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Assis sur l’une des minuscules chaises en bois du bureau du directeur, Phoenix

suait à grosses gouttes. Il n’osait pas faire un seul mouvement. Ses mains
tremblantes restaient sagement posées sur ses genoux, et ses yeux, quoique
baissés, voyaient tout.
Le directeur avait bien décoré son bureau ; sur les murs de contreplaqué
originels, il avait rajouté des lambris couleur bois de chêne, que longeaient des
étagères élégantes remplies de livres et de bibelots. Dans cet environnement
classique, qui contrastait avec l’aspect bétonné du restant de l’école, Phoenix ne
se sentait pas à sa place. Il lui semblait que son apparence même jouait contre
lui ; ses chaussures usées, son sac sale, sa tignasse qui lui retombait sur le front.
Devant lui, le directeur et la conseillère d’éducation le regardaient sévèrement.
Raides, hautains, ils se tenaient derrière le lourd bureau en bois du directeur sans
dire un mot. Phoenix ne pouvait pas prononcer quoi que ce soit pour sa défense.
Il n’osait pas. Il était cloué sur place par les regards croisés des deux adultes. Le
directeur, un gros homme débonnaire, avait d’habitude un air de bon vivant qui
mettait les élèves en confiance. Cette fois, son corps large, aussi massif que les
meubles en bois qui décoraient le bureau, semblait l’engloutir dans son volume
incroyable. Phoenix se tenait là, telle une brindille face à l’arbre, prête à se faire
balayer par le vent soufflant du tronc.
- Pierre, je suppose que tu sais pourquoi tu es ici ? dit le directeur.
Bien sûr qu’il savait. Comment ne s’en douterait-il pas ? Certes, il avait beaucoup
œuvré à la destruction de la paix dans son lieu d’étude ; mais sa dernière action,
plus courageuse, prenait la forme d’un véritable coup de poing quand les autres
ressemblaient à des pièges insidieux laissés derrière soi. On l’avait dénoncé. Il en
était sûr. Jamais son intuition ne l’avait encore trompé, et à cet instant, tassé sur
une chaise du bureau du directeur, elle lui parlait. Il le savait. Personne n’aurait
pu savoir que c’était lui si on ne l’avait pas dénoncé. Mais il devait faire
l’innocent, au moins dans un premier temps. Pour sauver la face.
- Euh… non, monsieur.
S’il se livrait trop vite, le directeur tenterait de lui mettre d’autres choses sur le
dos. Alors il en restait au minimum. Que faire d’autre de toute façon ? Son sang
lui battait aux tempes, une sueur humide lui coulait le long du dos, il ne parvenait
pas à fixer son esprit sur quoi que ce soit. Il n’était qu’une chose minuscule,
malléable, que le directeur essaierait de vider comme il lui plairait.
- Ah oui ?
- Et si je te disais, intervint la CPE d’une voix énervée, qu’on est au courant pour
ta petite histoire de déodorant ? Tu trouves ça très drôle, sans doute ? Ou alors,
tu fais tellement de conneries que tu ne t’en souviens plus, parce que pour toi ça
n’est qu’un petit plaisir parmi d’autres ?
Phoenix trembla imperceptiblement sur sa chaise. La CPE était une femme
sportive, mince et élancée ; il aurait fantasmé sur son corps musclé si elle n’eût
pas été aussi dure que de l’airain couvert de piques. Mais non, pensa-t-il, ce
n’était probablement qu’une hypothèse. Elle n’avait rien contre lui et tentait,
d’entrée de jeu, de le faire craquer. Ce n’était qu’une astuce de combat. Il n’y
avait aucune vérité dans leurs propos. Faisant face aux deux agents du système,
tel Neo dans le film Matrix au moment où il dévisage les agents maléfiques venus
l’arrêter, Phoenix prit l’air le plus innocent possible et tenta de répondre, mais les
mots s’aplatirent dans sa gorge et aucun son ne sortit.
- Je suppose, reprit le directeur, que tu as trouvé cela amusant. Asphyxier les
autres élèves, mettre en danger leur santé, tout cela t’est venu à l’esprit et
naturellement l’idée t’a plu. Je me trompe ?
Phoenix leva à peine les yeux. Les deux adultes restèrent muets ; ils attendaient
une réponse de sa part. Il murmura quelque chose, de manière presque
inaudible.
- Pardon ?
Le jeune homme hésita :
- Euh… je… c’était pas moi, cette histoire ! Je n’ai rien fait !
Il s’était immédiatement repris après un moment d’hésitation. Intérieurement, il
se félicita de son courage, mais sa joie fut de très courte durée quand il vit le
directeur froncer les sourcils.
- Ah, tu nies ?
- Tu nous prends pour des imbéciles ? reprit la CPE d’une voix saccadée. Nous
avons des témoins ! On sait que c’est toi !
- Nier ne fera qu’aggraver ton cas… ajouta le directeur, laissant planer un doute
pesant.
- Alors, voler une bombe de déodorant dans le chariot des femmes de ménage, tu
trouves ça normal ? T’en servir pour empuantir les couloirs, perturber les cours
de tout un étage et t’enfuir en courant, tu trouves ça bien ? Et en plus, tu oses
croire qu’on ne t’a pas repéré ? Mais comment as-tu pu faire ça ? Tu es ce genre
d’élève qui prend plaisir à foutre le bordel et qui trouve ça intelligent ?
La CPE avait parlé presque d’une seule traite. Ses yeux brillaient d’une telle
colère que Phoenix n’osait pas regarder dans sa direction. Le directeur lui
semblait un roc impitoyable, dépourvu de prises ; la pièce et son mobilier
n’offraient aucune échappatoire. Phoenix ne pouvait pas se dérober. Une fois de
plus, les adultes se taisaient, attendant une réponse.
- Euh… oui, j’avoue, c’est moi…
- Et on peut savoir ce qui t’as pris ? Qu’est-ce qui t’a poussé à faire ça ?
- Tu ferais mieux de nous dire pourquoi tu as fait cela, prononça le directeur
d’une voix lourde de menaces. Si tu nous le dit, nous déciderons de la sanction à
donner avec justesse ; sinon, ce sera le conseil de discipline. D’autres élèves ont
été renvoyés pour moins que ça. Tu seras peut-être le prochain.
En un éclair, Phoenix visualisa ce qui arriverait s’il était renvoyé. La honte, la
rage, la colère, aussi bien la sienne que celle de ses parents ; l’horreur pour lui ;
aucune bonne école ne l’accepterait, ses notes stagnaient à grand-peine autour
de la moyenne, il ne pourrait rentrer que dans un lycée des arrondissements les
moins vivables… Chez les géorg’ – non, il n’osait pas y penser. Cela ne pouvait
pas arriver. Pas à lui.
- Ben… dit-il, d’une voix si pure qu’elle résonna à ses propres oreilles, j’ai eu
l’idée, comme ça, et puis sur le moment, euh… c’était pour faire une petite
blague…
- Une petite blague, comme tu le dis toi-même, avec des produits chimiques. Tu
sais sans doute parfaitement – si tu ne le sais pas, tu n’as rien à faire ici – que les
déodorants contiennent des produits dangereux pour les poumons et la couche
d’ozone. Si on fait le bilan, tu n’hésites pas à mettre en danger la santé de tes
camarades selon tes envies du moment.
- Oui, tu es susceptible de faire n’importe quoi à n’importe quel moment… Un
garçon dangereux ne peut pas rester dans notre établissement. J’ai bien peur
qu’il ne faille envisager le renvoi.
- Non ! demanda Phoenix, qui sentait les larmes monter dans sa gorge. S’il vous
plaît… J’aime cette école, je ne le ferais plus, c’est promis…
- Tu ne le feras plus, mais ce sera ailleurs, lança la CPE d’une voix sardonique.
Elle souriait presque. Elle exultait. Phoenix était totalement impuissant face à
tout cela. Dès l’instant où il avait pénétré dans le bureau du directeur, la part
démoniaque et agissante de son esprit était partie en fumée. Evaporée,
volatilisée. Une partie de lui-même venait de disparaître, ne laissant plus dans le
bureau qu’un ange tombé du ciel. Il n’était plus le même homme. Phoenix était
devenu d’un coup un ange timide, entouré de monstres, un joyau de pureté
auquel on allait faire subir le dernier traitement envisageable. Le démon en lui
venait de partir. A tel point qu’il se demandait s’il avait jamais existé.
Le directeur appela l’ancienne école primaire de Phoenix. Naturellement, l’école
en question ne comprenait pas ni collège ni lycée, et l’appel ne servit à rien. Puis
le directeur darda un regard complice vers le jeune homme ; il avait retrouvé sa
bonhomie :
- Si nous te laissons dans notre établissement, tu te comporteras bien ?
- Plus de bêtises ?
- Oui, juré ! pria Phoenix plein d’espoir.
- Eh bien… je crois que tu t’en tires à très bon compte cette fois-ci, jeune homme,
dit le directeur d’un ton bourru et souriant.
- Tu seras tout de même puni, et sévèrement, ajouta la CPE en faisant claquer
ses semelles. Va en permanence, et que je n’entende pas dire que tu n’étudies
pas ! Tu recevras tes heures de colle dès demain. Allez, va-t-en.
Phoenix se leva et sortit du bureau en titubant, comme s’il sortait d’une tornade.
Une foule de sentiments contradictoires se bousculait en lui. Le soulagement,
une quasi-victoire arrachée au directeur, mais aussi et surtout une rage sourde,
une sensation terrible ; on lui avait enlevé, le temps d’un entretien, une partie de
lui-même, et cette partie revenait au galop sitôt l’entretien terminé, furieuse
d’avoir été chassée.
Une fois en permanence, assis à quelques tables d’un étudiant endormi censé le
surveiller, Phoenix réfléchit à ce qui venait de lui arriver. Le directeur n’aurait
jamais pu le renvoyer de toute façon. Un renvoi exigeait la réunion du conseil de
discipline, pendant lequel on décidait ou non de son application – or, il n’a jamais
été question de cette étape durant l’entretien. Ce n’était qu’un coup de bluff. Et
la CPE ; pour qui se prenait-elle ? Comment cette femme osait-elle le juger, lui
étaler des insultes et des humiliations à la figure comme s’il eût été son esclave
sexuel ? L’autorité… la belle affaire ! L’autorité n’était qu’un moyen de faire
perdre la face aux jeunes hommes courageux. Jamais assez sévère contre les
vrais semeurs de trouble, les géo… (non, songea Phoenix, je ne peux pas penser
ça, je ne suis pas raciste, et puis il ne faut pas généraliser) ainsi que les lâches
qui prenaient des têtes de Turc – ceux-là n’étaient jamais assez punis. La
direction restait complaisante à leur égard. Preuve qu’elle aimait, comme eux,
regarder souffrir les gens en silence et puis les briser pour faire d’eux des
victimes. Phoenix n’agissait pas de la même façon. Quand il pourrissait la vie
d’autrui, personne ne l’aidait ; il était seul contre tous, loup solitaire contre le
troupeau armé ; au contraire, quand des lâches faisaient souffrir un pauvre type
isolé, ils se comportaient de manière exactement inverse en s’attaquant à plus
seul qu’eux. Et le système – dont le directeur et sa clique n’étaient que des
émanations, des rouages – agissait exactement de la même façon. En luttant
contre le système, Phoenix luttait pour la liberté. Hélas, maintenant qu’il s’était
fait prendre, il ne pourrait plus faire grand-chose désormais. Cette fois, ce serait
le renvoi. Ses notes stagnantes ne le protègeraient pas de la sentence du
directeur, vil agent de l’hydre systémique et fidèle serviteur de l’oppression.

Pendant les mois qui suivirent, Phoenix ne fit plus aucune action dans son école.
Bien sûr, il compensait en redoublant d’intensité sur Internet, mais cela semblait
bien pâle à côté des terreurs qu’il avait déclenchées jadis – comme un ersatz de
réalité. Les émotions ressenties lors de l’action réelle, la joie ivre d’expression, la
peur d’être surpris, le dépassement de ses inhibitions qu’on crevait comme des
filets de pêche, tout cela n’existait pas sur Internet. Derrière son écran, Phoenix
passait un peu de temps mais ne se défoulait pas. Toutes ses envies, son
énergie, sa rage, restaient enfermées en lui et montaient comme une pâte de
levain.
Pourtant, il arrive que la pâte qui monte, trop lourde pour elle-même, retombe et
se retourne. C’est ce qui arriva à Phoenix pendant l’hiver. Petit à petit, sa volonté
inextinguible se dénudait, jusqu’à devenir peau de chagrin. Son ivresse intérieure
devint une pénible neurasthénie. La grisaille parisienne, l’hiver humide, la
sensation de perdre son temps, tout concourrait à lui donner de la vie une vision
aussi grise qu’un brouillard sans limites. Les pensées qui tournaient en rond à
folle vitesse dans son esprit, agitant des thèmes aussi divers que les prochaines
actions à commettre ou la représentation mentale d’histoires glanées ici et là,
s’étaient aplaties en lui, formant une couche de sédiments épais qui l’empêchait
de se lever intérieurement. Les cours s’étalaient toujours autant, sans le moindre
espoir de changement, de désordre, d’anarchie salvatrice ; il devrait supporter
pour toujours un ennui pesant, une lassitude sempiternelle qui le vidait de son
énergie. En rentrant chez lui le soir, il se sentait vidé, amorphe. Si l’ordinateur ne
l’eût pas harcelé de son appel, il se serait mis au lit sans attendre pour n’en sortir
que le lendemain matin avec difficulté. Le guerrier libertaire s’était transformé en
mouton. Ou plutôt, comme il ne pourrait jamais se transformer en mouton, on
l’avait mis dans la même cage individuelle que n’importe qui d’autre. Mais ses
rêves, ses sentiments, son âme fougueuse, se serraient à grand-peine dans la
cage dorée qui était la sienne. Là où n’importe quel mouton se sentait à l’aise,
Phoenix sentait les frontières qu’on lui imposait comme des barreaux cruels
venant extraire sa substance vitale. Le quotidien, passer à travers sa vie à coups
de journée, n’était pas un endroit pour lui. Sans lutte, il n’y avait plus de vaste
horizon, plus de vapeurs joyeuses et empourprées. Rien ne saurait lui rendre ses
désirs et sa vivacité. Sans nul doute, Phoenix se faisait manger par son
environnement. L’école, bien sûr ; le système tout entier, la publicité dans le
métro, la promiscuité, le troupeau, les notes, les assommantes révisions ; mais
aussi ses parents. Ceux-là n’avaient que préoccupations futiles et épuisantes.
Quand ils ouvraient la bouche, c’était pour parler de contrainte, de boulot,
d’actualité. Rien en eux n’était agréable ou exaltant. Aucun espoir de meilleur,
aucun brandon de révolte, aucun idéal noble et beau qui transcendât l’existence.
Au contraire !
Phoenix ne pensait plus à l’avenir qu’en termes sombres. Il attendrait la fin de sa
scolarité, essayant parfois de se concentrer sur ses notes pour obtenir le bac
cahin-caha. Et après, que ferait-il ? Des études minables, qu’il aurait prises selon
les besoins du moment, n’ayant aucune idée de ce qu’il voudrait faire plus tard ;
un job tout aussi minable, à faire la même chose qu’à l’école avec l’énergie de la
jeunesse en moins… Passer sa vie à travailler ; perdre sa vie à la gagner… Quoi
de bon là-dedans ? Vivre comme cela – pourquoi faire ? Pourquoi vivre ? Pour
rien !
Dans cette optique, la finalité de la vie – la mort – constituait pour Phoenix un
sujet de plus en plus intéressant. Afin de faire travailler son esprit, malgré son
terrible manque d’énergie, Phoenix faisait des recherches assez poussées sur le
sujet. Et il découvrit que plusieurs approches de la mort étaient possibles.
L’approche post-chrétienne, d’abord ; celle qui voyait la mort comme le plus
terrible des fléaux, lui donnant le rôle horrible et époustouflant d’une tragédie,
emprunte de culpabilité pour les proches et de perte pour soi-même. Il avait
toujours vu la mort ainsi, et la croyait évidente. Mais il existait d’autres manières
d’appréhender la mort. Sous d’autres latitudes, on l’estimait en tant que moins
importante que l’honneur ou la fidélité. Au Japon, par exemple, où le suicide
n’était pas forcément synonyme d’autodestruction et d’échec, mais constituait
au contraire une manière de sauver la face, de laver un honneur perdu dans le
sang. Phoenix ayant un profond sens de l’honneur, cette idée lui plut et le
fascina. Mais l’histoire du Japon était complexe, pleine de détails et de
ramifications qui lui échappaient. Il comprit plus facilement le point de vue latin.
Dans l’antiquité, des philosophes ou des penseurs non encore chrétiens avaient
longuement réfléchi sur la mort. Et voilà ce que certains en avaient déduits : que
sans mort, il n’y avait pas de vie, et sans vie, pas de mort. La dimension tragique,
au sens grec, constituait le soubassement de tout. Il n’existait rien qui ne fut pas
périssable. L’important était donc d’avoir une vie belle, de vivre noblement, afin
qu’à la veille de la mort on n’ait rien à regretter – et qu’on puisse partir l’esprit
tranquille.
Naturellement, Phoenix ne comprenait pas tout, mais ce qu’il comprenait le
bouleversait et lui insufflait une énergie nouvelle. Achille, le guerrier grec, avait
eu le choix entre une vie longue mais courte et une vie courte mais éternelle ;
soit une vie pacifique, dépourvue d’importance et oubliée par l’histoire, soit une
vie de combats que l’imaginaire européen captera et retiendra éternellement.
Achille n’avait pas hésité. Il avait choisi la seconde. Seul un esprit veule, pétri de
faiblesse et de bons sentiments – les seconds ne servant qu’à masquer la
première – pourrait incliner vers le premier. Tout cela, toutes ces réflexions
antiques qu’on avait depuis bien longtemps oublié, en les remplaçant par un
culte effréné du confort matériel, concourrait vers la sentence finale, qu’on eût
pu graver au fronton de tous les cimetières : mors ultima ratio – la mort comme
but, comme sens et comme finalité de la vie.
Phoenix songeait de plus en plus à la mort comme à une échappatoire. Mais ce
n’était pas une énergie lâche qui l’animait. Au contraire, il voulait illuminer de
son âme la société grise ; lui rendre les couleurs chaudes de l’affrontement, la
noirceur tant repoussée de la mort, tout ce qui aurait pu concourir à laisser une
trace éternelle de son existence dans le monde. Une longue vie lui semblait un
ennuyeux supplice, qu’il laisserait de lui-même tomber à terre un jour ou l’autre.
Néanmoins, que faire ? Quel exploit accomplir ? La réponse venait d’elle-même :
il devait reprendre le combat contre le système. Mais pas de manière mesquine
comme il l’avait fait autrefois. Uriner à côté de la cuvette, donner trois coups de
canif dans un vieux pupitre, tout cela lui apparaissait ridiculement petit
désormais. Le seul combat auquel son esprit aspirait maintenant était celui-ci : la
mort. Il devait tuer. Connaître la mort en la donnant ; laisser trace de son être,
envers et contre tout, voire pour tout, avant de mourir lui-même pour échapper
au système qui le reprendrait. Toujours ! Jamais ! Ces deux mots, synonymes
d’absolu, lui revenaient sans cesse en tête. Il ne pourrait plus se contenter
d’autre chose. Désormais, son combat se menait sur un plan infiniment plus haut
que tout ce qu’il avait jamais connu auparavant : la vie et la mort, le tout et le
rien, deux choses qui se fondaient sans cesse l’une en l’autre comme les plaques
tectoniques qui se chevauchaient depuis la nuit des temps. Toute compromission
sur ce point eût paru mesquine, et aurait ruiné sa volonté, revenue de ses
cendres avec une force et une noblesse beaucoup plus grande. Maintenant, il
méritait son pseudonyme, et il allait le prouver.

