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Article paru dans Desvois, Francis (éd.

), Le Monstre
(Espagne et Amérique Latine,), Paris, L’Harmattan, 2009.

Le monstre dans le discours politique


argentin : de la légende noire de
l’anarchisme au combat contre la bête
immonde

Hélène Finet
Université de Paris 7

« Habita en las aguas del Nilo, y en las playas de sus riberas


deposita los huevos de su fecundación un terrible animal ; el
cocodrilo, saurio monstruoso, semejo de lagarto, provisto de
una ferocidad y armas que aterran. También la locura teológica,
igual en todos los siglos, hizo Dios y elevó templos a esta fiera.
Y cuéntase que entre otras de sus perversas mañas, usa la de
llorar como un recién nacido sobre los restos de las personas
que devora, para que los incautos acudan al sitio y devorarlos a
su vez. La anécdota y el monstruo son la pintura exacta de otro
reptil enorme y cruel ; reptil no clasificado por la zoología, pero
aún más sanguinario y bestial que el del Nilo. »1

Lorsque l’on interroge l’imaginaire politique des


sociétés libérales, on constate que la figure de
l’anarchiste est fréquemment associée à celle d’un
monstre. Sa représentation renvoie, selon Christian Ferrer,
à « la bombe, l’appel à la sédition, le geste
blasphématoire, l’art de la barricade, le régicide, l’air vicié
de la catacombe »2. En Argentine, au début du XXème
siècle, alors que libertaires et socialistes et construisent
une culture alternative devant l’exclusion des secteurs
populaires de la construction de la nation, les élites
commencent à diffuser une légende noire de
l’anarchisme. Peuplé de démons, barbares, sauvages,
hérésie religieuse, l’anarchisme est considéré comme une
épidémie sociale qu’il faut éradiquer tant elle gagne du
terrain. La lecture de l’anarchisme à travers le prisme
migratoire renforce le malaise causé par ce monstre
1
LOPEZ MONTENEGRO, El Botón de fuego. Catecismo libertario,
Buenos Aires, s/d, p. 205, in Musa libertaria, p.85-86.
2
V. Cabezas…, p.15.

1
terrifiant chez les élites, profondément heurtées par
l’altérité radicale des libertaires. L’association entre le
monstre et l’anarchisme renvoie à cette peur éternelle de
l’autre, au déni de l’autre, entraînant sa marginalisation
sociale. Personnage hors norme, l’anarchiste transgresse
les règles, la loi et la moralité. Il est donc un obstacle à la
construction de l’identité nationale. Dans sa version
violente, l’anarchisme cristallise la peur du retour des
instincts refoulés. Elément incontrôlable, fauve
indomptable, créature inhumaine, le monstre anarchiste
hante l’imaginaire social des élites.
Mais qui sont les monstres ? Une analyse de l’utilisation
de la terminologie du monstre dans le discours politique
dans son ensemble nous permet d’observer le
phénomène des deux côtés du miroir. Il existe bien deux
formes de réception de la représentation du monstrueux
dans l’espace social qui renvoie à des problématiques
différentes selon la nature des énonciateurs du discours.
La dialectique civilisation/barbarie revisitée par les
anarchistes met en scène un combat furieux entre l’hydre
capitaliste et la « phalange des proscrits »3. Le monstre
hideux sera-t-il terrassé par les forces de la lumière que
sont la science et la raison ? C’est en tout cas tout le sens
que prend le prêche anarchiste dans cette exhortation à la
destruction de cette société « pourrie » et barbare.
Finalement les représentations du monstre finissent par
traverser les deux imaginaires politiques dans une
multitude d’entrelacs qui perpétuent le rite binaire et
manichéen d’un discours fondateur de l’altérité
dangereuse.

Le monstre, le barbare et l’étranger

En ce début de XXème siècle, Buenos Aires ressemble à


cette tête de Goliath décrite par Ezequiel Martínez
Estrada, abritant une multitude de pauvres entassés dans
des quartiers sordides et des conventillos aux accents de
Babel. La modernisation économique du pays engendre le
développement monstrueux de la ville lié à la « mauvaise
immigration européenne ». Les élites redoutent la
fameuse dégénérescence qui hante les discours politiques
3
La Voz de la mujer, n°8, 14 novembre 1896.

2
des années 1890, car, comme le souligne Oscar Terán,
« la representación de la ciudad como espacio de
transformaciones violentas y refugio de signos
desconocidos, y como ámbito de multitudes pobladas de
tipos desviados, construía otra imagen de la urbe
porteña »4 Le mythe babylonien gagne Buenos Aires. Les
monstres qu’elle a engendrés, prostituées, misérables,
incultes et criminels s’adonnent au vice et au jeu, à la
« mala vida », entre les bordels et la crasse qui forment
« el submundo del arrabal ».5. Dans cette « colonia
lunfarda » du lumpenprolétariat, on croise « ladrones »,
« escruchantes », « chacadores », « punguistas »6, mais
aussi le « rufián », le « cafiolo », le « caftén ». Et puis
cette catégorie censée participer à la modernisation
économique et industrielle du pays : les ouvriers d’origine
européenne et leurs familles, qui viennent se mêler aux
criollos. Dans ce monde interlope, on trouve aussi des
anarchistes…
Où Buenos Aires cache-t-elle ses enfants miséreux ?
Dans les conventillos. Refuges de l’immondice, ils sont les
preuves tangibles des inégalités sociales. Samuel Gache
écrit en 1912 : « rien n’est plus immonde, plus répugnant
que ce tableau de la pauvreté, de la saleté et de
l’immoralité dans lequel le naturalisme s’étale au grand
jour dans toute sa laideur (…) ces étables à cochons,
infectes (…) sont de véritables foyers dans lesquels tous
les sentiments se corrompent, toutes les affections se
perdent (…) ces maisons d’ouvriers représentent par suite
de grands dangers : pour la santé publique puisqu’ils sont
des véritables foyers d’immondices, dans lesquels toutes
les maladies infectieuses germent et se développent dans
un milieu favorable ; pour la morale, parce que ces
maisons sont le théâtre de scènes honteuses de
libertinage et de lupanar. »7 Cette description de lieux
monstrueux favorisant des pratiques monstrueuses n’est
pas sans rappeler la vision de Buret du monde ouvrier

