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L’ é t r a n g è r e

revue de création et d’essai

23 Quelques singularités contemporaines


24 Pierre-Yves Soucy . François Rannou . Armand Dupuy .
Victor Martinez . Pierre Ménard . Dominique Quélen .
Séverine Daucourt-Fridriksson . Marc Blanchet .
Béatrice Bonhomme . Claude Favre . Christophe
Manon . Michaël Batalla . Antoine Dufeu . Mathieu
Nuss . Franck Fontaine
L’ é t r a n g è r e
23
24

 . PIERRE-YVES SOUCY . Liminaire.


Quelques singularités contemporaines
 . FRANÇOIS RANNOU . Une lettre
 . ARMAND DUPUY . une suite sans
 . VICTOR MARTINEZ . Agrégat de face
 . PIERRE MÉNARD . La nuit litanie
 . DOMINIQUE QUÉLEN . Linges de signes
 . SÉVERINE DAUCOURT-FRIDRIKSSON . côté mour
 . MARC BLANCHET . Portrait d’un jeune homme
en train de mourir
 . BÉATRICE BONHOMME . Acquis par la lumière
 . CLAUDE FAVRE . Scories, scolies & scalps_
ou comment Laocoon
 . CHRISTOPHE MANON . Qui-vive
 . MICHAËL BATALLA . Cumulus
 . ANTOINE DUFEU . Esquisse d’une commotion
 . MATHIEU NUSS . Absentéisme-action
 . FRANCK FONTAINE . Premier ombilic de la danse
STEVE KASPAR, Sprite, .
P IE R R E- Y VE S S O UC Y
Poète et essayiste né au Québec, il est docteur en sciences
sociales de l’Université libre de Bruxelles. Il a enseigné à
l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) de  à
 et a travaillé plus de dix ans comme attaché de
recherche à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Il a occupé
la chaire Roland-Barthes de l’Université de Mexico (UNAM)
de  à . Auteur de plus de quinze livres de poésies
et de nombreux essais sur la littérature, l’art, et la culture
contemporaine, ses textes ont été traduits dans plus de dix
langues. Derniers livres publiés : Après la montée du jour
(Bruxelles, Le Cormier, ) ; Fragments de saisons
(Montréal, L’Hexagone, ) ; Le Jour devancé (Besançon,
Montagne froide, ).

P I ER RE-YVES SOUCY

L im in a ire
Q ue l q ue s s i n g u la r i t és c o n t e mporaines

Car si le réel, comme disait Antonin


Artaud, est terriblement supérieur à toute
histoire, l’exprimer promet au poème la
puissance d’un événement.

JEAN PARIS

Pour discrète qu’elle semble être à notre époque – une époque si


obstinément soumise à l’omniprésence des logiques matérielles, posi-
tives et objectivantes – la poésie, par la confiance qu’elle accorde,
comme par la méfiance qu’elle suscite à l’endroit de la langue, des
mots et de la parole, et par là même, à l’égard de la subjectivité
qu’elle révèle et affirme, vit non seulement de tout ce dont elle
hérite, mais aussi de ce qu’elle éveille au cœur du réel et de ses
mutations, depuis l’ici et le maintenant. En cela, elle ne renonce
jamais à ses tentatives de se porter au-delà de ce qui la retient à
l’instant, cherchant malgré sa contingence profonde à soutenir un
rapport sensible et essentiel entre le particulier et l’universel.
L’expérience poétique dispose à son horizon les possibilités aléa-
toires mais bien réelles de dire le monde et soi-même, en les révé-
lant à travers diverses formes expressives, qu’elle explore, accroît,
et surtout renouvelle, refusant de s’enfermer en quelque certitude
de manière à pouvoir déjouer d’inutiles attentes.
 P IE RRE - YV E S SO UCY

Quelles directions prennent les expériences poétiques actuelles, qui


sont, faut-il le rappeler, autant d’expériences existentielles ? Il va
sans dire qu’il nous apparaît tout à fait illusoire de vouloir répondre
à une telle question de manière un tant soit peu précise, tant le
territoire se découvre aussi vaste que chaotique. Une coupe trans-
versale ne constitue qu’un indice, et encore. Car elle n’est tout au
plus qu’un état fort limité d’un moment et ne peut signaler que
bien partiellement et bien arbitrairement quelques tendances au
sein du mouvement plus général que constitue la création
poétique, négligeant combien d’œuvres encore en formation, ou
celles, remarquablement décisives et déjà dans la force de l’âge,
qui éclairent souvent les voies qui se prolongent dans les expé-
riences nouvelles. Il faudrait prendre du champ, revenir une fois
de plus sur le concept même de poésie, sur ce qui la fonde, afin
de départager ses composantes singulières, tout en tentant de la
saisir non seulement de l’extérieur, comme c’est trop souvent le
cas, mais mieux encore, en cherchant à la comprendre de l’inté-
rieur, se fondant sur les différences qu’elle manifeste, entretient,
reproduit, sur les variations et les mutations qu’elle subit, et dont
les indices se marquent au sein même des œuvres, puisque la poésie
engage d’abord la subjectivité de chacun.
Toujours tributaire des jeux de significations déjà établies par
l’ordonnance instituée du langage, la parole poétique cherche
constamment à s’en arracher, à en sortir. Alors même qu’elle découvre
et met en évidence de nouvelles ruptures, qu’elle tente de surmonter,
entre le langage et la vie. D’autant qu’elle se confronte, plus que
jamais peut-être, à un monde où le réel semble de plus en plus
s’épuiser dans l’utile et le servile. C’est précisément la tâche du
langage poétique, dans son rapport à l’époque d’abord – et dans
l’hypothèse de sa permanence –, de se soustraire aux codes syntaxiques
étriqués, afin d’ouvrir les mots et les rythmes de la voix pour qu’ils
puissent dire autre chose que ce qui est attendu. Lorsque la poésie
y parvient, elle dote le monde d’une infinie capacité à apparaître
dans sa fraîcheur et sa vérité, mais pas moins dans son horreur et
LIMINAIRE 

son chaos, dès l’instant où elle porte la parole à son plus haut niveau
de lucidité, en un acte de donation de sens. La poésie est l’expé-
rience de saisie et de décryptage des choses et des événements,
plus précisément, de nos relations les plus avérées et éclairantes au
sensible. À toutes les époques, les chemins qu’elle trace apparais-
sent multiples, variés, et pointent des changements d’attitude signi-
ficatifs dans notre regard et notre écoute du monde. L’époque que
nous vivons, objectivement et subjectivement, ne manque pas de
configurations dramatiques, qui invitent à lui résister.
Chaque œuvre poétique réellement signifiante se situe dans l’his-
toire et en porte les marques. Jamais cependant une œuvre véri-
table ne se soumet entièrement aux conditions historiques, et encore
moins à ce qui se réduit à un motif local, puisqu’elle témoigne de
ce qu’il y a d’inaliénable dans les relations qui se nouent entre l’in-
dividu et le monde. Chacune engage le singulier, parfois le déri-
soire, et très souvent l’intime, comme dimension de la conscience
de soi et de ce qui nous attache au monde. Toutefois elle resterait
quasi sans effet, pour ne pas dire sans importance, si elle renon-
çait à se porter à la hauteur d’un langage universel, c’est-à-dire à
un niveau où ce langage pourra être rejoint par le plus grand nombre
– bien que de nos jours elle ne touche qu’une minorité infime,
même si elle est tenue pour considérable –, à un moment ou à un
autre, afin de le porter à une conscience commune, seul repère possible.
Toute expérience poétique donne une valeur à ce qu’elle tente
de saisir, ce qu’elle cherche à serrer au plus près de ce qui advient
et s’affirme, dépassant par là les simples réalités, pour ne retenir du
réel, des situations vitales, que ce qui doit être reconnu jusqu’en
leurs lignes de fuite. Tout comme elle se révèle en ce qui se constitue
dans le rapport et dans la reconnaissance de ce qui surgit et prend
forme au fond de soi, entraînant un mouvement de parole qui le
fonde.
Aussi, ce n’est que sur la base d’une réflexion aussi mobile que
solidement établie qu’il est possible d’apprécier, d’évaluer, et même
de discriminer ce qui se fait jour à un moment précis au sein de
 P IE RRE - YV E S SO UCY

la création poétique – le moment actuel, en ce qui nous concerne


ici. De même, cette création ne peut jamais se réduire à un simple
phénomène de génération. La plupart des textes ici proposés sont
autant d’approches et de confrontations, subtiles ou brutes, avec
le réel. Pas étonnant que la plupart de ceux-ci accusent, en regard
du réel, des angles de vue pour le moins fort distincts. Tous ces
textes ou presque semblent ne renoncer à aucun sujet possible,
même le monstrueux, donnant ainsi à la parole poétique des inten-
sités peu communes (ils font entendre, chacun à sa manière, les
déchirures de l’époque), parfois étranges, toujours paradoxales. Dans
bien des cas, elles se manifestent de manière obsédante non seule-
ment du fait qu’elles engagent le réel en ses multiples manifesta-
tions, mais parce que l’expérience de ces singularités fait sans hésitation
appel aux sensations vives et à la mémoire. Une telle attitude préserve
sans doute de verser dans quelque absolu ontologique pour se situer
sur le terrain de l’écoute autant que de l’interrogation, passionnée,
des apparences. Ces poésies s’approchent très souvent de ce qu’on
peut nommer une poétique de l’événement, bien qu’elles renoncent
à s’exprimer en de simples formes d’objectivité. En premier lieu,
parce que le réel, les événements, par leurs débordements infinis
autant qu’inépuisables, ne sont jamais réductibles à ce que les mots
peuvent en dire. En second lieu, parce que ce réel dans sa profu-
sion engage la subjectivité et qu’il ne peut s’épuiser dans quelque
tentative d’objectivation « littérale », puisque le réel n’est jamais
réductible à sa représentation. Au contraire, il s’intensifie, en quelque
sorte, si ce n’est du fait que le texte lui fait violence afin de révéler
ce qu’il dissimule ou ce qui se dérobe en lui.
Il nous revient, comme à d’autres d’ailleurs, de poser notre atten-
tion à chaque occasion offerte afin de donner un aperçu de la créa-
tion poétique qui n’est actuelle que par le moment de la décision,
conduisant ainsi à la convoquer, bien qu’à chaque fois de manière
trop partielle. On sait, par ailleurs, combien le champ de l’actuel
se joue du temps et engage quelque chose d’infiniment plus vaste,
aussi bien en tant qu’expérience personnelle en rapport avec le
LIMINAIRE 

cheminement d’une œuvre, que comme enjeu générationnel très


souvent fort ambigu. Notre travail éditorial, amorcé déjà depuis
quelques années, a permis de capter à plusieurs reprises, et sous
divers angles, ce lieu propice à des renouvellements formels de la
langue, comme au-delà des enjeux formels proprement dits. Rien
n’est jamais acquis quant à ce qui est censé ouvrir des horizons qui
peuvent se découvrir aussi éphémères qu’aléatoires. Et il ne suffit
pas de multiplier les coups de sonde au sein de la poésie actuelle
pour faire apparaître combien « d’intensités » intempestives se sont
enferrées dans des conceptions et des formes qui confinent à des
rencontres ne jouant qu’à l’intérieur de la langue ; ou encore sur
le terrain des malentendus autour d’un lyrisme décrié, mais pas
toujours à bon escient. Aussi, notre intention est d’y revenir dans
les prochains numéros de la revue, pour proposer d’autres angles
de vue, et avancer les critiques qui méritent d’être retenues et propo-
sées au lecteur.
Un dernier mot : pour tenter de mieux situer à la fois l’auteur
et son travail poétique, nous lui avons adressé deux brèves ques-
tions, lui laissant totale liberté d’y répondre sous la forme qu’il
choisirait. Ces deux questions sont les suivantes : « Quel est votre
projet ou démarche poétique ? »; « Quelles sont vos influences,
quelle généalogie ? »
F RA N ÇOIS RA NN O U
Né à Nice en , il a créé, avec le poète Jean-Louis
Aven, la revue La Rivière échappée, puis les éditions du même
nom. Il a fait paraître plusieurs livres de poésies dont :
L’Intervalle et Le Monde tandis que (Bruxelles, La Lettre volée,
 et ) ; La Librairie (Rennes, Apogée, ) ; Là-
contre (Bruxelles, Le Cormier, ) ; Contretemps paradist,
(Rennes, La Rivière échappée, ). Il a coordonné
plusieurs numéros de revues sur la poésie contemporaine,
notamment les deux volumes consacrés à André du Bouchet
dans la présente revue.


F R ANÇOIS RANNOU

U n e l e ttre

Cher Pierre-Yves,

Nous étions, il y a quelque temps, dans cet appartement bruxel-


lois qu’un ami t’avait prêté pour la semaine (tu avais débarqué de
Mexico deux ou trois jours avant). La nuit s’est avancée en oblique.
Tu parles avec ferveur et lucidité de tes projets, de Fernand Verhesen,
à qui nous avons rendu un hommage amical le soir même. C’est
le début d’un dialogue qui durera des heures, qui nous retient depuis
des années…
Poète, pour toi, je le vérifie à chaque fois, et c’est ce qui fait
le propulseur de notre amitié, veut dire : se trouver dans une posi-
tion irréductible à tout discours religieux, scientifique, politique
(donc économique), parce qu’à la confluence de tous ces discours
comme un étranger – qui en connaît parfaitement la langue mais
dont la particularité est le souci « que l’expression vienne avant la
pensée ». Comme le dit Francis Ponge, « Il faut saisir l’expression
avant qu’elle se transforme en mots ou en phrases . »
 F RA N ÇO IS R A NN OU

Il s’agit pour lui, tu le sais, d’éviter le piège des mots remâchés,


des pensées préfabriquées – paroles préparées, langage servile. C’est
bien sûr celui que véhiculent les discours qui calfeutrent, ordon-
nent, cherchent à « arranger les choses » alors même, insiste Ponge,
qu’« il faut que les choses vous dérangent. Il s’agit qu’elles vous
obligent à sortir du ronron ; il n’y a que cela d’intéressant parce
qu’il n’y a que cela qui puisse faire progresser l’esprit . »
Ainsi, me semble-t-il, tout poète se positionne – par rapport
aux savoirs que portent tous les discours de maîtrise ou d’ensei-
gnement (sur l’homme, sur le réel) et au pouvoir qu’ils impliquent –
d’une manière insolite. Il les capte et les traverse, les fait éclater
de l’intérieur dans un mouvement de dépense dont son travail rend
lisible les traits. Loin de capitaliser les savoirs, il les met à nu, il les
disperse pour mieux les faire essaimer. Au vif du courant, debout,
il soulève les pierres et les mots, sent le nerf du temps contradic-
toire. L’Envers d’écrire (c’est le titre d’un livre de Dominique
Grandmont, tu t’en souviens) est le point de tension dont le timbre
sonore résonne dans sa voix, dans son corps. De ce fait, quand on
examine le rôle que notre société actuellement assigne aux prati-
quants du savoir et de la culture (qui se confond, n’est-ce pas, de
plus en plus dorénavant avec ce qu’on appelle les médias), le poète
refuse de jouer le jeu, d’être à la place qu’on lui a réservée. C’est
en ce sens que Ponge refuse l’étiquette de poète car sa « concep-
tion de la poésie active […] est absolument contraire à celle qui
est généralement admise, à la poésie considérée comme une effu-
sion simplement subjective […]  »
Mais, si tu veux bien, j’aimerais qu’on s’arrête sur la première
phrase de Ponge que j’ai citée plus haut : « Il faut que l’expression
vienne avant les mots ou avant la pensée. » Pour lui, cette néces-
sité souligne « l’infidélité des moyens d’expression, […] l’impos-
sibilité pour l’homme non seulement de s’exprimer mais d’exprimer
n’importe quoi  ». Il précise qu’il s’agit pour lui d’un constat qu’il
a « vécu », et définit ce « défaut » comme « l’un des plus impor-
tants […] thèmes de l’absurde ». Il réagit ainsi au Mythe de Sisyphe,
UNE LETTRE 

d’Albert Camus, que Pascal Pia lui a communiqué en manuscrit.


Il prend son « parti de l’Absurde », tel que Camus le définit, mais
s’en démarque aussi. Les deux hommes s’écrivent et la lettre que
Camus adresse à Ponge après sa lecture du Parti pris des choses est
intéressante à plus d’un titre et notamment par quatre remarques
qu’il lui adresse. Évidemment, c’est à resituer dans le contexte de
l’époque mais je ne crois pas qu’aujourd’hui nous en soyons si
éloignés…
Tout d’abord, il loue au plus haut point l’œuvre de Ponge qui
naît « à l’extrémité d’une philosophie de la non-signification du
monde. Elle décrit parce qu’elle échoue  ». Mais ce que Camus
apprécie surtout, c’est la « maîtrise » qui rend convaincant ce constat
d’échec (et non « l’impuissance à parler ou le balbutiement »). Parce
qu’elle permet d’aboutir à des « réussites relatives de langage » (l’ex-
pression est de Ponge), elle permet de faire accepter le mutisme
auquel on est condamné de toute façon.
Ensuite, il se dit frappé particulièrement par « la nature sans
hommes, le matériau, la chose comme vous dites  ». Mais il croit
déceler chez Ponge une « nostalgie de l’immobilité » et il craint
une des « fins de la réflexion absurde […] : l’indifférence et le
renoncement total – celui de la pierre ». On sait que chez Ponge
il n’en est rien.
Puis il revient sur le reproche que lui faisait Ponge d’être nostal-
gique au fond de l’unité qui sauverait et résumerait tout, et il voit
chez lui une « nostalgie du maître mot, de la parole absolue ».
Avant d’en venir au quatrième point, je pense qu’il ne faut pas
considérer ces réflexions comme frappées de désuétude. En effet,
ne sommes-nous pas dans un monde qui, depuis que les dieux, et
les idéologies, se sont retirés, expose, de manière de plus en plus
cynique parfois, l’absence de sens qui le constitue ? Pierre Le Coz
montre bien, dans son Traité du même , que les hymnes et les épopées
sont devenus impossibles (à moins de tomber dans un kitsch qui
leurre) : les dieux sont partis, le dieu-fils a retrouvé son Père, plus
aucun Centre du monde, nombril, ombilic. Prendre acte de cela
 F RA N ÇO IS R A NN OU

peut donner, c’est vrai, et Ponge en serait malgré lui comme la


figure tutélaire, une poésie aujourd’hui « propre » (je pense à cette
phrase de Ponge : « Avec un peu d’attention, je peux, peut-être
écrire quelque chose de propre, de net. […] C’est souvent la raison,
peut-être une des principales raisons d’écrire  », et cette obsession
du « propre » a quelque chose d’assez troublant) ou littérale que
Jean-Luc Steinmetz définit ainsi : « Les mots, devenus matière,
complexes et précis comme des idéogrammes – dont aucune varia-
tion n’échapperait, en même temps que le sujet tâche de faire l’éco-
nomie de lui-même, avance dans un langage où il ne donne pas
à voir (refus de l’image) ni même à entendre (glissement sur la
couleur phonique) mais constate, mesure, cadre, arpente . »
S’accomplit ainsi poussé presque jusqu’à l’absolu un « relativisme »
de l’expression… qui devient une sorte d’idéal plat, sans doute
une aporie. Cependant, et pour ne pas céder à nouveau aux sirènes
d’une métaphysique où la poésie se perd encore trop facilement,
une autre manière d’assumer se découvre lorsqu’on pense au travail
réalisé par André du Bouchet. Alors que Jaccottet et Bonnefoy
tentent de « repérer, d’entretenir, de sauver, même sous la forme
la plus évanescente  » des traces d’un Sacré enfui, du Bouchet
crée un espace qui permet de faire entendre le muet dans la langue,
« l’autre face de la langue, / antérieur à la parole prononcée ».
N’est-ce pas rendre perceptible ce point où l’expression doit se
faire avant les pensées et les mots, que Ponge indiquait dans la
phrase que je citais tout à l’heure ? Quelque chose de l’ordre de
ce que du Bouchet appelle le muet ou le dehors (même si les deux
ne sont pas équivalents exactement) au moment d’apparaître se
voit capturé, entouré d’un bandage qui l’aveugle et en même temps
le blanchit. Ce rapt s’inscrit dans l’intervalle où une parole de la
langue imprononcée traverse, source résurgente, constituée de ce qui
la rend justement imprononçable. Aucune transcendance, mais une
immédiateté contre laquelle bute toute emprise, parole non assu-
jettie à la langue, réfractaire. Le chant ancien n’est plus, le blanc
renvoie à la voix dessous qui heurte, fait sentir l’abrupt. L’absurde
UNE LETTRE 

qui a fait naître la douleur liée au sentiment de perte (du Bouchet


est bien l’enfant de la débâcle) se voit ressaisi. Se haussant au-delà
de soi-même, au niveau également d’un sujet qui s’affirme avec
netteté débarrassé de tout sentimentalisme (écrire le plus loin de soi-
même). Étrangement du Bouchet accomplit ce que Ponge se fixe
comme objectif : « plus loin et plus intensément je chercherai la
résistance à l’homme, la résistance que sa pensée claire rencontre,
plus de chance j’aurai de trouver l’homme, non pas de retrouver
l’homme, de trouver l’homme en avant, de trouver l’homme que
nous ne sommes pas encore […]  ». Mais d’une manière telle que,
par le processus de double négativité, il parvient à instaurer un
nouveau rapport au monde au plus proche de sa fraîcheur nue
qu’il sait nous faire écouter. Il nous met sur le pas, et nous voilà
en avant de nous-mêmes, avec l’énergie d’aller.
« Encore un whisky ? me demandes-tu… du pur malt ! »… Oui,
cher Pierre-Yves, et me voici rendu à la dernière remarque de
Camus (tu n’as pas perdu le fil tandis que tu te lèves et me sers)...
Ce dernier fait remarquer à Ponge que le « problème de l’expres-
sion n’est si vital pour [lui] que parce [qu’il l’identifie] à celui de
la connaissance  ». Sans aucun doute. Mais il me semble intéres-
sant de remarquer que, si pour Ponge, cela se résout par un rela-
tivisme du langage (et je ne peux m’empêcher de mentionner le
travail de Brice Parain, que Ponge connaissait) maîtrisé, d’autres,
et c’est un autre versant, très important, de ce qui a permis l’évo-
lution du travail poétique d’aujourd’hui, ont tenté une explora-
tion du langage jusqu’à ses limites, presque à lui faire rendre gorge.
L’enjeu n’est pas d’ordre seulement expérimental, tu l’imagines
bien. Il s’agit de connaissance. Ce territoire où l’expression vient
avant les pensées et les mots, le surréalisme a cherché à le rendre
possible, matérialisable, et si son erreur a été de vouloir en fixer
les règles (illusion de tenir l’eau entre ses mains !), il a permis des
découvertes non négligeables dont nous lui sommes tous redevables,
il a ouvert une ligne en nous donnant Rimbaud, Lautréamont et
quelques autres comme phares d’une nouvelle tradition impensée.
 F RA N ÇO IS R A NN OU

Dada, autrement, nous importe pour ce qu’il a permis après, et la


poésie sonore, enfin reconnue, en découle (des poètes aussi impor-
tants que Kurt Schwitters commencent à être considérés à leur
juste place, tant mieux) avec des poètes actifs et intéressants par la
réflexion théorique qu’ils mènent. Et puis il y a Artaud.
Déterminant. Décisif. Butant sur ce qui lui dérobe sa pensée et ses
mots, il traque ce qui fait faillir toute parole car le langage est insuf-
fisant, il le sait parce qu’il le vit. Sa révolte terrible met au jour
au-delà de lui-même des espaces dont il fut le premier expéri-
mentateur (son forçage du vocabulaire, le travail sur les phonèmes…)
ou le théoricien (et je pense naturellement au Théâtre et son double,
par exemple). Artaud éveilleur (et non pas exemplaire : comment
suivre un tel parcours de vie !), et j’en vois l’éclat d’ouverture chez
au moins trois « types » de poésie qui ont fini par occuper une
place prépondérante dans le champ poétique actuel. Je commen-
cerai par la Poésie directe de Jean-Jacques Lebel dont, je pense, tu
comprendras mieux le projet estimable, vivifiant, passionnant en
laissant parler Lebel lui-même : « Par opposition, tout simplement,
à la poésie “indirecte”, c’est-à-dire la poésie filtrée à travers l’in-
dustrie culturelle […] la “Poésie Directe” a une volonté de rela-
tion “directe” immédiate, entre le locuteur ou l’écrivain, son texte,
sa pensée, l’expérience poétique, et l’auditeur ou le spectateur. Le
poème se vit aussi bien du côté du poète que de l’auditeur . » Tu
comprends le lien avec la poésie performance d’aujourd’hui… Lebel
lance vraiment les happenings, fait le lien entre la Beat Generation
et les surréalistes, crée les ponts entre poésie, arts plastiques, musique,
danse, théâtre (sa mise en scène en  du Désir attrapé par la
queue, la pièce de théâtre de Picasso – écrite en  et dont une
lecture fut faite en  chez Michel et Louise Leiris avec Albert
Camus à la mise en scène, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir,
Dora Maar entre autres et, parmi les spectateurs, Reverdy, Lacan,
Valentine Hugo, Braque, Cécile Éluard… et un certain Claude
Simon – est un moment fort de son parcours). Il se fait passeur (il
crée le festival « Polyphonix ») et, certes, on ne peut regretter qu’une
UNE LETTRE 

chose, c’est que cette utopie qu’il a déployée soit retombée trop
souvent dans des performances fades et conformistes dans lesquelles
certains poètes d’aujourd’hui se complaisent… Il n’empêche. Puis
je mentionnerai la poésie qui explore les relations secrètes entre
langage, corps, identité (Bernard Noël, Mathieu Bénézet). Enfin
le courant « branché » sur le pulsionnel de la langue dont Prigent
semble le représentant le plus marquant. Ce qui me retient ici c’est,
au bout du compte, la richesse de ces tentatives qui, certes, peuvent
apparaître comme des voies sans issue parfois. Cela semble
« patiner » et tourner aux querelles formelles ou idéologiques. Mais
des outils ont été forgés, des expériences menées. Yves di Manno
ne cesse de le dire autrement dans son remarquable livre Endquote,
paru chez Flammarion en .
Notre monde a changé depuis la fin de la Deuxième Guerre
et nous voici pourtant toujours avec le sentiment que la non-signi-
fication du monde que révélait Camus n’a fait que se renforcer –
au moment justement où le sentiment religieux, sous des formes
extrémistes et / ou identitaires, renaît avec vigueur. Surtout depuis
que le capitalisme a gagné. Ne sommes-nous pas dans un relati-
visme généralisé : politique, économique, idéologique, philoso-
phique ? Ce que reflète le langage qui peu à peu s’est tellement
relativisé qu’il s’est vidé de sa force en se retournant sur lui-même
comme un gant ; il s’est transformé en filet dont, quoi qu’on dise,
on ne peut se défaire, pris dans un piège tel que pouvoir sentir
l’air qui bat librement sans que le langage, tout de suite, le recouvre,
l’étouffe (et avec quels déploiements rhétoriques !), voilà qui est
devenu le plus difficile (alors même qu’autour de nous tout est fait
pour qu’on communique sans problème…). L’omniprésence des
médias-écrans permet d’exercer un réel pouvoir anesthésiant tant
il est difficile de se défaire de la fascination qu’ils exercent. On
retrouve alors le sens du mot écran à son origine puisque dans le
dernier quart du XIIIe siècle, escren désignait un panneau pour se
garantir de l’ardeur du foyer… sans doute le feu qui éclaire la face
antérieure du langage a-t-il sur nos lèvres trop d’éclat et de chaleur
 F RA N ÇO IS R A NN OU