Bien que peu appliquée, et parfois faite de manière hasardeuse, l’étude de la


philosophie latine donna à Phoenix l’occasion de structurer ses pensées. Ses
émotions tumultueuses penchèrent de plus en plus vers une réflexion rationnelle,
organisée, qui exigeait une reformulation méthodique de tout ce qui avait poussé
le jeune homme à agir comme il l’avait fait jusqu’ici. Non plus au jour le jour,
mais de manière axiomatique. Phoenix n’avait encore jamais fait de philosophie,
mais le besoin de rationalité s’imposait à lui tout naturellement. Lui qui avait un
tel sens de l’honneur, du courage et de la lâcheté, comment pouvait-il juger s’il
ne savait pas penser avec ordre et méthode ? Etait-il vraiment supérieur au
troupeau si ses émotions, parfois primaires et viles, l’en empêchaient ? Un besoin
nouveau le pressait, lui donnant autant de tempérance que d’inquiétude. Il devait
pouvoir justifier rationnellement ses actes. Toute personne sensée le devait. Et
lui encore plus.
Sur son forum, il ouvrit un topic d’un genre qu’on ne voyait jamais : « quels sont
les principes éthiques qui guident un alphan ? Enlever à la morale sa légitimité
autoproclamée est facile ; beaucoup de penseurs, comme Nietzsche (Phoenix
n’avait jamais lu Nietzsche, mais sa fiche Wikipédia semblait suffisamment
intéressante pour le citer ici), l’ont fait ; mais peut-on légitimer, de manière
rationnelle, la pratique du « pwnage » ? Pourquoi est-il légitime de « pwner » les
gens, autant sinon plus, que de les traiter comme des bisounours ? »
Phoenix ne reçut presque aucune réponse sérieuse. La plupart tournaient sa
question en dérision, ou reprenaient des idées déjà exprimées auparavant (par
exemple la lâcheté de ceux qui prenaient des boucs émissaires). Une réponse,
pourtant, se révéla intéressante. Quelqu’un donna l’adresse du Strawberry Blog,
un « blog de philosophie et de politique », et dit à Phoenix qu’il devrait lire
dessus un article intitulé « De la relativité en morale ». Le jeune homme visita le
blog en question. Surmonté d’un joli bandeau, mêlant des photos de cerises à
des portraits de grands philosophes – Phoenix reconnut Nietzsche dessus – le
blog alignait des articles dont chacun semblait un innommable pavé. En temps
normal, Phoenix en aurait lu un ou deux en diagonale avant d’aller voir ailleurs,
mais sa soif de justification et d’ordre le poussait à lire l’article recommandé avec
minutie. Phoenix grimaça quand il vit que l’article en question comprenait deux
parties. Qu’importe ! Si cela pouvait répondre à ses questions, il le lirait. Il avait
déjà regardé quelques blogs de philosophie, sans rien y trouver d’intéressant ;
qu’avait-il à perdre, sur celui-là qu’on lui avait recommandé ?

« De la relativité en morale
Posté par Strawberry à 18h30

Existe-t-il un bien en soi ? Un mal en soi ?

Si on se pose la question du monde en soi, beaucoup de concepts semblent avoir


une essence. Il y a un lit en soi, un fauteuil en soi, un ordinateur en soi… du
moins dans nos esprits. Nous pouvons faire une abstraction de lit, de fauteuil, un
pur concept, qui serait le substrat des lits et des fauteuils sensibles. Chez
Platon, ces abstractions existent hors de l’esprit humain, mais on ne voit pas trop
comment elles pourraient exister. Aristote a d’ailleurs vigoureusement critiqué
l’extériorisation platonicienne des essences : comment une abstraction, un
concept, formé par l’être humain pourrait-il exister hors de l’esprit ? C’est plutôt
absurde. En ce qui concerne le lit ou le fauteuil en soi, l’affaire est vite close. Très
peu de philosophes, même chez les néoplatoniciens, ont accepté l’idée d’un
monde en soi ayant une existence aussi absolue que celle des objets sensibles.
Il en va tout autrement des questions morales. Le bien, le mal, ne sont pas des
choses sensibles. Ce sont des jugements que nous portons sur des faits. Parfois,
nous les identifions aux faits eux-mêmes, et non à notre seul jugement. Ce qui
conduit logiquement à l’idée d’un bien et d’un mal en soi. Mais cette idée est-elle
fondée ? A l’instar du fauteuil sensible, ayant une existence concrète et absolue,
y a-t-il un bien en soi hors de l’être humain ? Le bien étant non sensible, s’il
existe hors de l’être humain, il est nécessairement en soi. Ce serait un bien
absolu, accompagné d’un mal non moins absolu.

Une opposition aussi radicale mène facilement vers le manichéisme. La vision


binaire bien/mal est reposante quand on se pense soi-même du côté du bien
absolu ; très souvent dans l’histoire, ce fut suffisant pour donner bonne
conscience aux gens et légitimer toutes sortes d’horreurs, de l’Inquisition à
l’extermination des « bourgeois » en URSS, en passant par les massacres
d’ « infidèles » en terre d’Islam. On pourrait rétorquer que le bien ou le mal, s’ils
existent vraiment, ne sont pas absolus, donc que leur existence ne conduirait pas
automatiquement vers le manichéisme. Oui, mais ! puisque les consciences
peuvent se soulager aussi facilement – comme disait Bernanos, « les consciences
se soulagent comme des ventres », sont-elles attirées par un bien ou un mal en
soi ? L’expérience ne mène pas vraiment vers cette conclusion. Il semblerait
plutôt que nous soyons mus par des instincts, par exemple la sympathie définie
par l’empiriste Hume et dont je parlerais dans quelques instants.
Prenons quelques exemples pratiques. Une guerre, par exemple. La plupart des
gens essayent de voir un camp « gentil » et un camp « méchant » dans le conflit,
et encouragent celui qu’ils croient « bon ». C’est une opposition manichéenne,
qui a ceci de pratique qu’elle permet d’éviter de réfléchir ; mais les conflits ne
sont jamais aussi simples qu’on voudrait le faire croire. Regardez la guerre en
Irak. Les lobbies américains l’ont fait passer, autant qu’ils ont pu, comme une
« guerre légitime » contre un méchant dictateur qui construisait des armes
nucléaires. Les lobbies européens, au contraire, ont décrié cette guerre inutile et
cruelle qui n’avait pour but que d’enrichir les Etats-Unis. Les deux avaient plus ou
moins raison ; oui, la guerre a permis d’évincer un dictateur – Saddam Hussein
faisait fondre ses opposants dans des cuves remplies d’acide ; oui, elle a coûté
de nombreuses vies des deux côtés, montré que l’Occident veut exporter ses
principes « éclairés » à tort et à travers au mépris des conséquences concrètes
et que l’administration Bush n’a jamais hésité à mentir. Y avait-il un « bon » et un
« mauvais » camp, en soi ? On peut en douter. Aucun n’est « saint » ou « pur ».
Dans toutes les guerres meurtrières où les deux camps étaient de puissance à
peu près égale, on trouvait du courage et de la peine des deux côtés. Quoi qu’en
disent les manuels d’histoire, qui ont très souvent tendance à juger du passé à la
lumière des croyances actuelles. L’homme d’aujourd’hui juge à la volée, oubliant
aussi bien la réalité de l’Histoire que l’existence même de points de vue
différents du sien.
La diversité des opinions, des volitions, le fait que bien et mal soient situés si
différemment pour tous – dans les jeux d’équipe, les guerres, les plaisirs et
beaucoup d’autres choses, montre qu’ils sont avant tout une question de point
de vue. Ce qui est bon pour moi ne l’est pas pour mon voisin.
En fait, il n’y a de bien et de mal que du point de vue de l’individu, ou du groupe.
Dès qu’on quitte ces points de vue, qu’on entre dans un point de vue global et
détaché, il n’y a plus de bien ni de mal. Lorsqu’on étudie les dinosaures, on parle
avec moult détails de l’apparition de la vie sur terre, de comment vivaient les
énormes créatures du mésozoïque… jusqu’à la météorite qui a fini par les tuer
tous. Nul doute que, du point de vue des dinosaures vivant à cette époque, la
chute de cette météorite fut un drame sans nom. Pourtant, du moins de vue de
l’homme, il ne s’agit que d’un évènement non connoté – important certes, mais
dépourvu de toute connotation morale. C’est le cas, tout simplement parce que
l’homme a un point de vue totalement extérieur à cette affaire ; et comme il y
est totalement extérieur, il la voit sans bien ni mal. Ce qui montre, logiquement,
qu’il n’y a ni bien ni mal en soi. Si on postule l’existence du bien et du mal en soi,
l’histoire des dinosaures nous plonge dans des incohérences sans fin. La
météorite aurait été un mal, conformément à la vision des dinosaures ; mais
dans ce cas, l’apparition de l’homme – qui a eu lieu grâce à la mort des
dinosaures, à terme – serait un mal aussi. Ou alors, la météorite aurait été un
bien, ce qui signifie que les souffrances des dinosaures étaient en elles-mêmes
bonnes car elles auraient permis à l’homme d’apparaître ? Ce qui reviendrait à
nier purement et simplement le caractère mauvais de ces souffrances pour les
sauriens qui les ont subi ?
Les moralistes classiques tenteraient de s’en sortir en postulant ad hoc que
l’homme vaut mieux que l’animal, mais la revendication de cette inégalité
ontologique (c’est-à-dire métaphysique, et non pratique) reviendrait à considérer
les animaux comme des êtres « inférieurs » qui pourraient mourir sans
problèmes si cela permet à l’humain d’en vivre. De là, on déduirait logiquement
que les élevages en batteries sont un bien, ce qui nierait une fois de plus les
souffrances des animaux et introduirait un point de vue extrêmement
contestable… et illogique, directement opposé à l’expérience la plus basique qui
soit, si on regarde avec une once de sympathie le sort de ces pauvres animaux
gavés et tués. Ou alors, on devrait définir le mal comme nécessaire et formant
un équilibre avec le bien. Mais dans ce cas, le mal ne serait plus vraiment
mauvais, puisqu’il serait utile. Il ne serait donc plus lui-même. La vision classique
du bien et du mal amène à une contradiction.

