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), Le Monstre
(Espagne et Amérique Latine,), Paris, L’Harmattan, 2009.
Hélène Finet
Université de Paris 7
1
terrifiant chez les élites, profondément heurtées par
l’altérité radicale des libertaires. L’association entre le
monstre et l’anarchisme renvoie à cette peur éternelle de
l’autre, au déni de l’autre, entraînant sa marginalisation
sociale. Personnage hors norme, l’anarchiste transgresse
les règles, la loi et la moralité. Il est donc un obstacle à la
construction de l’identité nationale. Dans sa version
violente, l’anarchisme cristallise la peur du retour des
instincts refoulés. Elément incontrôlable, fauve
indomptable, créature inhumaine, le monstre anarchiste
hante l’imaginaire social des élites.
Mais qui sont les monstres ? Une analyse de l’utilisation
de la terminologie du monstre dans le discours politique
dans son ensemble nous permet d’observer le
phénomène des deux côtés du miroir. Il existe bien deux
formes de réception de la représentation du monstrueux
dans l’espace social qui renvoie à des problématiques
différentes selon la nature des énonciateurs du discours.
La dialectique civilisation/barbarie revisitée par les
anarchistes met en scène un combat furieux entre l’hydre
capitaliste et la « phalange des proscrits »3. Le monstre
hideux sera-t-il terrassé par les forces de la lumière que
sont la science et la raison ? C’est en tout cas tout le sens
que prend le prêche anarchiste dans cette exhortation à la
destruction de cette société « pourrie » et barbare.
Finalement les représentations du monstre finissent par
traverser les deux imaginaires politiques dans une
multitude d’entrelacs qui perpétuent le rite binaire et
manichéen d’un discours fondateur de l’altérité
dangereuse.
2
des années 1890, car, comme le souligne Oscar Terán,
« la representación de la ciudad como espacio de
transformaciones violentas y refugio de signos
desconocidos, y como ámbito de multitudes pobladas de
tipos desviados, construía otra imagen de la urbe
porteña »4 Le mythe babylonien gagne Buenos Aires. Les
monstres qu’elle a engendrés, prostituées, misérables,
incultes et criminels s’adonnent au vice et au jeu, à la
« mala vida », entre les bordels et la crasse qui forment
« el submundo del arrabal ».5. Dans cette « colonia
lunfarda » du lumpenprolétariat, on croise « ladrones »,
« escruchantes », « chacadores », « punguistas »6, mais
aussi le « rufián », le « cafiolo », le « caftén ». Et puis
cette catégorie censée participer à la modernisation
économique et industrielle du pays : les ouvriers d’origine
européenne et leurs familles, qui viennent se mêler aux
criollos. Dans ce monde interlope, on trouve aussi des
anarchistes…
Où Buenos Aires cache-t-elle ses enfants miséreux ?
Dans les conventillos. Refuges de l’immondice, ils sont les
preuves tangibles des inégalités sociales. Samuel Gache
écrit en 1912 : « rien n’est plus immonde, plus répugnant
que ce tableau de la pauvreté, de la saleté et de
l’immoralité dans lequel le naturalisme s’étale au grand
jour dans toute sa laideur (…) ces étables à cochons,
infectes (…) sont de véritables foyers dans lesquels tous
les sentiments se corrompent, toutes les affections se
perdent (…) ces maisons d’ouvriers représentent par suite
de grands dangers : pour la santé publique puisqu’ils sont
des véritables foyers d’immondices, dans lesquels toutes
les maladies infectieuses germent et se développent dans
un milieu favorable ; pour la morale, parce que ces
maisons sont le théâtre de scènes honteuses de
libertinage et de lupanar. »7 Cette description de lieux
monstrueux favorisant des pratiques monstrueuses n’est
pas sans rappeler la vision de Buret du monde ouvrier
4
V. Vida intelectual…, p.129.
5
GOLDAR, Ernesto, « La mala vida », in Buenos Aires 1880-1930…,
p.238.
6
V. Los liberales reformistas, p.126-127.
7
GACHE, Samuel, Les logements ouvriers à Buenos Ayres, Paris 1900,
cité dans Literatura Argentina…, p 230.