4
V. Vida intelectual…, p.129.
5
GOLDAR, Ernesto, « La mala vida », in Buenos Aires 1880-1930…,
p.238.
6
V. Los liberales reformistas, p.126-127.
7
GACHE, Samuel, Les logements ouvriers à Buenos Ayres, Paris 1900,
cité dans Literatura Argentina…, p 230.

3
parisien, associé à la « vie sauvage »8, à la barbarie
urbaine9 qui engendre le « racisme antiouvrier »10 dont
parle Robert Castel. Devenus la honte de Buenos Aires, les
conventillos sont également des foyers de propagande
anarchiste, comme le démontre la grève des locataires de
1907, soutenue par la puissante organisation anarchiste
ouvrière, la F.O.R.A, qui dénonce le caractère monstrueux
de la misère sociale et matérielle engendrée par le
capitalisme.
Par ailleurs, cette mezcolanza irrespectueuse, obstacle
à la cohésion identitaire de la nation renvoie au débat sur
la bonne et la mauvaise immigration. Alberdi, qui affirmait
« gobernar es poblar » mettait en garde contre les dérives
possible d’une immigration mal contrôlée : « poblar es
apestar, corromper, degenerar, envenenar un país cuando
en vez de poblarlo con la flor de la población trabajadora
de Europa se lo puebla con la basura de la Europea
atrasada o menos culta »11. Et les élites sont rapidement
déçues par ces hordes de sauvages qui débarquent dans
le port de Buenos Aires, devenue le refuge de la « gente
maleante de Europa, el receptáculo de la basura
europea »12. Rapidement, le discours de l’oligarchie
argentine transpire la xénophobie. Et pour comble le
monstre barbare s’exprime dans un langage hybride qui
lui reste étranger: cocoliche, lunfardo, « vesre »,
catégories désignées de l’argot « criminel »13. L’immigrant
devient mi-homme, mi-bête, comme le dépeint José María
Ramos Mejía « el inmigrante (…) es un cerebro lento,
como el del buey a cuyo lado ha vivido ; miope en la

8
V. Classes laborieuses, classes dangereuses, p.452.
9
Souvenons nous des paroles d’Eugène Sue adressées au lecteur
dans Les Mystères de Paris «…les barbares dont nous parlons sont au
milieu de nous ; nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans
les repaires où ils vivent ; où ils se rassemblent pour concerter le
meurtre, le vol, pour se partager enfin les dépouilles de leur victimes.
Ces hommes ont des mœurs à eux, des femmes à eux, un langage à
eux ; langage mystérieux, rempli d’images funestes, de métaphores
dégouttantes de sang », in SUE, Eugène, Les Mystères de Paris, Paris,
Laffont, 2005, p.7.
10
V. Les métamorphoses de la question sociale, p.356.
11
V. Anarquismo y defensa social, p.142, citant Alberdi dans un texte
rédigé en 1878 et rajouté à la troisième édition de Bases.
12
Ibid, p.142.
13
Cf Luis María Drago, Literatura del Slang (1882).

4
agudeza psíquica, de torpe y obtuso oído en todo lo que
se refiere a la espontánea y fácil adquisición de imágenes
por la vía del sentido cerebral »14.

Images de violence

Afin de comprendre le rapprochement opéré par les


élites entre l’immigré, l’anarchiste et le criminel, revenons
sur la représentation de l’anarchisme dans la sphère
publique. Le verbe provocateur et volontiers violent des
anarchistes individualistes, très en vogue dans la presse
des années 1890 alimente un sentiment de terreur chez
les élites, effrayées par l’aspect clandestin et cryptique de
ces groupes libertaires. Pullulant dans un monde
souterrain pétri de sociabilités parallèles, membres de
sociétés secrètes, les anarchistes « fomentent » des
projets destructeurs. Ils naissent et meurent, se
reproduisent à l’infini en dignes fils de l’hydre anarchiste.
On retrouve des traces de cette dynamique souterraine
dans la littérature argentine sous la plume de Roberto Arlt
dans El Juguete Rabioso, décrivant le lieu de réunion des
Caballeros de la Media Noche15, au fond de la maison de
Enrique « frente a una letrineja de muros negruzcos y
revoques desconchados (…) consistía en una estrecha
pieza de madera polvorienta, de cuyo techo de tablas
pendían largas telas de araña. Arrojados por los rincones
había montones de títeres inválidos y despintados (…)
cajas diversas con soldados de plomo atrozmente
mutilados, hediondos bultos de ropa sucia y cajones
atiborrados de revistas viejas y periódicos »16.
Par ailleurs, la crainte de la barbarie anarchiste renvoie
bien évidemment aux épisodes « terroristes » perpétrés
par les militants européens des années 1890-1894,
adeptes de la « propagande par le fait » et partisans de
l’usage de la dynamite. Les anarchistes argentins, moins
actifs sur le terrain que leurs compagnons français,
vénèrent ces derniers dans la presse, fascinée par les
14
RAMOS MEJIA, José María, Las multitudes argentinas, 1899, cité dans
Anarquistas…, p.220.
15
Le nom du groupe évoque bien entendu le groupe Los Caballeros
del Ideal, qui organisaient veillées théâtrales et autres réunions
destinées aux ouvriers et à leurs familles.
16
V. El Juguete Rabioso, p.102