Si on définit le bien et le mal comme de simples affaires de point de vue, ces


problèmes ne se posent pas. Regardez un objet situé près de vous. Vous ne
pouvez pas le percevoir hors de tout point de vue. Quelle que soit la manière
dont vous le tourniez et le retourniez, aussi simple que puisse être l’objet, il sera
toujours perçu selon un point de vue particulier. Vous pouvez imaginer, par un
acte de pensée, l’objet sous toutes les coutures ; mais même ainsi, il y aura des
points de vue différents les uns des autres – et même si ceux-ci sont tous mis
côte à côte.
Il en va de même des jugements moraux. Comme disait Locke : « dès qu’une
opinion est morale, elle est contestable ». Chacun ne définit pas la moralité de la
même façon ; pour Platon, elle est immobile et intelligible ; pour Kant, elle est
transcendante, située dans la notion de devoir ; pour les utilitaristes, elle réside
dans l’axe des biens et des peines… Le simple fait de créer un consensus autour
des concepts moraux est impossible. Alors, quand il s’agit de leur trouver un
sens « vrai » et universel, cela semble illogique ; comment prétendre trouver une
existence réelle à quelque chose dont on n’a pas de notion claire, et dont on ne
connaît l’existence que médiatement ? Berkeley utilisait déjà cet argument
contre la matière, pour promouvoir l’immatérialisme. Mais Berkeley avait recours
à toutes sortes de ficelles rhétoriques et sophistiques. Ses dialogues, comme
tous dialogues, étaient soumis à ce défaut. La relativité des notions de bien et de
mal n’a rien en commun avec les tours de passe-passe rhétoriques des
dialogues ; elle est empiriquement vérifiable, tous les jours et à chaque instant.
Quand nous disons qu’un acte est bon ou mauvais, c’est en vertu de notre point
de vue. Si on se met à la place d’autrui par une expérience de pensée, il est
facile de s’en rendre compte.
On pourrait objecter que nous avons tous une sympathie innée, que nous
tournons en général vers nos semblables, d’autres êtres sensibles… mais peut-
on en déduire que le bien et le mal sont des notions qui existent hors de l’esprit
humain ? Nullement. La sympathie existe bel et bien, ainsi que Hume l’a prouvé
dans les premiers et troisième tome du Traité de la nature humaine, mais elle ne
suffit pas à montrer l’existence indépendante de ces deux concepts. Au
contraire, elle tend à montrer que nous inventons ces deux concepts à partir de
notre manière de voir le monde ; de notre sympathie pour certains, de notre
antipathie pour d’autres, et que si la sympathie existe de manière innée en
l’homme, ses objets ne sont que le fruit de l’acquis. Il en va de même pour
l’antipathie.
On peut passer à la considération de la société et de l’état de droit, à condition
que ceux-ci soient vus à travers le prisme des points de vue individuels. »

Phoenix eut un mal fou à se concentrer sur l’intégralité du texte. Cependant, à


force d’efforts et de reprises, quand son esprit renâclait à la tâche, il parvint à
tout lire et à saisir les grandes lignes (même si la moitié des allusions à tel ou tel
philosophes lui échappaient ; pour lui, par exemple, Berkeley était avant tout une
ville des Etats-Unis. Et encore, il ignorait sur quelle côte se trouvait la ville en
question). Ce texte lui semblait plus logique que les messages abscons et peu
argumentés glanés sur les forums. Phoenix n’avait pas besoin d’aide de toute
façon. Il ne cherchait pas quelqu’un pour penser à sa place, mais une ébauche de
réponse à ses questions. Un matériau de pensée, en quelque sorte. L’équivalent
mental de la brique dans le bâtiment.
Il jeta un rapide coup d’œil aux commentaires. Rien du tout ! Personne n’avait
commenté l’article. Soit le blog était totalement inconnu (ce qui, vu le nombre de
commentaires sur certains articles moins longs et plus faciles d’accès, semblait
peu probable), soit il ne s’était trouvé personne jusque-là pour se creuser la
cervelle et laisser un petit mot. Phoenix décida d’en laisser un.

« De : Phoenix (site web : Board Alpha)


Salut, je viens de lire ton texte en entier et je trouve ça intéressant mais je n’ai
pas tout compris… Pour toi, il n’y a pas de bien ni de mal ? Rien qui soit bon ou
mauvais ? Tout est relatif, en somme. Et aussi : que penses-tu de la mort ? »

Deux jours après, une réponse du blogmaster était visible sous son message :

« De : Strawberry (site web : Strawberry’s Blog)


Bonjour Phoenix,
C’est à peu près ça, si tu rajoutes « en soi » à la fin de ta question. Rien n’est bon
ou mauvais de manière absolue. Il y a du bon ou du mauvais selon le point de
vue duquel on se place, ou qu’on choisit d’adopter si on est libre de le choisir.
Tout n’est pas totalement relatif dans la mesure où l’état d’esprit de chacun peut
laisser une empreinte indélébile dans sa psyché, mais je pense que des concepts
aussi figés et rigides que celui de « bien » ou de « mal » ne peuvent mener qu’au
manichéisme, à une pensée binaire et simpliste qui fait le lit des conflits.
Concernant la mort, le sujet est beaucoup trop vaste pour que je puisse te
répondre comme ça. Mais j’ai tendance à penser qu’on la voit trop négativement,
avec trop de pathos, en oubliant qu’elle est au fond très naturelle. Cela dit, si tu
prends certaines philosophies de la vie et de la mort, c’est beaucoup plus
compliqué. Je te résume ça très grossièrement.
Au plaisir de nouveaux commentaires  »

Cette réponse allait plus ou moins dans le sens de Phoenix. Faisant abstraction
de ce qu’il ne comprenait pas – le mot « empirisme » lui était inconnu – il lui
trouvait tout de même quelque chose de décevant. Le webmaster répondait vite
et s’expliquait peu. Ou alors, il gardait quelque chose d’inaccessible, réservé aux
initiés de la philo. Phoenix n’était pourtant pas là pour philosopher, il voulait
seulement trouver une réponse. Mais peut-être avait-il mal formulé sa question.
Il laissa donc un nouveau commentaire :
« De : Phoenix (site web : Board Alpha)
Bonjour Strawberry,
Merci pour ta réponse. Cependant, je n’ai pas tout compris et je reste curieux.
- Qu’est-ce que l’empirisme ?
- Par rapport à la morale, est-ce que tu penses que la gloire qu’on peut tirer
d’une mort « noble » (ou au moins qui laisse des souvenirs) est relative aussi ?
- Dans ton article, tu parles des dinosaures et tu évoques le peu de connotation
de cet évènement. Si on tue des gens plutôt que des gros lézards, est-ce
« mieux » du point de vue du courage et de l’ampleur que ça prendrait dans la
société, sachant que ça ne serait pas meilleur ou plus mauvais ? »

Cette fois, Strawberry ne répondit pas. Phoenix guetta une éventuelle réponse ; à
son grand désespoir, le blogmaster resta muet. Pendant ce temps, Phoenix avait
réfléchi à son plan d’action – à sa dernière action, celle qui l’emmènerait au
paradis de la gloire éternelle auprès des relativistes, fascinés, fanatiques et
adorateurs de Satan. Il allait suivre la CPE jusqu’à chez elle, la tuer, et enchaîner
sur le plus de meurtres possibles avant de se faire lui-même avoir. Comme un jeu
vidéo hyperréaliste dont il serait l’un des personnages. Seule cette perspective
lui donnait du tonus et de l’entrain ; s’il y renonçait, la lente grisaille d’une vie
médiocre lui apparaissait, telle un tunnel infini qui l’attendait en ricanant…
Bien sûr, l’idée de tuer ne se concrétiserait pas comme ça. Il en était conscient.
Du fantasme, qu’il vivait mille fois en pensée pendant ses moments d’ennui ou
même avant de s’endormir le soir, à la réalité, il y avait un abîme considérable.
Franchir le pas exigerait une énergie colossale. Phoenix devrait briser des filets
d’inhibition, tous plus durs les uns que les autres, par une volonté plus dure
encore ; une volonté qui, en même temps que la mort, lui apporterait le libre
choix de sa fin et la gloire funéraire d’un feu d’artifice. La mort apparaissait à ses
yeux comme un souple écrin, comparable à ceux qu’on voyait dans les vitrines
des bijoutiers, place Vendôme. En entrant dans la mémoire collective, il
deviendrait comme une bague inoxydable et immortelle, passant de personne en
personne et suscitant toutes sortes de sentiments sans jamais s’y laisser
emprisonner lui-même. Et pour cause : étant mort, il ne penserait plus ! Sa
silhouette sombre, se déposant dans la forêt de l’éternel assoupissement,
deviendrait l’ombre éternelle du mythe sur lequel chacun projette ce qu’il veut,
tout en laissant le mythe lui-même intouché, tel un roc inatteignable.
Petit à petit, l’idée faisait son chemin. Son levain métaphysique s’élevait en lui et
imprégnait bientôt chaque geste de sa vie quotidienne. Lui, d’habitude si
brouillon, faisait les choses avec une méticulosité qui ravissait ses parents.
L’homme, pensait-il, n’était autre que la somme de ses actes et de ce qu’il
laissait derrière lui – mythes, souvenirs, émotions, influences ; c’est pourquoi il
mettait un soin tout particulier à agir avec beauté, permettant à des actions aussi
éphémères que quotidiennes d’entrer dans la légende qu’il laisserait. « Vivre une
vie bonne et belle » constituait un impératif plus important que tout le reste, le
plan d’action de Phoenix dépendant encore du domaine des idées. Il ne s’était
jamais rendu compte de cette facette-là de sa personnalité, qu’il avait toujours
crue nihiliste et inadaptée, et sa propre sérénité le stupéfiait.
Mais pour l’instant, il plaçait l’important dans l’obtention d’une réponse à ses
questions. Puisque Strawberry refusait de la lui donner, il devait trouver un
moyen de le contacter hors blog, afin de le forcer à s’exprimer.
Une petite recherche sur Google permit à Phoenix de savoir que Strawberry
fréquentait un forum intitulé « L’antre des ténèbres », spécialisé dans la musique
métal, le mouvement gothique… Strawberry serait-il un gothique ? Phoenix ne
s’intéressait guère à tout cela. Mais un détail attira son attention. Le forum était
un phpBB et – chance suprême – il n’était pas à jour. Certes, la faille des cookies
avait été réparée depuis longtemps, mais d’autres failles avaient fait leur
apparition avant d’être comblées à tour de rôle. Et tous les admins ne mettaient
pas leur forum à jour. Phoenix téléchargea l’exploit, le programme d’utilisation de
la faille, sur un très peu légal site de piratage et l’ouvrit sur son ordinateur.
L’exploit en question s’affichait en lignes de commandes. Codé en PERL, un
langage informatique utilisé pour la programmation de logiciels, il nécessitait le
protocole le plus basique pour être utilisable. Phoenix donna au programme
quelques informations – adresse du forum, sous-dossier dans lequel se trouvait le
script à exploiter, numéro de compte de l’administrateur – et le laissa travailler.
D’abord, cela ne fonctionna pas ; le programme ne trouvait pas le bon répertoire
d’accès ; Phoenix s’aperçut qu’il avait fait une erreur de saisie et s’empressa de
rectifier. Les lignes de commandes s’enchaînèrent alors longtemps, peut-être dix
minutes, avant de livrer sur un plateau le mot de passe de l’administrateur. Mot
de passe crypté, évidemment, et utilisant la technologie MD5 : un cryptage
réputé ultra-performant, cryptant tout et n’importe quoi en 32 caractères
indécodables. Toutefois, il existait un site américain spécialisé dans le cassage de
codes qui déchiffra le mot de passe en vingt minutes. Phoenix n’eut qu’à entrer
le nom d’utilisateur et le mot de passe de l’administrateur pour avoir accès au
panneau de gestion. Cela lui rappelait le passé ; une époque plus heureuse,
moins tragique, moins infectée par de gros nuages gonflés d’eau comme des
sacs plastiques qui lui garantissaient un avenir humide et morose s’il ne
l’abrégeait pas de son propre chef. Mais Phoenix n’avait pas cette fois l’intention
de pirater ostensiblement le forum et de s’en vanter partout. Via le panneau
d’administration, il modifia le mot de passe du compte de Strawberry et s’y
connecta. Peut-être que Strawberry avait laissé des choses intéressantes dans
les messages privés échangés avec d’autres membres…
La boîte à messages de Strawberry était un véritable bazar. On y trouvait des
dizaines de messages, correspondant à des échanges avec toutes sortes de
membres. Phoenix les éplucha patiemment et trouva une série de messages
parlant d’une rencontre IRL – une rencontre physique entre membres ne s’étant
connu jusque-là que par Internet. Dans le but d’organiser cette rencontre,
Strawberry donnait à un autre membre son numéro de portable…
Phoenix se félicita de sa propre sagacité et des possibilités inespérées que
donnait la technologie. Strawberry habitait Paris (il l’avait mentionné dans ses
messages privés), la même ville que lui, et on pouvait avoir son numéro de
portable rien qu’en se débrouillant pour l’avoir, sans même le connaître
réellement. Phoenix se remémora les questions qu’il voulait lui poser et composa
le numéro en question. Personne ne décrocha ; au bout de quelques sonneries, la
voix laconique de Strawberry enregistrant un message pour son répondeur se fit
entendre.
« Bonjour, vous êtes bien chez Augustin Strawfield, je ne peux pas vous répondre
pour le moment, merci de me laisser un message après le bip. »
Maintenant, Phoenix connaissait même le vrai nom de son correspondant (il
comprenait maintenant l’origine de ce pseudo ridicule, « strawberry » voulant
dire « cerise » en anglais), et s’il cherchait dans l’annuaire il trouverait
probablement son adresse. Pas besoin, pourtant ; le but n’était pas de le
rencontrer en personne mais simplement de lui parler. Au téléphone, Strawberry
serait assez surpris pour répondre sans détours. Il suffisait qu’il réponde lui-
même, Phoenix ne voulant pas laisser de message mais seulement parler en
personne.
Phoenix appela plusieurs fois, en espaçant ses communications afin d’avoir plus
de chances de tomber sur Strawberry plutôt que sur son répondeur. Au troisième
appel, il répondit :
- Allô ?
- Bonjour, vous avez bien « Strawberry » pour pseudo sur Internet ?
- Qui êtes-vous ? demanda l’autre, sur la défensive. Qu’est-ce que vous voulez ?
- Je suis Phoenix, le type qui vous… euh, qui t’as posé une question sur ton blog…
- Ah. (Un silence.) Et je peux savoir comment tu as eu mon numéro ?
- Ca, c’est mon petit secret, gloussa Phoenix. Je t’ai appelé car tu ne répondais
pas à mes questions. Maintenant que je t’ai au bout du fil…
- Alors toi, tu es vraiment du genre collant. Tu tiens vraiment à savoir pourquoi je
ne t’ai pas répondu ?
- Oui, je…
- Question rhétorique, continua Strawberry sans laisser à Phoenix le temps de
répondre. Si tu m’as appelé, c’est que tu as joint je ne sais qui pour obtenir mon
numéro, donc oui, je suppose que tu veux une réponse à tes questions, n’est-ce
pas ?
- Tu supposes bien. Maintenant, vas-y, réponds ?
- Tu pourrais peut-être me les répéter, tes fameuses questions… peut-être que je
ne m’en souviens plus… En fait, peu importe, car il y a une bonne raison : tu ne
dis que de la merde ! Voilà ! Et ne m’appelle plus !
Sur ces entrefaites, Strawberry raccrocha.
Quel imbécile, pensa Phoenix. Quel écart entre le formidable philosophe du net,
toujours en train d’écrire des pavés bourrés d’axiomes et d’informations, et le
jeune prétentieux à la voix nasillarde qu’il avait eu au bout du fil et qui
raccrochait si sèchement. Certes, Phoenix avait été un peu cavalier, mais ce
n’était pas une raison pour le rejeter ainsi. Peut-être, songea-t-il avec emphase,
que Strawberry avait complètement oublié ses questions, mais qu’il était trop
prétentieux pour l’avouer, et qu’il avait raccroché pour sauver la face, en faisant
semblant de se mettre au-dessus de ses questions alors qu’il les avait seulement
oubliées. Il pourrait tuer ce type, le jour où il déciderait de mettre son plan à
exécution. Dans cette intention, Phoenix chercha le nom d’Augustin Strawfield
dans l’annuaire, mais il n’apparaissait nulle part. Ni dans les pages jaunes, ni
dans les blanches… En désespoir de cause, il tenta de trouver son numéro de
téléphone fixe en demandant aux renseignements téléphoniques ; on lui répondit
laconiquement que son correspondant était sur liste rouge, et que son numéro de
téléphone ne pouvait être divulgué. Tant pis, il y avait bien d’autres gens à tuer
de toute façon. Ce Strawfield était prétentieux mais on ne pouvait lui dénier une
certaine finesse. Phoenix pourrait plutôt tuer un de ses professeurs, ou un
« camarade » de classe qui l’aurait embêté par le passé. Il s’attaquerait à une
personne en particulier pour inaugurer sa série de frags réels – un « frag » étant
un joueur ennemi tué dans l’univers des jeux en réseau ; ensuite, ce seraient des
gens pris au hasard. Il avait beaucoup réfléchi à la manière dont il procèderait et
ne voulait pas imiter les auteurs de la tuerie de Columbine. Exterminer les autres
élèves était excitant sur le papier, mais ce serait une gageure. Tout le lycée
serait plongé dans une excitation apeurée et féroce. Ce serait beaucoup trop
difficile à gérer, peut-être même serait-il maîtrisé et raterait-il son coup. Non, il
préférait passer de victime à victime à son gré, en un contre un, suivant un plan
bien déterminé. Dans l’immeuble de sa première victime, par exemple. En
attendant ce jour, Phoenix vivait sa vie avec la calme résignation de celui qui
connaît le futur. Il observa les platanes de sa cour de récréation, vit leurs feuilles
se tordre et devenir brunes avant de tomber en voltigeant sur le sol. Les petits
collégiens, sixièmes et cinquièmes, jouaient parfois à courir dedans en riant,
faisant voler les feuilles au-dessus du sol bétonné. Ils ne furent pas longs à jouer
là : l’agent de service, qui ratissait la cour, les menaça d’une punition – de quoi
se mêlait-il ? Un agent de service n’est pas là pour s’occuper des enfants – s’ils
continuaient à « foutre le bordel dans ses feuilles ». Puis l’air s’humidifia, la
température chuta et le vent s’enveloppa de lanières froides qui venaient cingler
le visage rougi des élèves. Pourtant, le sol était si chaud, si creusé sous son
enveloppe de béton, que la neige n’y tenait pas ; à peine atterrissait-elle dessus
que sa blancheur immaculée disparaissait, réduite à une eau grisâtre qui coulait
sur le bitume.
Phoenix observait tout cela, et l’animation du collège, du lycée, et celle de sa
classe, avec un œil blasé. Il se sentait au-dessus de tout, comme un observateur
tout-puissant. Il ne révisait presque plus et passait tout son temps en jeux,
« rages » et plaisirs divers. Malgré tout, ses notes restaient acceptables. Qu’il
travaille ou non ne changeait rien : son cerveau ne retenait de toute façon que
très peu d’informations, et les profs ne remarquaient rien qui ait changé chez lui.
Ils lui donnaient toujours les mêmes résultats. Sauf en espagnol. En effet, la prof
d’espagnol s’était mise à le sacquer systématiquement depuis l’incident du début
de l’année. Elle lui reprochait de ne pas s’investir suffisamment, de ne pas
écouter en cours, de ne pas travailler à la maison, bref, de venir en touriste. Bien
que serein, Phoenix ne pouvait pas y rester indifférent. A chaque interrogation, il
répondait du mieux qu’il pouvait : mais cela ne changeait rien, et quand la prof
rendait les copies, elle lui jetait la sienne d’un air méprisant. Dans la marge, elle
écrivait à l’encre rouge, d’une écriture large et baveuse, une note oscillant entre
cinq et huit sur vingt. Parfois assortie d’un commentaire lapidaire sur son auteur,
ou parfois de rien du tout, cela dépendait de son humeur. Plus tard, lorsque la
mère de Phoenix recevait son bulletin, elle était scandalisée en voyant ses notes
en espagnol, prenait la défense de la prof et accusait son fils de je-m’en-
foutisme. Elle aussi. Pourtant, nul besoin d’être Einstein pour savoir que les notes
en questions étaient injustes. Il suffisait de voir l’attitude sadique de la prof à son
égard. Un jour, elle l’avait traité de porc parce qu’il avait étouffé un rot (étouffé,
même pas roté bruyamment !). Et ainsi de suite.
Cette prof était doublement coupable : premièrement, de sacquer Phoenix, de se
montrer injuste et excessive avec lui ; deuxièmement, de l’avoir leurré, de l’avoir
poussé à aller au-delà de ses limites dans cette matière-là alors qu’il n’en avait
aucune envie, en pure perte, de manière à ce qu’il consume plus d’énergie dans
sa matière à elle et en plus pour un résultat final pas meilleur. Troisièmement,
Phoenix pensa tardivement à cette nouvelle charge, elle se montrait lâche avec
ses élèves. Une bande de géo… (non, je ne suis pas raciste ! pensa Phoenix, je ne
peux pas utiliser ce terme) de voyous semait constamment le désordre dans sa
classe. Elle aurait pu se montrer dure avec eux ; mais non, elle préférait
dialoguer (en pure perte !), leur faire un peu la morale, donner quelquefois une
punition ici ou là sans rien changer. Phoenix, lui, restait tranquillement assis dans
son coin. Mais elle préférait s’en prendre à lui. C’était moins dangereux, plus
confortable. En s’attaquant à lui, la prof savait qu’elle ne risquerait pas de
tomber sur une quinzaine de voyous à la sortie du collège, venus là exprès pour
elle, ou de retrouver sa voiture brûlée. La lâcheté constituait un oreiller très doux
sous le crâne étroit des petits soldats du système. Et même des autres. Eh bien,
pour la peine, elle serait la première victime de Phoenix le jour où il passerait à
l’action. Le jeune homme enverrait un message fort et solennel à ces professeurs
lâches et veules ; cessez de vous attaquer aux plus faibles, combattez les
véritables fauteurs de troubles, les plus forts et les plus lâches, plutôt que de
vous acquoquiner avec eux… Sans quoi, vous risqueriez d’en payer le prix, des
fois qu’il se trouve dans votre classe un jeune homme libéré des entraves qui
l’attachent à sa propre vie !

