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Les principes même de la Doctrine Sociale de l’Eglise se trouvent dans l’écriture et la tradition. A partir de 1891, ils vont être plus spécifiquement appliqués aux circonstances et être exposé dans un ensemble doctrinal : ce que Pie XI nommera dans son encyclique « la doctrine sociale de l’Eglise ». Mais le mouvement du catholicisme social précède l’encyclique et l’expression du magistère de plus d’un demi-siècle. Léon XIII fait celle de toutes l’Eglise des aspirations qui vont acquérir la dimension d’un enseignement solennel. «
Rerum Novarum
 » recueille tout un héritage. Dès le premier tiers du 19
ème
 s. de manière différente, Chateaubriand et Lammenais ont émis des protestations contre le sort réservé aux ouvriers confrontés à l’industrie nouvelle. Ce premier catholicisme social n’avait pas survécu aux journées de juin 1848, sa tendance gauchise disparaissant tandis que l’autre s’orientait vers le paternalisme encouragé par Napoléon III. Mgr Von Ketteler, archevêque de Mayence reprit le flambeau en Allemagne et les Katholikentag seront l’occasion de mettre l’accent sur le devoir social. La grande majorité du peuple chrétien n’est cependant pas touchée et l’on s’en tient généralement aux formes classiques de la charité. La majeure partie du clergé voit avec Mgr Pie la solution dans l’appel aux vertus chrétiennes, à la résignation et à l’espérance surnaturelle. Dans sa condamnation du libéralisme, Pie IX n’évoque pas le libéralisme économique qui aboutit à l’exploitation de l’homme par l’homme. La situation sociale ne cesse de s’alourdir dans les 20 années qui suivent la guerre de 1870 et la colère du monde ouvrier approche du point de rupture. C’est apparu au travers des violences de la Commune en 1871. A partir de 1884, la crise économique fait sentir ses effets, les grèves se multiplient et dégénèrent en affrontement : en 1886 aux Etats-Unis, En Belgique à Liège et dans le Hainaut, en 1889 à Londres ainsi qu’en Allemagne. En France, le 1
er
 mai 1891 est particulièrement tragique : à Fourmies, le curé a beau se  jeter devant la troupe, celle-ci fait feu et dix morts sont à déplorer, dont des femmes et des enfants. De tels évènements contribuent à sensibiliser les masses catholiques à la situation et au discours des quelques prélats sociaux, comme Mgr Mermillod, qui jusque là soulevait l’indignation… De 1871 à 1891, le socialisme prend véritablement son expansion, sous les traits du marxisme athée et matérialiste. Karl Marx publie
Das Kapital 
 et la « 2
ème
 internationale » appelle les prolétaires à l’union tandis que Jules Guesde acclimate les idées communistes en France. La classe ouvrière devient donc également l’enjeu d’une lutte entre deux conceptions de l’humanité. Les catholiques vont ainsi être amenés à prendre conscience qu’il existe dans le message du christ et dans la tradition de l’Eglise les fondements d’une morale et d’une doctrine sociale que l’on peut opposer aux socialistes, communistes et nihilistes et qui irait bien au-delà des simples condamnations de leurs actions violentes, ce que Léon XIII avait déjà fait en 1878. Albert de Mun qui comme officier a été directement témoin des épisodes tragiques de la Commune a pour sa part compris l’ampleur de l’abîme ouvert entre les révoltés et la société dont il était alors le défenseur. Il partage ces préoccupations avec un camarade de captivité en Allemagne, René de La Tour du Pin. Après la Commune, ils furent tous deux chargés par le gouverneur de Paris d’enquêter sur les origines de l’insurrection. Ils rencontrent Maurice Maignen, fondateur des Fils de Saint Vincent de Paul et précurseur de l’Action Catholique et de l’abbé Cardijn. Maignen dénonce avant tout l’indifférence des riches envers les pauvres,
 