5
Henry, Vaillant et autres Ravachol. La Voz de Ravachol, El
Perseguido, El Rebelde attisent la haine des élites. L’appel
à la dynamite devient le mot d’ordre des anarchistes
individualistes : « ¡Ah, dinámita ! ¡Cuánta pudridez hay
que remover y extirpar ! »17 s’expriment les femmes de La
Voz de la Mujer. En 1893, le groupe Los Dinamiteros
distribue un tract dans les rues de Buenos Aires dans
lequel on peut lire « es preciso que conquistemos la
libertad y para eso es necesaria la dinamita »18. Et
finalement, à travers cette rhétorique de la violence, les
anarchistes assument leur réputation monstrueuse. En
effet, comme le dit Louis Chevalier, « considérées par les
autres et par elles-mêmes comme étant en marge de la
civilisation urbaine, reléguées aux frontières de l’empire
du mal, comment s’étonner si elles se conduisent
conformément à cette condamnation ? Sauvages on les
dit, sauvage on les veut. Sauvages elles seront donc, de
toutes les manières et à tous moments de leur
existence »19. Et les anarchistes d’origine française qui
publient Le Cyclone appliquent ce type de raisonnement
binaire « Les oppresseurs terrorisent, terrorisons aussi !
(…) on nous considère comme des fauves. Et bien soit,
puisqu’on nous traite en fauves, plus il y aura de têtes de
fonctionnaires abattues, mieux ça vaudra. »20
Et lors des manifestations et des rassemblements
ouvriers, des grèves ou des enterrements, le monstre se
réveille. Une marée humaine vomie par un monstre
tentaculaire se déverse dans les rues, s’immisce dans les
moindres recoins de l’espace public. Les élites sont
hantées par des images de violence et de destruction. Ces
manifestations « monstres », selon les propres mots de la
presse anarchiste (La Protesta), expression d’une
« populace » incontrôlable, sont le resurgissement d’une
foule chtonienne laissant libre cours à ses pulsions
vengeresses et refoulées.

Anarchisme et criminologie
17
La Voz de la Mujer, n°1, 8 janvier 1896.
18
« A los anarquistas de Sudamérica », Buenos Aires, 1893, tract
figurant dans les archives de Max Nettlau, IISG, Amsterdam.
19
V. Classes…, p.530-531.
20
« La guerre sociale », in Le Cyclone, Buenos Aires, n°1, 12
novembre 1895.

6
Afin de contenir cette violence, les élites utilisent le
savoir scientifique et positiviste à des fins politiques.
Analysés selon des critères anthropométriques également
appliqués aux étrangers, les anarchistes, responsables du
malaise social, deviennent d’authentiques criminels.
« L’identification du microbe et de la bactérie avec
l’immigrant étranger » dont parle Salessi est aussi valable
pour les anarchistes. Immigré subversif, le libertaire
devient une cible idéale, un monstre, une maladie barbare
qu’il faut éradiquer afin de « blanchir » la nation.
Patriotisme, nation et civilisation sont incompatibles avec
anarchisme, étranger et barbarie. En ce sens, on peut
penser que les études des hygiénistes et les mesures
sanitaires prises par le gouvernement visent à briser les
réseaux de sociabilités populaires et contestataires qui
s’installent dans les quartiers pauvres. Les centres
ouvriers, les locaux anarchistes sont des foyers cancéreux
qui propagent l’épidémie ? Alors tous les moyens sont
bons pour venir à bout de cette peste monstrueuse. Les
incendies répétés contre les locaux anarchistes sont une
manière pour le pouvoir, associé aux groupes
nationalistes21, d’exorciser le diable qui habite « los
malones rojos ».
Et pour identifier le monstre anarchiste, quoi de mieux
que les théories du médecin italien Cesare Lombroso. Pour
lui, les anarchistes appartiennent à la catégorie des
« criminels nés » en raison de leurs anomalies
héréditaires et de leurs caractéristiques physiques.
L’auteur de L’Homme délinquant fait des émules de l’autre
côté de l’Atlantique. Francisco de Veyga, professeur de
Médecine Légale à l’Université de Buenos Aires, publie en
1897 une « étude d’anthropologie criminelle » sur
l’anarchisme dans laquelle il attribue à cette « déchéance
sociale » un caractère classiste : « el anarquismo muestra
un predominio de gente ignorante, de proletarios. El
reclutamiento de los secuaces no se realiza en un medio
social elevado, (…) sino en la masa innominada, en los
declassés, dando así un tono especialmente brutal y

21
On pense notamment à la Asociación Nacional del Trabajo et à la
Liga Patriótica.

7
antipático al conjunto »22. L’anarchiste est pointé du doigt
comme une bête immonde, un phénomène de foire
monstrueux, privé de toutes ses qualités humaines. A
preuve, les photographies des criminels anarchistes à
capturer figurent en bonne place dans les commissariats
de Buenos Aires.23
Dans l’œuvre polémique de Lombroso à laquelle
l’anarchiste Ricardo Mella répond dans Lombroso y los
anarquistas, on découvre une description de Ravachol
tout à fait représentative de l’école criminologue:

« lo que más marcadamente se revela a primera vista


en la fisionomía de Ravachol es la brutalidad. La cara,
extraordinariamente irregular, se caracteriza por una
grandísima stencrotafia, por lo exagerado de los arcos
supracialiares ; por las orejas en forma de asa y
colocadas a diferentes alturas, y, en fin, por la mandíbula
inferior enormemente grande, cuadrada y muy saliente,
que completa en esta cabeza los carácteres típicos de un
delincuente nato. A todo eso hay que añadir un defecto
de pronunciación que muchos alienistas consideran
como signo frecuente de degeneración. Su psicología
corresponde en un todo a sus lesiones anatómicas »24

A son tour, Simón Radowitsky, jeune anarchiste russe


qui tue le colonel Falcón, responsable de la répression
sanglante de mai 1909, passe à la loupe lombrosienne du
juge Juan M. Beltrán décrivant la « bête » anarchiste :
« sus carácteres morfológicos acusan, bien acentuados,
todos los estigmas del criminal. Desarrollo excesivo (sic)
de la mandíbula inferior, preminencia de los arcos
zigomáticos y superciliares, depresión de la frente, mirada
torva, ligera asimetría facial, constituyen los carácteres
somáticos que acusan en Radowitsky el tipo del
delicuente ».