En janvier, après les pénibles festivités de Noël, par une belle matinée d’hiver,
Phoenix se réveilla avec l’esprit pur et clair. Cela ne lui était plus arrivé depuis
bien longtemps. Ce matin, aucune musique, aucun bruit ne venait se jouer dans
sa tête. Au contraire, il se sentait propre et débordant d’énergie ; comme si toute
haine, toute dernière trace de passions trop vives et encombrantes était partie ;
un seul message restait, comme affiché en belles lettres vives, solides et nettes –
c’est aujourd’hui que tu dois passer à l’action.
- Voilà, je vais mourir aujourd’hui, dit-il à son miroir.
Il s’inspecta dans la glace. Ses cheveux n’étaient pas assez propres ; il les passa
sous l’eau et les frotta énergiquement avec du shampooing. Il se lava également
les dents, plus longtemps que d’habitude. Pour son dernier jour, il devait être
beau et bien habillé, cela tombait sous le sens. Mourir en laissant l’image d’un
hippie en goguettes – comment serait-ce seulement acceptable ? Arrivé devant
l’armoire, il réfléchit à la manière dont il allait s’habiller. Après quelques minutes
de comparaison, passées à déplier les vêtements et à les tenir les uns à côté des
autres, Phoenix choisit chacune des pièces de son habillement. Il sélectionna une
chemise noire à fines rayures blanches, surmontée d’un col italien ; un jean de
même couleur, de couple ample et basse ; un gilet de laine noire, épais sans faire
de vagues, doublé de rouge sur l’arrière ; des chaussettes neuves ; une paire de
Gola, des chaussures marron mêlant un look ville avec des rayures style basket ;
par-dessus tout cela, un long blouson rouge brique qui lui descendait jusqu’aux
chevilles, le même que celui du « postal dude » dans le jeu vidéo Postal 2.
Phoenix devait aller à l’école ce matin-là mais il savait qu’il en serait tout
autrement. Dans la cuisine, en avalant le dernier petit déjeuner de sa vie, il
regardait par la fenêtre. Au-dessus des toits gris surmontant les bâtiments
proches des siens, la vitre laissait voir un ciel bleu pur, seulement traversés par
quelques petits nuages moutonnants, encore tout imbibés de lumière nocturne.
Oui, c’était un bon jour pour mourir. Et en plus on était mardi. Le jour idéal pour
passer à l’action. En effet, le mardi, la prof d’espagnol ne donnait aucun cours ;
elle devait donc être chez elle, et Phoenix connaissait son adresse, qu’il avait
depuis longtemps trouvée dans l’annuaire. Une fois le ventre plein, il se mit au
travail et commença l’application du plan.

Première étape : trouver une arme. Les parents de Phoenix ne chassaient pas,
n’avaient pas d’arme à feu chez eux. Un fusil de chasse eût été trop voyant de
toute manière. On ne pouvait pas le garder dans un sac à dos de taille normale,
même replié. D’autant qu’il fallait recharger tous les deux coups… Non, Phoenix
avait besoin d’un revolver, une vraie arme de professionnel, pour réussir son
coup. Heureusement, il savait où en trouver une. Son voisin était gendarme et
possédait une arme de service chez lui. Ses parents s’entendaient bien avec lui,
et parfois ils étaient venus tous les trois prendre l’apéritif chez ce voisin. A cette
occasion, Phoenix avait remarqué qu’il laissait son arme rangée dans son holster,
qui lui-même pendait au portemanteau de l’entrée, à peine caché sous un gros
blouson marron. En cette même occasion, le voisin avait dit, entre les petits
gâteaux et le kir, qu’il ne travaillait que le soir (et en effet, Phoenix n’entendait
jamais de bruit à côté lorsqu’il était chez lui après les cours. Les apéritifs, eux,
n’avaient eu lieu que le week-end).
Le voisin restait probablement chez lui le matin. Et s’il travaillait tard, nul doute
qu’il dormait toute la matinée, laissant son arme traîner dans l’entrée. Phoenix
n’avait qu’à entrer discrètement pour prendre l’arme, essayer de trouver des
munitions et repartir. S’il ne trouvait pas de munitions, il pourrait toujours aller
chez un armurier.
Il descendit dans le hall d’entrée de l’immeuble et sonna à la porte de la
gardienne. Quelques pas sourds se firent entendre, puis la porte de la loge
s’ouvrit en cliquetant, laissant apparaître la jeune femme gracile qui s’occupait
de l’immeuble :
- Oui ?
- Bonjour, euh… excusez-moi de vous déranger, mais mon chat est allé se
balader sur le muret de mon balcon et il est parti sur celui du voisin. En ce
moment, il est coincé sur le balcon du voisin et il n’ose plus revenir vers moi. Je
l’ai appelé, j’ai fait tout ce que j’ai pu, mais mon chat a l’air vraiment effrayé.
Vous pourriez ouvrir la porte de chez le voisin et aller chercher le chat ? Il est
juste sur le balcon, il suffit de le ramener…
- Vous avez sonné chez lui ? dit la gardienne, sur la défensive.
- Oh, non, je ne voudrais pas le réveiller, répondit innocemment Phoenix. Il
travaille tard le soir, vous savez, ce serait dommage de le fatiguer pour si peu…
- Bon, très bien, fit la gardienne un peu surprise. Si ce n’est que ça… Mais vous
devrez me laisser y aller seule. Tout locataire a droit à son intimité, et seul le
gardien peut rentrer dans un appartement sans le consentement de celui qui
l’habite – et encore, avec un motif suffisant pour justifier son irruption.
- Bien sûr, je comprends. Mon chat est sur le tout premier balcon en partant de la
gauche, je crois que c’est celui du salon, vu que je suis déjà venu chez lui.
La gardienne partit chercher son double et revint avec une petite clé. Celle-ci
était coincée dans un anneau, où on voyait également un petit morceau de
plastique, dans lequel il y avait un papier montrant le numéro d’appartement du
voisin. Du gâteau. Phoenix et la gardienne s’engouffrèrent tous deux dans
l’ascenseur. Ils en sortirent à l’étage où vivait le voisin.
- Premier balcon en partant de la gauche, c’est bien cela ?
- Oui, répondit Phoenix, toujours aussi innocemment, de toute façon il y a le chat
qui miaule, vous l’entendrez sûrement.
La gardienne passa la clé dans la serrure du voisin. Silencieusement, Phoenix
sortit une belle matraque noire (achetée à un voyou de son collège) de la poche
intérieure de son blouson. La serrure cliqueta, la porte s’ouvrit ; la gardienne
n’eut pas le temps de se retourner que la matraque frappait durement, le temps
d’un coup rapide et efficace, son occiput. Elle s’effondra sans bruit sur le tapis du
couloir. Phoenix la transporta chez lui, l’installa dans son lit, puis la ligota à l’aide
d’une corde achetée dans un magasin d’alpinisme. Tout son corps tremblait du
coup donné, de la toute première violence sortie et agissante, qui venait réveiller
en lui des instincts inconnus. Il devait passer un bâillon sur la bouche de la
gardienne, afin de l’empêcher d’ameuter qui que ce soit quand elle se
réveillerait. Mais une violente soif d’action, de déchaînement corporel, lui coulait
dans les veines comme un piment empourpré. Il se rendit compte que son sexe
était tout dur, et le souvenir de sa virginité non encore perdue lui revint en
mémoire. Allait-il mourir puceau, ou profiterait-il de cette occasion pour faire
l’amour avec la gardienne ? Elle n’était pas d’une beauté farouche, mais restait
tout à fait acceptable. Phoenix sortit son pénis, lui passa entre les lèvres,
ressentit la chaleur intense et humide de sa bouche ; il fit quelques va-et-vient,
puis un long jet d’énergie lui descendit des hanches et il gicla presque
immédiatement entre les lèvres silencieuses de la jeune fille. Mon dieu, pensa-t-
il, qu’est-ce que je viens de faire ? Je ne suis plus le même homme. Ou plutôt, je
ne suis plus un petit garçon, je suis devenu un homme. C’était si bon… la
prochaine fois, s’il y avait une prochaine fois, il faudrait que cela dure plus
longtemps. Phoenix passa le bâillon à la gardienne et l’enfouit sous les
couvertures. Puis il retourna chez le voisin.
Par chance, celui-ci ne s’était pas réveillé et personne n’avait refermé la porte.
Toujours ouverte, celle-ci laissait voir l’intérieur obscur de l’appartement du
voisin. Phoenix entra dans le couloir, tapissé d’une moquette violette, si épaisse
qu’il aurait pu faire des galipettes là avec la gardienne assommée. A cette
pensée, une nouvelle érection lui vint et il songea aux beaux seins de la jeune
fille (du moins, il les imaginait beaux, car il ne les avait jamais vus), mais il
chassa rapidement cette pensée pour se concentrer sur l’essentiel.
Comme prévu, l’arme de service était bien rangée près du porte-manteau.
Phoenix la soupesa, en caressa la gâchette. Elle lui semblait lourde dans la main,
comme remplie d’une ténébreuse et puissante énergie. Une cordelette en
plastique transparent la reliait bien au holster, mais il suffit d’un coup de ciseaux
de cuisine pour la couper. Phoenix tenait enfin, là, dans le hall obscur de
l’appartement endormi du voisin, une véritable arme à feu. Un objet pour se
défendre, attaquer, tuer. Un simple assemblage de métal qui donnait le pouvoir
de vie et de mort à qui le transportait. Phoenix exultait, fasciné : il tenait entre
les mains une chose digne de sa volonté de puissance. Le pistolet noir, pourvu
d’un canon court et de forme compact, alimentait ses fantasmes les plus fous.
Bientôt, il servirait à les réaliser. Un voisin gendarme à côté de chez lui, dormant
toute la matinée ; une professeure à tuer qui ne travaillait pas le mardi ; une
gardienne assez stupide pour accepter d’ouvrir la porte du voisin, alors même
qu’il n’y avait aucun chat vivant chez Phoenix ; et tout cela un mardi, jour
correspondant à l’emploi du temps de la prof… Le hasard seul n’aurait pas pu
tisser la trame de tout cela. Un destin, une fatuité aussi impérieuse que le vent
gonflant les voiles et les drapeaux, s’exprimait derrière chaque détail de ce qui
arrivait. Phoenix en était sûr. Dans ses mains, le Sig-Sauer SP 2022 (arme de
service réglementaire des gendarmes ; il s’était informé sur le sujet) en
constituait le symbole le plus tangible. Les courbes dures, compactes, effilées de
l’arme semblaient refléter un destin d’une beauté inhumaine, comme celui que
Phoenix s’était choisi.
Les munitions ne furent pas bien difficiles à trouver. Si le voisin laissait traîner
son arme dans l’entrée, il devait aussi laisser des munitions à proximité, afin de
ne pas s’embêter chaque matin à les chercher. Près du portemanteau, on
trouvait un petit meuble où quelques magazines étaient empilés en vrac. Phoenix
ouvrit les tiroirs les uns après les autres et tomba sur une boîte de munitions.
Des 9mm Para, le calibre correspondant à l’arme. Un sentiment de puissance
bouillonna en lui, comme s’il avait réuni les deux parties d’un trésor perdu.
Maintenant, il était prêt.