la réalité de deux mondes qui s’évitent et s’ignorent. Il estime nécessaire de réconcilier les classes dirigeantes avec le peuple en les rendant attentives à ses souffrances. C’est à la même époque que Léon Harmel, patron d’une entreprise de tissage, développe son activité dans la Suippe, au « Val des Bois ». Son père déjà vivait au milieu des ouvriers et avait institué en 1840 la « paie collective » par famille, crée une Caisse d’Epargne et une société de secours mutuel. A compter de 1870, Léon Harmel médite sur les éléments d’une corporation chrétienne. Il bâtit une chapelle dans son usine, organise des retraites et fonde même une association d’hommes et de femmes ayant pour but la rechristianisation du monde ouvrier. Lui-même est tertiaire franciscain. Léon Harmel, petit-fils d’ouvrier, n’a pas besoin d’aller au peuple, son projet est de le promouvoir, de l’élever. Son attitude n’a rien de paternaliste et s’exprime en une phrase : « Le bien de l’ouvrier par l’ouvrier, et avec lui, jamais sans lui, et à plus forte raison, jamais malgré lui ». C’est le temps de l’œuvre des cercles. En 1884 il y en a 400, regroupant 50 000 membres. On y combat l’idée de « productivité du capital, qui n’est autre chose que l’appropriation des fruits du travail d’autrui » et on y fustige « la liberté du travail qui n’est que la liberté laissée aux capitalistes d’exploiter les ouvriers et de s’enrichir de leur travail ». Léon Harmel devient secrétaire générale de l’œuvre. Mais on y voit surtout des artisans et des employés, peu d’ouvriers, et le patronage d’aristocrates comme De Mun ou La Tour du Pin entretien la méfiance voire l’ambigüité politique. Harmel poursuit son expérience au Val des Bois, selon l’idée que « les bienfaits des patrons sont impuissants quand ils ne s’appuient pas sur l’association ouvrière ». Dès que la loi le rendit possible, il favorisa la constitution des syndicats ouvriers. En 1887 il emmène 1800 ouvriers à Rome, en 1889 10 000 et plus encore en 1891. De Mun et les députés catholiques furent pour beaucoup dans le vote des lois sociales qui furent votées à la chambre de 1884 à 1898 : lois sur les syndicats, sur les accidents de travail, le travail des femmes et des enfants, loi limitant la journée de travail à 11 heures, loi sur l’arbitrage des conflits. Les catholiques appuient à fond l’idée venue de Suisse de créer une législation internationale du travail. Le repos dominical commence également à s’imposer et de nombreuses usines ont des aumôniers. Le syndicalisme chrétien pose ses jalons dans le monde agricole en s’inspirant des unions de paysans allemandes. Les premiers syndicats agricoles mixtes, associant patrons et ouvriers voient le jour. Cependant, tous ne suivent pas cet engouement pour le « social » et certains milieux catholiques critiquent vivement ce rapprochement qu’ils estiment n’être pas du ressort de l’Eglise. L’évêque d’Angers, dans un sermon à la Madeleine, s’en prend aux « démagogues qui exploitent le terrible problème de la souffrance » et peu avant la parution de «
Rerum Novarum
 », se rend à Rome pour supplier Léon XIII de ne pas parler de la question sociale. La vivacité de ces réactions est en soi un témoignage de l’importance que ces questions avaient désormais pris dans l’Eglise du temps. En Allemagne, l’engagement de l’Eglise a été tel sur le plan du progrès social que les lois qui sont votées à partir de 1878 et qui sont les lois sociales les plus en avances en Europe sont surnommées « Lois Ketteler », alors que l’archevêque de Mayence est décédé l’année précédente, faisant nombre d’émules. Les associations de promotion sociale qui naissent dans le giron de l’Eglise vont se développer et s’enraciner en Allemagne à un point tel que même Hitler ne pourra les démanteler. Le «
 Zentrum
 », sorti victorieux du
Kulturkampf 
, appuie franchement ces évolutions. Mermillod, Manning, Langénieux et Gibbons forment le quatuor des premiers « cardinaux sociaux ».