3
parisien, associé à la « vie sauvage »8, à la barbarie
urbaine9 qui engendre le « racisme antiouvrier »10 dont
parle Robert Castel. Devenus la honte de Buenos Aires, les
conventillos sont également des foyers de propagande
anarchiste, comme le démontre la grève des locataires de
1907, soutenue par la puissante organisation anarchiste
ouvrière, la F.O.R.A, qui dénonce le caractère monstrueux
de la misère sociale et matérielle engendrée par le
capitalisme.
Par ailleurs, cette mezcolanza irrespectueuse, obstacle
à la cohésion identitaire de la nation renvoie au débat sur
la bonne et la mauvaise immigration. Alberdi, qui affirmait
« gobernar es poblar » mettait en garde contre les dérives
possible d’une immigration mal contrôlée : « poblar es
apestar, corromper, degenerar, envenenar un país cuando
en vez de poblarlo con la flor de la población trabajadora
de Europa se lo puebla con la basura de la Europea
atrasada o menos culta »11. Et les élites sont rapidement
déçues par ces hordes de sauvages qui débarquent dans
le port de Buenos Aires, devenue le refuge de la « gente
maleante de Europa, el receptáculo de la basura
europea »12. Rapidement, le discours de l’oligarchie
argentine transpire la xénophobie. Et pour comble le
monstre barbare s’exprime dans un langage hybride qui
lui reste étranger: cocoliche, lunfardo, « vesre »,
catégories désignées de l’argot « criminel »13. L’immigrant
devient mi-homme, mi-bête, comme le dépeint José María
Ramos Mejía « el inmigrante (…) es un cerebro lento,
como el del buey a cuyo lado ha vivido ; miope en la
8
V. Classes laborieuses, classes dangereuses, p.452.
9
Souvenons nous des paroles d’Eugène Sue adressées au lecteur
dans Les Mystères de Paris «…les barbares dont nous parlons sont au
milieu de nous ; nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans
les repaires où ils vivent ; où ils se rassemblent pour concerter le
meurtre, le vol, pour se partager enfin les dépouilles de leur victimes.
Ces hommes ont des mœurs à eux, des femmes à eux, un langage à
eux ; langage mystérieux, rempli d’images funestes, de métaphores
dégouttantes de sang », in SUE, Eugène, Les Mystères de Paris, Paris,
Laffont, 2005, p.7.
10
V. Les métamorphoses de la question sociale, p.356.
11
V. Anarquismo y defensa social, p.142, citant Alberdi dans un texte
rédigé en 1878 et rajouté à la troisième édition de Bases.
12
Ibid, p.142.
13
Cf Luis María Drago, Literatura del Slang (1882).
4
agudeza psíquica, de torpe y obtuso oído en todo lo que
se refiere a la espontánea y fácil adquisición de imágenes
por la vía del sentido cerebral »14.
Images de violence
5
Henry, Vaillant et autres Ravachol. La Voz de Ravachol, El
Perseguido, El Rebelde attisent la haine des élites. L’appel
à la dynamite devient le mot d’ordre des anarchistes
individualistes : « ¡Ah, dinámita ! ¡Cuánta pudridez hay
que remover y extirpar ! »17 s’expriment les femmes de La
Voz de la Mujer. En 1893, le groupe Los Dinamiteros
distribue un tract dans les rues de Buenos Aires dans
lequel on peut lire « es preciso que conquistemos la
libertad y para eso es necesaria la dinamita »18. Et
finalement, à travers cette rhétorique de la violence, les
anarchistes assument leur réputation monstrueuse. En
effet, comme le dit Louis Chevalier, « considérées par les
autres et par elles-mêmes comme étant en marge de la
civilisation urbaine, reléguées aux frontières de l’empire
du mal, comment s’étonner si elles se conduisent
conformément à cette condamnation ? Sauvages on les
dit, sauvage on les veut. Sauvages elles seront donc, de
toutes les manières et à tous moments de leur
existence »19. Et les anarchistes d’origine française qui
publient Le Cyclone appliquent ce type de raisonnement
binaire « Les oppresseurs terrorisent, terrorisons aussi !