Phoenix referma la porte du voisin et quitta l’immeuble avec son sac de cours.
Dedans, quelques classeurs, une trousse, des feuilles, une Game Boy Advance
(volée dans le sac d’un collégien), le Sig Sauer et la boîte de munitions. Avec une
centaine de balles, Phoenix aurait de quoi faire. Du moins au début. Rien ne
l’obligeait à ne se servir que du pistolet pour agir ; en entrant chez les gens, il
trouverait sûrement d’autres armes, telles que des couteaux ou une matraque
électrique, plus efficace que le lourd morceau de fer avec lequel il avait assommé
la gardienne.
Dans son manteau rouge brique, qui voletait à chacun de ses pas, Phoenix se
sentait comme un soldat partant vers sa dernière bataille. Un chevalier des
ténèbres, et de la lumière en même temps – puisque sans ténèbres il n’existerait
pas de lumière ; un garçon savourant à pleins poumons l’air qu’il respirait
pendant ce dernier jour. Au-dessus de lui, loin dans le ciel, les nuages
continuaient à moutonner. La lumière nocturne les avait bien quittés, et un soleil
d’hiver, orange et morne, venait les éclairer comme l’œil d’une lampe
gigantesque. Son éclat orangé rasait les passants, transformant leurs ombres en
longues traces noires étalées sur le sol. Phoenix admirait la sienne ; bientôt, il la
convoquerait, et elle l’engloutirait sans coup férir.