 
En Belgique, l’Université Catholique de Louvain est la première à fonder une chaire d’études sociales, confiée à Charles de Coux, un ami de Lamennais, qui 15 ans avant Marx avait osé dire que le « capital n’est que du travail accumulé ». En Belgique, dont le grand dynamisme économique représente un défi sur le plan social, les catholiques s’inspireront des anciennes Ghildes de France et constituent un peu partout des sociétés de secours mutuel et des « maisons catholiques d’ouvriers ». Les 20 années qui ont précédé l’encyclique ont donc été particulièrement fécondes. Il n’y a guère que l’Espagne qui demeure en arrière de ce vaste mouvement par peur de tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à la révolution. En Italie, l’industrialisation était bien moins développée mais c’est sur les questions agraires que les débats se focalisaient et d’anciens garibaldiens poussèrent l’Eglise à se positionner. Mgr Bonomelli, évêque de Crémone affirmait dans son mandement, « Propriété et socialisme » que les vrais responsables de la propagande socialiste et anticléricale : les grands propriétaires qui ignoraient tout des besoins de leurs salariés, leurs imposaient des contrats iniques et vivaient eux-mêmes dans une forme d’irréligion pratique. C’est l’entrée en scène du catholicisme social italien. C’est Giuseppe Toniolo qui sera le chef de file de l’école catholique sociale italienne et des cercles de la péninsule. En Angleterre, lors des grandes grèves de 1889, le cardinal Henri Manning devient le « cardinal des pauvres » et c’est lui qui se fait l’arbitre du conflit, s’attirant des critiques l’assimilant aux socialistes, y compris du
Times
. Sous l’influence de Frédéric Le Play, une partie importante du patronat chrétien envisage le rôle des classes dirigeantes à la manière de celui du «
 pater familias
 », ce paternalisme, qui n’est pas nécessairement chrétien semble cependant insuffisant à nombre de catholiques sociaux qui pensent que plutôt que de s’en remettre uniquement à la bonne volonté des classes dirigeantes, il convient d’établir l’ordre social sur la base d’une collaboration entre les différents milieux en créant des institutions telles que des associations ou des corporations. C’est René de la Tour du Pin qui développe les modalités d’un tel corporatisme qui conçoit l’autorité nécessaire comme l’expression de la libre volonté de tous. Il s’agit, dans une même sphère d’activités de se regrouper en un « corps d’Etat » ou en une « association professionnelle », l’équivalent d’un syndicat. La corporation organise les conditions de travail, fixe les rémunérations, contrôle l’embauche et les licenciements. La Corporation apparaît aux catholiques comme une chance de refonder la société selon les principes de la justice chrétienne. L’école d’Angers (Mgr Freppel) excluait l’intervention de l’Etat et l’intervention directe de l’Eglise, qui devait se borner à rappeler à ses fils les exigences de la justice, tandis que l’école de Liège (Mgr Doutreloux) n’hésitait pas à faire appel aux pouvoirs publics, tout en encourageant l’Eglise à formuler ses propres propositions en fondant des institutions chrétiennes adaptées. Ces positions vont se confronter durant sept années lors des rencontres de l’Union de Fribourg qui ont lieu de 1884 à 1891. Ces rencontres permettent d’accumuler une masse énorme de rapports sur tous les sujets touchant au domaine social. C’est en grande partie ce travail que Léon XIII va utiliser pour la publication de son encyclique, en faisant en sorte de trouver un dénominateur commun entre les différentes théories qui s’expriment dans l’Eglise. D’origine aristocratique, Joachim Pecci était un prélat déjà sensibilisé aux questions sociales, sans doute en raison de son expérience comme nonce en Belgique mais aussi en tant que Thomiste. Thomas d’Aquin rappelle en effet que « l’usage des biens matériels doit être ordonné au bien commun » et considère que le « travail des ouvriers est la source unique de toute richesse des Etats ». Devenu Pape, lui qui n’aimait

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