(…) on nous considère comme des fauves. Et bien soit,
puisqu’on nous traite en fauves, plus il y aura de têtes de
fonctionnaires abattues, mieux ça vaudra. »20
Et lors des manifestations et des rassemblements
ouvriers, des grèves ou des enterrements, le monstre se
réveille. Une marée humaine vomie par un monstre
tentaculaire se déverse dans les rues, s’immisce dans les
moindres recoins de l’espace public. Les élites sont
hantées par des images de violence et de destruction. Ces
manifestations « monstres », selon les propres mots de la
presse anarchiste (La Protesta), expression d’une
« populace » incontrôlable, sont le resurgissement d’une
foule chtonienne laissant libre cours à ses pulsions
vengeresses et refoulées.
Anarchisme et criminologie
17
La Voz de la Mujer, n°1, 8 janvier 1896.
18
« A los anarquistas de Sudamérica », Buenos Aires, 1893, tract
figurant dans les archives de Max Nettlau, IISG, Amsterdam.
19
V. Classes…, p.530-531.
20
« La guerre sociale », in Le Cyclone, Buenos Aires, n°1, 12
novembre 1895.
6
Afin de contenir cette violence, les élites utilisent le
savoir scientifique et positiviste à des fins politiques.
Analysés selon des critères anthropométriques également
appliqués aux étrangers, les anarchistes, responsables du
malaise social, deviennent d’authentiques criminels.
« L’identification du microbe et de la bactérie avec
l’immigrant étranger » dont parle Salessi est aussi valable
pour les anarchistes. Immigré subversif, le libertaire
devient une cible idéale, un monstre, une maladie barbare
qu’il faut éradiquer afin de « blanchir » la nation.
Patriotisme, nation et civilisation sont incompatibles avec
anarchisme, étranger et barbarie. En ce sens, on peut
penser que les études des hygiénistes et les mesures
sanitaires prises par le gouvernement visent à briser les
réseaux de sociabilités populaires et contestataires qui
s’installent dans les quartiers pauvres. Les centres
ouvriers, les locaux anarchistes sont des foyers cancéreux
qui propagent l’épidémie ? Alors tous les moyens sont
bons pour venir à bout de cette peste monstrueuse. Les
incendies répétés contre les locaux anarchistes sont une
manière pour le pouvoir, associé aux groupes
nationalistes21, d’exorciser le diable qui habite « los
malones rojos ».
Et pour identifier le monstre anarchiste, quoi de mieux
que les théories du médecin italien Cesare Lombroso. Pour
lui, les anarchistes appartiennent à la catégorie des
« criminels nés » en raison de leurs anomalies
héréditaires et de leurs caractéristiques physiques.
L’auteur de L’Homme délinquant fait des émules de l’autre
côté de l’Atlantique. Francisco de Veyga, professeur de
Médecine Légale à l’Université de Buenos Aires, publie en
1897 une « étude d’anthropologie criminelle » sur
l’anarchisme dans laquelle il attribue à cette « déchéance
sociale » un caractère classiste : « el anarquismo muestra
un predominio de gente ignorante, de proletarios. El
reclutamiento de los secuaces no se realiza en un medio
social elevado, (…) sino en la masa innominada, en los
declassés, dando así un tono especialmente brutal y
21
On pense notamment à la Asociación Nacional del Trabajo et à la
Liga Patriótica.