La prof d’espagnol, en plus d’être lâche, vivait dans un bel endroit. Ce n’était pas
incompatible. Au contraire – les gens riches étaient généralement les plus lâches
et les moins honnêtes : la morale au balcon, la veulerie aux tisons ! Mme
Valmond habitait boulevard Raspail, dans un immeuble à la façade
gracieusement taillée et semée de balcons, tout près de la rue de Rennes. Elle
était sûrement propriétaire. Comme tous ces gens, là, à l’intérieur. Mais –
songeait Phoenix avec un délice enragé – leur fortune ne les protégerait pas de la
mort… Une balle de Sig Sauer dans la poitrine, ou mieux, en pleine tête, et c’en
serait fini d’eux. Ils l’accompagneraient en enfer, telle une procession de démons
portant le trône de leur supérieur.
Phoenix parvint en bas de l’immeuble indiqué. Il se trouvait face à un grand
portail, tout en ferronnerie noire ; une épaisse vitre opaque empêchait de voir
l’intérieur. Au-dessus de la porte, une petite alcôve se terminait en V inversé. En
bas, du côté droit, se trouvait un interphone indiquant les noms et étages des
locataires. Charlène Valmond : 4ème étage. Phoenix sonna. Une voix familière,
quoique beaucoup plus douce que d’habitude, répondit. « Oui ? »
- Oui, Mme Valmond ? Je suis l’employé EDF, votre voisin du dessus a eu une fuite
d’eau dans son appartement et je dois venir vérifier les plafonds chez vous.
- Vous êtes déjà passés il y a deux semaines ! tonna la professeure.
- Désolé, dit Phoenix en continuant à contrefaire sa voix, la situation…
Il n’eut pas besoin d’en dire plus : un lourd bruit se fit entendre, et Phoenix n’eut
qu’à pousser le portail pour se retrouver dans le hall pavé de l’immeuble. Le hall
continuait l’architecture de l’extérieur, en donnant une touche plus intime à la
pièce. Une porte en bois pour la loge du concierge, un couloir menant à une porte
en verre qui semblait être la cage d’escalier, de belles boîtes aux lettres larges et
profondes alignées sur toute la longueur du hall. Phoenix poussa la porte en
verre, entra dans un luxueux ascenseur aux murs d’acajou et appuya sur le
bouton « 4 ». Il avait chargé le Sig Sauer pendant le trajet en métro,
discrètement, au cœur de son sac. Maintenant, il suffisait d’enlever le cran de
sécurité… et de tirer.
Cette fois, la crosse du pistolet dans sa main ne lui donnait aucune sensation de
puissance. Seulement celle d’être à la veille du plus terrible bouleversement qui
lui arriverait jamais. Instant I moins trente secondes. Moins vingt. Il regardait
anxieusement les chiffres défiler sur l’écran de l’ascenseur. Son cœur battait la
chamade. Des souvenirs de ses cours lui revenaient en mémoire, défilaient dans
son esprit comme un film monté en désordre. Il était si angoissé que son estomac
se tordait au creux de son ventre. Bordel, c’est vrai que je vais mourir. C’est pour
de bon. Merde.
Quand la porte de l’ascenseur s’ouvrit, débouchant sur un couloir de pierre beige,
Phoenix était livide. Il regarda les portes fermées des appartements ; l’une d’elle
s’ouvrit, le faisant sursauter ; il eut juste le temps de cacher le revolver dans son
dos que Mme Valmond, vêtue d’un peignoir rose, apparut sur le seuil. Elle fronça
les sourcils, prit une terrible moue en reconnaissant son élève :
- Pierre ? Mais… qu’est-ce que tu fais chez moi ?
- Je…
- Ce que tu fais s’appelle du harcèlement. Tu vas avoir de gros ennuis, jeune
homme ! J’appelle immédiatement le lycée, on va voir ce qu’ils en penseront…
- NON !
Un filet d’inhibitions venait de sauter. Phoenix n’avait plus peur. D’une souple
détente du bras, il sortit son pistolet et le braqua vers sa professeure. Elle
s’immobilisa, effrayée :
- C’est un… Pierre ? Mais qu’est-ce qui te prend ? Repose ça tout de suite !
De simple propriétaire dérangée, Mme Valmond redevenait la prof dure et
autoritaire qu’elle était chaque jour. Dans le beau décor d’un immeuble du
boulevard Raspail, au quatrième étage, elle reprenait ses fonctions comme si de
rien n’était. Et même en pire. Elle se dressa sur ses jambes, et dit d’une voix de
stentor, cassante et soutenue :
- Je ne sais pas si c’est un vrai ou un faux, mais tu vas avoir de très gros ennuis si
tu…
Le premier coup de feu partit quand Phoenix appuya brusquement sur la
gâchette. Il en trembla presque. La détonation, le recul du pistolet, lui poussèrent
le bras comme une voiture en marche. La prof poussa un grand cri, ses yeux
devinrent exorbités et elle s’écroula en hurlant, prise de convulsions, la langue
sortie. Derrière elle, une flaque de sang. Phoenix tira de nouveau, cette fois en
visant la tête, tel un terrible robot tueur ; le front de la prof, son visage si lisse,
éclata en morceaux comme un vase de céramique précipité par terre, et son
visage sanguinolent se figea dans une moue grotesque. Son cri perçant se noya
dans sa gorge. Phoenix restait là, interdit, devant le cadavre écroulé par terre. Il
avait franchi le point de non-retour. Désormais, il n’avait plus le choix. Il devait
terminer sa mission, car la fin de tout cela était maintenant inéluctable : la mort.
Se rappelant soudainement des aspects techniques de son plan, il se dépêcha de
ramener le corps de la prof en arrière, à l’intérieur de son appartement, avant
d’en refermer la porte. La rigidité du corps le fit frissonner quand il s’en saisit.
C’était horrible. Le sang qui éclaboussait l’entrée, formant une flaque rouge sur
le mur et de petites taches partout ; le visage de la prof, morte dans la plus
terrible des surprises et des douleurs, à la tempe éclatée ; tout cela faisant
trembler Phoenix, comme s’il n’eut plus été l’ange exterminateur qu’il rêvait
d’être, mais une simple feuille au vent, un ange tout court, précipité sur la scène
d’un crime commis par un démon.
Un craquement soudain arracha Phoenix à sa contemplation morbide. Il y avait
quelqu’un d’autre dans l’appartement. Le jeune homme, pris d’un stress intense,
tous les sens en éveil, se rua sur la première porte qu’il trouva et l’ouvrit à la
volée. C’était une chambre aux murs couverts d’étagères de verre et de fer,
accompagnées de meubles du même style, au luxe presque tapageur ; mais la
surprise lui faisait face : sur le grand lit central se tenait un homme d’âge mûr,
effrayé par les coups de feu. L’homme prit peur en voyant le revolver braqué
vers lui. Il tentait de cacher sa nudité en tirant les draps vers lui ; mais cela ne
cachait pas son ventre, un gros ventre de bourgeois glouton. Un crime, songea
Phoenix.
Reprenant ses esprits, le jeune homme prit la parole le premier et dit à l’homme
tout ce qu’il n’avait pas pu dire à la prof :
- Monsieur, vous êtes la mauvaise personne et vous êtes tombée sur le mauvais
élève. Mauvais, je veux dire, pour vous. Car je suis un juge sans loi et vous allez
mourir !
L’homme leva la main, jeta un sanglot bruyant ; la balle lui perfora la joue,
faisant gicler son sang dans la chambre richement décorée. Sa pupille monta, ne
laissant plus voir qu’un œil blanc privé de vie. N’eût été le trou sur son visage et
son regard vitreux, l’homme semblait dormir, allongé en travers du lit. Le drap
blanc s’imbiba de sang en quelques secondes ; un rond rouge vint lui servir
d’auréole posthume, humectant la literie et l’édredon.
Phoenix respirait bruyamment. Il avait le souffle court, comme s’il venait de
courir deux kilomètres. Maintenant, cette belle chambre empestait la mort.
L’amant de la prof y était passé plus facilement qu’elle ; avec lui, il avait suffi
d’une seule balle, et aucun cri strident n’était sorti de sa bouche lippue. Les
draps donnaient à son cadavre une allure ample, entourée d’un mystère
sanglant. Il semblait que son corps allait se mettre à fondre, comme si l’air de la
pièce allait lui faire une liposuccion.
Quelqu’un d’autre avait-il entendu les coups de feu ? Phoenix se rassura – il
tremblait à tel point que son revolver aurait pu lui tomber des mains : dans ce
genre d’immeuble, tout était insonorisé, et il n’y avait rien à craindre. Personne
d’autre ne se baladait dans la cage d’escalier à ce moment. Les voisins, à
supposer qu’ils étaient chez eux, n’avaient très probablement rien entendu.
Phoenix referma la porte de la chambre, détourna les yeux du corps rigide de la
prof qui traînait dans l’entrée, au milieu d’une flaque de sang si large qu’elle
aurait pu engloutir la pièce entière, et vint dans le salon. Une grande pièce,
séparée du couloir et de la chambre par une porte dont la moitié supérieure était
de verre, éclairée par une large fenêtre donnant sur la rue. On y trouvait les
mêmes étagères remplies de livres que dans la chambre. Un long canapé en cuir
noir trônait au milieu de la pièce, devant une table basse en verre et un écran
plat. Sur la table, un thé fumant. La moitié environ avait été bue. Phoenix aurait
pu le finir, mais il préféra saisir la tasse et la jeter violemment contre l’écran de
télévision. La tasse blanche explosa, répandant son contenu sur le tapis persan
qui couvrait le sol. Voilà quelque chose de soulageant… Phoenix préférait sentir
l’odeur du thé chaud que celle du sang, pleine de fer et de vie gâchée, d’une vie
qui semblait dire : toi, tu vas payer !
Près de la fenêtre, il vit un buffet couvert d’articles divers. Il l’ouvrit : à l’intérieur,
de l’alcool, du whisky, du vin, des liqueurs de toute sorte. Avec une rage
impuissante, il saisit une bouteille de vin et la jeta sur la partie verre de la porte
du salon. La bouteille éclata, répandant cette fois son arôme de raisin et
d’alcool ; la couleur rouge du liquide qui se répandait partout n’était pas sans
rappeler le sang des deux adultes, et Phoenix regretta aussitôt son choix ; par
chance, la porte-fenêtre du salon affichait maintenant une belle fêlure qui le
rassura quelque peu.
Phoenix tremblait toujours. Il n’osait pas explorer l’appartement, qui devait
sûrement contenir d’autres pièces. Cela lui faisait trop peur. Il n’était pas un ange
exterminateur, ni un soldat ; seulement un petit jeune homme qui avait fait une
grosse bêtise, découvrant d’un œil paniqué que la réalité se montrait beaucoup
plus pathologique, plus charnelle et plus terrible que n’importe quel fantasme… Il
avait besoin d’un remontant. Dans le buffet, il saisit une bouteille de whisky Jack
Daniel’s. Au lieu de la briser, il prit d’une main fébrile un petit verre dans le fond
du buffet et le remplit à ras bord. Puis il s’assit au fond du canapé en cuir et
s’envoya de grandes lampées de whisky, trop heureux de trouver quelque chose
qui lui fasse oublier un court instant le poids qui reposait désormais sur ses
épaules. Le goût amer de l’alcool lui brûla la gorge. Il toussa, s’étouffa avec la
dernière lampée, et jeta le verre au hasard dans la pièce. Maintenant, peu
importait de toute façon. Il pouvait bien tout casser ! Mais l’envie ne s’en faisait
pas sentir. Une douce chaleur lui consumait la gorge, et il voulait l’apprécier,
calmer sa poitrine qui n’en finissait plus de tressauter en avalant et rejetant de
grandes goulées d’air. Bon dieu, alors c’était cela, être un meurtrier…
Phoenix se sentait presque écrasé sous le fardeau qui lui pesait. L’odeur du sang
refusait de le quitter, lui donnait la nausée ; il tremblait, de peur que les cadavres
encore frais ne vinssent se relever ; l’horreur absolue, une chose plus négative
que tout, qui ne pourrait que frapper et non plus alimenter le moindre
fantasme… Pourtant, il devait finir sa mission. Il n’avait pas le choix. Il allait
mourir de toute façon ; alors, merde, que ce ne soit pas en pure perte ! Allait-il
sacrifier sa propre vie, saborder son avenir (qui ne semblait plus si gris que cela)
pour prendre seulement deux vies ? Non ! Il devait être le prédateur, le soldat,
l’arme humaine précise et déterminée qu’il avait toujours rêvé d’être. Et ensuite,
seulement à la toute fin, lorsqu’il serait encerclé et que toute issue aurait
totalement disparue, alors il retournerait le Sig Sauer contre lui. Mais pas avant.
Et ses poumons, comme pris de frénésie, n’en pouvaient plus. Phoenix ne pouvait
rester seul. Il devait parler à quelqu’un. Se confier, une fois, tant qu’il en était
encore temps.
Qui appeler ? Pas un membre de la Board Alpha ; ceux-là, il n’en connaissait pas
le numéro, et il réalisa à cet instant combien leur pseudo-amitié d’Internet était
fragmentaire et illusoire. Non, une seule personne lui revenait à l’esprit. Augustin
Strawfield. Sans savoir pourquoi, il ressentait une envie dévorante de lui parler.
Phoenix regarda sa montre : onze heures du matin. Strawfield devait
probablement être en pause. Quand Phoenix l’appela, et alors que celui-ci
s’impatientait, il répondit à la quatrième sonnerie.
- Allô ?
- Oui, Strawberry, enfin Augustin, c’est Phoenix… Ecoute, ne raccroche pas, s’il te
plaît ! C’est vraiment important ! Ecoute-moi !
Un soupir se fit entendre au bout du fil.
- J’ai cours dans cinq minutes. Dis toujours…
- Ben voilà, ça faisait longtemps que je fantasmais sur Columbine et toutes ces
histoires de meurtre de masse. Tu sais, l’anéantissement de l’homme par
l’homme, un truc qui laisse des souvenirs de fou. J’avais moi-même élaboré un
plan et aujourd’hui, je l’ai mis à exécution. Enfin, j’ai commencé. Je suis allé chez
ma prof d’espagnol et je l’ai tuée. Avec son amant. Mon voisin étant gendarme,
je lui ai piqué son arme de service, et là, j’ai un Sig Sauer entre les mains. Mais
j’ai tué deux personnes. Alors, comment dire, ça fait tout bizarre.
Au fur et à mesure qu’il parlait, Phoenix devenait de plus en plus gêné. Il avait
horreur de se dévoiler ainsi. Cela lui semblait un déballage obscène, comme celui
d’un objet entouré de papier cadeau, déniant sa qualité d’homme. Mais était-il
encore un homme ? Ou n’avait-il pas renoncé à la condition d’être humain pour
faire la terrible expérience d’un fantasme un peu trop « hardcore » ?
- C’est une blague ? répondit Augustin, d’un ton incrédule.
- Non, c’est la pure vérité !
- Mec, si c’est une blague, ce n’est pas drôle et tu as un humour de chiotte. Si
c’est vrai, tu es cinglé.
Et il raccrocha. Le salaud ! Phoenix bouillonnait de colère. Pourquoi cet imbécile
ne voulait-il pas l’écouter ? Il était le seul à pouvoir, Phoenix en était sûr comme
de la dureté du fer ! Phoenix dépassa sa peur, pensant que de toute façon il
devrait bien revoir le cadavre tôt ou tard. Son téléphone faisant aussi appareil
photo, il envoya une photographie du corps de la prof d’espagnol et de son sang
répandu dans l’entrée à Augustin. La photo était mauvaise, d’une qualité à faire
pleurer un photographe amateur. Pourtant, Augustin rappela immédiatement :
- Phoenix… Ta photo est vraie ? Sans trucage ? C’est sérieux, tu as vraiment tué
deux personnes ?
- C’est ce que je me tue à te dire ! Je peux t’en envoyer une autre si tu veux…
- Pas la peine… (Il soupira bruyamment.) Putain, tu es fou ! Complètement
cinglé ! Tu réalises ce qui va t’arriver maintenant ?