qu’il faille s’en protéger… Parfois le voile se déchire (l’excès, la


dépense d’un mot-acte) mais le filet se recoud, rien ne s’est passé,
en apparence. La technologie (l’ancienne teknè) propulse le langage
à un rythme qui l’assourdit, médiatise tellement notre conscience
de l’absurde (comme un manège irait de plus en plus haut, de plus
en plus vite) qu’une euphorie étrange étreint comme une éponge
le désir d’authentique expression. Ainsi ça parle tout le temps, sans
silence, sans différé, sans retard, presque compulsivement. Un monde
intermédiaire enivré de complétude se propose à nous…
Le poète, lui, que fait-il ? Il travaille sur le tranchant. À la fois
dans le monde, dans notre monde que Peter Sloterdijk décrit comme
un mécanisme d’oppression stressante généralisé, et à distance, en
retrait, dans une position de refus. De révolte. Mais pas roman-
tique, ou alors proche du Romantisme allemand des frères
Schlegel, de Novalis, sans illusion sur une quelconque unité à
retrouver : le deuil est fait. Il y a un travail critique nécessaire qui
porte sur les nouveaux modes d’asservissement du langage par ce
qui fait écran… Lucidité, mémoire, veille, distance sont à l’œuvre.
En refusant l’individualisme. Le sujet, se situant dans un mouve-
ment incessant qui le mène plus haut que soi, trace un en-avant
aux pieds lourds et pluvieux, toujours vers plus de nudité au temps
contradictoire. Le poète ainsi fait advenir ce qui suffoque, rompt,
libère, excède le langage en filet.
Comment cela ? Il me semble que la poésie, alors, plutôt que
vers (frappé de caducité depuis si longtemps, il paraît trop souvent
chez les poètes actuels, à de rares exceptions, comme maintenu
en vie artificiellement et, tel qu’il est, seul, insuffisant) ou prose
(aux possibilités plus riches parce que plus souple, plus adapté aux
modalités d’énonciation dans notre monde « moderne », on le sait
depuis Baudelaire et Rimbaud) doit retenir la leçon d’Apollinaire
dans « Lettre-Océan » (Calligrammes), de Cendrars avec son Kodak,
d’André du Bouchet dont les textes proposent un espace autre,
ouvert, inédit et fondateur en somme autant que le roman de
Chrétien de Troyes ouvre une voie. Mais il ne s’agit plus de se
UNE LETTRE 

raconter de belles histoires. Il faut façonner un espace de ressaisis-


sement du langage qui de notre monde permette de percevoir la
vitesse, de comprendre, au sens premier, la puissance et la fasci-
nation des images qu’il impose (comme dans l’imposition des mains
quand elle est simulacre de sacré) – dans la simultanéité des percep-
tions, cette saisie crée l’endroit où le corps et l’esprit se tiennent
ensemble en des points de tension (qu’il n’a pas charge d’élucider
mais de soutenir) qui permettent au muet, au vif, d’advenir. Tenter
de saisir le furtif (ce que Derrida, dans L’Écriture et la Différence,
reconnaît comme la marque du voleur), le prendre de cours, être
en avant sur la parole en avant, s’inscrire, lucide, dans son rythme
subliminal qui emporte. Et nous fait entendre / voir / lire (pour
reprendre le titre du texte extraordinaire de Paule Thévenin sur
Artaud ) l’élémentaire, ce qui a l’opacité du réel dans la langue,
dans notre parole – comme son fondement ignoré : terre non vue
que le poète, tel le Kolomb de Hölderlin, invente sans savoir.
Horizontalement et verticalement, en surface et en profondeur
(couches superposées, sédiments, archéologie des savoirs et du sujet),
l’espace de découverte se déplie – polyphonique, selon un contre-
point où contradiction, juxtaposition, confluence, croisement
permettent une parole vivante toujours à naître, à reconnaître.
Concrètement, c’est l’espace du livre et celui de la voix, du corps,
de la rencontre avec les autres arts – Patrick Beurard-Valdoye préfère
parler désormais d’arts poétiques. On rejoint le désir d’une poésie
directe dont Jean-Jacques Lebel montre bien qu’« en réalité, (elle)
ne s’oppose pas du tout au livre, mais elle y ajoute une autre fina-
lité en deçà [je souligne] de la publication […] . » La poésie alors
est comme un vaisseau à double niveau (et je m’inspire de la distinc-
tion faite par Ponge dans ses Entretiens ). Le livre est mis en orbite
et, seul, poursuit sa course vers un destinataire inconnu (comme
la bouteille à la mer de Mandelstam) selon des modalités de percep-
tion qui traversent l’éternité, tandis que, dans l’atmosphère, elle
déploie ses figures en prenant corps, en se risquant – lecture à plusieurs
voix, musique, théâtre, vidéo, installations, événements, permettent
 F RA N ÇO IS R A NN OU

de le faire vivre (et nous sommes loin de cette fragmentation-spécia-


lisation des savoirs et des arts, déplorable). Concrètement, rendant
possible, du coup, le « serrement de main » dont parle Celan dans
sa lettre à Hans Bender – « Le poème est un “serrement de mains” :
geste unissant qui fait que d’un homme à l’autre quelque chose
passe, est transmis », précise Martine Broda .
Je cite, enfin, Celan lui-même (comme pour enfoncer le clou) :
« Seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes. Je ne vois en
principe aucune différence entre un serrement de mains et un poème.
Qu’on ne nous ramène pas le “poiein” et autres balivernes . »
Je te laisse sur ces phrases. C’est là que tout (re)commence.
Nous aurons pour une autre longue nuit à en parler ensemble, à
s’écrire,

Avec affection,
François Rannou

Ax-les-Thermes / Dingé, juillet-août 


UNE LETTRE 

NOTES

. FRANCIS PONGE, « Tentative orale », in Méthodes, Paris, Gallimard, « Idées »,


p. .
. Ibid, p. .
. Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard / Le Seuil, ,
p. .
. FRANCIS PONGE, « Réflexions en lisant “L’Essai sur l’absurde” », - août
, in Le Parti pris des choses, Paris, Gallimard, « Poésie », , p. .
. ALBERT CAMUS, « Lettre au sujet du “Parti pris” de Francis Ponge », in Œuvres
complètes, vol. , Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, , p. .
. Ibid., p. .
. PIERRE LE COZ, Traité du même, Portes-sur-Garonne, Loubatières, .
. FRANCIS PONGE, « La Pratique de la littérature », in Méthodes, op. cit., p. .
. JEAN-LUC STEINMETZ, Les temps sont venus, Nantes, Cécile Defaut, ,
p. .
. FRANCIS PONGE, Méthodes, op. cit., p. .
. Id., p. .
. ALBERT CAMUS, « Lettre au sujet du “Parti pris” de Francis Ponge », loc. cit.,
p. .
. JEAN-JACQUES LEBEL et ARNAUD LABELLE-ROJOUX, Poésie directe, Paris,
Opus International Édition, , p. .
. PAULE THÉVENIN, « Entendre / voir / lire », in Tel Quel, n°  et , Paris,
Le Seuil, automne et hiver .
. JEAN-JACQUES LEBEL et ARNAUD LABELLE-ROJOUX, Poésie directe, op. cit.,
p. .
. Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, op. cit., p. .
. MARTINE BRODA, Dans la main de personne. Essai sur Paul Celan, Paris, Le
Cerf, , p. .
. Ibid., p. .
ARM AN D DU PU Y
Né en  à L’Arbresle (Rhône), il vit à Saint-Jean-La-
Bussière. Il collabore aux revues N, Décharge, Verso,
Remue.net et Plexus-S. Il a récemment fait paraître, chez
Publie.net, Distances et dehors / hors de / horde (), en avant
les et ’ / Pollock (). Il vient de fonder les éditions
Mots Tessons avec Stéphane Dussel.


A R M AND DUPUY

u n e s u it e s a n s

à Israël Eliraz

à Yaël Z.

. (J’accepte l’autorité du quotidien)

Blanc. C’est à peine si


ou plutôt c’est vraiment.

Ou simplement c’est.

Un toit.
On n’a rien à dire, la fatigue. À bout, non, mais le poids plus un
poids, plus autre chose encore. À force, on ne sait pas. On n’a
jamais su. C’est que la tête ripe, voilà.

Tes mains sur la nappe / en grappe / et ça floconne dis-tu, dans ta


façon de tout taire.
 A RMA ND D U PU Y

On pourrait s’appuyer sur autre chose, bien sûr,


mais c’est.

Bu d’un trait le café, nuages, et je cherche où je m’avale. Chaque


pas gobé-gobant dans l’écart de tête où dire s’annule. En somme,
il n’y a rien, jamais rien, mais pourtant…

Les choses,
encore les choses et ce blanc,
dedans.

C’est-à-dire de la place.
Quelque part où tenir,

quand même.

. (Je cherche dans le petit pan de mur)

On a quoi,

du ciel amorti, la neige et ton dos, longtemps.

Puis la notion de semaine et se berce


la tête, remue ce froid.

Des coups répétés, le bruit d’un foret. Les yeux ratent juste assez
/ le store bas. Des tirets seuls de lumière où je frôle. Et l’on se
demande toujours : poing fermé dans le ventre ou stèle ?

Les doigts craquent.


UNE SUITE SANS 

Quelque chose se mâche au seuil et sans.

Bien sûr, tu cherches la chaleur plus que la pente. La terre mouillée


s’agace sous tes pieds, la terre fuyante et grasse et soudain s’accé-
lère,

soudain.

Le mot ciel revient juste ici de sa fange.

Il faut dire non, refuser l’astuce.

Répéter l’enfance gaspillée, ratée. La vie noyée dans le sceau.

De n’avoir rien su,


de n’avoir pas.

Alors on a quoi,

le sûr d’un mur, la neige et


ton dos

longtemps.
 A RMA ND D U PU Y

. (On voit mieux en découvrant qu’il n’y à rien à voir)

Matin –

le plan d’une ville grouille dans l’œil,


dégouline.

Encore un peu.

Le jaune verse – grosse marguerite ou quoi ? – pas loin dans son


rond, balance. Tige racornie, langue usée. Des briques en miettes,
partout. Dedans, la porte sur deux tréteaux, le café d’une semaine,
etc.

Première neige à nouveau.

Le nu d’un frêne gratte au fond / s’arrache


un corbeau.

Et ce qu’on sait s’entête ou bien s’ajoute à lui-même, mais stagne.


La lumière colle aux yeux, les colle.

Ta tête en V sur l’épaule. Le jour glisse comme tram, je me lève.


La peur n’est pas devant, ni

rien devant.

Refaire.

On dira c’est la vie,


venir assez près,
UNE SUITE SANS 

perdu.

Le dire et redire jusqu’à déplacer.


Dormir le sens et debout,
c’est ainsi.

. (Il faut se tenir aux choses, s’agripper)

On attend toujours
je ne sais quoi plus que rien.

Des yeux clairs, peut-être

le repas.

Tu t’assoies sur le temps rassemblé. Ce qui ressemble au temps,


du moins,

disons façade affaissée, gravats.

Ou tête de chat, rats secs.

Le manque d’élan, surtout le manque et ce jaune supposé, bien


sûr, puisqu’on l’ignore. Mais jaune efficace – tentacules, et tout
s’enchaîne.

Laine et glace plein la bouche /


boule,

mais roule.
 A RMA ND D U PU Y

Le jour se fait, pas vite, mais se fait. Se lie. Les murs encaissent.
Autour, il n’y a pas de bruit, pas de vent ni de terre sous les coups
de burin.

On termine comme ça,


bien dans les choses.

Avec et sans

les muscles.

Raciné mais, comment dire,

pas là.

. (Ce qui arrive / je lui permets d’arriver)

On patine
sur le bois de la table.

Rien n’insiste.

Les toits s’encastrent


et collines.

Des étages dans le blanc flottent /


je note.
UNE SUITE SANS 

Chaque ligne déplace le mur qui reste le mur. C’est peut-être qu’il
n’y a rien à faire. À peine un passage et tu dis ça... non.
Ça floconne dans ta langue, c’est tout. Personne ne voit. On dirait
que cette neige à l’envers – ce peu qui veut – ne compte pas.

Passons.

Le fil s’étire. À la limite, toute chose, même le mot tenté, fait mur
et ferme.

Si les portes [...] étaient nettoyées, bien sûr / si les portes que
verrais-je mieux que voir ? Mes mains, la nappe remontée, la fenêtre
sale. Des branches sur l’HLM, le ciel, le ciel et le reste.

Ce reste qui dans tout ça s’éparpille. Saisi mais peureux, mais mobile.

Et ça floconne dans ta langue,


juste un peu moins, peut-être.

Quelque chose remonte, très lent,

par où tu te tais.

. (Nous sommes fidèles aux choses cachées)

Très peu – trop.


Bêche.
 A RMA ND D U PU Y

Il n’y a qu’à…

non. Rester.
Le carré d’une fenêtre à l’étage.

Et tout ce qui dans le sang tache, bête vive en gros sel va brûlant.

Ça dure un peu, deux peu – suffisants.

Pas vraiment toi


mais le dôme sans.

Tu laisses aller, ni poing ni stèle, mais dans sa pâte vapeur ou boule


d’os. La partie, le tout, le résultat, qu’importe. Une série de mesures,
clarté / la terre lâchée sous les pieds.

Vent sec et baies.

Il faut dire, redire, on s’enfonce. Rien ne bouge de ce qu’on a


cru, coagule. Les mains sur la nappe, défaites –
défaites mais calmes, calment.

Même tête sans temps, le sol éclate puis recommence.

Ciel encore / brebis lentes, marelle.

Dépenser jusqu’au bout


les yeux,

c’est simple.

Il faut s’affronter.
UNE SUITE SANS 

. (Rester avec ça c’est tomber / dans l’essentiel)

Coule un jour /
chape.

Je me sens tombe, tu répètes

avec ça – l’odeur de thé.

Je dépasse ma figure. Je suis là mais rien, vraiment, je passe. Ma


figure ne barre pas dans la vitre. C’est un matin pareil, pas plus.
Le flux des lampes, la rue.

La pensée va racine et s’agrippe. Serre.

Des mouches mortes s’accumulent comme une dette de tête. Un


point vague auquel on accède.

On pourrait dire l’eau


rêve l’eau,

d’une certaine façon réduire


dans l’oubli

mais quelque chose lutte.

Le banal s’installe, qui n’est pas l’oubli (mais roc) ni l’habitude.


Rien dans le dos, le passé nu / pas bavard. Juste déterrer ma tête
de ce qu’il faudrait d’une tête. Et je te vois sans regarder.

Tu ramasses le linge.
 A RMA ND D U PU Y

Répétition de collines / le paysage mal rangé,

mes chaussettes,

culottes.

. (Tout est rien et même ça c’est trop)

Juste assez de paix


dans l’usure, le dos froid.

Le carreau fendille sans qu’on sache où


ça brume.

Carcasse va,

le vent passe, le temps, le sang. La pensée vidée se vide par les


pores puis reflue. Le corps en nage. Ça bouge à peine sous les
pieds, ça monte. Des fourmis dans les jambes redescendent, cher-
chent les nerfs et mordent.

On ne sent pas. Je pense un coup de pelle, un autre. Je pense le


gris qui me pense, qui brouille le sable et s’efface. Je pense le ciel
qui n’a rien à voir.

Je vais ma brouette, je verse,


tout ça n’est pas faux.

Tu n’es pas là, donc je boite avec les choses. On pourrait faire la
liste, mais redire ne tricote aucun sens /
UNE SUITE SANS 

addition bête et lucide :


entre les choses, il n’y a r i e n.

Voilà,

je voudrais te dire il faut s’inventer,


tu n’es pas là.

Autour, rien n’a bougé,


que le prix

des carburants, le vent.

- décembre 


(Extrait d’un ensemble inédit,
Tête, mains, temps)

Les fragments qui précèdent chaque texte


sont empruntés à Israël Eliraz.
 R ÉP ON SE D ’ A R M AND DUPUY

Projet / démarche

C’est une question à laquelle il m’est particulièrement difficile de répondre.


Je ne crois pas pouvoir dire, honnêtement, que mon rapport à l’écriture
relève d’un quelconque projet ou d’une démarche. Je peux juste essayer
de dire, à la limite, comment ça se passe. J’écris en réaction à ce qui m’ar-
rive – c’est-à-dire, le plus souvent, peu de choses. J’écris en réaction à
la poussée double du dehors et du dedans. J’écris là, à l’endroit de leur
friction, je crois. Parce que ça vient, ça s’impose, ça travaille. Je cherche
quelque chose sans trop savoir quoi. Pas de forme particulière, ça dépend
vraiment. Ça peut aller de la coulée folle de quelques jours (’ / Pollock,
Publie.net, ) à un travail beaucoup plus laborieux (être et, à paraître
courant  à La Rivière échappée) pendant lequel je tâche de dégraisser
le plus possible les textes, de dégager ce qui me semble essentiel dans la
matière avancée. À vrai dire, le mot « démarche » me fait surtout penser
à la façon que j’avais, petit enfant, de descendre les escaliers : un par un,
sur les fesses, en ayant très peur. Ça ressemble toujours à ça ma façon
d’avancer, même si c’est moins flagrant.

Généalogie / influences

J’ai lu mon premier livre assez tard, vers dix-huit ans. C’était La Chute
d’Albert Camus, livre auquel je n’ai vraiment rien compris. Ensuite, j’ai
lu ce que j’avais sous la main, pour apprendre à lire, d’une certaine façon.
Puis j’ai découvert les journaux de Charles Juliet, vers vingt-deux ou
vingt-trois ans. Des livres dont j’avais besoin. Dans la foulée, j’ai lu tout
Juliet. Il m’a ouvert les portes vers d’autres auteurs, de proche en proche.
Mais on ne peut pas dire que ces lectures aient eu une influence sur mon
écriture. D’ailleurs, je n’écrivais pas. Il y a aussi ceux dont je suis l’œuvre
depuis quelques années : Antoine Emaz, Israël Eliraz, Pierre Bergounioux.
Pour ces derniers, je ne me demande même plus si le dernier paru est
bon, je l’achète. C’est comme faire une famille. C’est bête. On fait route
avec. Mais je ne sais pas s’il faut parler d’influence. Sans doute un peu,
inévitablement, mais ce sont surtout des écritures nourricières qui viennent
RÉPONSE D’ARMAND DUPUY 

accompagner la solitude. C’est un peu caricatural ces trois ou quatre figures


dressées de cette manière, il faudrait aussi toucher quelques mots des peintres,
de certains architectes (Le Corbusier fréquenté depuis l’enfance, avec le
couvent de la Tourette, à Éveux) ainsi que les amis : Mathieu Brosseau,
Marc Dugardin, Claude Favre, Sophie G. Lucas, Cécile Guivarch, Nicolas
Grégoire, Fred Griot, Jean-François Perrin, …
V IC T OR MA RT I NE Z
Né en  à Perpignan, il a consacré une thèse à André
du Bouchet à l’université de Paris III et a préfacé, du même
auteur, Le Second Silence de Boris Pasternak (Rennes, La
Rivière échappée, ). Il a récemment publié Poème de
l’eau (Amay, L’Arbre à paroles, ), et traduit et préfacé
Le Journal d’un poète jeune marié de Juan Ramon Jiménez
(Toulon, Librairie La Nerthe, ). Ses recherches en
poésie portent aujourd’hui sur les notions d’« événement
sans signe », d’« intonation » et de « plasticité destructrice »
(Catherine Malabou).


V I C TOR MARTINEZ

A g r é g a t de f a ce

la nuit prouve le jour


aveugle ne voit pas la nuit

aveuglément comme table lumière de la paroi

comme on heurte à la paroi


la pulvérisation aussitôt

et le retour au sol
comme on heurte répété

l’eau athée fatigue le dieu


 V IC TO R MA R T I N EZ

l’eau pragmatique et athée fatigue le dieu


électrocute la charge
noie l’arc voltaïque

à côté de sa charge fragmente la position

d’un chapitre récent du livre l’eau carcérale supprime le plafond


AGRÉGAT DE FACE 

fond nocturne éclaire mieux que le jour disjoint le plan

affranchit le poids

comme hache en haillons


trempe la meule aérienne

comme langue à quai


commande l’écart à arches

comme percussion muette


livre la filiation

eau sans persuasion contient seule l’argument


 V IC TO R MA R T I N EZ

l’eau réapprend l’élément dilue la forme


dresse la barricade

barreau corrompu par barreau corrompu


l’escalier du sel dans l’eau passe le péage

gouffre capture la canalisation


dynamite sur un flanc la charge

solde ultramarin désensibilise la pulpe des doigts


AGRÉGAT DE FACE 

paroi sans timbre dans l’aphonie du bloc liquide


dépouille la cloison rue à vide dans l’air du monde à sec

puisatier centuple à l’égal


accède au nom
écale la langue

torchon de puissance
étrangle la glissière

( corps salé de la séparation étanche les fluides


sale la poussière
ouvre les glissières qui coupent les corps en bord de route )
 V IC TO R MA R T I N EZ

réintégrer le soleil
calquer la poussière
saler la poitrine

rendez l’air
rendez l’air et

sautez la hache

eau atteinte à son indice faible stupéfie l’ange

(tout ange est terrible. non.)


AGRÉGAT DE FACE 

acéphale de l’eau
attraction sans terme mobilité de l’impact
dissout la totalité du volume
lève le fond disparu

membres dressés de l’eau frappent à vide l’étal de la sécheresse


 V IC TO R MA R T I N EZ

sans terme rejoint toute tendance


nappe le fond des mers
agite les bras méconnus

désoriente la place

sans assise contient l’équilibre


sans articulation ignore le propos commande la persuasion

l’eau esseulée dans le moyeu du monde à sec


redistribue toute tendance
AGRÉGAT DE FACE 

soudure qui anéantit noix de l’air


à l’abandon de l’élément thermique (en fuite à travers les parois)

augmente le volume
creuse la cible enterrée
couple les explosifs

plus courte d’un pied que l’air


exonère la langue

sans opérateur
nettoie la position

par plaques
défragmente l’air

rectiligne dans la gorge


boit la pile

suppression qui engendre


rejoint l’air disloqué
 V IC TO R MA R T I N EZ

entre porte et porte


(l’eau interloquée a soif)

tu me trouves eau sur ma parole asséchée atome de nature


contenu sans prestation

par la faille du faîte tu entres par le monde ouvert qui


n’a pas d’entrée

dans ta fuite contiens infiniment

haches la représentation

agrégat de face
RÉPONSE DE VICTOR MARTINEZ 

Sans doute il n’y a pas à s’expliquer sur l’écriture poétique, tant nous
manquons d’œuvres et débordons d’auto-contemplation et, plus authen-
tiquement, de limites (cela vaut pour l’auteur de ces lignes). Le lien direct
de monde à monde, la transfusion pleine et sans marge du livre à la nature
et de la nature au livre, nous en perdons la frontalité et l’invisibilité, ce
double rapport incohérent et inconstruit dans lequel il faudrait en même
temps nager et nous observer du bord de la piscine, sans qu’il y ait lieu
de formaliser ceci : que l’objet dont il est question n’est pas un rapport,
mais une absence de rapport ; que c’est là que va la poésie, et, l’objet
dégagé, ou rémané, dans sa face sans identité ni genre, elle en repart,
ayant relancé un sol en fractions et éventuellement accosté de l’autre (ce
qui n’est nullement nécessaire). Être l’imbécile de la langue, réfractaire
à l’expédient, sans mobile et sans lieu, être un impair, ne saurait consti-
tuer une mauvaise affaire. « L’imagerie extérieure, explicative, est incom-
patible avec le mode d’existence de l’instrument » – ce propos de Mandelstam
n’aurait pas un commentaire de sortie.
P IE R R E M É NA RD
Né en  et vivant à Paris, ce bibliothécaire anime
régulièrement des ateliers d’écriture et de création multi-
média. Il participe au comité d’orientation et publication
de Publie.net et y anime la revue de création D’ici là. Depuis
, il a publié Le Spectre des armatures (Montréal, Le
Quartanier, ), En avant marge et En un jour (Publie.net),
ainsi que Quand tu t’endors (album illustré par Mini labo,
Arles, Actes Sud Junior, ). Il a participé à deux ouvrages
collectifs, Il me sera difficile de venir te voir. Correspondances
littéraires sur les conséquences de la politique française d’immi-
gration (La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, ) et
Écrivains en série, un guide des séries, - (Paris, Léo
Scheer, « Laureli », ).


P I ER RE MÉNARD

L a nui t li ta n i e

La nuit tombe. Il suffit d’avoir assez de patience. Dans la cabine


téléphonique, l’homme regarde sa montre avant de répondre. Elle
ne termine pas sa phrase. C’est une meurtrière, au sens architec-
tural. On pourrait couper cette scène. Il a fait beau aujourd’hui
contrairement à ce que je croyais. Le ciel était bleu. Voir la lumière
contrainte à la géométrie. Voir le vent en contact avec la pierre.
Voir la mémoire des pierres agitées par l’apesanteur. Sculptures de
papier et de tissus qui volent. Rubans, phylactères déployés dans
les airs, noirs, blancs, sous-titrages ordonnés par les hasards du vent,
textes mêlés aux photogrammes d’un film rêvé là. Annonciations
obscures, images de pensées en mouvement. Une mémoire prise
dans la forme. Le reste est fictif, comme la vie privée. Les amis
réunis dans le secret de l’appartement, la joie illumine son visage.
Mais nous ne sommes pas des témoins neutres. L’ennui c’est que
le langage n’explique pas le monde. Il en fait partie.
 P IE RRE MÉ N A R D

Avec l’air d’avoir en lui absorbé toutes les nuits. Pendant que les
enfants jouent, nous, à quoi jouons-nous ? Et ça ne sortait pas,
comme coincé dans les plis du front. Alors, le bras sur son épaule.
S’il fait beau on est là, y’a des trains qui ne bougent pas. Et comment
c’est déjà de ne pas être ici ? Je ne voulais pas faire de bruit. Dans
les endroits inexplorés vois-tu passer tes nuits ? Les ombres ont pris
la tangente avant l’aube. Nous avons emporté les clés misant tout
sur le cardiogramme pour goûter, un instant, au bonheur, en passant.
Le ciel a fait son temps, on ne pense pas à ça, je suis toujours
surpris. À rêver de confort sous l’amiante. Et ça suffisait bien, comme
le soleil l’été qui vient vous chercher le matin. Surtout si c’est
dehors, le souvenir du lendemain. J’ai vu de près ses yeux qui
souriaient, ses ridules chassant l’écume, la joue brûlante. Et tu ne
sauras jamais ce qui le travaillait, seule la nuit ne veut pas te lâcher,
mais tu t’en vas toujours. Fais-moi revenir au monde.

Le leurre, l’apparence, la première impression qui s’avère fausse.


C’est un geste vide qui essaie de dire quelque chose de profond
sans vraiment savoir ce qu’il veut dire. Vraiment, est-on tenté de
répondre ? Coincé dans l’inconsistance de son désir. Nous nous
amusons de nos croyances tout en continuant à les mettre en pratique
quotidiennement. J’ai l’habitude, depuis l’enfance, de ramasser immé-
diatement tout ce que je peux laisser tomber, absolument tout, et
si je ne le fais pas, un malheur arrivera, non pas à moi mais à quel-
qu’un que j’aime et dont le nom commence par la première lettre
de l’objet tombé. Votre seule ambition est d’arriver au soir. Se
débarrasser de la nuit. Une parole nous sortirait d’affaire, un geste,
un mouvement. C’est aussi l’occasion de se frotter aux autres. Je
répète mécaniquement, comme toutes les poésies que j’ai apprises.
Chacun va poursuivre ce qu’il a commencé. J’attends la suite.
LA NUIT LITANIE 

Dans cette lumière incroyable, tout ce qui se détourne éclate. Un


verre de vin réfracte la lumière du crépuscule de sorte qu’une douche
de rouge arrose la main et procède vers le poignet. Agile, ça veut
dire quoi déjà ? On juge plus aisément des variations chromatiques
indésirables sur un visage. Reconnais-le partout. Une fraction de
minute un visage qui passe. La fatigue d’une nuit harassée de rêves
laborieux s’efface peu à peu. Dans le flot de la conversation, les
sourires des enfants, les souvenirs communs. Ressaisir ce qui déjà
n’a plus de mémoire, reprendre ce qui ne peut se reprendre. Ce
n’est plus qu’un jeu de mots illustrés. Une lumière de situation
tout au plus, avec la douceur qui lui est habituelle quand elle a un
pardon à obtenir. Et une fois, une fois, le pouvoir de la lumière
de casser de tacher et noyer.