7
antipático al conjunto »22. L’anarchiste est pointé du doigt
comme une bête immonde, un phénomène de foire
monstrueux, privé de toutes ses qualités humaines. A
preuve, les photographies des criminels anarchistes à
capturer figurent en bonne place dans les commissariats
de Buenos Aires.23
Dans l’œuvre polémique de Lombroso à laquelle
l’anarchiste Ricardo Mella répond dans Lombroso y los
anarquistas, on découvre une description de Ravachol
tout à fait représentative de l’école criminologue:
La traque du monstre
8
classes populaires, permettant de détecter les
disfonctionnements sociaux. En ce sens, la maladie
anarchiste est bien une question « de higiene social
entregada exclusivamente al cuidado de la política »25 car
il faut « preservar la raza humana de todas las causas de
degeneración física y moral »26. Les recommandations de
Lombroso sont pour le moins radicales « para curar la
plaga de la anarquía no hay más medio que el fuego y la
muerte. »27 En Argentine, pour freiner l’expansion de
l’anarchisme, les dirigeants mettent en place un système
de filtrage de l’immigration qui culmine avec la
promulgation de la Loi 4.144 dite « de Residencia » en
190228. Elle est le fruit d’une longue réflexion entamée par
Miguel Cané dès 1899. Il présente au Sénat un projet de
loi visant à expulser les éléments anarchistes, ces
« enemigos de todo orden social », qui sont venus
« cometer crímenes salvajes en pos de un ideal caótico »29
qu’il décrit dans son ouvrage xénophobe et raciste
Expulsión de extranjeros . En 1902, alors qu’éclate la
première grève générale qui paralyse l’Argentine, le
gouvernement applique la Ley de Residencia, « ese
monstruo aborto, que cuatro salvajes parlamentarios
llamaron Ley de Residencia »30 comme la décrivent les
anarchistes. Malgré la répression les anarchistes ne plient
pas. Alors les autorités continuent de traquer la bête. A la
fin des années 1920, l’opinion publique suit de près la
chasse à l’homme lancée contre Severino Di Giovanni
militant anarchiste anti-fasciste et partisan de
l’expropriation qui n’hésite pas à poser des bombes. La
Nación, dans une description qui dénote une forme
d’attraction et de répulsion pour cette figure de légende,
parle de sa bravoure « más de fiera que de hombre », qui
rend sa capture « apetecible »31. La presse et les officiels
25
DE VEYGA, F., op.cit, p.455 cité dans Médicos…, p.126.
26
Ibid, p.279.
27
V. Los anarquistas, p.60.
28
« El P.E podrá ordenar la salida de todo extranjero cuya conducta
comprometa la seguridad nacional o perturbe el orden público », in La
clase trabajadora…, p.580.
29
Congreso Nacional, Cámara de Senadores, 1899, p.135, cité par
OVED I., « El trasfondo histórico de la Ley 4.144 de Residencia »,
p.123.
30
SILVA, D., Los mártires…, in Ibid, p.135.
31
Cité dans Severino Di Giovanni…, p.164.
9
sont convoqués à l’exécution de l’ennemi public numéro
un en 193132. Enfin capturé, le fauve est jeté en pâture à
un public friand de sensationnalisme. Roberto Arlt,
présent lors de l’événement, raconte comment les gens
« se precipitan como si corrieran para tomar el tranvía.
Todos vamos en busca de Severino Di Giovanni para verlo
morir »33. C’est la mise à mort de la bête dangereuse, une
mort sous les feux des projecteurs, sur cette « scène de
ring » qui rend tous les spectateurs muets.
32
Ibid, p.175-183.
33
“He visto morir”, in El Mundo, 2 février 1931.
34
V Classes…, p.529.
35
V. El cuento…, p.54.
10
réel »36. Il existe donc toute une série de créatures
humaines et animales facilement identifiables, dont les
dessinateurs exagèrent ou déforment les traits à
outrance: chez les bourgeois, les hommes de loi et les
curés, les nez et les doigts sont longs, fins et crochus, les
yeux exorbités, le ventre énorme, le filet de bave au coin
de la bouche. Ce procédé caricatural joue sur le potentiel
émotif du récepteur. C’est ainsi que, « la exageración,
externalidad y ausencia de psicología en los estereotipos
resume, simbólicamente, las estructuras humanas y
sociales de la realidad y constituye un lenguaje, una red
de signos que el lector descifra. »37 Les libertaires n’ont
que faire de la psychologie de leurs ennemis. Ce qui leur
importe avant tout, c’est l’utilisation d’un symbole qui
puisse être déchiffré facilement par leurs lecteurs.
Sur la couverture de l’almanach publié par La
Questione Sociale en 1901, on voit une chauve-souris au
regard féroce dévorer un ouvrier endormi sur un tas de
pierre. Sur ses ailes et sur son corps, on distingue les
inscriptions suivantes : « hypocrisie religieuse », « faux
patriotisme », « capitalisme ». En haut à gauche, une
Marianne au bonnet phrygien souffle dans un cor qui crie
à l’ouvrier « réveille-toi ». Sur la couverture de l’almanach
de 1902 figure une femme drapée dans une longue toge
marchant sur le chemin de l’émancipation sociale,
brandissant une hache devant trois monstres : deux
serpents coiffés d’une toque de curé, dont l’énorme
mâchoire découvre des crocs aiguisés suintant de bave
sont accompagnés par un monstre rugissant pourvu
d’ailes et ceint d’une couronne royale ainsi qu’une
araignée noire aux pattes géantes. Le bestiaire est au
complet.