La traque du monstre

Voyons à présent comment l’oligarchie argentine


compte venir à bout de cette maladie monstrueuse. Les
hygiénistes élaborent alors une sorte de sociologie des
22
Ibid, p.447.
23
V. «Los anarquistas en el gabinete…», p.11.
24
V. Los Anarquistas…, p.22-23.

8
classes populaires, permettant de détecter les
disfonctionnements sociaux. En ce sens, la maladie
anarchiste est bien une question « de higiene social
entregada exclusivamente al cuidado de la política »25 car
il faut « preservar la raza humana de todas las causas de
degeneración física y moral »26. Les recommandations de
Lombroso sont pour le moins radicales « para curar la
plaga de la anarquía no hay más medio que el fuego y la
muerte. »27 En Argentine, pour freiner l’expansion de
l’anarchisme, les dirigeants mettent en place un système
de filtrage de l’immigration qui culmine avec la
promulgation de la Loi 4.144 dite « de Residencia » en
190228. Elle est le fruit d’une longue réflexion entamée par
Miguel Cané dès 1899. Il présente au Sénat un projet de
loi visant à expulser les éléments anarchistes, ces
« enemigos de todo orden social », qui sont venus
« cometer crímenes salvajes en pos de un ideal caótico »29
qu’il décrit dans son ouvrage xénophobe et raciste
Expulsión de extranjeros . En 1902, alors qu’éclate la
première grève générale qui paralyse l’Argentine, le
gouvernement applique la Ley de Residencia, « ese
monstruo aborto, que cuatro salvajes parlamentarios
llamaron Ley de Residencia »30 comme la décrivent les
anarchistes. Malgré la répression les anarchistes ne plient
pas. Alors les autorités continuent de traquer la bête. A la
fin des années 1920, l’opinion publique suit de près la
chasse à l’homme lancée contre Severino Di Giovanni
militant anarchiste anti-fasciste et partisan de
l’expropriation qui n’hésite pas à poser des bombes. La
Nación, dans une description qui dénote une forme
d’attraction et de répulsion pour cette figure de légende,
parle de sa bravoure « más de fiera que de hombre », qui
rend sa capture « apetecible »31. La presse et les officiels
25
DE VEYGA, F., op.cit, p.455 cité dans Médicos…, p.126.
26
Ibid, p.279.
27
V. Los anarquistas, p.60.
28
« El P.E podrá ordenar la salida de todo extranjero cuya conducta
comprometa la seguridad nacional o perturbe el orden público », in La
clase trabajadora…, p.580.
29
Congreso Nacional, Cámara de Senadores, 1899, p.135, cité par
OVED I., « El trasfondo histórico de la Ley 4.144 de Residencia »,
p.123.
30
SILVA, D., Los mártires…, in Ibid, p.135.
31
Cité dans Severino Di Giovanni…, p.164.

9
sont convoqués à l’exécution de l’ennemi public numéro
un en 193132. Enfin capturé, le fauve est jeté en pâture à
un public friand de sensationnalisme. Roberto Arlt,
présent lors de l’événement, raconte comment les gens
« se precipitan como si corrieran para tomar el tranvía.
Todos vamos en busca de Severino Di Giovanni para verlo
morir »33. C’est la mise à mort de la bête dangereuse, une
mort sous les feux des projecteurs, sur cette « scène de
ring » qui rend tous les spectateurs muets.

L’anthropométrie revisitée par les anarchistes

Si les hygiénistes appliquent aux anarchistes une


taxinomie criminelle, les libertaires déclinent leur
propagande anticapitaliste sur un mode sensiblement
identique, qui renvoie à un bestiaire très vaste. Il
semblerait bien, comme le remarque Louis Chevalier, qu’
« à ce dégoût bourgeois répond un dégoût populaire »34.
La typologie de l’oppresseur est donc inséparable du
manichéisme du discours libertaire, omniprésent -jusqu’à
l’excès- dans toute la production littéraire et journalistique
de l’époque. Dans un souci de transmission rapide de la
propagande anti-capitaliste, les anarchistes posent
l’existence de deux catégories sociales bien distinctes,
comme l’explique Lily Litvak dans son observation de
l’esthétique anarchiste « por un lado el lujo, las orgías, los
despilfarros, el vicio, el parasitismo. Por otro la miseria, la
enfermedad, el trabajo agotador. »35 Et la société
monstrueuse est alors incarnée par l’invariable trilogie,
Eglise/Armée/Bourgeoisie, hydre capitaliste à trois têtes.
Dans l’iconographie anarchiste, divers monstres
viennent peupler les caricatures des journaux comme La
Protesta ou des revues comme Martín Fierro (sous le
crayon de Pelele). Ce style direct transmet ainsi le
message idéologique au moyen de représentations
simples auxquelles les lecteurs peuvent s’identifier. Les
dessins sont donc, comme l’explique Lily Litvak,
expressionnistes, afin d’exprimer « le réel plus que le

