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EDGAR MORIN - LA PASSION DE LA CONNAISSANCE ET DE LA

SOLIDARITE

Je me suis souvent demandé comment se fait-il que j’ai toujours éprouvé un sentiment
de singularité en contemplant l’oeuvre d’Edgar Morin. Il y a eu et il y a encore d’autres
grands penseurs français. Qu’est-ce qui distingue vraiment Edgar Morin dans le contexte de la
culture française ? La seule réponse rationnelle que je puisse trouver est le fait qu’Edgar
Morin prend au sérieux, sur le plan philosophique, la science moderne. Il est même convaincu
que la science moderne peut déterminer un renouveau de la philosophie. Si l’on considère le
spectre très large de la philosophie française contemporaine, on trouve un seul autre penseur
qui a partagé les mêmes convictions : Stéphane Lupasco (1900-1988)1. Les autres philosophes
méprisait la science moderne est il est suffisant de citer, à titre d’exemples, les noms de Jean-
Paul Sartre ou René Guénon. Stéphane Lupasco et Edgar Morin nous ont appris à insuffler la
conscience dans la science pour en finir avec la médiocrité épistémologique conduisant à
l'assassinat de l'âme du monde.
L’œuvre d’Edgar Morin est immense est je laisserai à d’autres, plus compétents que moi,
faire son analyse. Je me limiterai ici à un témoignage sur une des présences les plus
marquantes du 20e siècle. Présence vivante, présence solaire, celle d'un Apollon de la
complexité, qui nous aide à vivre et à espérer.
J’ai eu la chance de rencontrer Edgar Morin, il y a un peu plus de 20 ans, dans le
contexte de la publication de mon livre Nous, la particule et le monde2. Jacques Robin m’a
invité à présenter mon livre devant le public de la revue « Transversales ». Cette revue était
dans la ligne droite du Groupe de Dix3, groupe qui a introduit en France la pensée systémique
et qui a été dirigé précisément par Jacques Robin. C’est ainsi que j’ai contacté Edgar Morin st
René Passet, deux anciens membres du Groupe de Dix et ils sont devenus ensuite mes amis.

1
Edgar Morin a un grand respect pour les travaux de Lupasco. Voir
Basarab Nicolescu, « Entretien avec Edgar Morin », in Stéphane Lupasco - L’homme et l’oeuvre, Editions du
Rocher, Collection Transdisciplinarité, Monaco, 1999, pp. 43-59, sous la direction de Horia Badescu et Basarab
Nicolescu.
2
Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Le Mail, Paris, 1985 ; 2e édition : Le Rocher, Collection
"Transdisciplinarité", Monaco, 2002.
3
Brigitte Chamak, Le Groupe des Dix - Les Avatars des rapports entre science et politique, Le Rocher,
Collection "Transdisciplinarité", Monaco, 1997, préface de Basarab Nicolescu.