- Oui, j’ai tout prévu. Je vais mourir aujourd’hui. Comme Achille, j’ai choisi une vie
courte et immortelle plutôt qu’une vie longue condamnée à disparaître dans
l’oubli !
- Mais Achille était un guerrier ! Il combattait pour sa famille, pour sa patrie, pour
la Grèce et au nom d’idéaux sacrés ! Toi, tu viens de tuer de sang-froid deux
personnes désarmées… Ca n’a rien à voir !
- Et après ! N’est-ce pas toi qui disais que tout est relatif ?
- Je n’ai pas dit ça, pauvre con ! Tu es con, con et con ! Tu n’as absolument rien
compris à ce que j’ai dit ! Je suis sûr que tu as lu mon putain de texte sans rien y
comprendre et que tu en a fais un truc à ta sauce qui t’a encouragé dans tes
fantasmes dégénérés ! Rien n’est relatif ! Enfin, pas dans la réalité ! Il y a deux
choses : d’une part, le monde sensible, celui des phénomènes, régi par des lois
physiques et pourvu d’une réalité absolue quoique non connaissable sous tous
ses aspects, et celui des émotions qui… non, attends, je dis n’importe quoi, ce
point de vue est beaucoup trop dualiste… la réalité nous englobe aussi, et même
si elle est absolue, notre imperfection nous empêche de la connaître dans son
absolu-ité intrinsque, et nous devons nous contenter de connaissances parfois
incertaines… et puis zut, pourquoi est-ce que je t’explique tout ça maintenant ?
- Je ne sais pas, moi. Mais dans l’endroit où je suis, il y a une odeur de sang qui
flotte dans l’air. Une fois, j’ai vu un film sur les mongols, les guerriers de Gengis
Khan qui ont conquis toute l’Asie au Moyen-Âge ; eux étaient excités par l’odeur
du sang… mais moi, là, ça me donne plutôt envie de vomir…
- Tu es malade. Je crois que je vais raccrocher.
Strawfield interrompit de nouveau la communication. Une onde de regret
parcourut Phoenix : peut-être Strawfield allait-il prévenir la police… Cela lui
compliquerait la tâche. Partager son fardeau n’était pas forcément une bonne
idée, car l’interlocuteur pouvait très bien aller parler à tout le monde et faire
connaître aux gens son action avant qu’il ait eu le temps d’agir. Maintenant,
l’horloge filait, et Phoenix n’avait pas intérêt à traîner.
En se levant, il sentit un froid glacial dans la pièce. Les objets s’étaient refroidis ;
table, écran, buffet, étagères, magazines et livres empilés de-ci de-là, tout
semblait recouvert d’une fine couche de givre. Comme si le monde extérieur lui-
même s’était refroidi. Comme s’il cachait sa chaleur à l’approche de Phoenix.
Pâle criminel, semblaient dire les froids objets, te voici marqué du sceau de
l’infamie. Plus aucune chaleur, ni lumière ni amour, ne te seront accessibles à
présent ; tu es condamné à errer et à commettre tes forfaits dans un monde qui
refuse de t’accueillir en son sein, réservant pour toi une froideur comparable à
celle de l’espace intersidéral. Phoenix toucha la table basse et frissonna quand
ses doigts entrèrent en contact avec le verre. Il reprit son sac à dos, vérifia son
Sig Sauer, mit dans sa poche quelques balles au cas où il devrait recharger. Puis
il quitta l’appartement, en enjambant avec dégoût le cadavre tordu et
sanguinolent de la prof d’espagnol.
Rien n’avait changé dans la cage d’escalier. Toujours le même tapis rouge,
entouré de traits jaunes ; les mêmes appliques murales ; la même atmosphère de
luxe rétro, un peu poussiéreuse si on y regardait de près. Un courant d’air raflait
les murs et les marches d’escalier. La porte de l’appartement claqua derrière
Phoenix. Pris de panique un bref instant, il constata avec soulagement que l’arme
était toujours dans sa main. Chargée, bien sûr. Le terrible soldat devait continuer
sa mission… Et se reprendre. Phoenix respira un grand coup. Volontairement
cette fois. Il maîtrisait sa propre respiration, et s’était tout à fait calmé quand la
mélodie d’une chanson d’Enrico Iglesias se fit entendre. Cette sonnerie de
portable ne correspondait guère au moment présent… Phoenix décrocha.
- Pierre, le lycée vient de m’appeler, ils disent que tu n’es pas venu en cours ce
matin ! Tu es où ?
C’était sa mère. Blasée plus qu’angoissée. Si elle avait su ce qu’il faisait, et où il
était, elle n’aurait certainement pas adopté un tel ton. En lui raccrochant au nez,
il songea aux sentiments qu’elle ressentirait quand elle apprendrait ce qu’il avait
fait, et se sentit profondément peiné. Danger en vue… Un guerrier comme lui ne
devait pas se laisser abuser par ses émotions. Il aurait tout le temps de réfléchir
quand il serait mort. Pour l’instant, il devait agir, bien qu’il se sentît prisonnier
d’une espèce de glu qui entravait ses mouvements comme s’il nageait dans la
ouate. Passé le point de non-retour, seule comptait l’efficacité de ses actes.
Quoique… une lueur d’espoir se présenta à lui : et s’il prenait la fuite après avoir
liquidé quelques personnes ? Il pourrait se cacher quelque part, laissant la nation
toute entière dans une excitation curieuse et volubile. Avec cela, on ne pourrait
que se souvenir de lui. Pour mille ans ! Voilà ce qu’il voulait ! Un souvenir pour
mille ans ! Hitler voulait un empire pour mille ans, et avait échoué comme
chacun sait… Mais lui, Phoenix, transcendant toute idée de bien et de mal, se
plaçant au faîte du « point de vue objectif » dont parlait (cet enfoiré de)
Strawfield, y parviendrait peut-être ! Il reprit confiance, sauta sur ses pieds,
tourna la tête pour faire craquer ses os. Il s’échauffait. Maintenant, il était prêt. Et
réellement. Peut-être survivrait-il à tout cela ; peut-être finirait-il sur une plage
d’Amérique latine, avec une belle fille à gros seins à côté de lui, louant ses
services à quelque mafioso qui le paierait pour tuer. Ou peut-être, moins
idylliquement mais moins cruellement aussi, dans une cachette secrète, quelque
part en Occident. Il voyagerait par les égouts, déjouerait les policiers,
exterminerait quiconque se mettrait en travers de sa route. Oui, sa vie
ressemblerait à un jeu vidéo grandeur nature ; mais il n’aurait qu’une seule vie
en réserve.
Cachant le pistolet derrière son dos, il sonna à la porte du voisin. Pas de réponse.
Il sonna deux fois, trois fois. Toujours rien. Peut-être avait-on entendu ses coups
de feu. C’était peu probable ; il y avait plus de chances pour que le propriétaire
du lieu soit absent, tout simplement. La plupart des gens vivant ici devaient être
au travail à cette heure.
L’immeuble comptait six étages. Phoenix décida de fouiller méthodiquement
chacun d’eux. Tous les habitants de l’immeuble, présents en ce jour et en ce
moment, allaient mourir. Il en avait décidé ainsi. Au cinquième étage, personne ;
ni dans le premier appartement, ni dans le deuxième. Au sixième… Il sonna à la
première porte et on vint lui ouvrir. Une vieille dame, vêtue d’une robe à fleurs,
se tenait sur le seuil, à moitié cachée par la porte entrebâillée.
- C’est pour quoi ?
- Bonjour, dit Phoenix, je suis la mort.
Il braqua la vieille avec son revolver. Celle-ci avait l’air petite, impotente ;
pourtant, elle claqua la porte avec une rapidité surprenante. Mais Phoenix fut
plus rapide encore et cala son pied entre la porte et le mur. Il entra, poussa la
vieille et claqua la porte derrière lui.
- Vous m’avez écrasé le pied, non ? continua-t-il en la fixant du regard.
- Pitié… non ! Je… je suis désolée ! bafouilla la vieille.
Ses fausses dents tremblaient. Des rides sillonnaient son visage comme des
fossés sur une terre meuble et aride ; sa bouche, entourée de rides, ressemblait
à un sphincter en plus sirupeux ; elle avait bien l’âge d’y passer, cela ne ferait
que peu de différence avec une mort naturelle – et cela rendrait sûrement
service aux enfants, si elle en avait, désireux de toucher l’héritage.
- Quelle âge avez-vous ?
- J’ai soixante-huit ans, répondit-elle en chevrotant. S’il vous plaît, prenez tout ce
qui vous plaira, j’ai des bijoux dans mon armoire, je vais vous les montrer…
- Vous faites bien quinze ans de plus que votre âge. Heureusement que je suis
venu, sinon vous auriez clamsé toute seule, railla Phoenix en se forçant à rire
pour effrayer la vieille.
- Mais, mes bijoux…
- Je me fiche de cela. Vous voyez Mme Valmond, votre voisine du quatrième
étage ? Eh bien, je l’ai tuée, alors maintenant je ne m’attache plus du tout aux
biens matériels…
La vieille pleurait presque. Elle voulait l’attendrir, cette garce. Soixante-huit ans,
une tête à en faire quatre-vingt-cinq ; sûrement une vie de luxe confortable
derrière elle… Phoenix incarnait la revanche des pauvres, de toutes les familles
spoliées sur celles des riches exploiteurs. Il tira dans la tête. A bout portant,
c’était facile. La balle ne fit qu’un petit trou dans le crâne bosselé de la vieille,
mais il lui sembla qu’il allait éclater. Un beau flot de sang – cette fois, dans un
salon baigné de soleil, moins cloisonné que celui de la prof, c’était beau – s’étala
derrière elle. Et encore un beau plancher de gâché… Les enfants, songea
Phoenix, parviendront-ils à revendre l’appartement quand ils en hériteront ? Leur
avait-il vraiment rendu service ? Peu importait de toute façon ; il n’était pas là
pour cela.
Il avait envie de faire trembler quelqu’un. De le mettre au courant, de le
terroriser en lui relatant ses actes par l’image. Ce quelqu’un, c’était Augustin
Strawfield. Il photographia le cadavre de la vieille, son visage figé dans un air de
surprise avec un trou dans le front, et envoya la photo à Augustin comme tout à
l’heure. Puis il fouilla l’appartement, plus à l’aise et davantage en terrain conquis
que tout à l’heure. Cet appartement-là était plus accueillant que l’autre. On y
avait plus de lumière. Dans le salon, il vit un canapé en cuir, mais celui-là était
marron et affichait des formes plus arrondies. L’air circulait bien ici… Phoenix ne
sentait même pas l’odeur du sang. Il passa dans la cuisine, fouilla un peu pour
trouver les alcools – il y avait bien un buffet dans le salon mais on n’y trouvait
que des assiettes – et se servit un dry-martini. Tout de même, incarner le postal
dude dans la réalité et boire un dry-martini avec le cadavre tout chaud de sa
troisième victime à ses pieds, c’était vraiment la classe.
La réponse d’Augustin mit plus de temps à arriver cette fois. Il avait
probablement quitté un cours. Quand Phoenix décrocha, il dut éloigner le
combiné de son oreille tant Strawfield crachotait dans son haut-parleur.
- Mais tu es malade ou quoi ? La femme de tout à l’heure, c’était pas assez ?
Mais, sérieusement… que veux-tu au juste ?
- Je te l’ai dit. Laisser une empreinte indélébile derrière moi. Je n’ai aucun avenir,
sinon celui d’un travailleur minable, mouton dans une société de mouton. Il vaut
mieux vivre un jour en lion que cent jours en brebis ; eh bien, moi, j’ai appliqué
cette devise, et nul doute que je ferais des émules, professa Phoenix en se
rengorgeant.
- J’ai l’impression de faire un cauchemar.
- Pourquoi ? Tu es horrifié ? Tremblant comme une femmelette, comme un bon
mouton prêt à finir égorgé dans sa baignoire pour faire plaisir au système ? Et
après tu viens dire que bien et mal n’existent pas… et qu’il faut appliquer ce
qu’on dit…
- Ca n’a rien à voir et tu n’as rien compris. Ecoute, je vais aller voir les flics et leur
montrer ces photos. Tes envois ne sont pas anonymes, tu sais, j’ai ton numéro.
- Tu ne veux pas attendre un petit peu ?
- J’ai déjà trop attendu. Bordel, pourquoi m’avoir choisi, moi, pour me tenir au
courant de tes… (il baissa la voix) de tes meurtres en temps réel ?
- Il n’y avait personne d’autres. Mais, tu sais, pas besoin d’aller voir les flics…
Tout à l’heure, je t’ai déjà envoyé une photo, et tu n’as rien fait. Tu aurais pu
aller chez les flics dès le début, mais tu ne l’as pas fait, parce que tu ne voulais
pas manquer ton cours. Je me trompe ?
-…
- Si tu vas les voir maintenant, tu seras sûrement condamné pour non-assistance
à personne en danger, ou complicité de crime, de par ton inaction. Et si tu ne vas
pas les voir, ce sera pareil ! C’est bête, hein ?
- Peut-être. Mais le plus tôt sera le mieux. Si je te laisse faire, on m’accusera,
j’aurais mauvaise conscience, et je ne veux pas. Maintenant, laisse-moi, et arrête
tes bêtises s’il te plaît.
- Donc, tu ne veux aller voir les flics que pour TE protéger, TOI ? Les victimes, tu
t’en branles ? C’est seulement pour ta petite sécurité personnelle que tu vas
avertir la police ? Dis donc, si notre conversation est enregistrée et qu’on la
retrouve, tu risques d’avoir des problèmes… et puis, tu es bien égoïste !
- Je te trouve très mal placé pour me dire ça. Je n’ai tué personne, moi. Et arrête
d’essayer de m’embrouiller, je vais aller voir les flics, et point barre. Basta !
Phoenix n’eut pas besoin de regarder l’écran de son téléphone pour voir
qu’Augustin avait raccroché. Une fois encore, il regretta son geste. Quand il avait
photographié la vieille, il avait bien cadré son visage afin de souligner son
expression et le trou qui le surmontait ; la police n’aurait sûrement aucun mal à
procéder à une reconnaissance faciale, pour reconnaître la vieille et aussitôt
débarquer dans l’immeuble… Le temps de Phoenix était compté. Jamais il
n’aurait dû avertir Strawfield. Son ego l’avait-il dépassé, pour le laisser s’égarer à
ce point ?
Phoenix descendit l’escalier à toute vitesse. Il devait quitter l’immeuble, se
réfugier dans un autre coin de Paris avant de recommencer à tuer. Eh, c’était
chaud maintenant. Quand les flics seraient au courant, il aurait une armada
contre lui. Et on le tuerait… Cela dépassait le simple stade, facile et ruminant, de
la pensée ; il serait réellement plongé dans l’action – dans l’œil d’un cyclone qui
ne s’arrêterait qu’avec sa mort… Mais il pouvait encore repousser l’échéance, et
continuer d’écrire l’histoire, en allant ailleurs. Peut-être le trouverait-on avant.
Cette idée le mit dans une rage folle. Comment osait-on bouleverser son plan ? Il
ne pourrait même pas tuer les gens de l’immeuble comme il l’aurait voulu… Pour
la peine, il tuerait la concierge. Mais en beauté. Comme dans les pires films, et
même mieux – ou pire.
La concierge arriva peu de temps après le coup de sonnette. C’était une femme
forte, aux épaules larges et à la poitrine massive. Malgré son âge – Phoenix lui
donnait quarante ans – il eut envie d’elle en la voyant. L’idée de la violer sous la
menace lui traversa l’esprit ; mais le viol, ce n’était ni noble ni élégant, au
contraire – rien de plus vil. Il braqua son pistolet vers elle et trois balles
traversèrent sa belle poitrine. Comme la prof, elle mourut dans un terrible
hurlement, qui résonna comme un écho dans la cour et dans l’entrée. Phoenix
poussa son corps à l’intérieur de la loge, referma la porte, rangea le Sig Sauer
dans la poche intérieure de son manteau et sortit de l’immeuble. Dehors non
plus, rien n’avait changé. Toujours le même décor et les mêmes gens qui
marchaient mécaniquement, comme si une puissance supérieure les avait posé
là.
Phoenix prit le métro à Rennes sans savoir où il allait.