32
Ibid, p.175-183.
33
“He visto morir”, in El Mundo, 2 février 1931.
34
V Classes…, p.529.
35
V. El cuento…, p.54.

10
réel »36. Il existe donc toute une série de créatures
humaines et animales facilement identifiables, dont les
dessinateurs exagèrent ou déforment les traits à
outrance: chez les bourgeois, les hommes de loi et les
curés, les nez et les doigts sont longs, fins et crochus, les
yeux exorbités, le ventre énorme, le filet de bave au coin
de la bouche. Ce procédé caricatural joue sur le potentiel
émotif du récepteur. C’est ainsi que, « la exageración,
externalidad y ausencia de psicología en los estereotipos
resume, simbólicamente, las estructuras humanas y
sociales de la realidad y constituye un lenguaje, una red
de signos que el lector descifra. »37 Les libertaires n’ont
que faire de la psychologie de leurs ennemis. Ce qui leur
importe avant tout, c’est l’utilisation d’un symbole qui
puisse être déchiffré facilement par leurs lecteurs.
Sur la couverture de l’almanach publié par La
Questione Sociale en 1901, on voit une chauve-souris au
regard féroce dévorer un ouvrier endormi sur un tas de
pierre. Sur ses ailes et sur son corps, on distingue les
inscriptions suivantes : « hypocrisie religieuse », « faux
patriotisme », « capitalisme ». En haut à gauche, une
Marianne au bonnet phrygien souffle dans un cor qui crie
à l’ouvrier « réveille-toi ». Sur la couverture de l’almanach
de 1902 figure une femme drapée dans une longue toge
marchant sur le chemin de l’émancipation sociale,
brandissant une hache devant trois monstres : deux
serpents coiffés d’une toque de curé, dont l’énorme
mâchoire découvre des crocs aiguisés suintant de bave
sont accompagnés par un monstre rugissant pourvu
d’ailes et ceint d’une couronne royale ainsi qu’une
araignée noire aux pattes géantes. Le bestiaire est au
complet.

Inversion de la dichotomie civilisation/barbarie

L’incursion du monstre dans le discours politique


renvoie également à l’éternelle dichotomie
civilisation/barbarie qui peuple l’imaginaire social
argentin. Le questionnement de la barbarie remonte à des
temps bien anciens, si l’on suit la critique acerbe de

36
V. Musa Libertaria, p.87
37
Ibid, p.91.

11
l’anarchiste Rafael Barret « por las venas del poseedor
argentino corre la sangre torquemadesca de los
aventureros que sepultaban a los ‘infieles’ americanos en
las minas o los quemaban vivos. Se adora la cruz
crucificando al prójimo. »38
Chez les anarchistes, c’est la société qui est barbare,
grangrènée par les fléaux capitalistes. Elle est « pourrie »,
« barbare », « maudite », c’est un « navire vermoulu »39.
Et le lieu qui abrite cette société barbare, c’est Buenos
Aires, qui a grandi trop vite et a engendré des êtres
maléfiques perpétuant la sauvagerie humaine. Elle est la
mère des monstres, et il faut la tuer afin de pouvoir la
reconstruire. Elle est responsable du déchaînement de la
barbarie. Sodome moderne, pourrie par le capitalisme,
elle est devenue une bête immonde qui dégage une odeur
nauséabonde de pourriture et de mort. Falcón et Varela,
« bourreaux du peuple », empestent le soufre et le sang,
et pataugent dans cette « turba inmunda que se llama
dueña del mundo por la fuerza del oro o la metralla
mortífera »40
L’inversion de la dialectique civilisation/barbarie
s’accompagne de la relecture de la dualité entre « ceux
d’en haut », les élites bourgeoises qui dominent le monde,
et « ceux d’en bas », le peuple laborieux des bas-fonds.
La dynamique haut/bas est inversée : les bourreaux
capitalistes se laissent aller à leurs instincts les plus bas,
et les opprimés, sous la houle des anarchistes, luttent
pour leur émancipation. C’est cette force ascendante qui
les conduira des ténèbres vers la lumière, vers la cime, à
l’image de cet homme qui gravit une montagne jusqu’à
son sommet figurant sur la couverture de la revue
Culmine dirigée par Severino Di Giovanni. Le « Sisyphe du
travail »41, l’éternel opprimé se déleste enfin du poids des
forces maléfiques de la « bourgeoisie anthropophage »42
pour accéder à sa liberté.

Hyènes et autres monstres reptiles


38
V. El Terror Argentino,, p.117
39
La Protesta, n°1, 13 juin 1897
40
« ¡Radowitzky ! », tract diffusé par Agrupación Anarquista Brazo y
Cerebro, Bahía Blanca, 1927.
41
La Voz de la Mujer, n°9, 1er janvier 1897.
42
El Rebelde, 11 novembre 1898.