36
V. Musa Libertaria, p.87
37
Ibid, p.91.
11
l’anarchiste Rafael Barret « por las venas del poseedor
argentino corre la sangre torquemadesca de los
aventureros que sepultaban a los ‘infieles’ americanos en
las minas o los quemaban vivos. Se adora la cruz
crucificando al prójimo. »38
Chez les anarchistes, c’est la société qui est barbare,
grangrènée par les fléaux capitalistes. Elle est « pourrie »,
« barbare », « maudite », c’est un « navire vermoulu »39.
Et le lieu qui abrite cette société barbare, c’est Buenos
Aires, qui a grandi trop vite et a engendré des êtres
maléfiques perpétuant la sauvagerie humaine. Elle est la
mère des monstres, et il faut la tuer afin de pouvoir la
reconstruire. Elle est responsable du déchaînement de la
barbarie. Sodome moderne, pourrie par le capitalisme,
elle est devenue une bête immonde qui dégage une odeur
nauséabonde de pourriture et de mort. Falcón et Varela,
« bourreaux du peuple », empestent le soufre et le sang,
et pataugent dans cette « turba inmunda que se llama
dueña del mundo por la fuerza del oro o la metralla
mortífera »40
L’inversion de la dialectique civilisation/barbarie
s’accompagne de la relecture de la dualité entre « ceux
d’en haut », les élites bourgeoises qui dominent le monde,
et « ceux d’en bas », le peuple laborieux des bas-fonds.
La dynamique haut/bas est inversée : les bourreaux
capitalistes se laissent aller à leurs instincts les plus bas,
et les opprimés, sous la houle des anarchistes, luttent
pour leur émancipation. C’est cette force ascendante qui
les conduira des ténèbres vers la lumière, vers la cime, à
l’image de cet homme qui gravit une montagne jusqu’à
son sommet figurant sur la couverture de la revue
Culmine dirigée par Severino Di Giovanni. Le « Sisyphe du
travail »41, l’éternel opprimé se déleste enfin du poids des
forces maléfiques de la « bourgeoisie anthropophage »42
pour accéder à sa liberté.
12
Dans la presse et la littérature, le monstre capitaliste
est sournois. Il use du travestissement pour tromper ses
victimes : il est tantôt juge, tantôt militaire, banquier,
ministre et dans la logique anarchiste hypocrite, gras, laid,
lubrique, répugnant… Pour les femmes de La Voz de la
Mujer, le juge est une « hyène sanguinaire », un « loup
carnassier », un « chacal à l’apparence humaine » qui
« sent la mort », et « de su mirada oculta tras los vidrios
de sus anteojos parecen salir fuegos fatuos de esos que
de noche salen de las tumbas, su aliento envenena el
corazón, pudre la vida, su mano mancha, sí, mancha »43.
La bourgeoisie est représentée comme une « bête
insatiable », « hiena jamás satisfecha, roedor cancer,
ponzoñoso réptil. »44 Elle se gausse du sort des ouvriers,
telle une bête qui « se refocila de alegría cual se refocial
el cerdo entre el barro ». Elle est une hyène, animal
stupide et pervers qui « se revuelca trémula, delirante de
goce (…) después de hundir el hocico en las entrañas de
la víctima, y la contempla inerme y aspira con anhelante
delicia las vapores de la sangre en tanto que se revuelca
en ella »45…
Le monde reptilien est incontournable dans le bestiaire
anarchiste. Dans Las Víboras de González Pacheco,
Braulio compare les « riches » à des vipères qui
empoisonnent les vaches et leurs petits dans une longue
métaphore qui accentue les traits maléfiques de ce
monstre souterrain : « Ah ! Las víboras (…) no salen más
que en el verano, como los ricos (…) ¡Malezas vivas ! (…)
Las víboras son « El malo » ! De verano [la tierra] las
escupe, pa que, vivas, no emponzoñen la raiz al pasto. ¡Sí,
sí ! Son escupidas de abajo, de lo profundo, de la boca del
infierno !46
Les bourgeois sont disséqués par José Ingenieros dans
une série d’articles sulfureux qui paraissent dans le
journal socialiste révolutionnaire La Montaña, « Los
Reptiles burgueses » 47. Ce pamphlet anti-bourgeois,
43
La Voz de la Mujer, n°9, 1er janvier 1897.