Une personne n’est pas, comme je l’ai cru, claire et immobile devant
nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre
égard (comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes,
à travers une grille), mais une ombre où nous ne pouvons jamais
pénétrer. Une forme originale portant la marque et l’empreinte
personnelle de l’auteur. Mais nous nous représentons l’avenir comme
un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu’il est
le résultat, souvent tout prochain, de causes qui nous échappent
pour la plupart. Dans un lieu qui reste inconnu. Un peu d’in-
somnie n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque
lumière dans cette nuit. Rêve étrange dans une ville déserte, d’im-
meubles vides en ruelles désertes, avec cette question en suspens.
Plusieurs fois il répète : « Je m’offre en sacrifice. » Et moi je ne
sais pas quoi dire. Ma barbe pousse, c’est tout.
 P IE RRE MÉ N A R D

Il s’affranchit ici de tout récit linéaire. Le vent, les pierres, puis


rien. Les corps deviennent des traces de lumière blanche. Au-delà
de cette limite, le récit devient aléatoire. Un train filant dans la
nuit sur une mer étale laisse, dans la mémoire, une trace indélé-
bile. Tout le monde a le droit d’être heureux pour de faux, mais
d’y croire. Je veux qu’il se passe quelque chose, de préférence
imprévu. J’essaie de soulever un coin de rideau. Et cela a quelque
chose de profondément rassurant.

Car l’essentiel n’est pas là. Juste un titre qu’on oublie. Sur le bout
de la langue. Une fraction d’éternité. Sans trouver le mot juste.
Juste un mot à dire. Parler pour pallier le sillon qu’on a creusé
toutes ces années. Plus tard les mots se posent. Je veux dire : rendre
la vie lisible à vouloir les sauver ces mots qui cherchent leur chemin
dans le silence de ce café bruyant. Vouloir changer les gens. Et
pourquoi ? J’écris comme on assemble des puzzles. Au départ le
déclic n’était pas celui-ci. Un premier pas pour le rendre vivable.
Le silence entre le début et la fin confondus, dans les marges des
livres qu’on ne lit plus. Dans la rue où la nuit (dernière de l’année)
tombe, tombait.

L’insignifiant est sans cesse menacé par l’essentiel. Quoi là sans


verbe ? Voir ce qui les fait fuir, ça commence par un couac. L’abîme
porte le nom d’abîme. Le contre-pied de toute histoire. La tauto-
logie n’est pas une bouche. Ne traite pas pour traiter. Élimine.
N’étouffe pas cette fragilité de lacune. Sombre précisément même
si je m’entends parler au vent. Il y a qu’on aime voir où ça va et
qu’où ça va on est aveugle. L’exact terme est traverser. Le retard
est sur la route. Rien de tel que la fin pour empêcher les commen-
cements. Retour en équilibrage. La fatigue est un filon qui va se
LA NUIT LITANIE 

resserrant. Chaque fois je le retrouve, le tout est d’entendre. Cela


et toujours autre chose. À la nuit seule, le soin d’une réponse.

Baisse un peu l’abat-jour. Le traître cherche à traduire sa propre


langue, dans sa propre langue. La nuit tombe parfois comme un
bloc de pierre et nous laisse sans espace. Je suis. Je deviens. J’écris ?
Je n’écris que pour devenir. J’attends, j’attends. Qu’on cogne donc
à coups de poing, cette bêtise domestique habituée au temps qu’il
fait. Je ne suis que celui que je deviens qui, à son tour, cesse d’être
pour devenir l’autre qu’il a toujours été en puissance. Dans les
deux cas il s’agit bien de vivre et non de penser vivre. La beauté
atteint à cette heure à son terme le plus élevé, elle se confond
avec l’innocence, elle est le miroir parfait dans lequel tout ce qui
a été, tout ce qui est appelé à être, se mêle. Je suis tous les autres
que je serai. Je ne serai pas. Je sens que je m’approche de quelque
chose, on dirait oui sur le point d’éclaircir le monde par certaines
choses fragiles, elles seront moi qui ne puis être. Ah bon, c’est
comme ça ?

Nous vivons à une époque de migrations à l’échelle du monde.


Par la porte ouverte, un poste de radio, un air de danse, le rythme
si mal synchronisé avec les pulsations et les remous de la végéta-
tion vivifiée par le vent. Tu perdras le sommeil au fur que tu perdras
la vue. Tandis que tu pénétreras la nuit, tu pénétreras dans une nuit de
plus en plus profonde. L’impression de voir un de ces vieux films
muets se déroulant seul de son côté tandis que le piano ou le violon
d’accompagnement suit une ligne mélodique tout à fait étrangère
au frisson des feuilles comme à la houle des branches. Tandis que
tu pénétreras la nuit, tu pénétreras dans une nuit de plus en plus profonde ;
ta mémoire, labile déjà, s’amenuisant à mesure qu’au sortir d’une longue
 P IE RRE MÉ N A R D

léthargie tu prendras conscience de ton état. Une époque où l’on recherche


le contact, où on l’obtient par la force et où on l’évite. Usé de
peut-être et perclus de si.

Virtuose de la colère imprécise, ainsi se définit-il. Avec ses petites


cellules musicales closes sur elles-mêmes. Ça va nulle part, ça reste
statique, en suspens, ça ne mène pas vers un point de repos.
J’entrevois la nuit dans toute sa sécheresse et l’ombre des remords,
de ces ombres qui parasitent les histoires, défont et refont sans
cesse des scénarios improbables. Ce sont des séries parallèles de
tierces qu’il répète de manière lancinante, sans jamais laisser poindre
l’espoir d’un dénouement. Trame sonore. Ta mémoire ne te soutient
pas, ne t’est d’aucun secours, ne t’offre rien, ni souvenir d’en-
fance, ni page de livre, ni séquence de film, rien de comparable.
Faire une humble révérence à ce qui nous glisse entre les mains
et nous rattrape.

Faire échec à la nuit – sans la nier pourtant – mais en la surmon-


tant, par un lent mouvement de sortie. Ce sont aussi des tenta-
tives pour me rapprocher d’un secret. Le détachement ne s’apprend
pas : il suffit qu’un rayon du soleil de sa beauté frappe mes yeux
et qu’il éclaire mon esprit et fortifie mon cœur, pour que je devienne
unique et sans égal par ma sagesse et ma vaillance. On n’y tend
pas, on le découvre en soi. L’harmonie des sons, l’éclat des couleurs,
la plasticité des formes. C’est ce que je me dis en lisant le journal,
me laissant imprégner du néant de toutes choses et de leur propre
néant. C’est le mot qui se répète en toi pour s’exercer. Il est sur
ta langue, sucré comme la colle des timbres, et attend que tu ouvres
la bouche. Pour se développer à partir de balbutiements aussi peu
prometteurs, de voir les faux départs, les banalités raturées, les indices
LA NUIT LITANIE 

d’une possession rien moins que furieuse. She belongs to me : mots


qu’on dissèque. She’s an artist she don’t look back. Même le silence
est une préparation.

L’univers qui se met en place à partir du moindre mot et toujours


nuit ou été ou silence, c’est ainsi, ou charnière qui n’est pas le féminin
de charnier qui vient aussi du latin, cardo. Il s’agit de ne pas perdre
le Nord, comme les personnages shakespeariens, ne pas sombrer
trop vite. Ainsi je recommence par la fin, mais la fin de tout.
Assentiments, pour changer nos préhensions et appréhensions de
l’autre qui gêne, détone, détourne, déraille. Assentiments pour rafraî-
chir un regard, éloigner les barrières, les préjugés et les cadres.
Dans le train, elle se réveille avec le sourire irradiant son visage
d’une beauté sereine. Entêté, tais-toi, détache et détourne. Tout
à terre, tu te trouves traces. On raconte, on regarde, on pense,
tout cela ensemble. Et tout s’enchaîne.

Avant d’entrer pour de bon dans la nuit. Se mesurer à son spectre.


Relativiser. Revitaliser. Le silence d’une puissance supposée.
Intoxiqué de souvenirs, je tourne la tête à gauche et à droite plusieurs
fois. Puis le calme revient avec la même disposition arrangée :
comprendre l’écoulement, avec la mémoire pour guide. Pour entrer
dans l’histoire, il faudrait la raconter à reculons : il manque l’es-
sentiel, ce qui continue malgré tout de nous ressembler.

On prend les mêmes et on recommence. Les rencontres de hasard


sont en fait hasardeuses. J’ai essayé de construire quelque chose
pour comprendre. Ville sombre, noire, où l’on croise plus de menaces
 P IE RRE MÉ N A R D

que de possibilités de partager une heure d’amitié, et qui est comme


une métaphore de la mémoire, où se cachent beaucoup de sales
souvenirs. Ne pas supporter l’éclat de la vérité, borner la connais-
sance à la seule portée des sens. Heureusement, il y a l’autre vie,
quand tombe la nuit, quand vient le temps de l’écriture et la lecture.
J’étais ainsi, fait d’une farine bizarre. La chaleur que tu ressens vient
de la fièvre qui monte à ton front. Au ralenti, toute la journée.
On ne peut pas dire que cela facilite le travail. Sans vouloir vous
dévoiler la fin, tout va bien se terminer.

Cherchant quoi ? Au moins la première fois. Ce n’est que plus tard


que l’on comprend. Les ondulations troubles, comme de grandes
marges de silence. Tout se replie avec un bruit sec. Je subis la
distance. Avant que tout cela ne devienne trop abstrait. Toute la
surface du sol. Et puis le rythme de mon corps vers d’autres corps.
La voix. D’abord le corps : percevoir et pulser à la fois. Le mouve-
ment adhère à l’innocence voulue, d’un regard. La continuité engagée
dans le regard accorde le temps de la somnolence. Il a trouvé une
réponse : écrire pour voir.

L’individu disparaît, arbre isolé dans la forêt des mots d’ordre et


des étiquettes. Cette vie-là est dangereuse, puisque les mots sont
des risques, quand ils sont balancés avec tant de force, comme autant
de corps jetés dans une bataille sans fin avec le monde. Et cela se
dit d’un mot : son travail. C’est une sorte de bricolage qui fait
naître en mouvement des paysages mentaux, des rêveries, à travers
l’usage d’outils. La nuit est belle pour ses otages. Faire semblant
c’est encore une façon de croire d’ailleurs il n’y a pas moyen de
faire autrement. Tout concourt à nous y transporter, les sons et
les lumières en accord avec les traits du dessin qui se meuvent sous
LA NUIT LITANIE 

nos yeux, s’effacent et se recouvrent. Donner à voir autant le geste


que sa trace. Il faudrait sortir de soi en sifflotant.

L’inquiétude, si on veut ; si seul on est. Les mêmes bouts de phrases


reviennent souvent, dans des villes différentes. Cette fois, nous avons
décidé d’assumer plus clairement notre statut, de tomber le masque.
Lire le destin sur une carte, inépuisable géographie, mais un seul
être. Mais là d’où son parfum s’élève je ne puis espérer entrer. La
nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu, chute du jour et
négation de la lumière, mais subterfuge fait pour nous ouvrir les
yeux sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire. À force de regarder
nos images, nous avons compris que le dispositif forgeait les choses,
construisait la parole des gens. Mais nous savons que le soleil encore,
cependant, passe au-delà.

Je regrette de ne pas parvenir à mettre à profit les moments libres,


pourtant nombreux et contigus de cette journée. Rien n’est que
ce qui n’existe pas encore. Rien ne bouge pour celui qui se détourne,
tout s’éveille au-devant de celui qui reste à l’écoute et il ne craint
plus. N’écoutez plus le bruit de vos soucis, ne pensez plus à ce qui
vous arrive, oubliez même votre nom. La nuit se fait. Vous entendez
les voix sous les tilleuls. Vous n’entendrez plus que le bruit de la
rivière. Les forces qui fondent la réalité de notre monde mouvant
et changeant. L’oreille est blottie dans la marge qui fait tenir la
page. Et c’est à présent l’immobile qui devient une fiction. Car la
voix est l’essence de l’être.

La nuit est appuyée à mon poumon. La part animale, la part du


loup. La politique est tractation de cet impossible-là. Cet art produira
 P IE RRE MÉ N A R D

l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris. Mais, même muette,
la parole – ou le corps – n’est jamais tout à fait à soi. Pas loin de
glisser dans le vulgaire. Ça déraille souvent à la lisière du néant,
ça tonitrue en toutes langues, on y change de monde comme de
braquet. Pour un début, c’est une réussite. Vous n’avez pas le sens
de l’ennemi. Mais je ne le sais pas, et suis resté quelque temps sans
le savoir. La confusion c’est l’oubli de la langue. La suite de l’his-
toire est connue.

J’ai toujours procédé par séries. Quand j’en commence une, je


vais jusqu’au bout avant de, à un moment donné, passer à autre
chose. Il faut pourtant avancer. Pour que sa solitude puisse parler,
il faudrait qu’elle connaisse le silence. La fuite des nuages et des
pierres, ininterrompue. Fragilité de l’instant, le fil ténu de la présence.
Un mot qui a du sens pour moi. Et où sont donc les limites ? On
reprend le quotidien. Beaucoup de dialogue, de parole, mais pas
assez d’exigence, ni de frustration. L’autorité repose sur un contrat.
Mais on ne sait plus sanctionner. Vague blême qui se brise sur la
grève de la nuit. Chute d’étoiles.

Un rien m’émeut. Un secret mal gardé. Un projet à venir. Un


accident poétique. La peau des mots que je tais. Je marche parmi
eux, mais aucun d’eux n’y prête attention. C’est pire, bien pire,
parce que j’ai beau réfléchir, je ne sais pas ce qui manque. Parfois
je ne pense que lorsque je suis endormi. Je dois ressembler à la
perfection. Tout est vivant parce que j’ai peut-être fermé les yeux
pour tout le monde. Je voudrais te voler pour t’emporter. La nuit,
on y retient le jour. Mais je voudrais être horizontal. Remarque
judicieuse tant elle est dans la fragilité de l’instant. Et tout cela te
fait rire parce que nous avons aussi des rires à prendre et à donner.
LA NUIT LITANIE 

Avec le lointain, on arrive parfois à être plus proche. Sur la vitre,


le feuillage semble s’être arrêté dans sa chute. Si être noir, c’est
être absent, rendre noir c’est ôter de l’existence ce qu’on ne veut
plus voir. Nous appelons cette chose qui surgit dans le noir, dans
l’abandon, dans le vide, dans la faim, dans la nuit, dans la solitude,
une image. Et le spectacle à quelques pas toujours, immobile comme
un peu d’air qui n’entre pas. C’est d’autre chose qu’il s’agit, déli-
bérément. Des gribouillis raffinés comme des cibles, des flèches et
des cycles changeants. Raturer, gribouiller, c’est rendre noir. Rendre
noir, c’est anéantir la forme visible. Cet équilibre précaire, entre
fureur poétique et sens de la nuance. Traverser le jour relève de
l’exploit.

Sur le ciel, qui semble tristement rêver, plus d’ardentes lueurs. Les
fantasmes. Les fantômes qui viennent l’après-midi, quand on dort,
et l’on rêve d’être des enfants. Mais je vous passe le relais. Vous
connaissez le chemin. Les gestes résignés. Les gestes qui contien-
nent une implicite excuse et ceux qui feignent d’être hautains. Les
gestes qui savent qu’il n’y a rien à faire. Les gestes silencieux qui
s’isolent. Il apparaît soudain que ma présence ajoute au tableau
une touche délicate. Derrière la vitre du train retour. La nuit tombe.
Soleil couchant. Nous qui sommes tout entier recroquevillés dans
nos rêves. Il y a quelque chose d’obscène. Les fantômes viennent
dormir l’après-midi comme des enfants, quand on était enfant.

La pluie, avant même de transformer le paysage, a pour effet de


changer le regard : non point un regard humide, brouillé mais
 P IE RRE MÉ N A R D

silencieux, rapide, souple, adroit. Faire ainsi tourner les mots en


tous sens ne m’avance en rien. Et tout ce que vous savez mainte-
nant, si seulement vous l’aviez su alors. Je sais qu’il y a les nobles
et les ignobles. Je sais qu’une nuit, un grincement, un sursaut, une
ampoule électrique décident de qui rit et de qui pleurera toute sa
vie. C’est une image. Elles semblent toujours répondre à des ques-
tions que je ne leur pose pas. La dernière fois que vous voyez quel-
qu’un sans savoir que ce sera la dernière fois. Vous ne le saviez
pas et maintenant il est trop tard. Et vous vous dites, mais comment
aurais-je pu savoir, je ne pouvais pas savoir. Est-ce bien ce que
vous vous dites ?

Pourquoi faudrait-il échouer à dire le propre d’autrui tout en susci-


tant son ombre ? Jette voir un œil dehors, même la nuit tu verras
apporte ses lumières. On y verra des effets de l’individuation crois-
sante conduisant à protéger et à valoriser son autonomie, à refuser
les contraintes sociales. D’un autre côté je me rappelle l’avoir lu,
avec surprise et délice, avec envie même ce livre, debout seul dans
la pièce du fond. Jubilation solitaire. Heureux souvenir. À d’autres
se mêle aussi, se confond en exquise. Alors en effet il cède à son
tour, se détache, et flotte dans la lumière, puis chavire et sombre
– première déconvenue ? Comment renouer avec l’idée d’un bien
commun ? Il serait peut-être temps de réagir et de remédier à cet
état de fait navrant en imaginant un système adapté d’attelle ou de
tuteur. C’est peut-être ça vieillir, ne plus chercher l’impossible équi-
libre.

Avouons-le, la plupart des gens ne sont intéressants que sur un


seul sujet, leur domaine de prédilection ou de compétence et, pour
le reste, ils nous importunent assez vite. Pour la dernière fois, une
LA NUIT LITANIE 

tension silencieuse les unit autant qu’elle s’acharne à les éloigner,


un silence du même ordre que le mutisme de la nuit dissimulant
un secret. Maintenant je suis définitivement un axolotl. Comment
couper court à ce bruit ? Les axolotls pensent comme les humains
sous leur apparence de pierre rose. Est-ce vraiment de la paranoïa
de penser que la moitié du monde parle dans mon dos en usant
de langues que j’ignore ? Mais c’est maintenant de l’histoire ancienne.

Les sources de la nuit sont baignées de lumière, pas dans les mots
de la plainte. Elles sont dans la répétition des mots de la langue.
Elles sont cette répétition. Rire d’une même impulsion, d’une même
pulsation. Retourner la lumière et parler de ces paysages fuyants.
C’est une étoile qui nous suit. À rebrousse-poil, à rebrousse chemin.
Et cet endroit de mémoire qu’on savait sien avant de l’aborder.
Les images que l’on fait avec la volonté d’archives pour le futur
ne nous enseignent pas tant sur le passé, mais davantage sur l’in-
certitude de l’avenir. On voit plus nettement son âme dans des
espaces qui n’en ont pas. Apprendre à voir et à entendre, tel est
l’enjeu. La langue tout entière est lumière.

La lumière dans la vitesse. Le regard est cette parole élémentaire,


essentielle, faite de résonances et de silences, d’interrogations et
de visions. Le clair et l’obscur, l’évidence et l’énigme. La chute
est douce, la peau est douce, la voix est douce, la douceur fait un
petit trou de lumière dans un chapeau de paille. Plus de saison
cependant. Les cosses infinies où la lumière s’alentit un temps, réflé-
chit. Sur les tiges d’un vers. C’est un silence entre les mots, c’est
un espace entre les lignes. Souffle cherché à la racine des os. Et
pourtant la nuit, aucun mot n’est dit, aucun bruit, quelques notes
seulement, ce n’est pas perdu pour tout le monde. Doucement le
 P IE RRE MÉ N A R D

bruit reprend. Le vacarme est gratuit. Mais mieux vaut s’accro-


cher pour en venir à bout.

C’était mon endroit préféré. Je m’y installais pour lire. Pas le temps
aujourd’hui. Déjà l’aube grandit où surgissent des feux qui brûlent
doucement. Et elle fait trembler tous ces ors et ces gris, tandis que
doucement, tendrement, en secret, les nuages bas à l’horizon font
leur révérence. Vous avez éliminé la concurrence. L’impalpable
réseau des toiles d’araignées. Voyez où cela vous a mené. C’est
merveilleux de finesse, de sensibilité et d’intelligence. Dans la nuit
parfois restent fixées les étincelles de la lumière. Cela est et personne
ne sait quoi.

On n’a donné aucun ordre contre ça. Je propose d’appeler ici douceur
l’ensemble des puissances d’une existence libre. Cependant, dans
ce combat très particulier que nous livrons, tous les moyens ne
sont pas bons. Dans ton combat contre le monde, seconde le monde.
Ses décrochages, ses pièges et ses alliances. Définition générale,
mais non vague, si l’on veut bien y réfléchir. Tâchons de n’être
pas indigne tout à fait de cette exhortation. Moi si tu veux quand
j’écris c’est comme si je te parlais, c’est comme si quand je te parle
c’est l’écriture qui se fait, elle se fait comme je te parle, j’attends
à chaque phrase tes réactions, à chaque moment d’écriture. Mais
pas au mot près. En dessous d’eux. Vous qui empiétez sur vous,
à nuit déroulante, vous vous tourmentez encore. Une attente qu’ils
ne peuvent satisfaire. Sa douceur, c’est celle d’une chair où tous
les mots, les siens et ceux des autres, laissent une marque.
LA NUIT LITANIE 

Le sommeil haché une nouvelle fois la nuit dernière. L’explication


de la nuit n’explique rien. Descendre de la voiture en marche est-
ce que c’est mieux que se faire écraser par elle ? Je sais ce qu’on
dit de moi. En filigrane, il n’y a rien de flagrant. Froid, c’est rien !
C’est tout ce qui tombe en arrière, pendant que j’essaie de rester
debout. Ma petite quincaillerie à fiesta en train de filer plouf par
plouf. Je me tiens oui debout. Comment éviter que l’imaginaire
se prenne pour du réel ? Le soleil brille, les passants sont partis,
derrière eux une traînée de présence, les assises de la plénitude ne
tremblent pas encore. Je leur demande. Pourquoi fuyez-vous ? Sans
réponse. Il faut des mots pour se glisser entre eux. Y voir. Aucun
n’est vrai tout seul.

Ici, vos talents prennent vie. Vous aimez les gens. Vous êtes ambi-
tieux. Vous êtes polyvalent. Goûtez la différence. Ni poussière ni
fantôme ni même image, mais une pause infinie. Pour fortifier ce
qui est derrière, caché. Je suis navré de le dire si mal, mais j’ai
l’impression, comme lorsqu’on tire en arrière du front et des tempes
les cheveux, que je tire en arrière cet après-midi, gris, clos et sombre,
sous un ciel désespérément immobile. Vous êtes disponible. Il n’y
a personne ici, plus personne. C’est le moment de prendre votre
avenir en main. Des volets clos sur des fenêtres aveugles. Debout
dans l’embrasure d’une nuit sans voix, désirant, tu cherches souffle.
Quand on y regarde de plus près, on découvre que cette présen-
tation est incomplète. Vous êtes sérieux. Vous êtes créatif. Une
salle obscure, un décor, pour la première fois refusant de se prêter
au jeu. Des rues, une nuit, vides. Rester ouvert.

Je marche à reculons. Un nuage s’effondre. La nuit sort d’un éclair.


Et le joyeux péril de courir au devant, je brûlerai du feu des phares.
 P IE RRE MÉ N A R D

Douce d’un coup la lumière dorée. Peut-être ne va-t-elle pas me


reconnaître ? Il arrive que pour soi l’on prononce quelques mots
seul. Et c’est seulement leur ombre qui tremble dans la nuit exci-
tant la rage des passants. Court-circuiter l’espace et le temps et
nous donner la capacité de saisir directement le monde dans lequel
nous vivons. En ne reléguant pas le passé et le lointain dans les
catégories du disparu et de l’absent. Ils vous disent : dommage, il
aurait été meilleur demain. Et comment se portent vos sapins ?

Un jour ici, l’autre là-bas, au gré du vent. La distance des corps


qu’on creuse. Parler dans le temps du milieu est improbable. Mais
quand on perd quelque chose, c’est quelque part. Reste un grand
désordre d’images, raclures de paysages dispersés, sous-entendus
incompris, tout continué en apparence, tout arrêté en temps réel.
Indices accumulés, espaces libres à colmater. Des mots qu’on n’aura
pas prononcés. Immobile et suivre le flux, le mouvement. Au jour
le jour, il n’y a que le jour. Dès lors, tout se passe très vite. Si vite
même que le regard ne peut plus suivre l’irrépressible jaillissement.
La nuit n’est pas ce que l’on croit. Pourquoi ne feriez-vous pas
un petit voyage, ça vous changerait les idées.

Je crois entendre un bruit, comme un appel, et puis non, rien,


aurais rêvé, toujours assis ferme et pose le livre, en prends un autre
et dès que je l’ouvre, le parfum, la lumière, cette musique d’ac-
compagnement en sourdine, tout revient. Je pivote, je vise des
cibles abstraites, plusieurs fois, je tourne. Quel effort pour s’en
persuader, tout aurait passé comme un songe, la mémoire qui joue
des tours à force d’insister finit par y croire. Chacun est extraor-
dinaire. Il est seul à s’en apercevoir. Je ne pense à rien, et cette
chose centrale, qui n’est rien, m’est agréable comme l’air de la
LA NUIT LITANIE 

nuit. Qu’est-ce qui ne va pas arriver ? Plus rien n’est impossible.


Il atteint sans effort le haut du monde.

Une bonne préparation à le devenir moi-même. L’inverse serait


tout aussi plausible, mais lui n’ouvre pas la porte au doute. Ces
moments-là deviennent presque accessoires, et le résultat est une
intrigante arythmie. Des phrases évanescentes, comme ici. Heureux
ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru, et ses mots s’envolent emportés
par le vent. Je voulais évoquer la perte des idéaux, qui peut rejoindre
le sentiment d’abandon. Je suis ravi d’entendre ça ! De nuit il semble
recueillir toute l’ombre. L’intrigue, pour moi, est secondaire, ce
qui compte, c’est le comment. Et puis zut après tout, pensez ce
que vous voudrez...

À travers moi maintes voix longtemps muettes, du brouillard qui


flotte dans. Voix voilées, dont j’écarte le voile. Voix indécentes
par moi clarifiées et transfigurées. Je ne mets pas mon doigt sur
mes lèvres. N’ai jamais su de quoi il avait l’air. Ne ressemblait à
rien, voit maintenant vers quoi il lui faut tendre. Ça tient à la répé-
tition des jours, aux insultes qu’on entend partout et qu’on prend
pour nous parce qu’on ne peut pas faire autrement, ça tient à l’ha-
bitude qu’on a prise de s’arrêter au milieu de la rue quand le ciel
prend une autre couleur, et sortir l’appareil pour en fixer l’arrêt.
La nuit s’est gavée de rosée, le jour la change en grains d’air spumeux,
retour à l’expéditeur.

La plupart du temps, j’ai l’audace, douce chevauche dans la lenteur,


mais cette fois j’attrape la dernière saison par la peau du cou. À
 P IE RRE MÉ N A R D

toute allure. Fasciné par les reflets fugaces de ce dont nous pres-
sentons que nous serons un jour à jamais séparés. Néanmoins étroite
est la voie entre les constructions abstraites où la pensée s’égare.
Plus la moindre envie tout à coup. Ce simple changement de rythme,
passagère baisse de régime, virgule, et la machine s’enraye. Le disque
saute, chanson interrompue brutalement. Machine arrière ? Le temps
tire de la nuit chaque découverte. Les yeux clos. Sous nos paupières
fermées dansent les points de vue fragmentaires, contradictoires,
aléatoires du jour déjà lointain.