12
Dans la presse et la littérature, le monstre capitaliste
est sournois. Il use du travestissement pour tromper ses
victimes : il est tantôt juge, tantôt militaire, banquier,
ministre et dans la logique anarchiste hypocrite, gras, laid,
lubrique, répugnant… Pour les femmes de La Voz de la
Mujer, le juge est une « hyène sanguinaire », un « loup
carnassier », un « chacal à l’apparence humaine » qui
« sent la mort », et « de su mirada oculta tras los vidrios
de sus anteojos parecen salir fuegos fatuos de esos que
de noche salen de las tumbas, su aliento envenena el
corazón, pudre la vida, su mano mancha, sí, mancha »43.
La bourgeoisie est représentée comme une « bête
insatiable », « hiena jamás satisfecha, roedor cancer,
ponzoñoso réptil. »44 Elle se gausse du sort des ouvriers,
telle une bête qui « se refocila de alegría cual se refocial
el cerdo entre el barro ». Elle est une hyène, animal
stupide et pervers qui « se revuelca trémula, delirante de
goce (…) después de hundir el hocico en las entrañas de
la víctima, y la contempla inerme y aspira con anhelante
delicia las vapores de la sangre en tanto que se revuelca
en ella »45…
Le monde reptilien est incontournable dans le bestiaire
anarchiste. Dans Las Víboras de González Pacheco,
Braulio compare les « riches » à des vipères qui
empoisonnent les vaches et leurs petits dans une longue
métaphore qui accentue les traits maléfiques de ce
monstre souterrain : « Ah ! Las víboras (…) no salen más
que en el verano, como los ricos (…) ¡Malezas vivas ! (…)
Las víboras son « El malo » ! De verano [la tierra] las
escupe, pa que, vivas, no emponzoñen la raiz al pasto. ¡Sí,
sí ! Son escupidas de abajo, de lo profundo, de la boca del
infierno !46
Les bourgeois sont disséqués par José Ingenieros dans
une série d’articles sulfureux qui paraissent dans le
journal socialiste révolutionnaire La Montaña, « Los
Reptiles burgueses » 47. Ce pamphlet anti-bourgeois,
43
La Voz de la Mujer, n°9, 1er janvier 1897.
44
La Voz de la Mujer, n°1, 8 janvier 1897,
45
Ibid.
46
V. Teatro, p.22
47
« Los reptiles burgueses. I. Los que van al santuario », in La
Montaña, n°2, 15 avril 1897, « Los reptiles burgueses. II. Los cerberos

13
déclenche les foudres de la justice argentine et récolte
une amende de trois cent pesos. Dans cette peinture au
vitriol de la bourgeoisie argentine, « las purulencias
burguesas lo han infectado todo, fecundando [este
cadáver social] con sus gérmenes que pululan en todas
las arterias sociales como savia saturada de una lepra de
nuevo généro »48. Condensé de toutes les turpitudes
humaines et sociales, Ingenieros voit chez le bourgeois
« la profundidad del ciénago de la avaricia burguesa »,
« las lujuriosas voracidades » de son âme, qui lui font
manipuler des billets de banque « fétidos, adiposos y
mugrientos, que en cada milímetro cuadrado de superficie
encierran muchos miles de microbios y otros gérmenes
infecciosos »49 Et pour venir à bout de ces « porcs », il
affirme: « yo propondría la cremación »50. Le fonctionnaire
chargé de faire payer l’amende, Francisco Alcobendas,
devient célèbre malgré lui suite à la publication d’un
sonnet très irrévérencieux de Leopoldo Lugones, le
« soneto ditirámbico que alaba las excelencias de la
castidad » :

El señor Intendente Don Francisco Alcobendas


Tiene pudor. Es una virtud muy singular
El pudor : tema explícito de piadosas leyendas,
V. gr. El benévolo consorte Putifar.

El señor Intendente tiene otras altas prendas


Republicanas : sabe deglutir y engordar,
Y su ombligo exornado de adisposas prebendas
Incuba el protoplasma de una piedra bezoar

Lava en castos jabones su sabia hidroterapia


Los tiznes del Anónimo sin pan y sin prosapian
Que lleva en su testículo semilla de león;

Y arde en celos tan puros el Señor Intendente,


Que olvidando sus nobles verrugas, buenamente
El prepucio de Hércules agota su loción ».51

de la moral », in La Montaña, n°5, 1er juin 1897, et « Los reptiles


burgueses. III. Intelectuales y bolsistas », in La Montaña, n°8, 15
juillet 1897
48
« Los reptiles burgueses. I. Los que van al santuario », in La
Montaña, Buenos Aires, n°2, 15 avril 1897.
49
La Montaña, n°8, 15 juillet 1897.
50
La Montaña, n°5, 1er juin 1897.
51
In La Montaña, n°6, 15 juin 1897

14
Le monstre dépravé

Dans la rhétorique anarchiste, la monstruosité physique


des bourgeois et des curés dérive inévitablement vers la
dépravation sexuelle. Férocement anticléricaux,
anarchistes et socialistes raillent avec effronterie la
pudibonderie bourgeoise et le mensonge religieux.
Ingenieros se moque des pèlerins qui se rendent à Luján
et s’éloignent discrètement de cette mascarade religieuse
pour satisfaire à l’abri des regards leurs instincts les plus
primaires « sacian con mano convulsiva los apetitos
despertados por la bestia humana despertados por las
provocaciones de las novias peregrinantes. »52
Les curés sont dépeints comme des êtres libidineux,
des satyres répugnants qui vivent dans des
« fourmilières »53
grouillantes d’immondices. Les
rédactrices de La Voz de la Mujer les accusent de
pratiques sexuelles dégénérées, avec des religieuses ou
de très jeunes filles. Les églises et les couvents sont de
véritables « maisons de prostitution, où sont commises
toutes sortes d’infamies », et les religieuses sont
qualifiées de « prostituées hypocrites qui se cachent sous
le nom de religieuses »54, véritables « parasites de la
société », qui « satisfont leurs appétits charnels en
compagnie des… saints hommes »55. Certaines nonnes
sont même accusées d’infanticide : « arrojan el fruto de
sus entrañas en las calles (y si no los fetos hallados en
Puente Alsina, que salieron de un convento que hay en las
inmediaciones) o los entierran en el jardín del
convento…. »56 En définitive, les religieuses ne valent pas
mieux que les prêtres, considérés comme des
« pédérastes et sodomites »57. Dans le numéro 3 de La

52
La Montaña, n°2, 15 avril 1897.
53
La Voz de la Mujer, n°5, 15 mai 1896.
54
La Voz de la Mujer, n°5, 15 mai 1896.
55
Ibid.
56
Ibid.
57
MARTINEZ Josefa, “Obreros”, in La Voz de la Mujer, n°1, 8 janvier
1896. Relevons toutefois que la critique anarchiste trouve ici une
limite dans sa comparaison des prêtres avec des moeurs
homosexuelles. Tout comme les élites, les anarchistes considèrent
que les pratiques homosexuelles sont dégénérées...