44
La Voz de la Mujer, n°1, 8 janvier 1897,
45
Ibid.
46
V. Teatro, p.22
47
« Los reptiles burgueses. I. Los que van al santuario », in La
Montaña, n°2, 15 avril 1897, « Los reptiles burgueses. II. Los cerberos
13
déclenche les foudres de la justice argentine et récolte
une amende de trois cent pesos. Dans cette peinture au
vitriol de la bourgeoisie argentine, « las purulencias
burguesas lo han infectado todo, fecundando [este
cadáver social] con sus gérmenes que pululan en todas
las arterias sociales como savia saturada de una lepra de
nuevo généro »48. Condensé de toutes les turpitudes
humaines et sociales, Ingenieros voit chez le bourgeois
« la profundidad del ciénago de la avaricia burguesa »,
« las lujuriosas voracidades » de son âme, qui lui font
manipuler des billets de banque « fétidos, adiposos y
mugrientos, que en cada milímetro cuadrado de superficie
encierran muchos miles de microbios y otros gérmenes
infecciosos »49 Et pour venir à bout de ces « porcs », il
affirme: « yo propondría la cremación »50. Le fonctionnaire
chargé de faire payer l’amende, Francisco Alcobendas,
devient célèbre malgré lui suite à la publication d’un
sonnet très irrévérencieux de Leopoldo Lugones, le
« soneto ditirámbico que alaba las excelencias de la
castidad » :
14
Le monstre dépravé
52
La Montaña, n°2, 15 avril 1897.
53
La Voz de la Mujer, n°5, 15 mai 1896.
54
La Voz de la Mujer, n°5, 15 mai 1896.
55
Ibid.
56
Ibid.
57
MARTINEZ Josefa, “Obreros”, in La Voz de la Mujer, n°1, 8 janvier
1896. Relevons toutefois que la critique anarchiste trouve ici une
limite dans sa comparaison des prêtres avec des moeurs
homosexuelles. Tout comme les élites, les anarchistes considèrent
que les pratiques homosexuelles sont dégénérées...
15
Voz, 58 on trouve notamment une fable morale mettant en
scène un curé et une jeune fille de quinze ans dans le
confessionnal. Le prêtre l’interroge sur le thème de la
masturbation et lui demande « Qui vous a appris à faire
ça ? ». La jeune fille lui répond « Vous, mon père », avant
qu’il ne l’emmène dans le fond du confessionnal pour la
violer...
Les libertaires entament contre l’abus sexuel un combat
sans limite. Ils prennent la défense de femmes et des
prostituées, victimes de l’appétit sexuel démesuré des
hommes transformés en animaux affamés. Dans
« Soldadesca », Alejandro Sux décrit une demi douzaine
de soldats qui assaillent une prostituée, « hambrientos de
un trozo de carne para devorar ». Avec leurs « bocas
afanosas…como sedientas, narices palpitantes, aspirando
al aire tibio que lleva a sus membranas pitituarias el olor
peculiar de la carne de mujer (…) disputábanse frenéticos
un pedazo de la carne temblorosa de La China para saciar
sus hambres de sensualidad. »59
L’identité souterraine
58
VIOLETA Luisa, “En el confesionario », in La Voz de la Mujer, n°3, 20
février 1896.
59
SUX, Alejandro « Soldadesca », in Fulgor, Buenos Aires, n°14, 12
décembre 1906.
60
GHIRALDO, A, « Clarín », in ¡Hijos del Pueblo!, p.30.