Il descendit à la station Madeleine sur la ligne douze. Là, il fut surpris par le
changement de quartier : plus de gens – beaucoup plus, et une circulation
intense autour de la monumentale église de Madeleine située au centre de la
place. Ses colonnes massives, son style lourd bien que sobre, contrastait
étrangement avec la devanture bariolée des plus grands traiteurs parisiens qui
tenaient une enseigne sur la place. Phoenix quitta la foule des costume-cravate
pressés et des touristes en goguette, puis jeta un coup d’œil à sa montre. Onze
heures et demie. Il n’avait presque rien mangé ce matin et une douce sensation
d’estomac vide commençait à l’étreindre. Allez, pensa-t-il, je vais m’offrir le luxe
de l’insouciance avant ce qui sera peut-être le dernier repas de ma vie… Il flâna
du côté du Faubourg Saint-honoré, léchant du regard les vitrines des boutiques
de vêtements de luxe. Gucci, Prada, Chanel, ou d’autres marques inconnues lui
montraient leurs marchandises. A l’intérieur d’un magasin, d’une autre marque
qu’il ne connaissait pas, des venteuses vêtues d’habits noirs et blancs le
regardaient avec dédain. Toi, tu es pauvre et tu ne mérites pas de porter ces
beaux vêtements, semblait dire leur regard – c’est déjà un privilège que de te
laisser les regarder. Une idée lui traversa l’esprit : et s’il tuait les
vendeuses ? Impossible, cela se verrait du dehors. Et même s’il trouvait le moyen
d’être discret, il ne pouvait agir en public. Ses actions seraient trop vite éventées.
Le portable se mit à vibrer et à sonner dans sa poche. C’était Strawfield. Encore
lui ? N’avait-il pas dit qu’il irait voir la police ? Sûrement l’avait-il fait, et appelait-
il maintenant Phoenix pour permettre aux flics de déterminer l’endroit où il se
trouvait. S’il décrochait, il leur donnerait quasi immédiatement sa localisation
géographique. Mais tant qu’il ne décrochait pas… Va chier, Strawfield, jamais je
ne laisserais la police me capturer. Néanmoins, ils étaient déjà au courant des
faits et auraient bientôt son identité. La police rechercherait un individu de son
signalement. Il avait intérêt à se cacher. Mais où ? Pas question de fuir Paris – du
moins, pas maintenant, c’était trop tôt. Il devait d’abord tuer une nouvelle fois,
faire quelques victimes, de préférence des bourgeois bien gras vivant dans ce
quartier. Phoenix vit qu’une dame ouvrait la porte d’entrée d’un immeuble, à
cinq mètres de lui. Il se précipita derrière elle pour tenir la porte et entrer aussi.
La porte d’entrée dissimulait un petit couloir obscur, menant à un ascenseur
rétro, entouré d’une cage de métal noir sculpté plein de ferronneries. Phoenix
suivit la dame, entra dans l’ascenseur avec elle. Coiffée d’un béret rouge, la
dame devait avoir aux alentours de cinquante ans ; un long caban rouge lui
descendait jusqu’aux chevilles, laissant voir de grosses jambes emmaillotées
dans des collants et des chaussures à talons rouges. Son visage, cerné de
cheveux noirs soigneusement coiffés, respirait l’amertume et l’égoïsme. Un vieux
chaperon rouge… pensa Phoenix. Avec tout ce rouge dans les habits, on ne
verrait pas celui du sang.
L’ascenseur s’arrêta au deuxième étage. (Quelle fainéante, elle prenait
l’ascenseur pour si peu !) Phoenix descendit avec elle, puis sortit son revolver et
tint la dame en joue.
- Qu’est-ce que…
- Ouvrez votre porte, madame.
Décontenancée, la dame hésita quelque peu. Son teint devint livide, formant de
curieux contrastes avec ses yeux noirs et ses habits rouges (noir-blanc-rouge, la
couleur du nazisme, tiens ? Curieuse coïncidence… Peut-être, songea Phoenix,
avait-elle des « collabos » dans sa famille). Mais, comme la prof d’espagnol, et
avec plus de maintien dans l’attitude, elle se reprit.
- Jeune homme, vous n’avez pas l’air d’un délinquant. Vous, vous n’êtes pas
géorgien ! Que vous faut-il ? Vous avez besoin d’aide ? Ce genre de choses, dit-
elle en pointant du doigt le revolver braqué sur elle, ne vous aidera pas à
reprendre pied dans la vie. Je peux vous aider si vous voulez. Rangez ça, et
parlons-en autour d’une bonne tasse.
- Et vous appellerez la police ? Bonne idée, oui. Allons, ouvrez cette porte, et plus
vite que ça.
- Euh…
- Allez !
Elle s’exécuta. La clé tourna dans la serrure, émit le même cliquetis que celle de
la vieille un peu plus tôt. Ayant entrouvert la porte, la dame se tourna vers
Phoenix :
- Que voulez-vous, au juste ?
- Vous vivez seule ? lâcha-t-il sèchement en ignorant sa question.
- Non, je suis mariée. Mon mari n’est pas là en ce moment mais il sera de retour
d’une minute à l’autre. D’ailleurs, peut-être est-il déjà là…
- Nous allons voir. Entrons.
Ils entrèrent, la dame avec le canon du revolver dans son dos et Phoenix en
faisant attention à la porte – si l’idée la prenait de vouloir jouer au plus fin avec
lui… Mais elle n’essaya rien, et une fois à l’intérieur, elle s’arrêta au milieu de
l’entrée. Encore un appartement qui sentirait bientôt la mort et le sang. L’entrée,
une petite pièce donnant sur un gaulois à gauche et à droite, était décorée avec
parcimonie : une plante près de la porte, une petite patère avec quelques
manteaux posés là, une applique murale ronde, un lustre si petit qu’il semblait
sorti du monde des Schtroumpfs. Une fenêtre venait éclairer la pièce et ses murs
blancs. Malgré cette vive lumière qui baignait l’appartement, tout ici sentait le
renfermé. Un renfermé de luxe, aux enluminures blanches et dorées, mais
renfermé quand même.
- Appelez votre mari. Surtout, ne tentez rien, sinon…
- Jean-Charles ! Jean-Charles ! appela-t-elle.
- Oui, Simone ? J’arrive !
On entendit un bruit de pas qui s’approchait. Puis un monsieur âgé, au crâne
ceint d’une couronne de cheveux, vêtu d’un pull beige et d’un gilet de tweed
noir, ouvrit une porte… pour sursauter comme un épileptique en voyant Phoenix.
Celui-ci, faisant son possible pour afficher un air dur et sans complaisance,
montra son revolver.
Phoenix ordonna au couple de lui tourner le dos. Puis il les fit descendre le
couloir, arriver dans le salon – une vaste pièce meublée de meubles blancs ou en
rotin – et leur ordonna de se mettre dos au mur. La dame se mit à sangloter. Elle
avait pris conscience, soudain, du terrible destin que le jeune homme lui
réservait.
- Pitié, non… S’il vous plaît…
- Dos au mur ! aboya-t-il. Et les mains dessus !
Le couple leva les bras et posa doucement les mains contre le mur. Secouée de
sanglots, la dame hoquetait, incapable de prononcer un mot ; le mari se retourna
et dit à Phoenix :
- Mais, qu’est-ce que vous voulez ?
- Vos vies, lança Phoenix, sardonique. Je suis la mort ! HA HA !
Le vieux fut le premier à y passer. Deux coups de feu, et son cadavre ornait le
sol, sous les cris horrifiés de sa femme. « Jean-Chaaaaarles ! Jean-Chaaaaarles !
Hiiii ! » Phoenix jubilait tellement qu’il en bavait. Le corps du vieux par terre, sa
femme hurlant et le rejoignant dans la mort quand il en décida et lui tira trois
balles dans la tête… L’accomplissement de sa mission de soldat des ténèbres –
l’expression de sa liberté – de sa volonté de puissance.
- Vous êtes morts, hurlait-il, vous êtes morts !
Il avait pris soin de viser la tête, afin de provoquer une mort instantanée. Les
râles des agonisants, très peu pour lui. Les deux personnes par terre, de
modestes taches de sang sur le mur – même dans la mort, ces deux-là restaient
dignes. Surtout le vieux. Il avait un air de gentleman britannique. Il avait !
Phoenix ricana, tel un démon bavant. Deux nouvelles victimes à son actif…
Mauvais endroit, mauvais moment, victimes de l’éternel jeu de la chance et du
hasard ! La roue de la vie s’était retournée contre eux ; le perpétuel sablier dans
lequel tout était contenu, lui était sans cesse retourné, et tout le monde avec,
poussières des poussières ! Phoenix était plus qu’une poussière, il avait choisi
son destin – et emmené celui des autres avec lui ? Mais qui étaient ces autres ?
Pas des gens qu’il avait choisi… Le hasard seul choisissait. Et lui était le bras qui
exécute. Certes, il avait décidé d’exécuter plutôt que de laisser vivre ; mais était-
ce autre chose que l’expression du hasard, à travers son libre arbitre ? Et peu
importait de toute façon – il était pris dans un tourbillon, d’émotions, de faits,
d’idées, qui le dépassait. L’envie lui vint d’envoyer une photo de ces deux
nouveaux cadavres à Augustin Strawfield, mais il rejeta l’idée. Elles iraient droit
chez les flics. Lui ne voulait pas qu’ils les voient tout de suite. Il prit une photo
des cadavres, une pour chaque, une pour les tache de sang sur le mur –
minuscules à côté de celle, aussi grande qu’un bain, laissée par le corps mince et
figé de la prof d’espagnol.
Cette fois, il explora minutieusement l’appartement. Deux chambres – une pour
le couple, avec un grand lit à baldaquin, aux murs tapissés de motifs roses, et
une pour les invités, pourvue d’un lit plus petit et d’une armoire vide. Dans
toutes les pièces, une charge réduite en matière de meubles : une petite table
ici, un grand vase là, aux formes fines et effilées… La seule exception à cela était
le bureau du mari. On y trouvait un fouillis de paperasses, de Cdroms (comme
quoi il était moins ringard qu’il en avait l’air !), de pochettes en carton empilées
les unes sur les autres. Contrairement au reste de l’appartement, le bureau était
tapissé de panneaux de bois, avec par terre un plancher non noir mais brun
foncé. Une pièce plus sombre que l’appartement aux murs blanc – un endroit
plus adapté à la mort, mais les circonstances en avaient décidé autrement. Ce
bureau sentait le renfermé, le papier qui moisit dans les armoires, l’eau de
Cologne. Phoenix alla fouiller dans la salle de bain et trouva un flacon
d’ « Animal », d’Yves Saint-Laurent, « pour les Hommes ». Il enleva son t-shirt et
se vaporisa du parfum sous les bras, comme si c’eût été un déodorant.
Son estomac, grognant au fond de son corps, lui rappelait une réalité physique
indéniable : il avait faim. Le parfum ne se mangeant pas, Phoenix regarda ce qu’il
y avait dans le frigo, un grand réfrigérateur gris métallisé pourvu d’une double
porte. Il y trouva une bouteille de soupe à l’oignon Hédiard, ainsi qu’un plateau-
repas estampillé Lenôtre. L’emballage violet flashy du plateau, emballé dans du
carton coloré, attira l’œil de Phoenix. A l’intérieur, par petites portions : des
gambas grillées aux légumes, un émincé de veau, un gâteau de pomme de terre,
ainsi qu’une portion de pain et trois macarons de différentes couleurs. Phoenix
retira le pain et les macarons, installa les portions dans une large assiette en
faïence et mit le tout au four. Quant à la soupe, elle finit dans une grande
casserole – du moins pour moitié, car la bouteille était encore à demi pleine
quand Phoenix la jeta contre le mur de la salle de bains, brisant du même coup le
précieux miroir entouré d’un cadre doré qui ornait le dessus de la baignoire.
La soupe manquait de goût ; les portions Lenôtre n’étaient pas mauvaises, mais
si petites que Phoenix avait encore faim après les avoir mangées ; les macarons,
en revanche, étaient juste assez denses et assez croquants pour être bons.
Conscient qu’il savourait peut-être le dernier repas de sa vie, et content de
manger dans le luxe, il mangea consciencieusement chaque bouchée. On avait
beau dire, ce n’était pas mauvais ! Exception faite d’Hédiard et de sa soupe
bling-bling, emballée dans une belle bouteille mais pas très bonne au goût,
Phoenix apprécia ce repas plus que tout autre. En fouillant de nouveau le frigo, il
trouva un millefeuille couvert d’un fin glaçage noir et blanc, qu’il mangea
religieusement.
Il avait maintenant envie de faire la sieste. S’arrêter, prendre une pause. Mais
son corps vibrait d’une excitation intense lui barrant l’accès à tout sommeil.
Pouvait-il dormir maintenant de toute façon ? Il serait peut-être mort dans
quelques heures ; il aurait tout le temps de dormir quand son corps reposerait à
la morgue, analysé et disséqué sous toutes les coutures… Non, ce repas de
simili-luxe – car il fallait bien appeler un chat un chat : ce repas Lenôtre, aussi
luxueusement soit-il estampillé, restait un repas relativement industriel et
préparé à la chaîne – n’était qu’une pause dans son emploi du temps. Sept
personnes, ce n’était pas mal, c’était même bien – mais cela restait encore
insuffisant. Phoenix vérifiait le chargeur de son Sig Sauer, prêt à reprendre son
périple, quand un bruit vint heurter ses oreilles. Il se figea sur place. D’abord
léger, le bruit s’approcha, tout doucement. Puis de plus en plus vite. Un bruit
lancinant, un hululement artificiel. Les sirènes de la police.
Le cœur de Phoenix accéléra, comme pris de folie ; une frénésie intense vint lui
courir dans les veines, si rapide et si dure qu’elle aurait pu lui briser les os – la
police ! Ils l’avaient localisé ! Déjà, les voitures blanc et bleu arrivaient en bas de
l’immeuble, gênant le voisinage dans ses tranquilles achats ; un crissement de
pneus sur le pavé, les grésillements des talkies-walkies…
Mu par l’énergie du désespoir, Phoenix souleva un fauteuil en rotin et se dépêcha
de le jeter dans la cage d’escalier. Puis un autre. Puis encore un troisième. Il n’y
avait plus de fauteuil, alors il poussa le large canapé en cuir du salon et parvint à
le jeter aussi. On entendit un bruit sourd, suivi d’un cri ; quelqu’un –
probablement un flic – venait de se le prendre sur la figure. Un blessé de plus.
Peut-être une huitième victime. Mais les hommes en bleu allaient vite monter les
marches, et Phoenix n’avait plus le temps d’aller chercher un autre meuble. Il
claqua la porte de l’appartement à toute volée, tout en restant dehors, puis
monta les escaliers quatre à quatre. Un épais tapis de moquette étouffait ses
pas, et quand les policiers arrivèrent au quatrième étage, ils y restèrent pour
défoncer la porte. Phoenix était au septième étage, celui des chambres de
bonne. Il sonna à l’une d’entre elles. Par chance, on lui ouvrit aussitôt. Phoenix
braqua le jeune homme qui se tenait sur le seuil et dit :
- Pas un mot. Laissez-moi entrer ou je vous brûle le crâne.
Sans ouvrir la bouche, le jeune homme s’effaça devant Phoenix. Il avait l’air d’un
fils de bonne famille en deuil : jean noir, chemise noire, la raie sur le côté bien
peignée avec du gel, un petit visage poupon qu’on aurait pu trouver mignon avec
vingt ans de moins…
- Vous voulez mon argent ? demanda l’homme, d’une voix sans timbre, avec un
calme olympien à faire pâlir le Dalaï-lama.
- Non. Asseyez-vous sur le lit, là, dit Phoenix en désignant une banquette
couverte par un drap.
Le jeune homme s’assit sagement. Sa bouche en cul-de-poule laissait trahir un
calme étonnement, comme s’il était curieux tout en sachant qu’il n’avait rien à
craindre. L’unique pièce dans laquelle il vivait devait mesurer, tout au plus, dix
mètres carrés. On y voyait un piano noir, poussé contre un mur, comme un trône
imposant. Autour de lui, une banquette-lit, une kitchenette improvisée, un bureau
avec un ordinateur portable posé dessus et quelques rayonnages couverts de
livres. Une vraie chambre d’étudiant musicien.
- Vous êtes pianiste au conservatoire ?
- Je suis pianiste, oui, mais pas au conservatoire. J’aimerais y entrer mais j’ai raté
le concours de cette année. Il me faut attendre l’année prochaine, dit le jeune
homme avec un air d’excuse.
Phoenix se demandait pourquoi il avait posé cette question. Dans de telles
circonstances, qu’en avait-il à faire ?
- Ecoutez, vous avez entendu les sirènes de police en bas ? Eh bien, elles sont là
pour moi.
- Ah.
Le jeune homme en noir avait accusé le coup avec une surprise polie. Il se tut un
instant ; un silence d’outre-tombe régnait dans la pièce, seulement rompu par le
hululement lointain des sirènes de police ; puis il reprit :
- Il y a beaucoup de sirènes. Cela veut dire beaucoup de voitures. Qu’avez-vous
fait pour être chassé avec un tel acharnement ?
- J’ai tué sept personnes, répondit Phoenix avec un rictus dément.
Des bruits sourds secouaient la chambre ; sans doute la police avait-elle fouillé
l’appartement, et montait-elle les escaliers… Le sang de Phoenix se glaça dans
ses veines quand il songea à ce qui se passerait. Il ouvrit la porte ; le large
escalier rond laissait voir une demi-douzaine de policiers, montant les marches,
l’arme à la main. Phoenix leur tira dessus quelques balles. De nouveau, un
horrible cri ; il se recula, échappant de justesse à la riposte des policiers.
- Viens là ! cria-t-il en tirant par le bras le jeune homme, resté assis sur sa
banquette.
Il le posa devant lui, braqua le canon du Sig Sauer sur sa tempe, et hurla :
- Hé ! Les flics ! J’ai un otage, bande d’enculés !
Trois policiers arrivèrent aussitôt devant lui. Le souffle court, la face tendue par
l’effort physique et l’envie de tuer, ils lui faisaient face. Interrompus dans leur
mouvement, ils braquaient Phoenix :
- Baisse ton arme !
- Vous, baissez les vôtres ! Ou ce jeune homme va aussi y passer !
Ces adultes en uniforme, entraînés et stressés, tendus comme des tigres prêts à
bondir, impressionnaient Phoenix. Il n’était pas loin de se faire dessus. Mais là où
il en était, c’était impossible. Plutôt mourir. Cela n’allait sûrement plus tarder de
toute façon.
- J’ai dit baissez vos armes ! aboya Phoenix.
- Si tu le tuais, tu mourrais aussi… ricana un policier. C’est ça que tu veux ?
- J’en ai rien à foutre ! Faites-moi crever, salauds ! Vous le tuerez aussi !
Le jeune homme restait immobile, un air de tranquille surprise peint sur sa face.
Plus que Phoenix, qui ressemblait à un fou vociférant, il faisait un curieux effet
aux policiers.
- Oui, toi, continua Phoenix qui faisait un effort inouï pour continuer à parler ;
celui qui vient de parler… Sale fils de pute, tu as une famille et compagnie… Ou
pas – et tu es un putain d’agent du système, lâche et stupide ! Tu fais moins le
malin devant les géorgiens, hein ? Quand tu vas dans les cités, tu fais moins le
malin ? Parce que là, tu n’as plus le droit de braquer les gens avec ton putain de
flingue, ce ne serait pas politiquement correct, n’est-ce pas ? Moi, je n’ai pas le
statut de victime comme eux… Je ne suis qu’un pauvre jeune homme juste digne
de faire la une des journaux pendant deux jours ! Alors, moi, tu peux bien me
tuer ! On te donnera une médaille ! Tu veux une médaille, vieux con ? Allez,
recule, toi et tes collègues ! Descendez ! Ou je tue cet otage !
Stupéfaits par cette diatribe inattendue, ils descendirent lentement les marches à
reculons.
- Allez, on recule, dit l’agent en bleu à ses collègues.
Phoenix resta immobile ; caché derrière le jeune homme, il écoutait les pas
lourds des policiers descendant l’escaliers. Les trois agents n’étaient pas seuls.
Derrière eux, il entendait d’autres bruits de pas. Ils devaient bien être quinze à
descendre ainsi.
- Maintenant, descendez encore ! Jusqu’en bas ! lança Phoenix, qui avait repris
un peu d’assise.
Les pas continuèrent à s’éloigner. Chaque seconde s’égrenait avec lenteur.
L’escalier craquait de moins en moins. Pourtant, un bruit de moquette se faisait
entendre, signe que d’autres essayaient de monter les marches. Le bruit était
très fin, pourtant Phoenix l’entendait très clairement.
- Arrêtez de monter ! Stop ! Redescendez ! hurla-t-il.
Le frottement s’arrêta ; les policiers qui voulaient monter se mirent à
redescendre, avec toujours cette pesante lenteur des gens à qui l’on force la
main. Ils étaient à deux doigts de réattaquer. Tendus comme des cordes de
violon, comme Phoenix ; aucun n’hésiterait à faire usage de son arme – et lui y
passerait, ce n’était qu’une question de temps…
- Vous ne faites que repousser l’échéance, dit le jeune homme (qui s’était tu
jusque-là) d’une voix douce. Si vous continuez comme ça, ils vous descendront.
Ils trouveront sûrement un moyen. Ces flics sont futés, vous savez !
- Toi, tu la fermes.
Phoenix le prit de nouveau par le bras, le plaça debout dans l’embrasure de la
porte, face au couloir et dos à la chambre.
- Maintenant, tu restes comme ça et tu ne bouges plus.
Le jeune homme obtempéra. Sa silhouette tout de noir vêtue, ses épaules
droites, restaient sans bouger dans l’embrasure. Phoenix s’assit sur la banquette.
Il souffla bruyamment. Ce répit ne servait à rien, il en était conscient ; dans son
estomac, une boule épaisse lui vrillait le ventre… Un stress dévorant, une peur
rimant avec sueur, avait mit fin à sa longue période d’excitation. Chaque cellule
de son corps se rebiffait contre le destin qui l’attendait ; animée par une volonté
de vivre tenace, inexpugnable, lui donnant envie de hurler – « je ne veux pas
mourir ! » Il voulait rentrer à la maison, remonter le temps, faire comme si rien
ne s’était passé. Reprendre la vie comme avant… C’était désormais un doux
rêve. Maintenant, il se retrouvait prisonnier de l’œil du cyclone qu’il avait lui-
même créé, et il n’en sortira que les pieds devant. C’était trop tard, beaucoup
trop tard. Peut-être était-ce le moment de se suicider. Phoenix rechargea le Sig
Sauer en surveillant anxieusement le jeune homme. Il ne bougeait pas. Il restait
là, debout, regardant le couloir sans risquer un seul minuscule coup d’œil dans sa
chambre. Dans le lointain, les sirènes de police s’étaient tues. Phoenix n’osait
regarder par la fenêtre. Et si on surveillait les fenêtres ? Si la police avait
positionné un tireur d’élite sur le toit, prêt à zigouiller tout ce qui passerait sous
son viseur ? Il songea à son testament, deux pages qu’il avait rédigées et
laissées cachées sous son coussin, dans sa chambre, pour quand on la fouillerait.
Sûrement, ce testament allait devenir célèbre, si la police acceptait de le laisser
aux médias. Ce serait vendeur ! Bon dieu, et ces journalistes qui ne pensaient
qu’à cela, sans se soucier de l’humain ni du vrai… Vendre, vendre, vendre… Au
moins, lui, Phoenix était libéré de ce consumérisme sans fin par la précarité de sa
situation. Mais quel intérêt ? Il aurait vendu père et mère, à cet instant précis,
pour reprendre sa vie comme elle était encore la veille.
C’est alors que son téléphone sonna. Depuis le temps, il avait oublié sa présence.
Strawfield. C’était lui. Phoenix décrocha.
- Allô ?
- Oui, c’est Augustin… euh… je ne te dérange pas ?
- Non, bien sûr que non, répondit ironiquement Phoenix. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu
es chez les flics et tu veux que je me rende ?
- Eh bien, oui, je suis chez eux, mais… tu devrais regarder la télé. Je ne sais pas si
c’est possible de l’endroit où tu te trouves, ils ne veulent rien me dire. C’est sur
la trois.
- Attends une seconde. (Phoenix baissa le combiné, et lança au jeune homme :) Il
y a une télévision dans ta chambre ?
- Oui, sur l’étagère au-dessus du piano, répondit-il sans se retourner.
Une petite télé traînait ici. Phoenix l’alluma, mit la trois. Il reconnut sur l’écran le
présentateur des infos régionales, et vit, avec une certaine stupéfaction, qu’il y
avait sa photo sur le coin supérieur droit de l’écran, accompagnée des mots
« Psychopathe en liberté ».
- …jeune homme de dix-sept ans, prénommé Pierre, dont vous pouvez voir la
photo en haut à droite. On le soupçonne d’avoir tué pas moins de sept
personnes. Il a également fait deux blessés chez les policiers, au terme d’une
course-poursuite à laquelle il a pour l’instant mis fin en se barricadant avec un
otage. Actuellement, la police tente de négocier avec lui. Le suspect s’est
barricadé dans une chambre de la rue Saint-Honoré. Si vous habitez vers
Concorde, Faubourg Saint-Honoré, les Tuileries, ne sortez pas de chez vous pour
l’instant. Le suspect est armé et dangereux. Nous attendons d’autres nouvelles
et vous tenons au courant de l’évolution de la situation. Tout de suite, une page
de pub…
Phoenix éteignit le petit écran. Comment pouvait-on se retrouver ainsi exhibé par
les médias ? Il était normalement interdit de donner le vrai prénom, ainsi que la
photo, des mineurs ayant commis un crime ou un délit… Le système brisait ses
propres règles contre lui. Mais contre un autre, il ne l’eût pas fait ! Bande de
salauds, grogna-t-il. Toujours contre lui. Même là. Et surtout là. Il ne serait qu’une
attraction de foire, jetée en pâture aux médias de toute la France. Dans un tel
monde, jamais il ne pourrait laisser de souvenir pour mille ans… Comment avait-
il pu croire cela ?
- Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il au jeune homme.
- Jean-Laurent.
- Eh bien, Jean-Laurent, j’ai été ravi de faire ta connaissance. Je crois que le
moment est venu pour moi de partir.
- Vous comptez vous suicider ?
- Jamais je ne les laisserai me prendre vivant. La justice est une catin tirée par les
lobbies qui nous gouvernent. Je ne leur ferais pas ce plaisir. Ces putains de juges,
d’avocats, ces cols blancs à la morale stricte qui cache leur répugnance
intérieure, ils ne m’auront pas. (Un silence.) Mais tu as de la chance, tu sais. Je
voulais tuer quiconque je trouverais chez lui. Toi, tu as l’air… comment dire…
différent. Tu n’es pas comme tous ces richards et ces consuméristes qui
alimentent la grisaille du monde. Enfin, je n’en sais rien, je ne te connais pas.
Toujours est-il que tu auras l’honneur d’être l’unique témoin de ma mort.
Retourne-toi, maintenant.
Jean-Laurent se retourna. Son visage exprimait toujours la même surprise
tranquille, réservée, comme un flegme si puissant qu’il ne faisait qu’un avec lui.
Ce n’était pas un trait de caractère mais un tempérament. Jamais Phoenix n’avait
croisé quelqu’un comme cela.
- Quel âge as-tu ?
- Vingt-quatre ans. Et toi – si je puis me permettre de te tutoyer ?
- Je m’appelle Pierre, mais mon pseudo est Phoenix, et c’est avec lui que j’ai fait
tout ce qui vaille la peine d’être retenu dans ma vie. Et j’ai dix-sept ans. Mais cela
vient d’être dit à la télé.
- Ah ! Oui, en effet, excuse-moi, dit Jean-Laurent. (Un silence. Il continua :) Je ne
devrais pas dire ça, mais quand tu parles de la justice et des lobbies, je crois que
je te comprends. Sans doute est-ce trop tard pour faire un autre choix. Je ne te
coulerais pas au procès.
- Je m’en fiche. Après tout, je serais mort ! Adieu, Jean-Laurent. Et ravi de t’avoir
rencontré. Adieu, monde cruel.
Phoenix pointa le canon du Sig Sauer vers le haut, fit quelques pas dans la pièce.
Un coup de feu retentit. Il sut immédiatement que c’était pour lui. La détonation
provenait d’un toit voisin, et il venait de passer devant une fenêtre. Non !
Comment… Cela ne pouvait pas finir ainsi ! Il avait droit à une mort honorable !
Qu’on le laisse se suicider ! Mais non, c’était bien réel, et si le temps venait de se
figer la balle n’en restait pas moins en route. La vie de Phoenix défila devant ses
yeux comme une pellicule usée qu’on déplie. Sa petite enfance – un bébé
piaillant – son enfance – ses parents – des jouets – une souris en peluche, un petit
doudou qu’il adorait et avec lequel il avait dormi des années durant – un pistolet
en plastique – lui en train de jouer au cow-boy avec – d’autres enfants – encore
d’autres enfants – des moqueries, de pénibles peines – lui en train d’uriner sous
le lavabo à l’école primaire – sa mère en train de le gronder pour ses mauvaises
notes – son adolescence, les débuts sur internet… La pellicule cessa alors son
défilement. Il sentit la balle pénétrer dans sa tête, la traverser d’un coup comme
un trait vif. Son esprit, son énergie vitale, se tordirent sous l’impact ; elles
suivaient la balle, partaient avec elle, comme le filet d’une cage emmené par un
ballon de foot… Ainsi, c’est cela la mort, songea Phoenix, et ce fut sa dernière
pensée car il s’écroula par terre immédiatement ; sa tête se vidait comme un
robinet qui fuit, et quand les policiers arrivèrent dans la chambre, dix secondes
plus tard, ils ne virent qu’un cadavre à la tête trouée des deux côtés, un Sig
Sauer traînant par terre et un jeune homme en noir, toujours immobile, mais qui
avait peine à retenir un sanglot en regardant le corps allongé sur le sol.

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