15
Voz, 58 on trouve notamment une fable morale mettant en
scène un curé et une jeune fille de quinze ans dans le
confessionnal. Le prêtre l’interroge sur le thème de la
masturbation et lui demande « Qui vous a appris à faire
ça ? ». La jeune fille lui répond « Vous, mon père », avant
qu’il ne l’emmène dans le fond du confessionnal pour la
violer...
Les libertaires entament contre l’abus sexuel un combat
sans limite. Ils prennent la défense de femmes et des
prostituées, victimes de l’appétit sexuel démesuré des
hommes transformés en animaux affamés. Dans
« Soldadesca », Alejandro Sux décrit une demi douzaine
de soldats qui assaillent une prostituée, « hambrientos de
un trozo de carne para devorar ». Avec leurs « bocas
afanosas…como sedientas, narices palpitantes, aspirando
al aire tibio que lleva a sus membranas pitituarias el olor
peculiar de la carne de mujer (…) disputábanse frenéticos
un pedazo de la carne temblorosa de La China para saciar
sus hambres de sensualidad. »59

L’identité souterraine

Enfin, il semblerait que les anarchistes entretiennent


eux-mêmes une ambiguïté autour de la notion du
monstre, comme nous l’avons évoqué avec les actes
violents, qui renvoie aussi et surtout à la question de
l’identité. La solidarité des anarchistes avec le monde des
opprimés participe d’une identification avec les forces
souterraines qui sous-tendent la révolte du peuple. Les
habitants des bas-fonds sont invités à rejoindre les rangs
anarchistes, qui puisent dans l’affirmation de cette
identité hors norme et radicalement différente la force de
leur rébellion. Alberto Ghiraldo s’adresse à « la canalla
macilenta que ruge en las cavernas del suburbio ! » et lui
crie « ¡Conmigo prostitutas y ladrones ! ¡Conmigo los
leprosos y los sucios »60. González Pacheco appelle à son
tour les « parias hermanos que cruzáis el mundo en

58
VIOLETA Luisa, “En el confesionario », in La Voz de la Mujer, n°3, 20
février 1896.
59
SUX, Alejandro « Soldadesca », in Fulgor, Buenos Aires, n°14, 12
décembre 1906.
60
GHIRALDO, A, « Clarín », in ¡Hijos del Pueblo!, p.30.

16
caudalosa procesión fatídica, enemigos del sol, sombras
errantes, gladiadores del mal, razas proscritas. »61
Eux, la « scorie »62 de la société, comme se désignent
les membres du groupe Los Desheredados dans le
manifeste du premier numéro de El Perseguido ; eux, qui
traînent dans les miasmes des quartiers ouvriers et
immigrés, jettent à la figure de la bonne société toute la
misère monstrueuse dont elle est la cause. Ils s’appellent
Los Atorrantes, Los Hambrientos, El Colmo de la miseria
et revendiquent cette monstruosité sociale occultée par le
pouvoir. L’affirmation de la différence et de cette
puissance négative et régénératrice est également
revendiquée par les souscripteurs des journaux dans une
explosion cathartique de leur identité bafouée : ils sont
« una serpiente para devorar burgueses », « Sátanas
contra todo lo existente y su capital » « Pallás », « Fuego y
Exterminio », « Sabonarola »… Rappelons-nous qu’ en
1883, un journal lyonnais s’appelait déjà L’Hydre
Anarchiste.
Et c’est précisément cette identité souterraine, cette
compréhension intime de l’altérité, qui nourrit leur combat
social et les fera devenir Hijos del Sol, Aurora Social…. La
revendication identitaire et taboue du monstre souterrain
devient donc une force civilisatrice chez les anarchistes
qui adhèrent à la logique du pire pour en tirer le meilleur,
précipités dans un combat sans limite contre le monstre
capitaliste. On ne peut manquer de rappeler ici l’analyse
d’ Alain Pessin sur le discours bakouninien de la
« fécondité du négatif ». Selon lui « il s’agit bien de
s’enfoncer dans les ténèbres, les mauvaises passions, le
satanisme (…) afin d’affirmer pleinement (…) le principe
de régénération »63. En effet, « le trajet de la descente »
permet de « connaître l’intimité avec la vraie vie »64. Dans
la proximité avec toutes les composantes du peuple, on
accède alors à une osmose matricielle caractérisée par un
« enfoncement dans la substance féminine du peuple, de
la vie, [les] retrouvailles d’un instant initial de la vie
collective. »65
61
V. Rasgos, p.60.
62
« Qué somos y qué haremos », in El Perseguido, 18 mai 1890.
63
V. La rêverie anarchiste, p.67.
64
Ibid, p.149.
65
Ibid, p.150.