1
Beaucoup de mes collègues regardent d'un œil réprobateur le dialogue des sciences
exactes ou dures et des sciences humaines ou molles. Ainsi, un important physicien français,
membre de l’Institut de France, me disait, en 1985, combien il appréciait mon livre Nous, la
particule et le monde mais en même temps il m’avouait ne pas comprendre pourquoi je cite
les auteurs des sciences humaines, comme, par exemple, Edgar Morin… Mais qu'avais-je à
faire avec l'impuissance arrogante de douaniers disciplinaires ? C’est justement sur le chemin
de la transdisciplinarité que j’ai rencontré Edgar Morin et, depuis, nos chemins ne se sont
jamais séparés.
En 1986 je fus choisi par l’UNESCO comme animateur du Colloque de Venise « La
science face aux confins de la connaissance – Le prologue de notre passé culturel ». Dans la
Déclaration adopté par les quinze personnalités présentes, le mot « transdisciplinarité »
figurait pour la première fois dans un document d’un organisme international. Edgar n’était
pas présent au Colloque de Venise, mais j’ai eu l’occasion de connaître deux autres
personnalités, René Berger et Gilbert Durand, qui sont devenus par la suite de proches
compagnons. C’est justement dans la mouvance du Colloque de Venise que j’ai décidé de
fonder le Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires (CIRET)4 et j’ai
immédiatement sollicité Edgar Morin d’accepter d’être membre fondateur de cette
association. Sa réponse tardait et, entre temps, j’ai organisé un colloque à la Sorbonne intitulé
« Vers une nouvelle rationalité ». Une de mes ambitions était d’y faire rencontrer Edgar Morin
et Raymond Abellio, qui étaient, certes, de bords politiques très différents mais qui se
retrouvaient sur le chemin de la nouvelle rationalité. Le destin en a voulu autrement car
Abellio est décédé quelques mois avant la rencontre. En tout cas, c’est sur le pupitre d’un
amphithéâtre de la Sorbonne, après m’avoir entendu parler, qu’Edgar Morin a signé, le 16
octobre 1986, sa lettre d’acceptation comme membre fondateur du CIRET.
Un souvenir me traverse en évoquant ce colloque à la Sorbonne. Un grand ami
psychanalyste, présent dans la salle, m’a dit après le colloque : « Edgar Morin est vraiment
extraordinaire ! Quand il parle, il donne l’impression de manger la connaissance ». Il y a
effectivement quelque chose de l’ordre de la digestion dans le rapport d’Edgar Morin à la
connaissance : il assimile un nombre effarant d’ouvrages et d’idées et il les métamorphose à la
lumière de la pensée complexe. L’avarice d’Edgar concernant les références, fait qui lui est
reproché par ses ennemies, s’explique ainsi facilement.

4
Site Internet du CIRET :
http://nicol.club.fr/ciret/

2
La transdisciplinarité et la pensée complexe sont certainement différentes, mais elles
sont complémentaires. Nous avons fait beaucoup de choses ensemble et je pourrais même
affirmer que, sans la présence d’Edgar, le développement de la transdisciplinarité en France et
dans le monde aurait été beaucoup plus difficile. Je ne citerai ici que quelques exemples de
ces moments de vie et de lutte, qui m’ont marqué le plus.

En 1994 a eu lieu au Portugal, à Convento d’Arràbida, le premier Congrès Mondial de la


Transdisciplinarité, organisé par le grand peintre Lima de Freitas5.

Tous les français, Edgar inclus, étaient dans le même avion. A peine descendus de
l'avion à Lisbonne, une grosse averse tombe. Nous sommes sous le signe de l'eau et de la
fécondité. Je me rappelle que, pendant notre voyage en car, Edgar était ravi d’être dans la
toute proximité de l’écrivaine Jacqueline Kellen. Au moment où nous voyons le signe
« Arrábida », nous entrons dans un brouillard très dense. Nous arrivons au couvent peu avant
l’heure prévue pour l’ouverture du congrès. Le brouillard est opaque. Il nous reste 100 à 200
mètres à faire à pied et soudainement le brouillard disparaît comme par magie et, dans la cour
du couvent, nous découvrons le paysage éblouissant de l’Océan. Que de symboles pour la
transdisciplinarité !

Le Président de la République Portugaise, Mário Soares était déjà arrivé. Pas de police,
juste deux gardes et une simplicité inoubliable. Je profite pour discuter avec Mário Soares
pendant une demie heure en attendant qu’Edgar Morin, qui prenait son bain, arrive! Monsieur
le Président attend son ami… Le Président Mário Soares a fait un discours chaleureux qui
montrait son intérêt personnel pour la transdisciplinarit. Dans son discours à la même séance
d’ouverture, Edgar Morin a mis l’accent sur trois idées : relier, responsabilité et
compréhension.