Après l’instant il y a une puissance de pénétration qui m’impres-


sionne. Vous me dites demain sera un autre jour c’est aussi vrai
que tout est dans tout ce que vous affirmez avec autant de véhé-
mence. Laissons là ses fantômes réduits au rôle de simples témoins
ou de relais. Je tâche à faire tenir ensemble par approximations la
perte et l’imminent. Inventons l’horizon. En multipliant les frag-
ments je multiplie les plaisirs d’attaque. Promesse d’un sens, d’une
récolte à venir. Entre espoir et bloc, enthousiasme et fatigue, énergie
et tension. L’obscurité de la nuit aime quand ça commence encore.
Dans le double mouvement de l’élan et du refus. Nous-mêmes
sommes devenus des choses.

La pensée dessine le retour de l’instant unique. Une mélodie s’élève


pourtant. À bout, parce que trop. Parfois, remontent des images.
Elles sont, tout au fond, la lie, ce qui a déposé du passé. Fusibles
qui empêchent que tout lâche, s’écroule. Tout ceci serait suppor-
table, dans la paume de l’infini. Puis on atteint le cœur. Les sensa-
tions de l’enfance. Puis ça tourne autrement, tout, et c’est tout
autre chose. Contre la fenêtre de derrière encombrée de toiles d’arai-
gnées, essayant de sortir. Cela vient du ciel ou d’ici oui. Pour
LA NUIT LITANIE 

l’irradiation dans le corps obscur, la déflagration invisible et les


transmutations souterraines. Dans les variations des traverses.
L’éventail de la nuit se referme.

Vite, on compte les instants où le hasard a eu sa chance. Il y en a


tant, même si on en mentionne si peu. Perdu à tout jamais, éclat
d’une vibration, d’une largeur, d’une tristesse sacrée. Ne le rejoins
pas ce jeu, si vraiment rien ne t’oblige. Poussières, odeurs, empreintes,
pointes, paradoxes et autres aspérités. Ce qui existe est un
mensonge de ce qui pourrait être. On ne sait même pas ce qu’il
faudrait entendre. Je suis un autre, si je fus moi-même. On dit que
c’est de l’air. Il me donne des ailes le bonheur que je ne mérite
pas. Tu es tout ce que je fais ou je pense. La nuit dernière encore.
Le feu est passé au rouge. Pourquoi faut-il tomber si bas ?

Il fait froid. La nuit tombe, les voitures glissent sur le bitume.


Regarder la face qui se cache dans le dedans de soi. En images,
en émotions, en autres appels et souvenirs de langue, sous l’effi-
cace de sa pénétration, elle transporte en nous quelque chose d’autre.
Mais la tentation reste : se fermer, faire la coquille, exorciser, jouer
les fils de l’air, et souffler à contre-vent. Se taire. Le feu étant
l’ombre, le double de soi, mais le verbe être n’existe pas en chinois.
Il y a développement, même si on a l’impression de patiner, de
faire du sur-place, et qui dit développement dit révélation, en fin
de parcours. Une infinité de questions, de problèmes, d’impasses,
sans prétention à les résoudre. Il neige en avril. Ajouter quelque
chose ?
 P IE RRE MÉ N A R D

La nuit s’achève, les mots tus nous rendent aux babillages sociaux.
Dans un bar, on ne s’aperçoit qu’il y a de la musique que lorsque
le disque se met à sauter. Pour qu’on le remarque, pour qu’il soit
là, présent, vivant. Je ne pensais pas les heures glisser si vertigineuses
vers un chaos de fin des temps. Déplacez un mécanisme dans ces
rouages et tout tourne à l’envers. Pour combien de temps suis-je
voué au fini ? Ne cherchez pas de ce côté-là, vous ne trouverez rien.
Si ce n’est la force de celui qu’il affronte. Plein de recoins, pièges
et surprises. Je n’ai jamais aimé les grands mouvements qui ne disent
rien, les choses artificielles, ça ne raconte rien. Plonger dans le noir,
c’est s’immerger dans la fiction. Ivre de sons, les sens défaits et ravis,
à travers le rythme, la stance, ses silences, ses vitesses et ses lenteurs.

Parfois des riens en apparence, non sans rapport avec l’image dont
tu te saisis d’un figuier en fleur, et pour y faire front, des rêves,
des chutes plus ou moins volontaires, celle d’un corps qui pense,
jusque dans ses extrémités, peuvent surgir comme la nuit en plein
dos. J’entends un léger plic ploc dans mon rêve. Le printemps là-
bas s’ouvre comme un rasoir. Un écart où s’étrange le je, ce qui,
du coup, permet une véritable lecture. Elle s’étend à perte de vue
dans la plaine jusqu’à un ciel blanc compact et sans lumière. C’est
dans cet espace-là, qui reste sans cesse à créer puisque compte, plus
que le récit vrai, sa traversée. Cela dit, même si dans cet enchaî-
nement rythmé de signes, rien n’est pris à la légère, en fait l’insi-
gnifiant n’existe pas. Comme de l’encre de Chine sur la marge
humide de la première page. Rire, pourfendeur d’ombre, chas-
seur d’obscurité ?

Lumière, reflets, mirages. Le vent circule et sans rien bouger, sans


rien changer, éparpille. Nulle part, c’est partout. Je n’ai pas l’inten-
LA NUIT LITANIE 

tion de rentrer dans le rang. Il s’agit de toujours réapprendre l’igno-


rance. Peu d’événements, pas de temps, ou plutôt un temps immo-
bile. Tout est là, tout est à sa place. Tout va disparaître. S’évertuer
à gâcher en un clin d’œil, un battement de cils, un pas grand-
chose, une nuit, un mouvement, une maladresse. Pas de remer-
ciement pour la clarté brutale. Et tu fais ça souvent ? Pas de question
s’il vous plaît. Regard par regard. On a choisi la musique. Ne
manquent que les chaussures. À l’intérieur la chair est rongée. Peu
à peu lever les yeux. La question n’est pas de croire. Sous les arbres,
la nuit tombe plus tôt. Restent les erreurs. J’adore, j’adhère.

Bien entendu, par la force des choses, il m’est arrivé de-ci de-là
de participer à l’agitation générale. On sent bien que ce n’est pas
une question de confort. C’est ainsi que je rêve d’un pays qui serait
le mien. Que reste-t-il sinon la fraîcheur d’une main qui se retire
d’un visage brûlé par le soleil incandescent ? De nouveau je me
trouve dans l’obligation de conquérir et de protéger ma liberté.
Une ombre évanescente, un reflet inconstant. Les murs de ma
chambre ont une ombre sans cesse différente. Je n’ai vu passer
qu’une forme dans l’ombre. Je dois combiner, prudence des dépla-
cements. N’exprimant rien, il n’exprime pas davantage la joie que
ses contraires. Tu quittes la fenêtre où tu explores une autre nuit.
On ne part pas. Mais on s’en va. Ne pas se retourner. Rien ne
résiste au travail et à l’humilité.

Nuit pesante, nuit irrespirable. Question ardeur et scepticisme les


voilà en effet comblés. Ils sont très subtils, mais c’est ainsi, et c’est
ce qui rend la musique si irrésistible, la faille dans la cuirasse. Figure
se détachant d’un fond qui ne serait autre que le néant. Pour oser
et surtout réussir ça, la valse des tons. Le souvenir d’une robe au
détour d’une allée, une persienne battant la façade. Mon cœur devient
 P IE RRE MÉ N A R D

capable de toute image. L’itinéraire, je le grave sur les arbres, dans


l’écorce en entailles profondes que le printemps fera saigner afin
que vous trouviez facilement le chemin. Car il s’agit bien de défier
quelque chose où s’enchaînent pêle-mêle considérations philoso-
phiques, anecdotes, souvenirs personnels évoqués de façon tantôt
ironique, tantôt mélancolique. De ce fait, il reste à jamais dans la
tête. Et l’autre cherche à deviner ce que tu as dit. C’est un jeu.

Je me demande parfois si la nuit se ferme au monde pour s’ouvrir


ou si elle s’ouvre sous un choc si soudain que nulle aube ne vient,
tellement nue qu’elle ne s’efface pas car nul jamais ne la crée. S’enivrer
d’elle-même et battre tellement à son rythme qu’elle finisse par
appartenir à sa musique et plus au drame dont elle est sortie. En
ce sens je suis assez convaincu que le mot précède la pensée, qu’il
est un véhicule de la pensée. Ce qui précède se termine d’une
façon un peu panique, et l’on voit bien que j’ai perdu le fil à un
moment. Je ne m’en étais pas aperçu. Il arrive parfois que la marge
ne mette pas trop de temps à conquérir le centre. Car c’est cela
que nous voulons.
RÉPONSE DE PIERRE MÉNARD 

Décrivez votre projet / démarche poétique :

S’il faut tenter de définir le point commun de mes expérimentations, ce


qui peut les réunir, c’est peut-être la tentation de faire exister l’écriture,
la création par tous les moyens, dans un éclatement permanent de tous
les formalismes. Travailler toujours plus loin dans la rupture, en tentant
de débrider nos représentations du réel. S’ouvrir à d’autres champs que
la littérature, présenter à travers des procédés générateurs communs au
texte, à l’image et au son : donner à voir le travail du langage, à le figurer
sur la page, faire entendre le travail du son, donner voix au chapitre,
montrer le travail de l’image, à travers la photographie et le cinéma. Il
s’agit de faire surgir, de révéler, ou du moins de laisser soupçonner la
possibilité de quelque chose qui sort du vraisemblable qui parvient à s’im-
poser largement comme la réalité.

Quelles sont vos influences, quelle généalogie ?

Nabokov, Cortázar, Raushenberg, Godard, Courtade, Rohmer, Bach,


Fra Angelico, Calvino, Proust, Mozart, Royet-Journoud, Stévenin, Bon,
Perec, Stein, Saré, Ancet, Cage, Lynch, Albiach, Abé, Bioy Casares, Borges,
Tarkovski, Sarraute, Duras, de Certeau, Pink Floyd, Foucault, Nietzsche,
Barbara, Stravinsky, Mingus, Marker, Radiohead, Renoir, Kafka, Kis,
Carroll, Bernhard, Rossellini, Smith, Simon, Gracq, Échenoz, Pratt,
Hockney, Jabès, Joyce, Tarkos, Artaud, Matisse, Atget, Aragon, Sade,
Klee, Banks, Alberola, Svevo, Bowie, Maupassant, Ristelhueber,
Benjamin, De Lillo, Novarina, Baudelaire, Rimbaud, Hitchcock, Picasso,
Garat, Michals, Beuys, Faulkner, Brel, Chaplin, Gomez de la Serna,
Queneau, Bailly, Apollinaire, Butor, Arvo Pärt, Bryars, Beckett, Deleuze,
diCorcia, Calle, Cadiot, Bashung, Sterne, Stendhal, Alechinsky, Koltès,
Cervantès, Flaubert, Ostende, Rolin, Roubaud, Lowry, Marias, Michaux,
Roche, Fourcade, Musil, …
D OM IN IQU E Q UÉL E N
Né en , il enseigne à Lille. Outre de nombreuses contri-
butions dans diverses revues (La Polygraphe, Scherzo, Action
restreinte, Petite, La Rivière échappée, Le Nouveau Recueil,
etc.), il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie : Bas
morceaux (Urville-Nacqueville, Møtus, ) ; Vies brèves
(Cherves, Rafaël de Surtis, ) ; Petites formes (Rennes,
Apogée, ) ; Sports (Rennes, Apogée, ) ; Comme
quoi (Rennes, La Rivière échappée, ) ; Système (Les
Cabannes, Fissile, ). Il a également publié plusieurs
articles sur la littérature (Cahiers Georges Perec, Europe,…).


D O M INIQUE QUÉLEN

L in ge s d e s i g n e s

LINGE DE SIGNES N°  : alors seulement, & pour la seconde fois

VOIX A VOIX B

ôté des mains des envoyés grecs —


orphée offre au public sa bouche —
sans la langue — langue —
c’est une entraille fumante —
parle & répète après —
va là ! lave ! avale ! hâve pâle valet —
orphée — orphée-gésier —
accouplé accablé cloîtré ac —
croupi sous clé bouclé reclus —
porte une gourmette —
à quatorze quinze ans, il parle — la loque passe, pas sale, pas ça, par-là —
au clou la loque ! —

alors seulement, & pour la seconde fois — alors seulement, & pour la seconde fois —
 D OM IN IQU E Q U É LEN

son père le mouche —


où est ta demande, fils ? —
il dit : dans la broyeuse —
oh oui, bien —
le père l’accable —
engendrement du néant par le vide ! —
bois ton corps, garçon, bois ton corps — dé-sin-car-cè-re-moi-ce-corps —
& dors par terre —
en homme —
que j’aie sous les yeux —
la-som-me-des-plai-sirs-hu-mains —
un gisement sans fond sans mesure —
lampe lape soupe suce os — lampe lape soupe suce os —
imagine oh oui la joie —
parfaite & la jouissance —

ici manque un bouton —


des envoyés grecs —
LINGES DE SIGNES 

LINGE DE SIGNES N°  : & le fils baignant dans le sang du père

VOIX A VOIX B

tu vas porter ce linge rétréci —


suintant, lavé à l’autoclave ? —
la salive — la leçon —
est en dépôt dans l’urne —
(egesta & intestins) —
d’anatomie marchande —
orphée — orphée-boyau —
pur impur & n’ayant rien —
sinon fumées, laissées —
cellule, opération —
maintien d’un mécanisme — c’est toute une famille là-dessous —
tous entassés ! —

& le fils baignant dans le sang du père — & le fils baignant dans le sang du père —
il a d’abord surgi —
radieux, le slip à la main —
chose boueuse, terreuse —
oh oui, bien —
tu aimes ça ? —
& zon ! & zon ! sur les épaules —
sur la peau & les croûtes arrachées — crache ! recrache ! urine & ordure ! —
un réservoir de coups —
mille, dix mille —
ouvre le tronc —
le terroir de tes excréments —
va, va, vierge spectrale — ah, vi-pè-re ! —
il se repent — ser-pent ! —
cours le revêtir, sa vie dépend cou-leu-vre-vi-pé-ri-ne ! —
[des Érinyes —

source flux débouchés —


tous ces flux —
le grand courage & la leçon —
la longue nuque —
 D OM IN IQU E Q U É LEN

LINGE DE SIGNES N°  : cerisier du champ de neige & l’oiseau attaché

la posologie, les doses en petits chiffres —


trois sept neuf & encore trois —
dans le sommeil —
ayeb beya sé ayeb beya —
olbayeb beya sayeb —
galbayé sé yéda —
oé oé oé —
parlante horloge —
oé enfants oé —
cerisier du champ de neige —
& l’oiseau attaché —
kwal att att lok —
sayeb hiir ta sayeb —
béab béab —
att att att —
abcès ! crève-le, orphée-antonio ! —
mange-le ! bois, bois ton mal ! —
percé-mangé, greffé au bas du corps —
poésie & victoire d’entreprise —
les poings les dents —
les deux ordres : luxe & propreté —
& la peau farineuse —
ongles crachats dents & poings —
cagoule transparente & molle —
au réveil —
LINGES DE SIGNES 

LINGE DE SIGNES N°  : dominé de la tête & des épaules

VOIX A VOIX B

face à l’angle du mur —


le dos offert —
aux yeux —
aux regards — un gage —
douze grammes —
douze grains avalés —
angela — angela-élégie —
& régler —
le soin & la honte —
sans intimité —
sans repos sur la chaise — sans défaire —
sans avoir défait —

dominé de la tête & des épaules — dominé de la tête & des épaules —
ton père la violence —
portée sur toi —
sa main tenait l’oreille —
oh oui, bien —
la main tenait —
portait sur lui l’oreille —
tu as l’âge, bon garçon — pas grave —
ton père —
en homme —
gros garçon — la grandeur —
ton père aggrave les dégâts — tombée dans l’herbe humide —
&—
gelée —
& dégradante & aigre —
bon garçon encore enfant —

règle & enfreins les lois —


des envoyés grecs —
 D OM IN IQU E Q U É LEN

LINGE DE SIGNES N°  : monte un chant propre & parfait

VOIX A VOIX B

laiteuse —
un peu —
grasse —
& molle — chant —
sale gras crachat chaud —
suinte décharge —
orphée — orphée-pauvre —
en sexe —
& en langue —
sur sol plat —
tête & corps — &—
de ta gorge —

monte un chant propre & parfait — monte un chant propre & parfait —
la langue —
recousue —
les mots du nez, des narines —
oh oui, bien —
tout est flux, perte, cycle —
vidange & vieillir —
trempé, température interne — sentir, exprès —
très élevée —
passage & fuite —
la terreur —
mettre nu, apprendre —
homme fait — ordre —
au bras ankylosé — & propreté —
dégradation —
touche —

doigt froid
ampoule douze watts —
RÉPONSE DE DOMINIQUE QUÉLEN 

Démarche / projet

Les textes prouvent ladite démarche en l’adoptant. Mais j’ai évolué, de


poèmes brefs et faits pour la lecture intérieure, à des formes plus longues,
propres à être lues en public. Passage qui s’est effectué sans doute grâce
à la musique : d’être devenu librettiste. Conservant dans tous les cas (du
moins en tant que désir) une fluidité de la langue, associée au ressasse-
ment et à la simplification (me méfiant – c’est assez commun – des
métaphores et de ces sortes de choses).

Influences / généalogie

Généalogie qui peut sembler erratique, en constellations dérivantes. D’abord


la lecture foudroyante, à quatorze ans, de Lautréamont. Dans la suite de
l’adolescence, Rimbaud, Mallarmé, Corbière ; goût de la contention, sinon
de la rétention. Et les petits maîtres comme Cros, par exemple, et même
Toulet. Baudelaire bien sûr, mais le classicisme de sa forme m’éloigne
de lui à l’époque. Plus haut dans le siècle, Aloysius Bertrand. Ailleurs,
Hölderlin. Puis – lecteur adulte – des anglophones eux aussi concis –
Cid Corman, Cummings, W.C. Williams. En français, du Bouchet, Dupin,
Giovannoni, Vargaftig. Parallèlement, et de plus en plus, un penchant
(une fascination) pour des textes en expansion. Michaux. Des récits que
je reçois et entends comme de la poésie (Beckett, Kafka, Thomas Bernhard) ;
façon, somme toute, de revenir à l’éblouissement Maldoror. Tout ça est
évidemment écrasant.
S É VE R IN E D AU CO UR T- FR I DRIKSSON
Née en  à Belfort, elle suit d’abord des études de lettres
supérieures classiques puis de psychologie clinique et psy-
chanalytique. En , elle obtient une bourse de décou-
verte du CNL. Auteur de L’Île écrite (prix Ilarie Voronca,
Remoulins-sur-Gardon, Jacques Brémond, ), elle a publié
dans plusieurs revues dont Petite, Passage d’encres, Action poétique,
Le Nouveau Recueil, Décharge, Voix d’encre, Supérieur inconnu,
ainsi que dans l’Anthologie de la Biennale des poètes en Val-de-
Marne (Tours, Farrago, ). Traductrice des nouvelles
islandaises de Thorarinn Eldjarn (Des perles et du pain, Caen,
PUC, ) ainsi que de plusieurs textes pour Action poétique
sur la poésie islandaise (n° , ), elle compose en 
Et ne va malheurer de mon malheur ta vie qui sera mis en scène
par Éric Ruf à la Comédie-Française. Elle vient d’écrire et
de réaliser un album de chansons, Bláa (). Dernier livre
paru : Salerni (Bruxelles, La Lettre volée, ).


S É V ERINE DAUCOURT-FRIDRIKSSON

c ô té mo u r
(Extraits)

a mis ses doigts dedans fouillant le coffre où elle s’oublie


allée venue lavande miel aventure fluant de la maison
close elle sourde beurre de l’ours qui reste hâve
dans la solitude des miettes

il va falloir traverser sans retomber la tension rester dans


le bon ordre des intervalles comme en musique en soi-même

soyeux ou acrylique le trou acrobate contorsionné par l’envie


d’attraper contracté jusqu’à sa parfaite dérobade à la criée
 S ÉV E RI N E D A U COURT-FRIDRIKSSON

(chanter c’est pas dans la voix c’est dans la réponse à la lumière


qui est en soi dans la chanson)

transpercée par les notes liées en rapport total entre elles


sans passer à vide sans courber la musique vers le point
de mort du silence

derechef le désir derrière le hangar qui baise debout le mur

tu stalacmites sec elle soutife et fesse visant le cœur du


sexe qui n’en pourra pas plus il faut passer à l’acte pour
désemmurer la maturité de la situation

elle aime quand tu pénètres l’incertitude de l’emplir


CÔTÉ MOUR 

c’est gratuit ou pas cher en tout cas pas plus que l’un que l’autre
n’aie pas peur

elle se risque dans le blanc de l’eau feu du jour qui


traverse le froid jusqu’au fond au fond sauvage du froid la
légèreté la nage

un seau d’ombre soudain la petite lueur serrée autour d’une


herbe

elle pleure parlons des larmes tu l’as fendu le corps brisé


les yeux elle va en faire une montagne

encore qu’elle démesure mal si ça valait le coup de langue


 S ÉV E RI N E D A U COURT-FRIDRIKSSON

elle veut partir partout par tous ses grands et petits moyens
et moyennant sa part de grandeur d’âme

claquée larmant croco face au refus ferme du fruit défendu

ramasser les fétiches les bribes pour donner le corps du moment


inauguré le monument

ses mains sa voix son importance son rire son meilleur de


moi-même pour le libre horizon généreux voyage accom-
plissant son inconfort

restes pressés sous les dents noires emprès la trombe le


tendre hourra ne riant plus le nu des heures chiennes lais-
sées dans leur jus perdu sous le tropique bah ! ça casse à
tour de bras se retranche regarde passer le vent gagne
la grève vient se piquer dans les algues plastiques ne
bouge plus par habitude se meurt comme il peut
CÔTÉ MOUR 

un rhumatisme à petit feu dans le théâtre de l’âme à poil et


rouge gratté des sièges

larmes insensées les vraies pauvres quand sur la scène elle


croit qu’il va parler pour la première fois de la mour incon-
sidérable comme frère sœur

dans la fosse commune par-dessus les dernières mours toutes


les mours disparues sans nom dans la masse sans stèle sans
office mais la vie foutue dans un trou exagère quand elle
vient tourniquer sa fin des temps

même si très vite l’odeur éventée de la couche de terre

t’as mis ton grain de sel t’as fait mouche t’as prendu ses
 S ÉV E RI N E D A U COURT-FRIDRIKSSON

jambes à ton cou t’as eu son cul l’initiale de toi tatouée


dedans elle a dit « t’as tout tu m’as comprise ou m’as
que prise pour ? »

le vinaigre a tourné c’est la mouise la mise en carême de


l’artiste aimé monstre son astre sombre

il déambule à l’écart soif d’ignorance voix envahie par


l’ébranlement imaginaire à la révision il adopte le terri-
toire abandonné échappe aux circonstances à la mémoire
oubliée à l’oubli à la mémoire il investit narre et
l’intime récite la mour tout debout la prend sans forcage
parce que sans maîtrise lui dans l’imprévuvisible qui se
lisant la tient bon et sans abri

ne savent pas s’ils sont ici ou là savourent leur perte foulent


de petites branches ses bras blancs chacun cache encore à l’autre
son autre côté
RÉPO NSE DE SÉVERINE DAUCOURT-FRIDRIKSSON 

Démarche d’écriture ?

Difficile de décrire une tâche qui reste à accomplir et ne se nourrit ni de


plan ni d’intentions, si ce n’est fustiger les évidences, révéler l’incom-
pris, désordonner les frontières intimes, dépasser la sensibilité, chercher
une forme hébétée de sens, tomber par surprise sur une autre saveur nichée
au creux de l’écriture. Mais la tâche est là : une façon organique de se
frayer un chemin dans les mots à partir de traces, d’impressions, d’er-
rances, avec une tentative de brouiller l’opposition l’un / l’autre, de faire
remonter très haut la langue du plus profond de soi en avouant la sexua-
lité et le désir, la violence et le désastre, jusqu’à en faire sentir l’expres-
sion verbale et les représentations qui s’y rattachent, jusqu’à produire un
phénomène d’écriture pénétrante. Projet ? Déjanter davantage, être là où
je ne crois pas, toujours pouvoir me dire : ce n’est pas ça.

Quelle filiation ?

Désolée, cela ne m’intéresse pas. Je ne renie pas ceux, nombreux, essen-


tiels, qui nourrissent ma poésie mais puisque tu me demandes de décrire
ma « démarche », que tu me laisses en exclure l’inscription généalogique.
J’assume. Libre aux autres de projeter ce qui convient (ou non) et les
rassure (ou non).
MA R C B LANC HE T
Né à Tours en , écrivain et photographe, il est l’auteur
de plusieurs livres de poésie. Il a publié notamment Les
Amis secrets (essais sur la littérature, la musique et la pein-
ture, Paris, José Corti, ) ; Trophées (récits mythiques,
Tours, Farrago, ) ; et Les Naissances (prix Yvan Goll,
L’Isle-sur-la-Sorgue, Le Bois d’Orion, ). Ses poèmes
ont été mis en musique par Patrick Burgan ; un cycle est
actuellement en cours de composition par György Kurtág.
Ses photographies ont été exposées en  à Bordeaux
(« Itinéraires des photographes voyageurs ») et, en , au
Sri Lanka, à l’invitation de l’Ambassade de France. Il mène
également une activité de chroniqueur, d’organisateur et
d’animateur de rencontres littéraires. Dernier livre paru :
L’Éducation des monstres (Bruxelles, La Lettre volée, ).


M AR C BLANCHET

Po r tr a it d ’u n j e u n e h o m me
e n tr a in d e m o u r i r
(Extraits)

Substance II

Oh terreur ! À travers
L’extinction des heures
File ce rien d’oiseau
Aux ailes liées.
Une flèche
Et le silence creuse sa tombe
(Ô la voix :
Mienne d’être terrifiée !)
 M ARC B L A N C H E T

In paradisium

Un rêve où l’on dépose la proie


Engage ses pas vers d’incertains silences
Avive le feu dedans l’horloge.
Un ciel s’en échappe : ma vie prend fin.
P ORTRAIT D’UN JEUNE HOMME EN TRAIN DE MOURIR 

Pair impair

Aux dépends de la chair toujours


La lame, aux regrets d’un geste
Le paysage sans parole, au silence
D’un mot la bouche effroyable.
À l’imitation de la mémoire
L’image perdue sur le bas-côté.
 M ARC B L A N C H E T

Substance III

On voit, et de ce fait si clairement,


La vie s’enduire de douleur.
Et on gémit, bien sûr, de voir, si clairement,
Cela nous habiller de la tête aux pieds.
P ORTRAIT D’UN JEUNE HOMME EN TRAIN DE MOURIR 

Montée au ciel

Ne plus plaindre la sœur (voire


L’arbre imitant sa chevelure).
Le ciel a éloigné son tombeau
De ses bras d’adorable crucifiée.
Demain elle touchera terre
Dévoyant un monde sous le vierge.
 M ARC B L A N C H E T

Cartel

Stupide sourire d’étoile


Sur ma chair blanche.
Après (années-lumière dit-on)
La grâce d’une existence :
Invention du corps idiot
À l’heure de fléchir.
La vie s’est attardée, c’est tout,
A tenu faible sous la peau
Puis a percé : grand jour
Hors de soi – portrait
De la mort en nouveau-né.
P ORTRAIT D’UN JEUNE HOMME EN TRAIN DE MOURIR 

Noire vêtue

Seule, la mère veuve regardée d’un œil


Qui la pleure chaque jour davantage
(Quand d’autres s’inclinent
Pour saluer sa mort avec ingratitude).
 M ARC B L A N C H E T

Veillée

Heureuse (ses lèvres le prouvent)


Heureuse (loin des mornes vérités)
Heureuse (qui viendrait le nier ?)
Heureuse (allongée au milieu des années)
Heureux – demain – le son cristallin
Du bois contre la terre froide.
P ORTRAIT D’UN JEUNE HOMME EN TRAIN DE MOURIR 

Tableau de famille

Le jeune doute fut bien élevé


Sous la figure neutre du père.
Chaque heure depuis complimente
Le fils ouvrier forgeant l’indocile papier.
 M ARC B L A N C H E T

Geste

Ma mort, n’est-ce pas, je l’ose prononcer.