17
Le combat contre l’hydre

La lutte qui s’engage contre la noirceur abyssale de


« ceux d’en haut » tient au désir de purification des
anarchistes, qui rêvent de destruction pour reconstruire
une société nouvelle. Le guerrier anarchiste fait sienne la
devise « destruam et aedificabo », préconisée par El
Perseguido en 189066. Sauveur des opprimés, héros ou
martyr, l’anarchiste acquiert toujours une dimension
mythique dans ce combat de l’abjection contre la pureté
qui légitime une violence purificatrice. Devenus des
« titans » ou des « centaures », les libertaires doivent
consacrer « leurs efforts à se débarrasser de l’hydre
répugnante qui (…) opprime leur corps et tente d’anéantir
leur dignité »67 La tribu des « plebeyos Espartacos », des
« harapientos Prometeos »68 vengent les victimes des
« suceurs de sang ouvrier ». C’est ainsi que Simón
Radowitzky, en tuant Falcón, venge le peuple outragé lors
de la Semana Roja de 1909 et accède au rang de martyr,
phénomène amplifié par ses années de captivité dans le
pénitencier d’Ushuaia69. Pour la presse anarchiste, Falcón
reste à jamais ce « répudiable monstruo humano, que
confundiónos con el clamor de los libertarios de 1909 el
rugir infame de la metralla, para aplacar los sanos
impetus del pueblo, que clamaba justicia y libertad »70. Le
monstre n’est plus celui qu’on croit…. Voici comment les
anarchistes, à travers Fernando Gualtieri, s’adressent au
commanditaire de la répression de la Semaine Sanglante
de 1919 à Buenos Aires71 :

Oh histriónico cretino, oh, satánico bribón (…)


Mefistofeles infame
Traficante de conciencias obreriles
66
El Perseguido, 18 mai 1890.
67
La Batalla, n°44, 26 avril 1910.
68
VASSEUR, Armando, « A un precursor », in ¡Hijos del pueblo !, p.44.
69
Radowitzky est libéré à la fin du second mandat d’Yrigoyen en 1930,
grâce à cette vaste campagne et à la médiation de l’anarchiste
Salvadora Medina Onrubia.
70
“¡Radowitzky!”, op.cit.
71
GUALTIERI, Fernando, « Semana Trágica », 1919, in Los Anarquistas
1904-1936, Marchas y canciones de lucha de los obreros anarquistas
argentinos, recueil réalisé par Osvaldo Bayer (document sonore).

18
Inservil, degenerado,
Libertino, licencioso,
Disoluto, pervertido (…)
Vil chupóptero insaciable
De la sangre dulce y pura
De este pueblo laborioso,
Vil criatura indecorosa
Que no vales lo que vale
El defecado de un obrero
Hombre triste, hombre malo,
Hombre inútil, hombre inmundo
Pernicioso, testaferro, larva fétida biliosa »

La figure déifiée de l’anarchiste rédempteur refait


surface en 1922, lors de l’assassinat du Colonel Varela,
responsable du massacre des ouvriers de Patagonie en
1921-1922 (soutenu par la F.O.R.A), par Kurt Wilckens.
Dans un bilan des événements publié en 1929, La
Protesta accuse le Président Yrigoyen, et ses « requins de
la finance » d’avoir envoyé en Patagonie le colonel Varela,
cette « hyène », ce « chacal », cet « ogre insatiable »,
« sanguinaire et sauvage ». Un témoin raconte la
« férocité de ces panthères aux allures humaines »,
renvoyant toujours à l’image terrifiante du démon à
travesti en homme. Le propriétaire terrien de la région,
pour sa part, est décrit comme un « boa vorace », qui boit
le sang des victimes « avec délectation »72…
Dans ce combat sans limite, il existe une sorte de
confusion des genres : qui sont les vrais monstres ? Sont-
ils de bons ou de mauvais monstres ? Si les anarchistes
envisagent la violence et la destruction comme des actes
fondateurs d’une civilisation les élites les associent à
l’image de l’antéchrist, du chaos. Mircea Eliade rappelle
justement que l’antéchrist apparaît souvent « sous la
forme d’un dragon ou d’un démon » et que « ceci rappelle
le vieux mythe du combat entre Dieu et le Dragon »73. Et
ce que les élites craignent, c’est précisément le retour du
chaos, « le renversement des valeurs sociales, morales et
religieuses »74 encouragé par l’anarchisme. En effet le
72
« Causas y efectos. La tragedia de la Patagonia y el gesto de Kurt
Wilckens », in Suplemento Quincenal de La Protesta, 31 janvier 1929,
p.46.
73
V. Aspects du mythe, p.89.
74
Ibid, p.89.

19
chaos permet la renaissance du monde, d’une civilisation
débarrassée de tous les monstres qui la peuplaient
auparavant. Les anarchistes, de même que les
millénaristes chrétiens, attendent confiamment la chute
de la société pourrie, car de toute façon « le monde de
l’Histoire est injuste, abominable, démoniaque ;
heureusement, il est déjà en train de pourrir, les
catastrophes on commencé, ce vieux monde craque de
tous les côtés ; très prochainement il sera anéanti, les
forces des ténèbres seront définitivement vaincues, et les
‘bons’ triompheront, le Paradis sera retrouvé. »75
En attendant ces temps meilleurs, on peut toujours
méditer sur la survivance du monstre anarchiste dans la
culture populaire argentine. Interrogeons-nous, comme le
fait Christian Ferrer76 sur l’origine des célèbres facturas77
qui figurent en bonne place dans les vitrines des
boulangeries. A la fin du XIXème siècle, la corporation des
boulangers est l’une des premières à former une société
de résistance d’obédience anarchiste, sous l’influence
d’Errico Malatesta. C’est alors qu’ils choisissent de donner
aux facturas des noms particulièrement ironiques qui ne
sont pas sans rappeler les ennemis de la monstrueuse
trilogie qu’ils exècrent. Quel « bourgeois », quel curé, ou
quel militaire, en croquant dans des « suspiros de
monjas », des « sacramentos », des « bolas de fraile »,
des « cañoncitos », des « vigilantes », des « bombas de
crema » n’a pu s’empêcher de penser au blasphème
culinaire qu’il commettait…

75
Ibid, p.91.
76
V. Cabezas…, p.62-63.
77
Sortes de viennoiseries.

20
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