Quelques semaines avant le congrès, j’ai eu l’idée de l’adoption d’une « Charte de la


Transdisciplinarité » et j’ai préparé une première ébauche avec mes amis Michel Camus et
René Berger. Le préambule était calqué sur celui de la Déclaration de Droits de l’Homme, car
je considérai que le droit au sens est un droit inaliénable de l’être humain. J’ai expliqué aux
membres du Comité International d’Organisation, lors du dîner du premier jour, pourquoi je
croyais qu’une Charte est nécessaire, non pas pour contraindre mais pour délimiter la
transdisciplinarité de ses multiples dérives possible. La séance a été dramatique. A ma
5
Le programme, les discours et autres documents sont accessibles sur la page
http://nicol.club.fr/ciret/bulletin/b3et4c8.htm

3
surprise, une personnalité présente s’est opposé farouchement à l’idée d’une Charte, sous le
prétexte que nous ne sommes ni l’UNESCO ni l’ONU : de quelle autorité nous réclamons-
nous ? « De l’autorité de notre œuvre » - fût ma réponse. Et, après tout, l’UNESCO
sponsorisait notre congrès. C’est la que j’ai vu toute la finesse du comportement d’Edgar dans
les situations difficiles sur le plan institutionnel. En tout cas, c’est grâce à l’appui ferme de
Michel Camus et Edgar Morin que l’idée d’une Charte a été finalement acceptée par le
Comité International. Le lendemain, un comité de rédaction s’est formé : Lima de Freitas,
Edgar Morin et moi-même. Nous avons beaucoup travaillé pour intégrer toutes les
suggestions qui nous ont été faites et le 6 novembre 1994 les participants ont adopté, à une
grande majorité, la Charte de la Transdisciplinarité. Cette Charte est aujourd’hui une référence
fondamentale pour des milliers de chercheurs transdisciplinaires du monde entier6.
Portés par notre enthousiasme engendré par le congrès d’Arràbida, nous avons pensé
concrétiser nos idées dans le domaine de l’éducation transdisciplinaire par une collaboration
avec l’UNESCO. Le secteur d’éducation de l’UNESCO considérait que nos idées
transdisciplinaires étaient trop révolutionnaires, mais nous avons eu la chance de bénéficier de
l’appui inconditionnel de Madeleine Gobeil, Directrice de la Division des Arts et de la Vie
Culturelle. Mais c’est fût Edgar Morin qui nous a ouvert la porte de Federico Mayor,
Directeur Général de l’UNESCO. En 1995, une rencontre mémorable a eu lieu où étaient
présents Federico Mayor, Edgar Morin, Madeleine Gobeil et moi-même. Ainsi, le CIRET a pu
signer un contrat de deux ans avec l’UNESCO, pour l’élaboration d’un projet d’éducation
transdisciplinaire dans le domaine de l’enseignement supérieur. Un comité international fût
formé et il a travaillé pendant deux ans à l’élaboration de ce projet7.
Le Projet CIRET-UNESCO a été présenté en 1997, au congrès international de Locarno
Quelle Université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l'éducation,
organisé par le CIRET en collaboration avec l'AIVAC et sponsorisé par l'UNESCO et le
Gouvernement du Tessin8. A ce congrès ont assisté plusieurs hautes autorités de l’UNESCO et
aussi des personnalités comme le Prix Nobel de Médecine Werner Arber, le grand architecte
suisse Mario Botta et l’écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb. Les participants ont adopté une
Déclaration et de Recommandations aux pays membres de l’UNESCO. Des expériences
conformes aux recommandations du congrès de Locarno sont en train d'être effectuées dans

6
La Charte de la Transdisciplinarité est accessible, en plusieurs langues (français, anglais, portugais, espagnol,
turque, arabe, roumain et ialien) sur la page d’accueil du site du CIRET
http://nicol.club.fr/ciret/index.htm
7
Le projet CIRET-UNESCO « Evolution transdiciplinaire de l’Université
http://nicol.club.fr/ciret/bulletin/b9et10.htm
8
http://nicol.club.fr/ciret/bulletin/b11.htm