Si ridicule, n’est-ce pas, si vanité.
Ainsi ce jour, l’ineffable rien de ce jour,
Sur la blancheur crâne du papier.
RÉPONSE DE MARC BLANCHET 

Le projet, la démarche ?

Traversant la forêt, je découvris une clairière : diable : pourquoi ne pas


s’éventer avec mon propre livre ? J’aurais ainsi la fraicheur de mes tracas
comme brise sur ce visage trop grave pour durer davantage. Ce petit
vent princier mien me fit du bien. Il faut donc avancer pour ça : ne plus
regarder le feu passé et s’inquiéter de soi ? Douceur & précipités de vies
autour ! La prose : le méfait incomparable. La poésie : la marge. Voici
que j’ai avalé un moteur à double détente et n’en recrache aucune part !
Je dormirai ce soir sûrement un peu contre la bibliothèque, pour entendre
la voix d’amis secrets & ne pas m’endormir de mon seul sommeil. L’œuvre ?
Oh elle ne cesse d’être en cours (si ! si !) Prise de court également par des
regards pluriels et un grand-désespoir-interne – un poil hors des corps brisés
& des lyrismes à la peine. J’engendre des formes, réclame déjà l’enfant.
Soit : continuons ! Monstres & méditations : ce qui me fait. Adorable paysage
de mes fantasmes en expansion. Ah quel théâtre ! Oui poursuivre : entre
la corde vaine & les miroirs.

Les influences, la généalogie ?

Copulations en nombre ! Mon dieu : si eux-mêmes (m’aiment ?) le savaient.


Tout est là : dans le corps volé à l’auteur quand on est prié de parler de
littérature ! […] Oh copulations & forfaits interdits ! En citer un c’est tirer
la corde autour du cou des autres ! Seules influences : là on en est. Cela
va-t-il demeurer secret ? Oui : la prétention est là. Et puis, somme toute,
tout cet énervement dans la pensée : est-ce toujours du fait de la littéra-
ture, de ces lectures aux allures de confirmation ? Une étrange vérité :
les influences à rebours. Les découvertes après coup ! Avec la surprise
d’un qui passa un peu ici un peu par là avant. D’accord : on se sent moins
seul dans l’entreprise ! Oh bien sûr (sans risque) : les grecquelatins, les ors
hilares seixième, le vif-argent dix-septième, et puis après : autres siècles
& époques : des mondes : et puis la langue allemande qui concentre ses
génies à avoir la vertu de la colère et des fleuves d’imagination pour ce
mot final : Phantasie ! Avec aussi : la grâce assommante de la musique,
 R ÉP ON SE D E M ARC BLANCHET

les effets de miroir des images : et encore ? Encore : au-dessus des noms
& des références : au-dessus des intentions-pas-moins-vraies et des travaux
exhibés : la grande copulation du tout dans le grand Tout ! Et là-dedans :
mon corps de petit singe imaginatif.
B ÉA T R IC E B ONH O M ME
Née à Alger en , après des études à Nice au Lycée
Masséna, elle est agrégée de Lettres modernes et enseigne
la littérature française, d’abord à l’université d’Aix-en-
Provence puis à celle de Nice. Elle est responsable d’un
centre de recherche sur la littérature, le CTEL. En ,
elle a créé avec Hervé Bosio la revue NU(e) qui compte
à ce jour quarante numéros, tous consacrés à des poètes.
Elle a publié des recueils de poésies et divers volumes d’es-
sais critiques, notamment sur Pierre Jean Jouve, Jean Giono,
Salah Stétié et la poésie contemporaine. Derniers livres
parus : Cimetière étoilé de la mer (préface de Claude Louis-
Combet, Colomars, Mélis, ), La Maison abandonnée
(postface de Bernard Vargaftig, Colomars, Mélis, ),
Mutilation d’arbre (Nice, Collodion, ) et Passant de la
lumière (L’Arrière-Pays, Jégun, ).


B É AT RICE BONHOMME

A cq uis p ar la lu m i è re

l’oiseau traversé par la lumière


les fleurs coulent sur nos vies

quelques bribes n’ont pas de nuit


le pas acquis par la lumière

une grange à ciel ouvert


recueille le soleil des colzas
dans une pincée de ciel
 B ÉATRI CE B ON H OMME

rien n’a remplacé votre visage

une toute petite pousse de vigne vierge


sort sa feuillée enfantine

le cerisier a déjà une fleur rose


au bout de sa branche

le bleu des luzernes évoque la mer


et la rumeur foncée des vagues

comme un tilleul de vert tendre


approche la rosée

le printemps a la couleur de tes yeux verts


et tu ne le reverras plus

le printemps a la couleur de tes yeux


le célébrer, c’est ma façon de revoir

vos silhouettes juvéniles


quand vous vous teniez par la main
ACQUIS PAR LA LUMIÈRE 

peut-être que je suis traversée


par vos vies

comme une éponge de nuit, une algue,

peut-être que je suis traversée par tous,


qui me marchent, me traversent et me sourient,

et que je sens à travers ma peau


passer la peau de vos visages
à travers mes mains vos mains
et que je n’existe pas autrement
que par votre traversée
 B ÉATRI CE B ON H OMME

peut-être que je t’ai porté


à travers la lumière
et qu’il a fallu te déposer
et maintenant je suis restée seule
dans la solitude de ta matière de vie
ACQUIS PAR LA LUMIÈRE 

peut-être que je t’ai porté


à travers la nuit de la mort
pour t’aider à traverser
et désormais que tu es passé,
je suis seule sur l’autre rive
j’ai bien dû te laisser partir
et accepter la déposition
comme on embrasse la pierre
 B ÉATRI CE B ON H OMME

peut-être que silencieusement


j’ai accepté que tu t’en ailles
où je ne pouvais plus porter
qu’un simple souvenir
de toi

peut-être que les larmes ont fini de couler


dans la poussière de quelques bribes
laissées, acquises par la lumière

comme un lieu ébloui de soleil


jamais le jour n’avait été si vide, si clair
l’enfance est demeurée dévastée de lumière
ACQUIS PAR LA LUMIÈRE 

bleu, un éclat de nuit


une lumière plus blonde
un silence

les mots des parcelles de rien


pas plus de sens que cela

pas plus de sens désormais


que ces petits riens comme
des paillettes accrochées au monde

simple, si simple, dénué de tout


un regard, le fait d’être là
 B ÉATRI CE B ON H OMME

hagards les mots devant l’étouffement


hagard le sens devant la mort

ces justes images


en avoir le plus possible
avant le manque de souffle et de cœur

les sens ont perdu l’orientation


les flèches la pointe vers le but
les mots l’intérêt de les dire
l’écriture la forme d’un poème

la poésie est morte avec ton visage


parvenu à l’absolu de la souffrance
la nostalgie elle-même est morte
avec la chanson napolitaine
lorsque le souffle t’a manqué

tout s’est dénué de tout


devant ton visage pris par la mort
rien n’a plus eu de sens
que cela
ce peu de matin qui me reste
ce peu de bleu à entrevoir

les mots ont perdu leur sens


devant ton visage qui nous a échappé
ACQUIS PAR LA LUMIÈRE 

l’absence de sens la construction qui s’effrite


ton visage qui s’absente
la pierre qui remplace la vie

tout semblait dérisoire


devant ce visage pris par la mort
 B ÉATRI CE B ON H OMME

si on pouvait s’arracher
cette peur, cette panique
au centre du cœur
et vivre dans l’agréable idiotie des algues

si on pouvait s’endormir au gré des lunes


et respirer dans le calme
inconscient des algues nocturnes

si je pouvais rassurer
un vol d’hirondelles
et sentir battre le cœur
d’un oiseau
avant qu’il n’éclate

si mon cœur pouvait se poser


dans le vertige de la douleur
et que les mains en cage,
comme en amour,
pouvaient ralentir le frôlement d’oiseau
qui continue de battre,
acquis par la lumière
ACQUIS PAR LA LUMIÈRE 

le matin plus aigu


dans le paysage qui défile
quel drôle de battement
tu m’as donné au cœur
comme un rouge de vie
qui s’affole aux joues

quel drôle de cadeau


tu m’as fait
que la vie au cœur serré pur
que la vie au cœur intense

si vulnérable
bat au cœur intense
le matin des doryphores
aux poils rouges
les minuscules radis
aux pointes de fraises
et la feuille écarquillée de la vigne
avec son battement de vie

il ne reste que quelques grains de poussière


comme autant de personnes que j’aurais aimées
le compte est bon
ils se reconnaîtront.
 R ÉP ON SE D E B É ATRICE BONHOMME

. Mon projet poétique est entièrement fondé sur le rythme, le souffle,


la respiration. Un poème est, pour moi, battement, tremblement, tissage
de l’aller-venir. Le rythme du poème est physique, le poème est comme
un corps dont le battement serait le pouls. Il existe un rythme, systole et
diastole du poème, comme il y a rythme du sang, battement du cœur et
de la vague.
Pour moi, l’écriture est physique, et les mots sont de la matière de
corps. Mes premières leçons de lecture ont eu lieu à ciel ouvert dans les
herbes de la colline et lorsque j’ai pu déchiffrer le premier mot du livre,
j’ai cru que, par ce mot, je possédais le paysage. Dans cette poésie, le
corps est aussi le lieu, les lieux originels comme ceux de la méditerranée
ou les lieux d’enfance. Le lieu est également celui de l’espace de la page,
de sa disposition, de la réalisation typographique qui fait de la page un
espace concret, lié au souffle et à la respiration comme un exercice de
calligraphie et qui devient forme visuelle au même titre que la toile.
Rythme donc, car la poésie est un retour en parole et je travaille beau-
coup sur la répétition qui est comme le rythme naturel du sang, du batte-
ment du cœur, du flux et du reflux de la mer. Litanie d’un battement
au plus près de la pulsation du corps, du sang dans les veines, rythme
comme danse. Il existe aussi dans ma façon de dire les textes, de les lire
à haute voix, un travail sur la répétition, sur la litanie au sens rituel. Pas
d’emphase, plutôt une voix blanche, un lyrisme a-lyrique et conjointe-
ment l’installation d’un rituel dans le sens où celui-ci s’installe dans le
corps, dans la voix.

. Curieusement, il y a eu sans doute d’abord une généalogie familiale


dans le fait de créer. J’ai rencontré l’écriture à travers les contes que disait
ma mère, mais aussi grâce aux peintures de mon père, qui ont constitué
ma première rencontre avec l’art. J’ai baigné dans les tableaux, dans les
images, dans la couleur, avant même de savoir lire et écrire et je me
souviens que toutes les pages de mon premier journal d’enfant commen-
çaient par de petites reproductions de tableaux que je collais en haut de
ma page d’écriture. Les peintres et leur création ont été déterminants et
je ne pense pas que j’aurais écrit s’il n’y avait pas eu, avant tout, cette
RÉPONSE DE BÉATRICE BONHOMME 

rencontre primordiale avec la peinture. Et puis, il y a eu la musique,


l’improvisation musicale de frères musiciens et là encore c’était une rencontre
avec une création, qui a constitué le choc d’un rythme essentiel. Enfin,
la poésie est arrivée avec, entre autres, Nerval, Baudelaire, Rimbaud,
Mallarmé, Desnos, Éluard, Aragon, Saint-John Perse, Char, et surtout
évidemment Pierre Jean Jouve que je n’ai plus quitté. Mais il ne faut pas
oublier l’émerveillement provoqué dans l’adolescence par la lecture de
certaines romancières anglaises, de George Sand, du Rouge et le Noir, du
Grand Meaulnes, de Julien Gracq... Généalogie diverse et mouvante qui
était pour moi, avant tout, l’amour passionné des mots et de leur rythme.
CL A UD E FA VR E
Parallèlement à la publication, en , de quelques « tenta-
tives de conversations » dans des revues (Le Mâche-Laurier,
N, Neige d’août, Petite, Contre-allées, Ouste, Offerta speciale),

elle a publié trois plaquettes : Nos langues pour des prunes


et L’Atelier du pneu. (éditions  (montée) des Poètes,
) ainsi que Laps  (Lyon, Le Suc et l’Absynthe, ).
Lectures-performances dès  (Expoésie, Lire en fête,
Le printemps des Poètes, nuits remue.net). Publie sur le
net depuis  (plexus-s, libr-critique, les cahiers de benjy,
remue.net, mots_tessons,...). On lui doit deux publications
numériques : Des os et de l’oubli et Précipités (publie.net,
). Membre du collectif remue.net et collaboratrice
aux Cahiers critiques de poésie du CIPM. Échanges avec des
peintres : Sang.S, avec des encres de Jacky Essirard (Angers,
Atelier de Villemorge, ). Performances « peintures /
textes » prévues avec Lawand.


C L AU DE FAVRE

S c or ie s, s c o l i e s & s c a l p s _
o u c om m en t La o c o o n

précipits_

formes en tentatives et l’échec qui va d’aventures


en fossés des fois puits comme du fourreau on tire
flèches et larmes ne préfère pas la trêve au
combat
à l’épreuve des langues s’en injecter mitraille et
ondes de choc
cascade d’acouphènes aucun allié
énorme bandaison étoilée collision pour langue
sortie définitive des capitaux quoique
le cours des momies toujours d’actualité

par la forme commence la forme tranchant le


cercle de nos nuits par
sacrifices d’arrivées laisser une empreinte est
une façon de s’en aller
 C LAUD E F A V R E

la forme propose une énigme ses épidémies


c’est ce qu’on appelle une guerre vache fumante
sous pluies tombe rien
qu’une question du comment sans pourquoi
ce n’est pas une fiction c’est une langue déveines
de peau qui n’est pas une ce n’est pas une démonstration juste

un monstre pour ne parler de sans dire


par muscles c’est une fiction sans données
objectives pour ne revienne l’oiseau la proie en main du
fauconnier que ne revienne

des spectres que la couleur nuance c’est un


bestiaire ça concours de circonstances tues c’est l’homme
pour lui la bête à hue
d’un fil c’est mostra la langue se faire la belle à
diable
c’est la faute à Laocoon plus muet que l’écho de
ses mots c’est grâce à Laocoon qu’hirondelle philomèle
parler m’impossible me taire périlleux le saut
grand inspir expédier les affaires courantes
autopsier la langue que je sais pas

parler viendra que la vie vaille il m’en de vous et


envie d’une poussée la langue de questions
enfin il me semble si je ne sais si je n’en peux
mais
S CORIES, SCOLIES & SCALPS_ OU COMMENT LAOCOON 

dès lors que pluies qui larmes ne m’effacent lorsque se


jettent d’Aden golfe hors l’espoir d’hommes à quoi par-
dessus bord l’espoir d’hommes et flanquée de ces frousses
et rogues_mardi  décembre la pratique du yoga affaiblirait
la foi s’indigne-t-on en Malaisie encore en  et ailleurs
première serait-ce foi en quoi date de quelle pire colère je
démarre qui grince mon journal pourquoi rien de nouveau
en pompes qui prennent l’eau l’existence se fait ressentir
comme cet abandon si réel que rien d’autre vrai sauf
grimacer à me laver l’eau est si froide aujourd’hui dans le
cabanon encore_mercredi  décembre je m’en veux comme
une épidémie de choléra au Zimbabwe dès lors que
j’entends ici les gens se plaindre crise et geindre froid de
quoi je me sais contagieuse
les histoires de vie finissent toujours mais quoi de la prime
à la casse pour les pauvres il y a de ces manières surtout de
n’être que de n’être rien et pas de_un vendredi je sens mes
nerfs lâcher à réparer la fuite dans le cabanon l’eau suinte
dans la caravane et mon cœur réparer panser réparer quoi
qui le plus s’enfuit suinte quoi
penser vivante il tombe cordes plus question trop d’entailles
aux pieds nus_ corps de mes nerfs colère de moi_dimanche
 les Nations unies au Zimbabwe lancent cri d’alarme ça le
fait et d’ici on parle précarité
un air de jour de neige mais rien de celles que j’aime sauf
le froid_combien de lundis  ou sempiternels jours
d’enfance quand seule la gazinière au charbon pour toute la
baraque nous nous habillions sous les couvertures dessous
par-dessous seuls nous ne nous connaissions pas et pas
d’envie juste trouver la place de sa solitude et rogues haïr
l’enfance grogne dessous
vivante_jeudi  au Cachemire pire la situation qu’au Tibet
on n’en parle pas pas de pétrole pas de lama ni bla petit et
grand ni signes forts et quid des chrétiens tués en Inde
tandis que profil attendu des musulmans bas massacrés
attendu
 C LAUD E F A V R E

Fred_morbleu a mis en ligne ce garçon est un ami


Précipités et jamais il ne tarde et toujours ce qu’il quand il
et faut quand moi de traviole aussi à lui merci et pour ses
mots qui me grandissent de nous noueux mais forts de lang
à lang l’épreuve et plus merci
la meute dents pleines la nuit fut_dimanche  ciné grand
angle toute la journée toute à l’usure allant à la bataille
étrange Cédric qui revient tout le temps et à ses
pires_vendredi  samedi  je brusque que trop je blesse
mais que faire qu’est-ce qu’ils ce n’était pas contre
Craignez, craignez – c’est une âme insoumise – le voyageur à
petite valise
les fêtes joyeuses fallait-il sortir se rendre un peu bien peu
de réponses possibles je n’ai rien à fêter à rien croyante de
rien de famille je ne suis ni fille ni mère ni sœur ni épouse
rien ne suis et pourtant que de liens
lèvres bleues_vendredi  tenir garde désormais le réveil
toutes les deux heures il suffirait d’un souffle glisser
d’endormissement glisser l’évanouissement des nuits
décousures d’un monde il suffirait
lundi _Gaza l’inévitable menace sur la frontière tandis
que la saison des pluies arrive au Zimbabwe n’oublier mes
armes sont de gueule je n’ai plus d’autre nom
_un mot pour Armand bel ami si soucieux en ce moment
qu’il ne s’inquiète pour moi en plus_mercredi  on finit
quoi froid et cœur confondus
sang craché cette nuit d’amorce_j’irai de l’avant par goût de
la conjugaison et pour certains pour ne pas les pas le droit
mais féroce bien que le sang circule
vendredi  janvier  que vaille forces_vous me donnez
confiance vous me donnez envie m’écrit Florence c’est elle
merveilleuse quand fêtes oblige on est entre soi en famille
comme on dit dans préposition indiquant la situation d’une
personne par rapport à ce qui la contient et me contenir je
S CORIES, SCOLIES & SCALPS_ OU COMMENT LAOCOON 

m’en vais laver crasses jusqu’aux vomis et tampons usagés


que je reçois comme étrennes ça doit s’appeler avec
hier notes de rien à Armand parce que confiance et lui dois
cette belle alors merci qu’il se saisisse de cela comme il dit
m’aide mais rompu de fatigues il m’inquiète et comment
l’aider je ne sais_samedi  ma corde le soleil retient la
lumière balance
dès lors que guerre ses carnages ne cesse ne cessera-t-elle
à Gaza et ailleurs on dit insupportable_mardi  janvier dès
lors qu’on supporte à ne que dire de notre honte peut-être
nous aussi mourir être plus nombreux qu’eux à mourir
proposer notre mort grand nombre puisqu’à

extraits de Thermos fêlé


 C LAUD E F A V R E

Épidémies

_des os recueillis la mort est passée


par là dans cousu un sac pourvu qu’elle
repassera furet inconséquent et rire solennel
qu’est-ce que tu vas faire avec elle avec tes
lacets tes flèches tu es sans mots à poser leurres
le sang pisse la mémoire

_qui est comment vivre sans mots


front taraude la douleur pourquoi sarabande la
vie sauve ça pourvu que ça et plus que même si
crisse de nerfs le corps à rien comme devant Les
désastres de la guerre à verse et ivres de mots à
vous couper le souffle des mots sangs mêlés

_ce genre de choses c’est arrivé par


actions à gérer comme prières et portefeuilles
arrivera la mort est rouge elle est des premiers
jours salives elle est de hontes comment cueillir
et cendres et os ça beugle couine qui arrivera à
dire et comment ça brame et vocifère tempête ça
poumone pourquoi pas et ça n’explique rien

_de tout ça bouche française que


nous faisons justifié par féroce la manie de
montrer d’avoir raison de tout avons trop de
réponses par cadastres sans comment être
intempestifs mais

_de langues le corps est là


S CORIES, SCOLIES & SCALPS_ OU COMMENT LAOCOON 

Balballadmal

En l’ennuyeuse à tous les yeux détresse


cœur tapant fauve tout déjà plus ne rien
presse au ban qu’un mal et sombre bête qui
égare à penser meurtrie sans égards
qui rien ni lieu de grâce

s’en fout morflée l’enfance le cul et cœur giclés


examen d’engluante lecture

En macabre saignée et tout est


douleur de vivre peu capable ni parler
tant d’amonts d’entre déluge et défoncée
grands sangs par l’homme la mémoire limon
plutôt sourire contre malgré effront

s’en fout plein rêves et d’arrêts crans


hyène de soi par rasoirs et sans larmes

En remontée d’alcools sang impur


jours dressés contre brisée par fil froid l’urinoir
ventre s’en vide ni d’âge par toujours treize à pire à
la langue pend comment savoir
jamais l’amour envolée d’idioties s’en est crevé

s’en fout si la question est pourquoi ou les crocs


toute drogue bue crachée de vivre s’en est

un rire pend
 C LAUD E F A V R E

Bégaiements

_ encore cette histoire du Laocoon encore Goya peignant à


même les murs de sa maison encore de renouveler une douleur
indicible
_d’un cri est-ce question rituels en trombe & contre les monstres
les nœuds de langues
_encore stories scories scolies & scalps Le poème est le point le
plus faible de la cohérence
_encore Achille et Philoctète entre pleurs & cris Laocoon il ne
crie pas il faut être vivant pour voir ne pas crier j’en connais qui ne
_tricotés serrés
_encore syncope de la question risque Éris discordant les langues
il y en a des milliers dans le gosier & bandant que la vie est
belle
_encore l’œil de Méduse défie l’homme au couteau de grammaire
_comment défier le cri aujourd’hui du masque qui visage
l’homme défie l’homme qui égare la cible
_autour comment tourner cligner l’œil pirouette n’est pas toujours
cadeau je ne crains pas les subterfuges
_comment parler de sans dire parler par & de travers disvoir
dégoiser & mescrire qu’entendre
_comme par hasard *deik — pour dire c’est collé herbu dans les
poils de mon galop de loin
_montrer ne témoigne pas
_d’épaisseur n’y a pas il n’y a pas d’énigme pas plus que peu peau
d’un coquelicot
_tremblé si danse
S CORIES, SCOLIES & SCALPS_ OU COMMENT LAOCOON 

_d’un cri les micro-séismes & sur le fil


nuances & dérapages syntaxiques
carambolages & déhanchements
moteurs à plusieurs vitesses &
hypostases que de structures
accidentées_que la vie frémissements
& belle qui mort la chair la vie un
autre piège non défini

_pas de chronologie un mal n’arrive jamais seul


 C LAUD E F A V R E

Enfer pour un renvoi

Une enfant parmi d’autre sans/mots rameute


caillasses fiascos/citations en sillage/redressez-moi
ces gosses s’il le faut force/l’urinoir tant qu’à jouir
peut être histoire d’art/d’humanité hors des n’en
n’être plus/que mots saigneux la tête morves et
meutes pend/tombe toujours d’actualité/égarée juste
tenté de vivre/qui ne sait/

Mémoire la funeste est mythique/ce qu’on sait


n’est pas à soi/de mots les muscles/convulsifs
enflés malades de questions donc c’est l’amour/bal
malade ballade mal d’amour à ce qui nous/fait peur
les mots ballots alors totems par sangs/sans tabous
mal malades des mots pour l’oubli/

Bétail de l’idée tracée temple la tête se fait bétail/


dans les fossés d’histoires il y a/les filles de
Mémoire cartographes embusquées/sur le vif
bégaient/une histoire parmi/point d’oubli à recoudre
mémoire et couteaux tirés le temps a passé coller à
la bave/funeste est l’oubli et plus encore les
souvenirs/comment et comment dire/qui ne
sait/pour l’oubli/comment/
S CORIES, SCOLIES & SCALPS_ OU COMMENT LAOCOON 

bref passage ce mercredi  janvier aux restos du cœur dixit


et pire ces deux hommes que je sais être des R.G.
_desquels filer je connais la chanson
montrer voir dire autre chose tandis que pérenne le train du
monde c’est insupportable on rentre au chaud de soi bien
recroquevillés piteux jamais jamais ne me plaindre du
temps ne le dire ne ferai refuserai ne cèderai le sang
m’embouillonne les nerfs me perdent à penser je n’en sais
rien que d’un choléra qui ravage le Zimbabwe atteint par la
saison des pluies alors que Mugabè s’offre vacances
luxueuses dès lors ma tête n’est plus la mienne rien n’est de
nouveau m’évanouis
ça me triste mal propos antisémites aux Halles lorsque
risquée à comme cueillir les restes légumes et fruits au sol
foulés et ce type ce je le connais en d’ailleurs effroyables
ricanant des juifs bigoudens ça on sait comme ils sont et
crochus et me voyant déjà vue écrase talon la loi vengeur
deux rabougries pommes à terre un pauvre pauvre chou
deux oignons rien ne se perd et ma pomme au goût colère
mais plus que plaisir la lumière rasante presque rose
dorée_lundi  janvier je marche en bien d’autres projets
les pieds sur terre tangue tandis que lune est ma petite
merveille à minuit au-dessous de zéro dehors et combien
dedans mon cœur momie ou ce qu’il en _mardi matin 
janvier les herbes sont de givre craquantes comme le papier
qui résiste et du sang encore ne suis-je desséchée quand de
poisses aussi d’évanouissements un de plus contre carrelage
dans les toilettes du cyber l’entaille est décorative dans ma
vie combien de temps ailleurs ainsi et le soir mes textes en
voltige vide soudain fêlée tête ploie
peut-être comme un kaddish de lien et déliaison en
hommage à lui parti l’ami pendu et moi vivant de quel droit
et quelle et comment sinon à ce jeune couple réfugié dans
le local à poubelles des Halles par la Ville harcelé pour leur
bien_jeudi  comment penser dans ce froid j’ai de trop une
couverture
 C LAUD E F A V R E

_douleurs en saccades je bégaye_de tous les sens jeudi 


encore tête en vrille comment dire des bêtises une vieille
envie de vivre met son museau dans mes doigts
_carrer caser sardines serrées les jolies en boîte d’usine
calme garder j’entends certains qui mangent parlent trop se
plaignent par mille et cent cinquante et deux ou mille et
mille huit et cent euros ils disent précarité_hier lundi 
vieilles envies de sucs médullaires j’en perds caboche
j’avais envie manger demain
mardi _ n’oublier il n’y aura rien des neiges que j’aime
sauf froid cisailles mais bien moins que la meute dans mon
ventre la trouée
_la tête à rien_Armand ses mots qui tapent le cœur ou
demain ou moi et lui et qu’est-ce qu’on fait

impeccable extérieurement,
S CORIES, SCOLIES & SCALPS_ OU COMMENT LAOCOON 

sur le fil rasoir les cicatrices ne sont issues


puisqu’on a tué tue tout reculons silence
radio Mugabé force caviar champagne pour ses
 ans fête les  % chôme la population s’active
c’est pas de la faim d’un rictus résumons parfois
papilles et le homard est frais
rien d’une rétrospective juste mémoire de l’oubli
ça rime à quoi cet attirail foire à la langue raccourcis
d’histoires la cicatrice est un désert ad absurdum
quand les figues de Barbarie sont américaines ce qu’on sait
n’est pas à soi
il ne suffit pas que les équations soient belles
vraies fictions comme
L’omme esgaré qui ne scet ou il va