16
caudalosa procesión fatídica, enemigos del sol, sombras
errantes, gladiadores del mal, razas proscritas. »61
Eux, la « scorie »62 de la société, comme se désignent
les membres du groupe Los Desheredados dans le
manifeste du premier numéro de El Perseguido ; eux, qui
traînent dans les miasmes des quartiers ouvriers et
immigrés, jettent à la figure de la bonne société toute la
misère monstrueuse dont elle est la cause. Ils s’appellent
Los Atorrantes, Los Hambrientos, El Colmo de la miseria
et revendiquent cette monstruosité sociale occultée par le
pouvoir. L’affirmation de la différence et de cette
puissance négative et régénératrice est également
revendiquée par les souscripteurs des journaux dans une
explosion cathartique de leur identité bafouée : ils sont
« una serpiente para devorar burgueses », « Sátanas
contra todo lo existente y su capital » « Pallás », « Fuego y
Exterminio », « Sabonarola »… Rappelons-nous qu’ en
1883, un journal lyonnais s’appelait déjà L’Hydre
Anarchiste.
Et c’est précisément cette identité souterraine, cette
compréhension intime de l’altérité, qui nourrit leur combat
social et les fera devenir Hijos del Sol, Aurora Social…. La
revendication identitaire et taboue du monstre souterrain
devient donc une force civilisatrice chez les anarchistes
qui adhèrent à la logique du pire pour en tirer le meilleur,
précipités dans un combat sans limite contre le monstre
capitaliste. On ne peut manquer de rappeler ici l’analyse
d’ Alain Pessin sur le discours bakouninien de la
« fécondité du négatif ». Selon lui « il s’agit bien de
s’enfoncer dans les ténèbres, les mauvaises passions, le
satanisme (…) afin d’affirmer pleinement (…) le principe
de régénération »63. En effet, « le trajet de la descente »
permet de « connaître l’intimité avec la vraie vie »64. Dans
la proximité avec toutes les composantes du peuple, on
accède alors à une osmose matricielle caractérisée par un
« enfoncement dans la substance féminine du peuple, de
la vie, [les] retrouvailles d’un instant initial de la vie
collective. »65
61
V. Rasgos, p.60.
62
« Qué somos y qué haremos », in El Perseguido, 18 mai 1890.
63
V. La rêverie anarchiste, p.67.
64
Ibid, p.149.
65
Ibid, p.150.
17
Le combat contre l’hydre
18
Inservil, degenerado,
Libertino, licencioso,
Disoluto, pervertido (…)
Vil chupóptero insaciable
De la sangre dulce y pura
De este pueblo laborioso,
Vil criatura indecorosa
Que no vales lo que vale
El defecado de un obrero
Hombre triste, hombre malo,
Hombre inútil, hombre inmundo
Pernicioso, testaferro, larva fétida biliosa »
19
chaos permet la renaissance du monde, d’une civilisation
débarrassée de tous les monstres qui la peuplaient
auparavant. Les anarchistes, de même que les
millénaristes chrétiens, attendent confiamment la chute
de la société pourrie, car de toute façon « le monde de
l’Histoire est injuste, abominable, démoniaque ;
heureusement, il est déjà en train de pourrir, les
catastrophes on commencé, ce vieux monde craque de
tous les côtés ; très prochainement il sera anéanti, les
forces des ténèbres seront définitivement vaincues, et les
‘bons’ triompheront, le Paradis sera retrouvé. »75
En attendant ces temps meilleurs, on peut toujours
méditer sur la survivance du monstre anarchiste dans la
culture populaire argentine. Interrogeons-nous, comme le
fait Christian Ferrer76 sur l’origine des célèbres facturas77
qui figurent en bonne place dans les vitrines des
boulangeries. A la fin du XIXème siècle, la corporation des
boulangers est l’une des premières à former une société
de résistance d’obédience anarchiste, sous l’influence
d’Errico Malatesta. C’est alors qu’ils choisissent de donner
aux facturas des noms particulièrement ironiques qui ne
sont pas sans rappeler les ennemis de la monstrueuse
trilogie qu’ils exècrent. Quel « bourgeois », quel curé, ou
quel militaire, en croquant dans des « suspiros de
monjas », des « sacramentos », des « bolas de fraile »,
des « cañoncitos », des « vigilantes », des « bombas de
crema » n’a pu s’empêcher de penser au blasphème
culinaire qu’il commettait…
75
Ibid, p.91.
76
V. Cabezas…, p.62-63.
77
Sortes de viennoiseries.
20
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