4
plusieurs pays : au Brésil, au Canada, en France, en Italie, en Suisse, en Espagne, en Afrique
du Sud et en Roumanie. Le congrès de Locarno a stimulé aussi une réflexion théorique et
l'invention des méthodes d'éducation en relation avec les nouvelles technologies de
l'information et de la communication.
Le congrès de Locarno m’a aussi fourni l’occasion du seul reproche que je puisse faire à
ce jour à Edgar. La nuit j’animais une petite équipe pour la rédaction de Recommandations
aux pays membres de l’UNESCO. Emue par mes efforts, Madeleine Gobeil a décidé de
m’offrir une bouteille de grand vin de Toscane et elle a confié la bouteille à Edgar, pour qu’il
me la donne quand j’aurais fini la rédaction du texte. En oubliant le destinataire, Edgar a
consommé joyeusement la bouteille avec Abdelwahab Meddeb…
Le congrès de Locarno a immédiatement attiré l’attention de la revue française « Le
Monde de l’Education » et un numéro spécial a été consacré à ce congrès9. Lors de l’entretien
avec le Ministre de l’Education Claude Allègre, publié dans ce numéro, Edgar Morin lui a
communiqué une des propositions du congrès de Locarno : « du temps pour la
transdisciplinarité » dans les programmes des universités. Claude Allègre a été enthousiasmé
par cette proposition, enthousiasme qu’il a d’ailleurs exprimé publiquement dans un
retentissant article publié dans « Le Figaro », où le Ministre appréciait que la
transdisciplinarité est ce dont nous avons besoin aujourd’hui dans le domaine de
l’éducation… Mais le Ministre Claude Alègre, qui est aussi un scientifique bien connu, n’est
pas resté au niveau des paroles. Il a fait passer une loi qui introduit des cours de philosophie
de sciences aux Facultés de Sciences. Jusqu’alors la philosophie des sciences ne s’enseignait
qu’en Facultés de Lettres ! Cette mesure concrète est la retombée la plus spectaculaire, en
France, du Projet CIRET-UNESCO et du congrès de Locarno.
A ma connaissance, Edgar ne s’est pas préoccupé du problème de l’éducation avant la
formulation du Projet CIRET-UNESCO. Je me réjouis que ce Projet a été l’occasion pour
Edgar d’exprimer ses idées, à la lumière de la pensée complexe. Je pense tout
particulièrement au merveilleux livre Seven Complex Lessons in Education10, qui est
aujourd’hui une référence de base pour ceux qui cherchent a reformer l’éducation.
Que pourrais-je conclure de ce bref témoignage ? Aucune ombre ne s’est glissée entre
nous au long des années, dans un respect mutuel et une solidarité sans faille. La galaxie des
amis d’Edgar Morin est, certes, très complexe et même contradictoire. Les amis d’Edgar ne
sont pas nécessairement amis entre eux. Certains ne voient pas d’un très bon œil l’appui
9
« Le Monde de l’Éducation », n° 252 - Université, Paris, Octobre 1997.
10
Edgar Morin, Seven Complex Lessons in Education, Paris, UNESCO, 1999, translated from the French by
Nidra Poller.

5
d’Edgar au CIRET, trop « spiritualiste » à leur goût. Un monsieur, français, a demandé un jour
que le mot « transdisciplinarité » soit interdit ! Un autre, espagnol, écrivait aux différents
journaux pour signaler combien je suis dangereux, car j’utilise le mot « transcendance ». Il est
vrai que ce dernier m’est devenu, à son tour, un ami quand je lui ai expliqué que j’utilise ce
mot dans un sens non pas religieux mais philosophique et que, par « transcendance »,
j’entends « transcendance du Sujet »… D’ailleurs ces gens se trompent car j’ai la conviction
intime qu’Edgar est un homme de haute spiritualité, même s’il n’a aucune croyance
religieuse. La lecture attentive de ses journaux nous montre un être plus secret, torturé par la
question du sens et celle de la reforme de soi-même. Comment un être qui ne croit pas dans
l’esprit pourrait-il s’engager dans une quête spirituelle ? Edgar réussit à convertir cette quête
intime dans une immense foi dans la solidarité humaine.

Basarab Nicolescu
Physicien théoricien au CNRS, Université Paris 6
Membre de l’Académie Roumaine
Président du Centre international de Recherches
et Études Transdisciplinaires (CIRET)

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