Nœuds de conversations

Abattoirs

Iran : de ⁄ ans par corde enlevés sur


place publique pour homosexualité que
jeunesse est touchante
Japon : condamnés prévenus le matin même
de leur pendaison la famille une fois la mort
l’amour s’en est
Arabie Saoudite : de face dévisagés sans
plus d’espoir décapités
Rwanda : mains coupées bien obligés on a
dû sinon punis bien obligés privés sinon
d’une caisse de bière bien obligés de violer
même des enfants bien obligés
 C LAUD E F A V R E

Allemagne : et beaucoup sinon corvées de


chiottes alors violer sinon d’avancement si
peu tuer un juif dénoncer si peu tuer sinon
contrarié d’avancement
Et caetera États-Unis Bélarusse Pakistan et
encore Goya et caetera qui ne sait où il va
d’en lâches crimes fourrageant plus heureux
qu’animals plus que poux aux tibias
d’hommes s’ils reviennent comment
Comment
Et ils vécurent heureux
S CORIES, SCOLIES & SCALPS_ OU COMMENT LAOCOON 

Épidémies de bégaiements

_les chevaux ont vu la mort


_c’est l’histoire qui procède d’un texte antérieur
_a fait couler d’entre l’encre quel gaspillage mais qu’est-ce qu’on
quand les coups
_pluie noire

_ce sont personnages pour histoires de personnes


_les chevaux ont vu la mort
_tout est possible contre les troupes les corps d’armes pleutres
scélérats
_armée la syntaxe
_ce sont personnes c’est qu’il y a à entendre de l’œuvre muette si
tu parles, tu meurs, si tu te tais, tu meurs, alors parle, et meurs

_il ne vous a pas échappé de la transcendance un vrai challenge


à bon entendeur notre président il nous dit tout ça tout est
possible
_je ne veux pas qu’on me répare faut changer de logiciel s’en
tenir aux chiffres
_j’ai des rats dans la gorge la cervelle le cœur ça promet
mémoire rien de bon du pire

_que langue revienne qu’ils ne reviennent

_ morts/an dans le golfe d’Aden coups de sonde  ou 


ou     on compte lacets celui qui met fin un des
noms de Yama on a des mots

_ceux qui revenaient ne reviennent que langue reviendra

_Mein Kampf offert par Hitler aux jeunes couples tout juste
mariés Mein Kampf écrit en braille Mein Kampf lu entendu et
relu tout est possible
 C LAUD E F A V R E

_douleurs de bêtes hurlements silences

_que langue qu’elle

_un des derniers dessins de Goya j’apprends encore


S CORIES, SCOLIES & SCALPS_ OU COMMENT LAOCOON 

raccourcis d’histoires de Babylone en cicatrices


Baghdad comment d’issues sont
ce n’est pas du tout une rétrospective juste
mémoire de l’oubli on se
de loin et plus encore derechef c’est scories et
protocoles et grandes morts stories scalps
forme en tentatives et l’échec qui va d’aventures
en fossés quelque chose se passe des puits lâchons les
possibles

lynx envers nos pareils, et taupes envers nous


l’homme est un loup des fois homard
le problème c’est ça en ripple marks ouaipp
marre on en a compris du règne animal
n’en est pas moins cruel qui s’en croit éloigné et
quoi qu’on en dise Aristote déjà

plis replis nodum linguae rumpere couper le filet


de la langue cher Aulu Gelle quand

le dieu des moissons donne des nœuds à la tige

nœuds de conversations, fading

Apodémies

tout est possible en kinyarwanda lire et boire


sont un même verbe
la scolie en ces airs obliques plus tortueuse que
didactique se chante à table
troublant ça s’adresse
qu’idioties en tête à ramasser ce brin de muguet
n’est-ce
 C LAUD E F A V R E

Sans épilogue

_rien que du verre brisé


_rien d’intelligent à dire sur un massacre
_comment à force collectif ment

_des hutus ont sauvé des tutsis


RÉPONSE DE CLAUDE FAVRE 

…Démarche : mises au jour & idioties...

Le langage est mon impropriété. Du plus ancien souvenir. C’était querelles,


hors de. Aguets d’écoute, pour respiration, goût des conversations, des
phrases tronquées, malsensées, qui disent tant bien mal que.
Le langage n’est pas ma langue. Je n’ai pas de ma langue, a fortiori mater-
nelle. Le langage me traque, est mon tigre, vos lèvres & nos serpents de
mer. On se langue la tête dans. On s’excave la langue. On dit langue
pour ne pas dire. On dit française pour ne pas dire. On sait pas qu’on
bafouille. On veut des langues à transparence, un mot une chose, et filer
droit.
Ma mal langue est des vôtres. D’argots divagations & d’anciennes & d’ailleurs,
plus les blagues à la gomme. En cavalcade grammatique, ce n’est pas que
recours, c’est pire, l’histoire nous.
Frémissements de voix, concrétions, nuances rien que & rapts & plus,
défis de ponctuations, carambolages étymologiques, dérapages syntaxiques,
structures accidentées, coups de reins, & sur le fil. Au scalpel.
En basses fréquences, d’agace contre languelà des flics des cadenas des
marchands. Pour capter les microséismes, mettre au jour les effets du
désordre que charrie l’ordre.
Qu’est-ce qui se passe lorsqu’on se parle ? Pour inquiéter pour rire, &
pas tant tant les automatismes, périls en nos demeures, alors tenter de lire
d’écrire.
Travail de basses peines. Moteur à plusieurs vitesses.
La mostra ma langue ne démontre rien. Rien d’intelligent à dire pas savoir
pas parler ni lire ni écrire alors j’aimerais bien. Force vives flèches. Sans
balancier, soi regricier. Non alignées, qu’elles sont belles les jeunes pousses
sur les coteaux encreux. Électriques.

…Influences : larcins & nœuds, goût cerise de la dette...

Premiers larcins dans le journal à quatre ans & ça dure à l’envers qui
science ne sera. Bouche ouverte à gober beaux les signes qui se font la
belle la vie, qui ébrèchent le monde d’apparences. Coup de tonnerre,
 R ÉP ON SE D E C L AUDE FAVRE

des mondes à déchiffrer, la vie c’est d’écritures, sentiment que la vie est
là, comme le sang afflue sous la robe nerveuse d’un cheval alezan qui me
détournera des lectures.
Puis pulsions de rapts de paroles pour respirer d’autres mots que les miens
me rendent dingue & ça dure. Bagarres jusqu’au sang pour questions
étymologiques.
Mais peur batailleuse des livres. &, au ban, peu. Sinon Alice aux Merveilles
me rend zinzin, & un livre illustré de science-fiction édité à Moscou
offert par une grand-mère très coco.
Plus tard Conrad. Kafka me mit au silence. Villon, Goya, Rimbaud,
Corbière, Laforgue, Norge puis Ponge mais bien sot animal qu’écrire à
pas savoir ni parler ni lire. Des romans, Biély, Schulz, Lins, Gombrowicz
puis Borges & surtout Canetti & Rabelais. & toujours la colère d’Achille.
Tard contre coups & blues quelle meilleure gourmandise que les manuels
de langues, surtout anciennes & d’horizons variés. Bouleversée par le
travail insolent & joyeux des comparatistes, Vernant, Detienne, Ollender
puis Malamoud. & Charachidzé, d’où Dumézil, n’en déplaise aux doxas.
Là, sous la peau, & tous les jours, mes influences & mes stimulants.
Encouragée dans mes détours par leur curiosité expansive, penser avoir
le droit d’écrire parce que devoir poursuivre par grammaires la langue
qui sait. Au scalpel.
& d’avoir comme rencontré Mandelstam il y cinq ans, alors, curieuse-
ment, oser. & Caravage.
Aujourd’hui, dettes envers Dominique Fourcade, Didi-Huberman & Vassili,
peintre boucher à la bouche d’or mon amour, mes amis-sans qui le cœur
ne bat- & tous les contemporains, qu’ils accompagnent ou agacent.
CH R IS TOP HE M AN O N
Né en , vit et travaille à Paris. Il tente de placer son
écriture au point de convergence de la pensée, du poli-
tique et du chant, dans ce qu’il appelle « lyrisme de masse ».
Il a publié récemment L’Éternité (Limoges, Dernier
Télégramme, ) ; Fiat lux (Paris, Mix., ) ; L’Idieu
(Paris, Ikko, ) ; Protopoèmes (Saint-Quentin-de-
Caplong, Atelier de l’agneau, ) ; Univerciel (Caen, Nous,
). Il a participé à l’anthologie Le Jardin ouvrier
présentée par Ivar Ch’Vavar (Paris, Flammarion, ).
Depuis , il a collaboré à de nombreuses revues (Fusées,
Java, Le Bout des bordes, Action poétique, Exit, Le Jardin ouvrier,
Ouste, Boxon, Grumeaux, …) et se produit régulièrement
dans des lectures publiques en France et à l’étranger. Il co-
dirige les éditions Ikko et la revue MIR avec Antoine Dufeu.


C HR ISTOPHE M ANON

Q ui -v ive
(Extraits)

Avant-propos

La guerre, la peste ? On en voit la fin.


Déjà le verdict est presque tombé.
Mais qui nous défendra de l’horreur qu’autrefois
La course du temps nous a imposée ?
ANNA AKHMATOVA

Salut à toi, camarade, et sois le bienvenu. Il fait très nord ici. Le


ciel bleu est en sang. À l’heure du soir les ténèbres s’accumulent.
La lune a caché sa lumière. Il pleut des étoiles et lentement les
fleuves remontent vers leurs sources. Il vente par toute la planète,
pas moyen de tenir sur ses jambes. Une vieille souffrance plane
dans l’air. On entend le chuchotement sombre du malheur au milieu
d’un silence inquiet. Des milliers d’êtres tourmentés, des figures
douloureuses et marginales, qui n’ont pas de nom, ni même de
visage, à peine une silhouette, une forme vague, sortent d’une longue
 C HRIS T O P HE M A NON

nuit, arrivent en pleine lumière et se mettent à parler dans la langue


des multitudes traquées comme si tous les temps convergeaient.
Ils prolifèrent et s’insinuent jusque dans les coins les plus reculés
du réel. Ils font partie de nous comme la peau sur les os et jamais
nous ne pourrons nous en défaire. Nous vivrons avec eux jusqu’au
bout. Ce sont leur voix, la chaleur de leur souffle, que tu entends,
camarade, un confus brouhaha, non pas de cris ou de protesta-
tions, une sorte de plainte plutôt, de gémissement, à la fois timide,
discret et monumental, fait de milliers de prières, de milliers de
sanglots et de milliers d’impuissantes malédictions, comme si une
population grouillante régnait alentour et très bas.
Les pauvres mots que tu lis, pleins de fureur et de douceur,
violents et touchants, frissonnant d’une tendre barbarie encore mal
domptée, claquant dans la nuit comme des coups de feu, nous ont
été légués par l’Histoire, avec son impitoyable brutalité coutumière,
sa terrifiante démesure, son incrédible et pesant humour, par ceux
qui ont connu les bourreaux et ne les ont pas craints, qui ont résisté
longuement aux persécutions et n’ont pas renoncé, qui ont payé
le prix le plus élevé pour le simple droit de rester homme, qui
debout se sont tenus jusqu’au bout ou même ont plié les genoux,
ceux des luttes d’émancipation passées, présentes et à venir, ceux
qui n’ont pas su s’engager ou n’ont pas pu et ont été emportés
aussi, le corps balancé dans des fosses communes par des gars éber-
lués d’être des fossoyeurs. La terre leur soit légère. Insignifiants,
dérisoires, nous ne pourrons les oublier, car nos visages ont gardé
leur reflet sanglant. Errant sans but, ils ne savent ce qu’ils cher-
chent. Entraînés par un élan sauvage, ils ne savent où ils vont.
Marchant d’une tendre démarche d’aile dans la tempête, ballottés
en tous sens par les constellations, les balles ne peuvent rien leur
faire de nuisible à présent.
Cette tentative pour faire vivre les temps avec des mots, tenir
la chronique des échecs passés, consoler les larmes humaines, récon-
forter les vivants et offrir aux morts un témoignage de l’amour
auquel ils ont droit est la justification définitive de cette chose.
QUI-VIVE 

Ainsi les mots des morts tendent à ceux qui vivent les fils d’un
amour invisible et sans bornes.

Tiens bon, camarade, le dénouement est proche. Nous pénétrons


dans les zones interdites de la réalité. Nous y retournerons en rêve
obstinément. Nombreux sont ceux qui aimaient et qui aiment moins
à présent. Le jour viendra où ils recommenceront à coller des listes
sur les portes et à marquer le torse de ceux qui ne savent pas obéir.
Mais nous sommes là et nous veillons. Bientôt ils aimeront de
nouveau comme avant. Il nous faut si peu en ce monde que nous
sommes prêts à bondir de joie au moindre nouvel événement. Des
ténèbres présentes jaillira la source puissante de nos victoires futures.
Tiens bon, camarade, le dénouement est proche. Sur la route,
nous avons croisé le sourire idiot du siècle : une montre sans aiguilles
et une ombre sans corps. Au-dessus de nos têtes roulent rouges
les nuées des temps passés et à venir, les polyèdres du destin, et le
présent gronde et montre les dents.
Tiens bon, camarade. À l’heure obscure où s’écroulent les
mondes, je t’adresse ce salut fraternel.
 C HRIS T O P HE M A NON

Chant

Maintenant, tu affûtes griffes et crocs, camarade. Tu lisses ton poil


afin de le rendre plus soyeux et tu commences le rite magique en
traçant deux larges cercles sur le sol, l’un à l’intérieur de l’autre.
Entre les deux, tu inscris des signes que toi seul sait déchiffrer. Tu
te places au centre et te mets à danser en tournoyant sur toi-même
de plus en plus rapidement. Puis tu murmures des imprécations
dont tu ignores le sens et la finalité :

Tirål taïlí ra-a-a-hè


Aou, aou, chikharda kåvda !
Chivda, vnoza, mitta, minogam,
Kalandi, indi, iakoutachma bitas,
Okoutømi mi nouffan, zidimä

Ensuite, tu te recouvres jusqu’aux yeux de fumier, d’ordures et


de fientes, pour que l’éclat des coups de feu ne t’aveugle pas, pour
que les balles ne fassent pas de nouveaux courants d’air dans ta
silhouette improbable. Enfin, tu regardes droit devant toi dans la
direction que tu as décidé de suivre coûte que coûte et tu te mets
en route. Un vague bruissement d’ombre coiffe ta tête et s’étend
sur ton front. Ton visage change plus vite qu’un ciel instable. Repose
ton visage, camarade, reforme tes traits. Laisse ma main passer sur
tes traits et les remettre en place.

Dans l’obscurité, tu ne distingues rien. Tu avances avec une diffi-


culté toujours croissante. Atmosphère irrespirable et poisseuse.
Humidité pourrie. Ici tout est moite. Suffocations. Halètements.
Sueur. Vent chaud et humide qui colle à la. Ici les objets répan-
dent une odeur nauséabonde. Les êtres aussi. Surtout les êtres.
Silencieux, muscles tendus, tu rampes entre des flaques d’eau
stagnante, des tôles ondulées, des briques brisées, des barils de
QUI-VIVE 

plastique, des cartons détrempés, des mares de boue bleu sombre,


des débris de vaisselle, des planches pourries, des morceaux de poly-
ester, des pelures de pommes de terre, des éclats d’os délavés, des
déjections et ordures de tous ordres, tu rampes en repoussant la
nuit devant toi. Tout tremble et semble flotter dans l’air. Tes pensées
se désagrègent peu à peu sous la chaleur, dans le silence sans fin
d’un monde en train de s’achever. Tu es épuisé, camarade, mais
au point où tu en es, tu ne peux plus reculer. Il faut encore ramper
et ramper encore. L’esprit terrassé par. Terrassé par la fatigue et
l’angoisse, l’esprit.
Ramper et ramper encore à travers l’abrutissant vent chaud qui
semble souffler de tous côtés et fait bouger les bâtiments comme
des serpents, ou plutôt : ondulant, oscillant en molles vibrations à
la façon d’algues marines. Ramper sur le sol agité d’un tremble-
ment régulier. Allant seul de l’avant et y allant avec détermina-
tion, malgré la frousse et les membres meurtris, sursautant
nerveusement au bruit du moindre caillou roulant sous tes pieds,
au moindre tintement d’un bidon entrechoqué, te mouvant comme
un somnambule, les muscles se contractant et se détendant d’eux-
mêmes, commandés par des réflexes d’automate, fonctionnant hors
du temps, ayant laissé le temps épandu là-bas, loin derrière, car
tout continue à se dérouler avec la même visqueuse et noire lenteur :
temps et distance multipliés, interminables, une minute une heure,
cent mètres plusieurs kilomètres (la distance terrible, monotone,
que mû par le sang, tu dois éternellement parcourir entre deux
horizons inévitables de la terre inflexible). Avançant péniblement,
puis reculant, avançant de nouveau et reculant encore de sorte
qu’après de longues et interminables manœuvres tu te trouves prati-
quement au même point que celui que tu avais occupé au début,
le cœur cognant de plus en plus violemment, la progression de
plus en plus lente, si bien qu’à un moment tu as la sensation que
le monde, la nuit, la terre entière se sont immobilisés, grouillant
seulement sur place comme des vers sans rien faire d’autre que
d’attendre avec terreur en se tortillant dans le noir et sans avancer.
 C HRIS T O P HE M A NON

À ramper à cette allure, tu te rends compte, comme une fourmi


pourrait le faire, des considérables inégalités du terrain : ici, ce
maudit bourbier ; là, ces hauts roseaux bruissants qu’il faut éviter
et ce tas de pierre qui enlève presque tout espoir, tant il paraît
impossible de pouvoir le franchir sans faire de bruit.
À perte de vue : d’immenses étendues d’arbres carbonisés. À
perte de vue : des immeubles en ruine, des routes défoncées. À
perte de vue : des champs de squelettes et des carcasses de véhi-
cules constellées d’impacts de balles. Impression. Impression que
la terre elle-même va céder sous ton poids, ou plutôt qu’elle vient
à ta rencontre, se soulève, bouillonne silencieusement, et t’attire
par un mouvement de succion.
Vers quoi te diriges-tu ainsi dans cette nuit obscure au-delà de
l’obscur ? Vers quelle lutte incertaine et sans espoir ? Tu l’ignores
et cependant tu avances vers un destin qui n’est peut-être pas le
tien. Dans ta progression tu croises des créatures qui semblent sorties
d’un cauchemar, surgies pour un instant de la pénombre avec l’ap-
parence d’une photo sinistre et vide de sens, toutes plus repous-
santes les unes que les autres. Elles ondulent ou se dressent sur
leurs pattes arrière en poussant de sourds gémissements comme
des appels désespérés aux vents, à la lune, au vide de l’espace infini.
Elles emplissent le ciel et se bousculent dans l’air, soulevant des
tempêtes et des blizzards. N’entends-tu pas le vacarme qu’elles font
en fouettant l’air comme les ailes de grands oiseaux, crachant des
langues de feu, pourvues d’ergots, de griffes, de becs aigus ?
N’entends-tu pas cette rumeur, non de révolte, de colère, mais de
plaintive stupeur ? Sont-elles venues d’un autre continent, d’une
planète lointaine, d’un monde au-delà de la mort, d’un lieu plus
fangeux que la fange ? Sont-elles surgies d’anciens rêves qui empiè-
tent sur le réel à l’état de veille ? Tu l’ignores et cependant tu avances,
camarade.

*
QUI-VIVE 

Dans l’enchevêtrement tu es maintenant incapable de distinguer


les pattes des serres et des griffes tournoyantes, les serres et les griffes
tournoyantes des pattes, les griffes tournoyantes serres pattes des
explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille,
les griffes tournoyantes serres pattes explosions de grenades à main
tapis de bombes éclats de mitraille de tes branchies babines crocs
ventre à toi dans l’instant de sang gélatine viande provisoirement
nommé : combat. N’ayant pour les coups contre ta propre substance
nul autre baromètre que la douleur ou plutôt la montée soudaine
de douleurs multiples et ininterrompues. Dans cet anéantissement
continuel sans cesse réduit à tes éléments les plus petits et te rassem-
blant sans cesse à partir de ces débris dans une reconstruction conti-
nuelle, ramassé sur toi-même, parfaitement immobile, comme si
tu pouvais passer sans transition du mouvement à l’immobilité,
c’est-à-dire comme si l’immobilité était en quelque sorte le prolon-
gement du mouvement ou le mouvement lui-même éternisé, ne
reposant sur rien d’autre que sur le temps pour ainsi dire solidifié.
Te retrouvant d’un instant à l’autre couché, cramponné à la
terre et la terre elle-même à la place du ciel et l’air lui-même qui
s’écroule autour de toi comme du plâtre brisé, des morceaux de
vitre et de la boue et de l’herbe à la place de la langue et toi-même
éparpillé et mélangé à tellement de fragments de nuages, de cailloux,
de feu, de noir, de bruit et de silence comme si l’espace s’effon-
drait, et alors les claquements, les détonations, les explosions, les
crépitements, le tapage insensé, les flammes, quelque chose de plus
qu’un fracas : l’air, la terre secoués, déchiquetés, pulvérisés, broyés,
éprouvant alors quelque chose de plus fort encore que la peur :
l’horreur, l’ahurissement, le scandale, la soudaine révélation qu’il
ne s’agit plus là de quelque chose à quoi l’homme ait tant soit peu
part, mais seulement la matière libérée, sauvage, furieuse, indé-
cente, non pas la violence, mais une concentration, un condensé
de celle-ci : l’idée même de fureur et de violence. Plus la peur
donc, plus rien seulement à présent que l’horreur de l’obscurité,
l’horreur du chaos, l’horreur du vacarme, l’horreur de la boue.
 C HRIS T O P HE M A NON

Te voilà maintenant bien plus grand qu’un homme, camarade,


et il te semble que tu es toi-même le danger, et à l’intérieur de ce
danger, tu es le noyau.

Toujours habité par cette même sensation d’irréalité somnambu-


lique, incapable non pas de comprendre, mais tout au moins de
voir ce qui se passe, suspendu dans un temps abstrait, fluide, trans-
lucide et sans consistance réelle, le corps et la conscience comme
recouverts de cire ou de paraffine, ou plutôt d’une seconde peau
t’isolant de l’air, vidé de toute espèce d’émotion, c’est-à-dire pas
plus que la peur tu n’éprouves maintenant ni révolte, ni indigna-
tion, ni désespoir, ni désarroi, repoussant à plus tard tout ques-
tionnement (pourquoi et comment tout cela), ne faisant plus
confiance maintenant qu’à tes sens tenus en éveil, ou plutôt en
alerte permanente, à cet état d’animale vigilance, d’instinctive alarme,
sur le qui-vive en somme, faisant peu à peu ton apprentissage de
bête fauve, de gibier, parfaitement calme cependant, ectoplasmique
pour ainsi dire, tu t’en remets pour réfléchir et décider à cette
froide partie de toi-même capable de ruse et d’attention, non pas
futilement te souciant du pourquoi mais du comment continuer
à vivre, à tout instant capable de passer sans transition de l’immo-
bilité, que ce soit celle du guet, de l’affût ou du sommeil le plus
profond, à une série de mouvements d’une foudroyante rapidité
qui fait que bondir, griffer, s’enfuir ne sont, quoi qu’il soit néces-
saire de trois mots pour les désigner, qu’une seule et même action.
Puis figé soudain, haletant comme une bête, comme si tu te
sentais te rétracter pour diminuer ta surface vulnérable ainsi qu’une
huître au contact d’une goutte de citron, seulement occupé à guetter,
à écouter le puissant et assourdissant silence végétal, la silencieuse
et humide rumeur du sang vert, tu te rends compte que ce qui
vient de se produire (la brève, foudroyante et chaotique succes-
sion ou plutôt concentration, superposition de mouvements, de
QUI-VIVE 

tapage, de cris et de détonations) n’a à la vérité ni forme définie,


ni nom, ni adjectif, ni sujet, ni complément, ni ponctuation, ni
exacte temporalité, ni sens, ni consistance, sinon celle, visqueuse,
molle, indécise, de ce qui te parvient à travers le filtre trouble de
ta conscience, comme si toute logique et toute cohérence allaient
à l’encontre de ce que tu es en train de vivre, quoi que tu sois de
moins en moins en mesure de t’étonner, encore moins de t’in-
surger contre un état de fait que tu es même enclin maintenant à
juger normal dans son incohérente apparence. La seule chose qui
semble te déranger dans ce moment étant sans doute la perspec-
tive d’avoir à renifler jusqu’à la fin des siècles ton propre fantôme
crasseux et puant, brutalement jeté, déposé comme à la surface
d’une planète morte, dépeuplée et glacée, non pas la terre, un sol
quelconque plutôt : une étendue croûteuse, pustuleuse, comme
une maladie du sol même, une lèpre, sous l’effet de laquelle les
reliefs, les ravins auraient été pour ainsi dire gommés ou plutôt
déglutis, attaqués par quelque acide, quelque suintement purulent.

À l’abri maintenant, la conscience du monde extérieur te revient


peu à peu autrement qu’à travers l’élémentaire alternative du couvert
et du découvert, te précipitant de nouveau dans cet état de démis-
sion semi-léthargique, les yeux perdus contemplant autour de toi
le paysage, voyant ramper le long des murs, des étendues grisâtres
de poutres brisées, de moellons et de vieille ferraille, comme une
procession de cafards traînant ou portant des choses indistinctes,
disparaissant dans les embrasures des portes ou sous les porches,
dans d’invisibles trous, à chaque explosion qui ponctue le bruit de
fusillade et les rafales des armes automatiques, puis reparaissant,
progressant de nouveau de quelques mètres.
Tu peux alors percevoir les cris des oiseaux répercutés entre
les façades en ruines, tu peux alors percevoir le chuintement, le
doux bruissement presque amniotique de la pluie tomber sur les
 C HRIS T O P HE M A NON

pans de murs des immeubles éventrés dont les papiers aux couleurs
pastel se décolorent peu à peu, sur la surface unie, grise et lente
du fleuve où les gouttes font éclore de petits ronds argentés, sur
le paysage tout entier composé dans une gamme de couleurs grisâtres,
sur le cercle des collines sous lesquelles achèvent de pourrir les
corps déchiquetés de centaines d’hommes et de femmes, sur le
paysage grisâtre, sur les immeubles grisâtres, comme si tout, paysage,
immeubles, collines, était défoncé ou plutôt écorché par une herse
gigantesque et cahotante, ne laissant subsister derrière elle rien d’autre
que quelques pans de murs et quelques troncs d’arbres mutilés
desquels semble sourdre au ralenti une sorte de vie larvaire, morne,
comme hébétée.

