ Le
nombre de concepts a priori a diminué avec le progrès de la physique, mais il semble que la
science, telle que nous la connaissons, demande quand même un langage basé sur un nombre
de concepts admis a priori. Donc, du point de vue sémantique, la tentative d'expliquer tous les
concepts peut être difficilement appelée “ scientifique ”... ”. Et Chew concluait : “ Portée à ses
extrémités logiques, l'hypothèse de bootstrap implique que l'existence de la conscience,
considérée en même temps que tous les autres aspects de la nature, est nécessaire pour l'auto-
consistance du tout. Une telle notion, même si elle n'est pas complètement dépourvue de sens,
est clairement non scientifique... ”. Nous trouvons ici une définition précise du caractère
inépuisable, irréductible, de l'idée de bootstrap, qui lui confère la propriété d'être un symbole.
La théorie contemporaine des supercordes, qui implique le bootstrap des dimensions,
semble être potentiellement capable de réaliser l'unification des aspects contradictoires de la
Réalité: continuité-discontinuité, séparabilité-non-séparabilité, identité-non-identité,
homogénéisation-hétérogénéisation, actualisation-potentialisation. Le principe du bootstrap
apparaît ainsi comme un principe d'unité à la fois structurelle et organisationnelle du monde
matériel : l'unité apparaît par l'interaction d'une particule avec toutes les autres particules,
tandis que la structure hiérarchique se manifeste par l'émergence des différents niveaux de la
Réalité physique.
En tant qu'idée-symbole, l'idée de bootstrap peut être perçue comme imprécise. La
précision peut être obtenue par une acceptation partielle, tronquée, délimitée d'une idée-
symbole. C'est exactement ce qui s'est passé avec l'idée de bootstrap, qui, dans sa forme
tronquée, a mené à des formulations mathématiques précises, à des calculs détaillés, à des
confrontations directes avec les données expérimentales et c'est aussi ce qui se passe

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actuellement avec la théorie des supercordes, grâce au modèle de "dimensions
supplémentaires". L'acceptation partielle, tronquée d'une idée-symbole conduit ainsi à
l'efficacité sur le plan de la matérialité directe.
En même temps, il est évident qu'une idée-symbole tronquée est potentiellement capable
d'une continuelle amélioration, d'une perpétuelle évolution, dans la tentative de retrouver de
plus en plus la richesse indéfinie du symbole. Une théorie basée sur une idée-symbole est donc
une théorie ouverte. Le symbole assure le caractère de permanence d'une telle théorie. Une
théorie ouverte peut changer, dans le temps, sa forme, son formalisme mathématique, mais sa
direction reste toujours la même.

Une rencontre nécessaire

Les convergences esquissées entre la science et la Tradition ne doivent pas alimenter une
vision simpliste, hélas assez répandue, qui dit qu'après tout la science ne fait que découvrir ce
que la Tradition dit depuis toujours. Je l'ai déjà souligné dans mes livres : la science et la
Tradition ne disent pas du tout la même chose. La science et la Tradition sont différentes par
leur nature, par leurs moyens, par leur finalité. La seule manière de comprendre leur interaction
est de les concevoir comme deux pôles d'une et même contradiction, comme deux rayons d'une
et même roue qui, tout en restant différents, convergent vers le même centre : l'homme et son
évolution.
Une vraie relation de complémentarité contradictoire semble unir science et Tradition :
ce que la Tradition découvre dans la richesse de la vie intérieure, la science le découvre, par
isomorphisme, dans la corporéité des systèmes naturels.
“ ... on pourrait presque définir notre époque comme étant essentiellement et avant tout
le “ règne de la quantité ”... ” - disait René Guénon.
D'une manière qui peut paraître paradoxale, la science contemporaine va à l'encontre de
ce règne de la quantité malgré les applications aveugles de ses découvertes, applications qui
d'ailleurs lui échappent. En même temps, il est évident que la science ne peut pas constituer,
par elle-même, une sagesse, car elle ne traite que d'un aspect partiel de la Réalité de l'homme.
La science nous aide plutôt à éviter les impasses, les fantômes et les mirages dans la voie de la
connaissance. A son tour, la Tradition est la mémoire des valeurs de la vie intérieure, dans la
rigueur d'une permanence sans laquelle tout peut sombrer dans le chaos et la destruction. C'est
pour cela que la convergence structurelle entre la science et la Tradition, peut avoir un impact

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incalculable sur le monde d'aujourd'hui ou de demain par l'apparition d'une image unifiée et en
même temps diverse du monde, où l'homme retrouvera enfin sa place.

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