Maintenant tu as mal, camarade, d’une douleur sans âge, celle qui


parcourt à gros bouillons de sang la longue histoire de l’humanité.
Maintenant tu voudrais cesser d’entendre et de voir, te transformer
en plante ou mieux encore en pierre, incapable d’un cri ou d’un
geste, et tu voudrais sombrer dans un long sommeil qui n’arrive
pas.
Maintenant tu as mal, camarade. Tu agonises ou tu es déjà mort.
Peu importe. Étendu, saignant, très calme, sûr que dans un instant
il sera assez tôt pour rentrer dans le monde, dans le temps, ou pour
en sortir définitivement, tu fermes les yeux et te recroquevilles en
position fœtale. Tu voudrais simplement rejoindre ton terrier natal,
te coucher dans ta ruche tout confort pour une nuit sans rêve.
Désireux maintenant de dormir en paix.
Tu ignores qui tu es, où tu es, et ce que tu fais, camarade. Tu
ignores si tu te trouves au centre ou à la périphérie de la mort. Et
quelle importance d’ailleurs ? Lèvres closes, tu cherches. Tu cherches
des mots, mais dans quelle langue et pour communiquer avec qui ?
Les yeux écarquillés comme un animal sauvage surpris dans sa fuite,
tu protestes. Tu ne comprends pas et tu protestes.
QUI-VIVE 

Ne t’en fais pas, camarade. Dans ce monde mourir n’est pas


difficile. Vivre l’est beaucoup plus. Vivre n’a de sens que relié aux
nombreux cercles de l’espace noir. Ne t’en fais pas. Ta mort était
déjà ancienne quand ta vie commença et tu as renoncé à toi-même
depuis longtemps déjà. Mais est-ce mourir cette incompréhen-
sion, cette surprise, la bouche ouverte, les bras ballants ? Tu fermes
les yeux, camarade. Tu fermes les yeux et tu vois maintenant. De
ton lointain passé surgissent des souvenirs que tu croyais disparus
à jamais, séparé d’eux par l’infranchissable épaisseur du temps comme
un obstacle de verre invisible et trompeur :

L’océan. Le ressac des vagues sur la grève. L’écume en rythme


irrégulier caresse les rochers. Les bruits du monde viennent mourir
sur ce rivage battu par un vent légèrement iodé et chargé d’hu-
midité. Le soleil trône majestueux dans un ciel qu’aucun nuage
ne trouble et pose des reflets argentés sur l’étendue liquide. Dans
les colonnes d’air chaud qui montent de la surface de l’eau les oiseaux
planent en larges spirales ascensionnelles.
Ses longs cheveux noirs fouettés par le vent frôlent tes lèvres,
camarade. C’est une caresse très belle et très douce. Son regard
transparent se perd sur l’immensité de la mer, comme déjà absent.
Tu observes avec avidité son visage fin aux yeux sombres et profonds,
légèrement en forme d’amandes, qui lui donnent un petit air asia-
tique. Tu l’observes intensément. Aussi intensément que possible,
avec une sorte d’incrédule stupeur, d’incrédule consternation. Tu
voudrais imprimer à tout jamais cette image dans ton esprit, cama-
rade. Faire une photo, à cet instant précis, serait mal venu, une
faute de mauvais goût. C’est cependant ce qu’il te faudrait car tu
ne fais aucune confiance à ta mémoire toujours défaillante et tu
redoutes que disparaisse à jamais le souvenir de cette précieuse
minute, car la mort rôde entre vous, indistincte et sournoise, sans
savoir encore quelle forme adopter ni lequel de vous deux frapper
 C HRIS T O P HE M A NON

en premier lieu. Tu te rappelles alors l’expression que tu as remar-


quée une fois dans les yeux d’un enfant à l’agonie : cette indi-
gnation qui s’apaise, ce désespoir outragé qui s’évanouit, ne laissant
plus que deux globes vides recelant dans leurs profondeurs immo-
biles un monde en train de disparaître.
Elle n’ignore pas combien tu l’aimes, camarade, combien tu
penses à elle dans tes nuits d’errance à travers les rues délabrées
des cités, combien tu rêves d’elle dans tes rares moments de repos.
Elle n’ignore pas que tu ne veux rien oublier des instants qui vous
ont réunis, que tu ne veux rien perdre de ses baisers, de ses caresses,
de son rire moqueur, ni de ses longs silences qui te plongeaient
dans un profond désarroi. Votre histoire fut brève et violente et
vous vous êtes déchirés avec une sauvagerie de bêtes féroces et
cependant votre amour demeure infini et éternel, car ses yeux ont
embrasé ton cœur, camarade, et toujours il battra au rythme de
ses cils, comme lorsque dans vos étreintes tendrement furieuses
ton regard se noyait dans le sien.
Tu sais maintenant qu’il n’y a pas d’amour sans peines et que
le bonheur a la saveur brûlante de ses lèvres posées sur les tiennes.
Tu sais maintenant que votre amour est impossible et qu’il n’en
restera que des éclats de douleur qui ne cesseront de t’infliger de
nouvelles blessures, même lorsque le temps aura cessé et que son
souvenir ne sera plus qu’une vieille image racornie et jaunie, à
peine lisible. Un simple mirage. Un reflet. Alors l’absence pèsera,
douloureuse et grise. Tu le sais. Tu ne la reverras plus, camarade,
et jamais plus vos lèvres ne s’uniront. Jamais plus vos corps ne
passeront l’un sur l’autre. Jamais plus sa main ne cherchera la tienne
ni son regard ne croisera le tien. Jamais plus vous ne. Plus jamais.
Tu as maintenant l’impression d’être infiniment ancien, inhumai-
nement vieux, parvenu au bord extrême de la vie, et dans ce moment
de profonde détresse savoir qu’elle existe ne te permet pas d’es-
pérer un monde moins laid.
Mais elle : tout à fait en dehors et ailleurs, lointaine, sur le départ
déjà, elle observe le ressac des vagues avec la majesté distante des
QUI-VIVE 

carnivores qui semblent s’absenter soudain dans une méditation


douloureuse et immobile. Tu voudrais dire quelque chose, cama-
rade, lui adresser des paroles réconfortantes, ébaucher un sourire,
mais rien ne. Non rien. Ton esprit est aussi vide que le ciel sans
nuage. Aussi vide que. Vous demeurez murés l’un et l’autre dans
votre solitude. Elle surtout. Surtout elle. Plus silencieux que le
silence ou plutôt comme si le silence avait lui-même quelque chose
de tangible, non pas refluant, mais pour ainsi dire s’abattant tout
d’une masse, semblant tout à coup quelque chose d’absolu et d’écra-
sant. Seul le clapotis de l’eau sur les galets dresse un pont invisible
entre vous. Lien ténu et illusoire qui s’effrite peu à peu et au-delà
duquel, une fois franchi, sera scellé quelque chose d’irrémédiable
et terrible.
Elle essaye de sourire à cet instant et elle pleure. Les larmes
lentement coulent sur ses joues. Une immense vague d’amour te
submerge alors au moment où le soleil disparaît derrière l’horizon
jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un minuscule bouillonnement d’or
en fusion se rétrécissant ou plutôt se rétractant, puis redoublant
d’éclat, puis plus rien, le ciel maintenant d’un bleu violent, déjà
gris du côté de la mer, tandis que les uns après les autres les rares
nuages éparpillés, à présent frappés d’en dessous par les ultimes
rayons se colorent de blond, puis de bronze, puis de cuivre et la
lune présente depuis longtemps déjà cesse d’être un trou rond au
milieu du ciel pour devenir un disque suspendu dans le néant, dans
le chaos originel, et se transformer peu à peu en une sphère d’ar-
gent recélant en ses quiètes et mystérieuses profondeurs le chaos
ordonné du monde ombreux et compliqué sur les flancs balafrés
duquel les vieilles blessures roulent vertigineusement vers l’avenir
jusque dans les ténèbres où les guettes de nouveaux espoirs.
Ton cœur est un tambour sans maître, camarade. Ton cœur
est un vaste cimetière, un espace de décombres et de ruines où
des ombres fantomatiques errent en silence dans le silence. Alors
te revient à l’esprit le temps lointain où la guerre civile et le souffle
de la révolution mondiale n’avaient pas encore élevé ce mur invi-
 C HRIS T O P HE M A NON

sible et pourtant infranchissable entre vos deux corps, et tu songes


à la douce brise chargée d’ombres qui souffle dans les longs couloirs
du sommeil, à son corps étendu à l’abri d’une voûte basse et quiète
sous le bruit incessant de la mer, tu songes au bien, à la justice,
aux rires. Puis tout s’affaisse à nouveau dans le présent très sombre.
RÉPONSE DE CHRISTOPHE MANON 

. Fictions & Cie

Le prince Mychkine est amoureux d’Emma Bovary, mais leurs familles


respectives s’opposent à leur union. Il la trompe avec la jeune Albertine.
Séduite par Joseph K, celle-ci s’enfuit avec lui en Amérique après avoir
mis le feu à la maison des écrivains à Moscou. Il est alors accusé d’avoir
tué son père et dépensé l’argent qu’il lui a dérobé au cours d’une mémo-
rable beuverie. Pendant son incarcération, il murmure des narrats à travers
les murs de sa geôle à ses compagnons d’infortune. Mobilisé en , il
est pratiquement le seul survivant de son régiment de cavalerie. À la
Libération, il fuit l’avancée des Alliés en compagnie de sa femme Lili,
son chat Bébert et son ami Le Vigan. Tandis qu’il agonise, un docteur
prélève son hypophyse pour le greffer sur un chien ramassé dans la rue.
Léopold Bloom assiste à son enterrement avant de prendre une cuite
avec un certain Stephen Dedalus. Vous aurez beau dire, des aventures
comme cela arrivent en ce monde, c’est rare, mais cela arrive.

. Lyrisme de masse (deuxième mouvement – trois remarques)

. Le lyrisme de masse se situe au point de convergence de la pensée, de


la politique et du chant, d’où pourrait surgir, incidemment, une parole
universelle. Son effet politique passe par la distance esthétique. Cet effet
ne peut pas être garanti. Il comporte toujours une part d’indécidable.
. Le lyrisme de masse s’efforce de renouer les termes de l’Histoire, du
fantastique, du cosmique et du politique : hommes, animaux, végétaux
y sont indissolublement liés dans un destin commun.
. Le lyrisme de masse n’est pas littérature et se tient à distance prudente
de la poésie. Son ambition est de permettre aux êtres vivants de s’em-
parer de leur destin et de la possibilité de porter leur regard loin de ce
qui leur a été assigné.
MI CH A Ë L BA T AL LA
Né en , il est poète et éditeur. Il dirige la collection
« Expériences poétiques » des éditions Le Clou dans le fer
et a publié il vient (Reims, éditions Le Clou dans le fer,
) ; Poèmes paysages maintenant (Paris, Jean-Michel Place,
). Plusieurs de ses poèmes ont été publiés en revues,
notamment dans MIR, Boudoir & autres et Po&sie et sur
Internet (silenceradio.org; remue.net; corner.as.corner.free.fr).
En collaboration ou seul, il a réalisé quelques œuvres in situ
(Cité des Sciences et de l’Industrie ; Musée de Sérignan).
En , il a bénéficié du programme « Résidence d’écrivains »
du Conseil régional d’Île-de-France, en rapport avec sa
pratique d’ateliers de création poétique qu’il développe depuis
, notamment en milieu scolaire.


M I C HAËL BATALLA

C umul u s
[dix petits poèmes purs]

des loirs nichent •. leurs griffes sur la matière quand ils « rentrent »
dans le doublage •. l’isolation[BA +  cm de polystyrène] du mur sur la rivière
noir d’hiver au-dessus du lit .• le milieu •° la nuit –– le composit’ronron ––
– une louche .. pâte à crêpes renversée sur le sol • flaque
luisante un rien grasse • grumeaux englués
– – radiographie d’une souris grise . squelette ceint de pénombre hyaline
le père .* orienté vers le nord : Accumulation
cependant que la pluie fine °.
la forme des pieds s’évapore « à vue d’œil »
 M IC H AË L B A T A LLA

le regard « bleu » très bien ouvert


une pierre sur une pierre sur une pierre
•°° bonne formulation de la fonction pierre
apport extérieur •• deux corps
une ligne de Je . des pages et des p’ages de Je
la mère ** énigme parmi les énigmes
et toujours le rayonnement •.• les ondes •.° la lumière etc.°
le premier livre de la main à la main : – Ah !
le graphisme[avec du vert] de la couverture °. la moustache de l’auteur
on peut jouir contre son gré
. comme un couteau pliant
CUMULUS 

coup de genou •#* dans la porte verte


Attention : l’éternel départ du même . l’éternelle absence même
il y eut un – très long – passage par la lenteur °. lenteurlenteur
extrêm’lenteur
oh !
un loup – le loup
tout au fond de la pensée . abgrund à vrai dire
un chien •.° initiale . renversement .•• poitrine
l’élément commun .• lemme
aller plus vite que… la poétique
tout l’oxyde sur la paume .° les lignes moites encombrées de
cristaux de crasse verte
#
très largement partagée entre les mécanismes – brune –
de la serrure/rie et de l’enthou/siasme
 M IC H AË L B A T A LLA

au contact de l’air
une morphe (morve)de solitude
les terminaisons excitées *• saisons x[iks]
le protocole de datation s’est encore une fois ef.(v)
impatience °°°°°° °°°°°°°°°° °°°°°°°°°°°°°° °°°°•.
•• plantureusement bénéficiaire
distance * implication faible
réservoir de taille-crayon .°¨ glob’monde °.: cylindre transparent
relativement aux énoncés .•• aux « festons » multicolores des copeaux
– parler de formation . de ruines de cathédrale . de lanternes . de fleurs
il s’agit bien d’un phénomène . d’un linteau
•° d’un corbeau °° d’un piano °• d’un pianiste
d’un concept à l’autre :. commercer
un éléphant en pièces détachées
un ustensile
– des frottements amoindris –
une hélice accidentée tout’ cabossée (tordue)
CUMULUS 

Rature manifeste •. non pas .• mobilisation


ou bien tenir à l’écart °: bien loin bienbien loin ..
il y a [°•.là.•°] une rigueur indiscut/able
vitesse . extinction . souffle-pour-ne-pas-dire-soupir¯
le mot épiq encadré raturé é
exacte . la même matière .°* un principe
dans le (même) élan . gratuit et inévitable
ce qui vient – venir du cerveau ensemble
°•: décider de la hauteur de coupe °.•:
les organisations invisibles
en réalité [… la réalité …] .° nous assistons à une lut/te . logique
les forces influent sur une brève séquence
comme nous pouvons le voir
 M IC H AË L B A T A LLA

autour d’un centre


l’histoire de .. l’impossible à la française (salade & lardons)
la satisfaction à tourner les pages n’est pas écrite
tout [qqst le] commencement .•° mauvaise approche
assez de • F.aire L.a M.ouche
crise graphique .•.. ap’arence d’une solution
°. visible et distinct(e)
ramasse-miettes thématiques
une avancée .°: la formule reste
le HAUT et le BAS
CUMULUS 

le mouvement d’extension du bras


l’eau du vase descend sur le sol
dans le soleil °*. irise
un regard sans le corps *.° autour
désirdésir . il est repoussé
douloureux manque
la méthode[la méthode] . la technique
trèstrès fragile confiance
•:. ce ne sont pas – encore des – souvenirssencordés
– tricot épais de laine (elle était bleue)
qui ..... trouve le plaisir subtil de l’hésitation
ou . le durcissement des relations
pas tout à fait c’mme le métal
 M IC H AË L B A T A LLA

dans les bras


s’unifieraient la joue et le pourtour de l’œil
disparition progressive [à peine quelques mois] de l’acidité .•˙°:
le plomb °˙• ce que fait la pluiepluic à la surface de cet étang-là
date : première explosion .*˙ cette musique raréfie les mots . . . . ..°
ô vent terrible .°• il y a trop de lumière et de mauvaise humeur
la fermeture de la bouche . au niveau du nez
/& sous les yeux
la vie devant . les liaisons temporaires
CUMULUS 

devant le temps .*° l’immensité devant


l’ancien •: les liens de part et d’autre ici
comme si c’était le centre .. ce glissement le long du fil
une huile très fluide . intransigeance pare-chocsbouclier
l’échauffement lors de la pénétration dans le temps
– « penses-tu vraiment que l’heure soit venue d’ouvrir en grand
la porte ? »
toutes les clés °°˙ un anneau . la force de donner une forme
– « j’ai fait ce choix quand j’étais enfant »
nous tiendrons tant que nous pourrons tenir
la peine . la perception la mémoire l’imagination .°˙• paroleparole
 M IC H AË L B A T A LLA

– « je laisse un message » *: vous n’obtiendrez plus aucune réponse


°. le long de la côte .•* ce que la mer rend
– « je te vois courir puis disparaître derrière un buisson sec
recouvert de plastique »
aurore
levé depuis l’aurore
– « mon fils inférera-t-il que le monde ne peut accueillir l’étendue
de son innocence ? »
une pilule métallique contient l’énergie du vide
•• faut-il contempler longtemps l’ordre des lettres ?
une voix parle sous une autre voix .°.. la continuité ˙•°:°˙
RÉPONSE DE MICHAËL BATALLA 

Projet poétique

Au fond, je pense que le mot poème est une synthèse non-vide – que
donc, au bout du compte, poème, ça ne veut pas rien dire. C’est le point
de départ de ma pratique. Dès lors, la question se pose de savoir quoi
faire face aux deux principales factions de l’époque qui rejettent le carac-
tère consistant de la notion : d’un côté ceux, minoritaires mais relative-
ment organisés, qui ont décidé (pour des raisons à la fois variables et peu
claires) que poème ne veut plus rien dire ; de l’autre ceux, étonnamment
majoritaires, qui ont du poème une conception éculée tenant lieu à leurs
yeux de référence normative. Mon « projet » est de répondre à cette
question, plus ou moins nettement et avec plus ou moins de réussite
selon les circonstances, au moyen des poèmes que je compose.

Généalogie

La difficulté est finalement de se « sentir proche » d’une œuvre ou même,


plus généralement encore, de se situer par rapport à elle. J’ai beaucoup
de mal à le faire. Mon rapport aux œuvres change continuellement. Il y
a une instabilité structurelle en poésie et je l’éprouve aussi bien dans mes
propres poèmes que dans ceux des autres. C’est ce qu’on pourrait appeler
la contingence de la forme. Alors ce qui, dans un corpus personnel, fait
œuvre c’est pour moi ce qui réussit à présenter sa forme en tant que
nécessité locale et qui, du coup, transmet cette forme à l’appropriation
collective. Le sens de l’influence c’est cette transmission. S’il n’y avait
pas ça, les œuvres seraient toutes des impasses. En conséquence, je crois
pouvoir dire que « tout » m’influence, au sens où je puise constamment
dans ce que je perçois comme nécessaire ici et là. Pas besoin de donner
des noms.
ANT O INE DU F E U
Né en , cet écrivain et poète vit et travaille à Paris.
Depuis , il participe régulièrement à des lectures
publiques en France et à l’étranger. Parmi ses derniers
ouvrages publiés figurent Inch’menschen (Paris, Mix., ) ;
Nous (Paris, Mix., ) ; SEnsemble (Reims, Le Clou dans
le fer, ) et Vinagi gotov (Paris, Mix., ).


A NT OINE DUFEU

E s q uis s e d ’u n e c o m m o t io n
Éthopée tronquée

Arthur est un homme, Arthur est une femme ;


il passe son temps dans des avions,
multiples voyages d’affaires,
et vit un véritable calvaire,
code d’accès aux plaques tournantes de l’eczéma…
Il a choisi d’être exploité par
la rage des données financières,
après avoir longtemps hésité
à se laisser miner par le passionnant objet automobile,
autre matière d’aliénation,
partie prenante d’espaces piétonniers rikiki
par toutes les villes.
De fait Arthur n’a d’autre choix
que de marcher
le plus souvent
à même la chaussée,
cicatrices de ces plaies eczémateuses
à l’air libre…
 A N TO I N E D U F E U

— Il m’arrive
à n’importe quel moment
du jour ou de la nuit
de marquer le pas,
dégoûté,
de l’espoir ou du volontarisme ;
des miens plutôt que de ceux
de notre genre humain !

Battu, simplement et bêtement battu par


l’ironie ambiante,
vague-à-l’âme de nos générations
des plus jeunes aux plus anciennes ;
je souffre.

Bien entendu
je souffre.
Comment pourrais-je le nier ?

Arthur Gonzalès-Ojjeh sort


d’une journée de travail.
Elle a duré  heures :
réunions, urgences, diverses excitations du quotidien,…
plate victoire des travaux inutiles sur l’humanité,
ainsi que sur la nature ;
oui, la nature.

Ce soir encore, Arthur ne rentre pas


directement chez lui.

Il fait chaud, c’est l’été. Il desserre sa cravate.


Il finit par l’ôter.
Il fait froid, c’est l’hiver,
terriblement froid et sec,
même que…
ESQUISSE D’UNE COMMOTION 

de nouveaux climats tendent à chambouler en permanence


toute période de l’année.

Arthur Gonzalès-Ojjeh sort d’une journée de travail,


il arpente la chaussée
à l’unisson de ses multiples interrogations.

— Quel siècle sombre


que ce vingtième de la terminologie occidentale…
Combien de crimes politiques,
encore inconnus des masses,
ont-ils été perpétrés à l’encontre
de lumières naissantes ?
Cent ?
Dix mille ?
Plutôt   ․    …
Nul besoin
pour cette comptabilité macabre
de recourir aux nombres imaginaires.

La trentaine, Arthur est l’émanation


quasi parfaite
de la future « immigration choisie ».
Fils de diplomates polyglottes,
une mère franco-espagnole et un père
égypto-japonais
il a successivement mené des études
à Sciences Po – section commerce international –
à Harvard – département de l’histoire universelle du communisme –
pour finir par débuter sa vie professionnelle
dans un cabinet d’audit.
Il a ensuite bifurqué vers le monde des banques d’affaire
pour intégrer l’équipe française de la
Goldman Sachs.
 A N TO I N E D U F E U

Arthur est un gestionnaire,


il sera bientôt un manager,
autrement dit un fonctionnaire du capital.
Son pouvoir sera :
impuissance,
incapacité à diriger sa vie.
Arthur sent souvent
l’impuissance généralisée
monter en lui,
bien plus souvent
que la colère
ou l’indignation
en ondes de choc.

— Je connais sur le bout des doigts les systèmes comptables


des dix pays les plus riches au monde.
J’ai le droit de voter,
ici, en France.
Je gagne bien ma vie.
Tout le monde ne jouit pas
de pareils droits,
ici,
en France.
Je suis célibataire.

Souvent je ne distingue
nul avenir au monde
même si je sais
qu’un monde existe,
même si je pense :
le monde existe.

Chaque fois que je lève trop longtemps


la tête de mes chiffres financiers cannibales,
ESQUISSE D’UNE COMMOTION 

je souffre.
Incroyable à quel point je souffre.
Je souffre et vois
car je suis voyant,
le monde ;
je m’entraîne,
je me perfectionne :
je suis né comme ça
et m’en félicite.
Dorénavant je ne fais plus
que m’en féliciter.
L’époque confiscatoire de mes facultés
d’être intelligent et libre,
intelligent et libre
à l’égal de tout un chacun
s’est achevée à des années-lumière d’ici.

Vrai :
le ciel des libertés et des droits
s’est assombri
depuis des décennies,
sous les coups de butoir répétés,
partout dans le monde,
de lois restrictives ou répressives,
sempiternels signes efficaces
de périodes
terribles.

Isolé de tous au milieu de tous,


j’entends et je vois s’égrainer
dans
les journaux à la TV à la radio,
les conséquences criminelles des politiques
que nous cautionnons
tous.
 A N TO I N E D U F E U

Je souffre d’autant plus que j’ai


une idée de ceux qui demeurent dans l’ombre
en cette époque honnie
de servitude volontaire
ayant assimilé
partout ou presque,
sur cette Terre,
la torpeur à la terreur.

Je souffre
et lorsque je n’ai envie de parler
à personne
je me retranche dans le confort
du temps présent,
hésitation entre agonie et hystérie, semée
de fâcheuses angoisses.

Pourtant malgré mes souffrances,


chacune de mes expériences
me rappelle que je suis
un être de pensées,
d’affects et de pensées.

Je souffre :
nul ni presque rien
ne se préoccupe aujourd’hui
du présent de demain,
indispensable espoir
en des jours et des nuits radieux.
Je souffre au point de me sentir parfois
anticipateur égaré,
personnification actuelle du juif errant.
Je le sais : concevoir les infinis
banalisés,
ESQUISSE D’UNE COMMOTION 

c’est concevoir
l’égalité politique toujours possible
donc réalisable au quotidien.
Nous en sommes loin.

Je souffre ; je souhaiterais voir


les nombres transfinis
sans plus tarder
émanciper nos esprits étriqués,
recroquevillés sur leurs ombres.

Je suis las et je souffre.


Je constate si souvent
les ravages de l’inégalité économique,
moi qui crois
en la puissance et la beauté
du genre humain.

Je souffre ou je crève
de vivre ne serait-ce qu’une seule lutte
d’une échelle même microscopique
pour l’émancipation et l’égalité des gens,
en ces pays et ce monde où l’idéologie régnante manifeste
la peur de l’enfer comme lieu du paradis
au mépris des enfers réels,
omniprésents.

Fier, je suis fier


et m’imagine redresser la tête
par le secret rapport,
puisque interdit de cité,
mais exercé depuis des années
entre l’infinie communauté
de mes semblables en souffrance
et nos représentations politiques fantasmagoriques.
 A N TO I N E D U F E U

Assez, j’en ai assez


de voir des gens crever
dans la rue.
Assez, j’en ai assez
de comprendre toutes les souffrances,
de savoir tant de gens
privés de toit,
privés de soins,
privés de tout.

S’il existait une loi fatale


gravant l’inégalité économique ou la concurrence
entre les gens
il faudrait que quelqu’un me l’enseigne
ou me l’inscrive dans le rectum
puisque toute trace d’humanité est aujourd’hui réduite
à sa biologie.

De loi fatale il n’est que normale,


loi désacommodée du temps.
Qu’on ose donc me démontrer
de A à Z
quelle loi économique
impose un régime agonisant à notre monde
sinon la croyance en des sorts
qui n’existent pas,
sinon l’alchimie économique encore interrogée,
et pendant tout ce temps l’abandon du monde
à quelques élites ni plus ni moins savantes
que n’importe qui.

Malgré ces souffrances,


malgré nos souffrances affectives
en circulation d’expériences masochistes
ESQUISSE D’UNE COMMOTION 

tantôt strictement désenchantées d’amour


faute de sentir les souffrances politico-économiques
des milliards qui nous entourent,
« Je n’arrive plus à acheter à manger.
Tu comprends ça ? »
tantôt partiellement maculées de jouissances,
chacune de nos expériences
nous rappelle que nous sommes
des êtres de pensées et d’affects,
d’affects
pensées en rêves, cauchemars ou paroles.

Je souffre pourtant
je sais :
rien
ni
personne
n’annihilera jamais
l’esprit de la révolution
fondé sur
l’égalité de tous et de chacun.
 R ÉP ON SE D ’ A N TO INE DUFEU

. Après avoir longtemps procédé par regroupements de textes (des


ensembles chronologiquement dénommés « Sommé », « NHL » et « Des
viabilités »), après avoir utilisé des hétéronymes pour des ensembles de
textes à thèmes donnés, je suis entré, depuis Vinagi gotov (paru aux éditions
Mix. au printemps ), dans la production de plusieurs textes qui doivent
conduire vers un texte intitulé La Diagonale du vide. Sur ce chemin, appa-
raissent des personnages alors que différents genres et formes sont mobi-
lisés (du vers libre à la prose, de la poésie narrative à la comédie).

. Mes influences sont multiples et de toutes les époques. Je lis avec autant
de passion de la poésie, de la philosophie, des textes de vulgarisation
scientifique, etc.
MA T HIEU NU SS
Né en , il dirige la revue Boudoir & autres et contribue
régulièrement aux revues Po&sie et CCP. Il a publié (une)
Affirmation (Neuilly, Ragage, ) et Agio (Elne, Voix
éditions, « Vents contraires », ) ainsi que trois livres
à tirage limité : Apartés, avec Jean-Marc Scanreigh (),
Al mano, avec Georges Ball () et Abeilles finissantes,
avec Jean-Louis Fauthoux (), tous trois chez Daniel
Leuwers.


M AT HIEU NUSS

A bs e n té i s me - a ct i o n

Quelles cassures pour matériel flambant neuf, quelle vaisselle…

— ne faire confiance qu’à cette espèce d’innocence respiratoire; protec-


tion immune, sucre lent nécessaire à l’endurance … dans sa conduc-
tion serre-jointée, que s’enorgueillisse l’écrit de tout ce qui le met
sur les voies de l’écart, qu’il en flatte les trajectoires et les grandes
jambes à la ronde et traque ce qui dans la phrase, même au bout
d’une trentaine de sauts, ne se pose jamais tout à fait immobile ;

… langue creuse-yeux d’une écriture faite de mèches, d’épaulés-


jetés, d’existence (résistance) à bout de bras – des mots qui ne
voudraient dire qu’une certaine motivation à dire en inflexions
surnuméraires, comme pour se retrousser déjà de plus tard ;
 M ATH IE U N US S

— bouger et cesser : presque seule relation manifeste ; sans véri-


table vouloir-dire qui puisse être cerné, mais une physique plutôt,
une physiologie, un rangement à optimiser pour supporter cette
concrétion difficulté-de-dire ;

… virgule aussi bien devenue adjectif qu’écart discursif, surface,


instantanément couches et épaisseurs ;

— biomasse langagière : obéir aux règles pures d’insistance, d’im-


perfection, de circonspection et de négociabilité ; plus que jamais,
plus que le poème lui-même, c’est la manière du poème qui serait
la bienvenue, même dans cette clairvoyance voisine de la taupe
qui passe son existence à creuser, même si des nœuds doubles serrent
l’hémorragie qui déborde d’enthousiasme maladroit, l’inévitable
densité résultante conduit droit à des contrariétés profondément
inscrites, conduit sans plus de doute à une forme d’effet de serre
— l’intoxiquant du lecteur ;

… un écrit-poème qui m’aurait enfermé à clé, congédié dans du


bougé et du cessé, dans de la traçabilité de mouvements et de cessa-
tions de mouvement ;

— primordiales simultanéités que creuse et carotte la curiosité, ou


dans lesquelles elle trouve des appuis (si brefs soient-ils), des rampes
de lancement dans la densité des choses ;

… j’ai beau et j’ai beau…, déjà éclipsée par d’autres tâches, l’écri-
ture ne fabrique que son nulle part, et d’autant plus quand elle sait
défaire son propre savoir-faire ;
ABSENTÉISME-ACTION 

— sabordé de pulsions pluridisciplinaires, repasser à égalité d’envie


les mêmes portes battantes, les mêmes espérances veuves, ressas-
sements et charges de revanches ;

… nœud gourd de nœuds, la poésie veut toujours la première refaire


les premiers pas, avec toute la concentration nécessaire à éclater
les petits capillaires du coin d’œil, et sans jamais le point final pour
cachet de cire ;

— cesser ;

… gros de l’ennui à considérer comme un point d’orgue straté-


gique, une didascalie mentionnant s’il faut ou non se ménager dans
l’attente, rentrer en terre des mouvements pourtant stupéfiants de
sincérité ; parfois plus licencié encore dans le silence qu’une intui-
tion mauvaise, revenir au bitume des heures, débrouiller l’engourdi
grandissant (réalisation oblige) ;

— sortir un peu de tête poids plume, fréquenter même certaines


poésies qu’on pourrait dire « de la bonne part » d’être au monde,
les décisions se partagent avec les trouées d’air quand il y a des
scalpels comme ça au vol qui font que l’on change d’avis, qui nous
confirment que les instants ne marquent que des tentatives, signe
de l’ouvert à l’épreuve, signal de l’instant qui mérite d’être vécu
au double de ma surexcitation ;

… puis repos qu’alors le poème prend à l’image d’un carnassier


sur la fourche de deux branches, d’autant qu’aujourd’hui l’on annonce
trois minutes de soleil en plus ;
 M ATH IE U N US S

— additions rimées payées au comptant, suite de jours ouvrables


sans fol intérêt sauf que ce que j’articule en regardant devant et ce
que j’articule en regardant derrière sont deux types bien distincts
d’écriture où seul leur est commun le bain de boue dans lequel je
plonge une à une les articulations, et dans lequel je me réveille,
comme enfin à jour, au beau milieu d’une vaisselle cassée pour
matériel poétique flambant neuf ;

… vitrage double, vœux et cantates thérapeutiques seront au


programme de ce soir —
ABSENTÉISME-ACTION 

Absentéisme-action

Les montagnes tournent à l’entrée


de ce que je veux fouiller.
JEAN DAIVE

de l’exuvie mue n’emballer que les portions chaudes gazes d’où


cette lé-é-gèreté saute-mouton si

longue partant dresser la p o é s i e ou dieu sait quel nouvel élici-


teur : de croissance (c’est tout à fait s’encharmiller à l’aguichant
qui régénère) - sauvegarder l’influx du jeune âge spinal (vitesse
coupe-souffle trompeuse

d’yeux) - mâcher du / dans le vide ainsi mettre en œuvre un système


de ventilation additionnel

plus qu’explicite le mercure du jour pousse dans le brassard de la


progression qu’importe la place anatomique en perdant du
distinguo gauche droite on sélectionne vertu fortifiante
 M ATH IE U N US S

ce ciel qui ne sanctionne inscrit depuis lui la nichée de nos postures

maintenir le démarrage ouverte la sécrétion comme on se plait à


drageonner d’humeur en humeur & frire dans l’attention à main-
tenir : une grande attention portée à ses sueurs

le nerf-support vous laisse vous exprimer dévisser réalités sages d’aca-


démisme

carbone intermédiaire pris soin de le stabiliser à souhait de le


hâter lentement (œuvres en passes moutonnées de promesses) à ce
point qu’il n’est plus donné de faiblir rebrousser

devant péripéties dans quelle délicatesse elles essaient de nouvelles


diversions pour nous accaparer

(l’œuvre en) réorientation psychologique &/ou philosophique c’est


s’élevant le mongolfier qui compose dans les séries venteuses qu’il
jouxte

ce que l’air est corrigible (stratégiquement avant notre tour)


ABSENTÉISME-ACTION 

non s’habituer : se défatiguer

le plus souvent peau tiraille d’en nous l’enjambement de dépôts


sédimentaires (d’expériences calcaires) discursifs s’en remettre aux
escaliers re-producteurs & d’énergie potentielle incongru à l’ac-
cord piquant en passion l’harmonique (exactement

ce que sont deux pièces d’ivoire l’une contre l’autre dis-chantantes)

comportement si proximal d’une langue y soutenant son affaire


enchevêtrant qu’elle fasse

fasse début même indéfinie de fait dans ce qui serait à expédier


de faire (dégainer sa fatigue faciale) on saurait seul avec l’una-
nimité des ses pores : béats puiser

au foyer dans la relation au manque qui réalise ô combien réalise


(où l’avait-on pièce à pièce repris ce brouillon d’antan)

je saturne m’appareille d’excursions (oui quelconques&dispersives)


 M ATH IE U N US S

qui pratiquent le vent au dos (& dessous dessus des vertus envi-
ronnent) localement les phrases s’encalcifient

on déclare drainer nos envies de congédier nos pressentiments


& à venir sont cette incohérence d’atomes corporels

d’où tout semble clandestinement prêté à la vie (goût fort serré


en bouche) par la mort : évidente celle-là qui conduit donne
l’inédite impulsion modifie ou appelle au retour par étourderie
bien nécessaire

jusqu’à péremption voire dérives de bronches ou le muscle redon-


dant même (fragilité donc insister)

déchiré fautif (n’être que muscle)

sur l’air de signes qui se rafraichissent (générations spontanées) autre-


ment dit : imaginant l’encombre bien autrement la gestion déphasée
des phases de contact (ou presque) forces étrangères elles qui obli-
gent indistinctement se

gonflent d’avis contraires


ABSENTÉISME-ACTION 

distance aujourd’hui comme un grand chèque en bois croire aimer


s’approprier (des patrimoines on ne peut plus communs) ce qui devant
s’avance croire sortir s’ entraîner au plus proche de soi surestimer
encore sa poche vide (confier ses préférences n’est pas peu)  de
pulsation cardiaque & le poids suant de toute sa pointure

aux longueurs d’intestins s’allie une émotion du jour au er plan


des suées s’organisent en auréoles

on se débrouille face ou ou l’on a de cette débrouille-vedette


au ventre

(contrôle des fonctions vitales & leur homologie cardiaque : d’exactes


oscillations d’avant l’air du texte fidèles aux pourtours là où
vraiment

souple&simple est ce papier-peint des nuits sans lune où pensant


que seule la bonne dose d’indiscrétion répondrait jusqu’à péremp-
tion c’est vraiment le travail qui met & montre la récurrence à
rude épreuve
 M ATH IE U N US S

forces infiniment logiques

à se conjuguer toujours se conjuguant que je se fasse aussi (agen-


cement logique de choses)

: brume credo passe-temps air tendu d’imparcourables (signe


d’évidente délinquance)

ou dans quel autre front suscité ou parfaitement inventé ne jamais


fondre si ce n’est dans les hausses s’emparer des surplombs des plus
douteux des rings circularités pour l’indifférence de retomber
sur/

inspiration pour-seule-pour-l’heure variabilité enceinte d’elle-même


gagnant en complétude (aux grandes eaux les grands remèdes) force
est d’être combinaison du même brute de coffre exclusivement
& (:

inspirant à dire travail plutôt qu’inspiration)

d’où se surveiller seul dans l’âge avec l’âge d’un tel rétro-contrôle
cérébral performant de plus en plus
ABSENTÉISME-ACTION 

& en alternative au sens mon-ombre-ma-contemporaine fuyant


l’avalanche des sollicitations

(j’)erre en lombric inverse erre de jouis discriminés dans les pores


d’observation d’échanges tout changeant d’allure erre dans ce
dont (je) me serais

très affectueusement fait dépasser roulement d’incomplétude (textes


en chiens de faïence qui vivent mutuels de leur mise à mort : parce
qu’avoir du métier c’est être impitoyable)

visibilité régulièrement ne repoussant qu’afin de livrer/céder plus


loin là où se suffit l’ignorance

une donne d’abrupts donne de cours sous l’influence débilitante


de l’altitude (l’altitude que j’aurai réclamé)

ce type d’altitude & lié son réel besoin de nuages affirme l’essor
(religieusement parlant)
 M ATH IE U N US S

air & son artisanat sans autre possible & faille d’été donnant crevasse
l’hiver (quelque chose ayant une face pratique) tel ce qui affouille
en partie par glissements

dérapages en partie par une sorte d’écoulement plastique de


nouvelles lignes de débris (débris) morainiques leurs couleurs
intensifiées sous la violence croissante solaire des radiations (ultra-
violettes)

sol / & notion de sol / a priori

blanc jaune bilieux a priori la fièvre en pensée simplement versée


jusqu’à l’épaisseur plane têtue d’entreprendre de

monter d’ ton contre les possessions pitoyables alphabets

de dire comme notre ciel est & court agrégé bien en place endu-
rant encore malgré les générations de dépressions

d’une endurance comme ça jusqu’à présent intestine entre


silence & saut d’ ton
ABSENTÉISME-ACTION 

Action vrac journée type

 h du matin recommence convulsionnaire sous scellés avec sa


flemme (tant de choses dues au lever) dépêche sa ***

en belle excuse qui se propose : sa bonne teneur en caféine son


dépit-radotage

ne s’exprime de si tôt si longs les boyaux à s’accorder outrés les


cuivres point par point traîne-savates & chevauchant

leur propre oxydation de répéter : -ir -er

-oir premiers venus (sans bien les tenir à l’œil) (bourrage bref
de crâne) ne suis

qu’esquive de moi-même art de prendre en moindre part part me


recroisant dans une autre forme que pressante de bouton-pression
de sourire jaune & fourrager
 M ATH IE U N US S

éteint chromatisme du calendrier (ou quelques gènes temporaire-


ment dans l’ombre matinale) c’est tourner du quotidien une page
de + une rubrique nécro

balancer ironiques les courriers dans de la nature pour l’heure de traîne


se saluer pour l’autant de fois où nous nous sommes mémorablement

perdus de vue & dont il faudrait se suffire quelques affinités sélectives

grimpent frontalement chose sûre est : l’absence : universelle gran-


deur : dans une gestion des jours qui la rabâche

périmètre opérationnel celui qui pallie l’exiguïté de chez soi : noma-


disme sur graviers froids (avec l’herbe tondue du cœur en surnage)
plat du parc exprimé fortement

(petit danger que prouverait l’accident souvent du vent) & réex-


pédie mes motivations alluvionnaires

en proie à la strophe je coule à neuf un macadam qui ménage les


flaques de la veille
ABSENTÉISME-ACTION 

goulot détaillant l’interminable virage dans la nuque l’étranglement


des

-criptif pousse à devenir plus sportif :

() par la dépense de son exposition () l’abrutissement de son


foyer de langue sans grande autre occupation sans vraie conjonc-
tion buvant les asphaltes pèlerines qui désinfectent

soupirs solides seul à seul ascendant n’intégrant que secousses (excel-


lence du différent) pataquès

au corps (le wagon / la rame compose sa grippe de situation) incu-


bation généreux l’acte d’étouffement dédicacé

le coup d’œil bivouaque vague  strapontins expérimentent fragile


un nouvel assortiment (tel est ce juste ton de l’heure)

(identification rapide d’un individu par ses épis parmi d’autres sur
la tête ou sa lutte dans sa tendance fâcheuse à l’embonpoint)
 M ATH IE U N US S

lecture proue en route grandir décomposé dans le sens de la rafale


réglant le sang-fuite éclosante (chaque suggestion extraponctuelle
en fait)

propos témoins plaqués sur les étincelles itinérantes serpentiformes

une partition plus alerte se précise de vents fauche les mégots morts

rue décomposée d’hasardeuses intensités

le scénario procède avec tant d’épingles trouvailles farfelues dans


les cheveux-femmes

odeurs des tambours chauds de la laverie suspens à tous les étages


un lampadaire rue *** projette son ombre

pieds & jambes fractionnés par la semaine débandade l’anorexie


mentale grièvement rôdeuse dans le jour fermé à  heures du
parc
ABSENTÉISME-ACTION 

poche vide ourlée à volonté quartier libre au soir (en apartés)


moquette bleu-gris au milieu de témoins de veille

sont doux relais de génériques de fin là où la lumière en bouteille


où plus rien n’est concerné qu’un langage de *** marbre du
soir bloqué

devant demain : carié dans l’idée de demain


 R ÉP ON SE D E M ATHIEU NUSS

Quelle démarche poétique ?

Un projet ? Je ne sais trop – drôle d’idée – j’y suis aveugle à plein temps.
Même sous la forme d’une question, le terme « projet » est pénible. Je
botte en touche. Au mieux, c’est toute une existence qui répondrait à
un projet ou à une quelconque démarche. Au temps t, il n’y a que l’échap-
patoire à l’empêtrement, l’état d’attention qui remet en cause, l’écriture
qui convoque à chaque fois qu’une sérieuse difficulté (nœud) dans l’ex-
pression orale se présente. L’attente aussi, qui crée un encombrement
intérieur. Nul projet qui se dégage, mais des livres parfois, écrits un à
un, faits de forces extra-conjonctives, des livres qui doivent atteindre progres-
sivement une esthétique bien particulière, et qui s’achèvent dès lors que
je n’ai plus rien à en faire.

Quelles influences ?

Circulation dans l’embrassement roulant de ce qu’ont saisi de nombreux


poètes parmi lesquels Arthur Rimbaud, André du Bouchet, David Mus,
Emmanuel Hocquard, Michel Deguy, ou encore Christian Hubin. On
y remarquerait peut-être un goût prononcé pour ce qui propose un espace
ouvert et dynamique. Cette constellation me maintient debout…

(P.-S. : clin d’œil simultané à tous les musiciens qui m’animent.)


F RA N CK F ONTA I NE
Né en France en , il vit aujourd’hui en Hongrie. Depuis
, en marge de son travail d’écriture, il a eu diverses acti-
vités : organisateur de lectures, de colloques et de résidences
d’artistes, commissaire d’expositions et éditeur, tout en pour-
suivant en parallèle un travail plastique d’installations et de
performances qui l’ont conduit à exposer en France et à
l’étranger. Il a publié une dizaine de livres dont : Dessus-dessus
(Limoges, Al Dante, ); Hôtel Univers (Lyon, Su-cure/
Sale, ); Télé-vision (Vice-versa, « J. Doucet-BNF », );
THP-B (bilingue français-hongrois, FKSE Kiadó, );
Précis d’éventration du sujet (Lyon, Su-cure/Sale, ); La
Salle.Les Actes (avec Pierre Parlant, Lyon, Su-cure/Sale, );
Trois Introductions/Carnet partiel d’exposition (Lyon, Hapax,
). On peut également lire ses textes dans divers cata-
logues et revues (Nioques, Hapax magazine, Cheap, Canicula,
Magic Box, Validé/la Compagnie, lesofa.org, plexus-s.net,…).


F R ANCK FONTAINE

P re m ie r om bi li c de la da n s e *

au x de ux A.a.

J’écris non pas ce qui se passe, je récupère seulement, comme on


récupère son souffle après avoir couru après l’idée d’y être attendu.

Longtemps d’y faire. Cela, sans explications en tailles, vient du


sentiment qui ne disparaît pas, que du moins il s’espace, voilà tout.
On y pendrait un sac qui n’entrouvrirait pas son ventre pour y
voir enfin ce qu’il contient. De boire ne suffit pas, nous sommes
maintenant en mars dont c’est la fin. Des chefs-lieux, il ne reste
rien, ils ont été oubliés en y passant trop vite, en s’agrippant depuis
la fenêtre, au flou vitreux d’une description d’un vouloir qui analyse
sa peau de marque. Vallons, crêtes, balades, de l’exil en poudre en
croisant, dans cette régularité, une patience dont on garde seule-
ment l’odeur.

* Extrait de notes à propos de la danse macabre de Bâle, dite danse macabre du


petit-Bâle, couvent des Sœurs Augustines, dans le district de Klingenthal. Ces
notes ont servi à la rédaction du chapitre .b. (danser) de x-y au demeurant sans
territoire (époque ).
 F RA N CK FO N TA I NE

Le cuit n’en voudrait même pas. En penserais-je mieux ainsi s’il


eut fallu en faire le chef de la langue, c’est-à-dire le bout sans notion
particulière de pouvoir. Comme on définirait une cime plate, aplatie
et couverte dans la distinction du fin. Le cuit donc, n’en voudrait
pas, de cette finesse qui ne permet plus de voir la séparation et les
novales.

Rapporte, qui au mit germanique ou au mit hongrois.


Pêche à quoi de trouver qui glisse de cela.
Une forme.
De dire avec qui de quoi est fait.

Pâlir comme un crâne, une dépêche sous les yeux inquiets du lisant.
Retourné sous la marge avec un grand front d’empan usé pour
constater que tout est retombé dans le parc :
le grand drap blanc, l’anguille, le fait, et serpentant entre les briques
un panonceau et une relique où l’inscription a désherbé le reste
de sens. Acte lancé dans l’apparent : les yeux, encore, après lisant,
soupèsent une marche prononcée sans accompagner le toucher.

S’étendre en jus, dire, en trou recouvert présenté comme la déten-


tion. Du séchage du raccourci pour qu’un résidu de cela persiste avec
de raisonnables ondes de Schallamach. Un remplacement qui fait jour,
ajourné aux grands sites blancs de l’expérience, d’en avoir conservé
les ferments qui sont simples : sa préparation, son déroulement, l’an-
fractuosité des calculs, les conclusions en forme d’hypothèses.
Un pluriel de série. Des adiafora-adiafora comme cela.
PREMIER OMBILIC DE LA DANSE 

Bien que de réécrire les phrases effacées de la danse macabre de la


Bâle, bois mort un ossuaire (une maison faite d’os), l’absence de
jugement dernier.

Celui-là qui fut placé sur le côté droit de la fenêtre percée donnant
maintenant sur le cloître amoindri par la place publique :

XXIX. le directeur du lieu

Ils n’en finiront pas


Les successions succédanées
Danse au pas de l’oie
Ou du canal la traversée
Le territoire : m’en revient pas
 F RA N CK FO N TA I NE

Celui-là aussi, vertement debout dans ses moisissures, on sait, on


devine du combien il pourrait en actualité revoir le fait sous l’angle
du comptant, du trébuchant à tomber comme un chien dans l’em-
pilement dorénavant tout autant visible qu’aliénable de faire bonne
figure devant une sauvegarde :

XXXI. le bouffon

De quoi en faire,
Si c’est de qui
Qu’il pensa
Plutôt ? Avant d’en faire.
Branche d’amandier plia.
Le printemps danse
Comme toi
D’errance
D’en faire un toit
PREMIER OMBILIC DE LA DANSE 

L’utile, en ce cas, dit que pas n’est de pan. Nous avions cru à la
première lecture qu’il était agenouillé, finalement, comme le dit
M.J. : « Ce n’est pas la posture qui importe, c’est le moment de
la surprise. Comme tu le vois ici, nous sommes tombés sur ce que
nous constations comme plus forts que nous, mais cette histoire
de force n’a aucun sens. Je crois qu’il est question de morve, de
séparation, d’organisation sociale idéale, on apprend trop tard que
les plus fervents sont aussi les moins dignes et ils sont légion en
pensant qu’ils n’en ont pas. »
Une sorte de danse dans l’éventration.

XVIII. le noble

La table si ce n’est desservie


Crie n’a rien de tournant
Carré de quatre, carré de terre
Moi qui allais où je ne suis
Qu’alors n’avais-je ?
 F RA N CK FO N TA I NE

Celle-là est en entier, n’a pas quitté sa place. Si la question du


rideau réapparaît régulièrement ce n’est pas que la conclusion précé-
dente était mauvaise ou jugée comme telle. C’est simplement, en
relisant sous la marque ineffable du répondant, x. a remis son couvert
sans couvercle.

XXXVIII. la paysanne

Retour du bois
Retour du pré, la chaufferie
Nul aplomb qui se dénie
D’être au chaud foulant la terne
impression meuble que voici
Mourir de ça n’est-il question ?
Ma réponse vaut bien votre raison
D’écrire à l’oraison des bêtes
Entre mes herbes et ma maison
PREMIER OMBILIC DE LA DANSE 

Ce doute idéal se prolonge dans une matérialité incertaine.

XXXIX. l’enfant

Des bonbons, des jeux, des manettes


Une voiture bien trop de grand
On crut qu’il ne voulait pas fête
Mais bien m’en tombe d’être devant

La phrase de l’article  du  août  fait cet à-genoux iden-


tique : « Ceux qui sortiront alors par la voie du sort, seront immé-
diatement rééligibles. »
Pieux. Et l’à-genoux des suivants : cailloux, onglets de cales, visserie,
divers éléments qui de constituants se bataillent avec les positions
(l’angle, leurs diversités d’applique formelle) pour les faire tenir
sans les appuyer.
 F RA N CK FO N TA I NE

*
x répondait à y : « Est-ce encore un enfouissement, un amas.
Maintenant que […] maintenant qu’ouvert ne correspond pas à
ce que nous ressentons, découvert peut-être, couvert de nu de
nouveau, à nouveau nu et fermé. […] Il faudrait que tu soulèves
encore un peu plus longtemps pour que je puisse introduire un
faisceau de lumière minimum. L’observation se fera par intermit-
tence mais cela devrait suffire pour entr’apercevoir tout ou partie
d’un ou de plusieurs éléments, spécimens, morceaux. […] On dira
qu’on contemplera la somme en nous, ce soir, comme en font de
même les cracheurs de feu. Bouches cousues. Sans grades et sans
gardes. […] Buchoz dans son traité de flore prescrit l’écrasement
de fraises sur le visage pour passer la nuit et conserver un teint
immaculé. Je sais que tu imagines, si cela avait l’efficacité escomptée
et entière, le soin qu’il faudrait apporter à l’étalement des fruits.
Rigoureux et plat comme ce que tu soulèves en pensant arracher
tout ce qui s’est interrompu depuis déjà longtemps. »

Сестры – тяҗесть и неҗность – одинақовы заши приметы


Auquel, le rudimentaire du longtemps a-percé de.

Легче камень поднять, чем имя твое повторить *

En reprendre.


La chose n’est pas dehors, elle est à l’intérieur du dehors, pas d’aven-
ture, l’extraction suffit.

Seulement deux murs, celui au nord et celui à l’ouest, le reste des


murs servant à l’accueil pour celui du sud, et l’assise (série de bancs)
pour le mur de l’est.

* Mandelstam Ossip Émiliévitch, mars .


PREMIER OMBILIC DE LA DANSE 

De voir venir depuis le bas, à plat ventre sur la neige fondue.


L’escalade en descente. Le balcon est détruit de moitié, après la
porte ouverte, trois mètres restent praticables jusqu’au surplomb
abrupt des quatre étages. De voir venir le bas, que de tenir les
mains sur l’estrade, prononçant le discours déjà écrit sur la géomé-
trie spatiale dans la structure des tableaux du Moyen Âge, que de
tenir les pieds, à tâtons. L’angle décrit comme tel, mais abîmé de
le dire encore souillant les semelles avec les restes de poussière de
béton, de sable et de bois qui maintenaient l’illusion du suspendu.
Retombé sans retour, si ce n’est grappe vers penser le sauf.

Le vieillissement des retouches de plâtre ou bien (égal) la véracité


des contours de sels. Nous savons qu’il était habile dessinateur et
boulanger, cela s’ajoute, se rajoute au jamais revenu du pétri des
masses. Qu’il n’en reste au blanc, le symbole improbable du début
du décharnement.
Bien entendu, la cohésion avec. Et la décence même si, plus loin,
le souvenir du geste de consolider les cassiers ou les montjoies dans
l’eau. Mais le fond devient le treuil, les pièges à la surface, de peur
avant, reprennent une couleur fade sans y avoir la moindre rémi-
niscence pourtant d’un passé pointé par l’œil sûr du debout.
Pandore-la-vieille maintenant, le tuba contre la poitrine, le
pinceau à la main et trace l’effacement programmé des taux. Oscillant
entre cohérence et impartialité.
 F RA N CK FO N TA I NE

Citant de la dépêche de l’a-guerre, la source en entier, on en oubliera


le débit, à la manière de l’agonie et du prévenu soulagé de l’an-
nonce.

La moitié de ce qui inonde.

Direction vers la place avec le petit jardin légèrement excentré,


l’autre partie étant destinée à l’entrepôt des ordures, en traversant
cela de part en part, le regard repère régulièrement les éléments
végétaux sortant de sacs, de caisses ou encore en tas réunis à l’avant
de l’entrée du jardin perçu oblique.

Cher P(p)ierre, l’étonnant n’est qu’un élément du sol.


PREMIER OMBILIC DE LA DANSE 

Un bras d’x. sous l’éperon d’y. Ils en avaient parlé avant, on se


souvient de leurs correspondances, ils y parlaient surtout de l’in-
cidence de l’image sous le joug d’une idéalisation du simple. Hamann
et Veblen en lectures croisées. L’un pour l’esthétique de la noix,
quoique nous attendions toujours la traduction des autres vingt-
huit volumes (même un projet de couvertes avait vu le jour, sous
les traits d’un herbier composé d’os augmenté d’inscriptions).
L’autre pour la société du loisir publié en cette fin du XIXe siècle.
Ils reprennent leur souffle, on voit comment, si de danse, elle effraie
la partie centrale du spectacle.

x répondait à y (d.M.) en ce jour d’avril, au nord de la capitale


hongroise, ayant marché un peu à la rencontre du point de départ
dans quelques prés encore boueux : « Crois-tu que ce sont des
grenouilles ? Moi je le crois même si nous passons le plus clair de
notre temps à discerner les espèces d’oiseaux. »

Auquel, on peut revoir la traduction, l’auteur n’ayant pas répondu


à nos demandes, j’irai au salon qui se tient dans quelques semaines,
je pourrais lui parler distinctement avec cette langue, entrecou-
pant celui des grenouilles et celui des vols. Tu vois ce que je veux
dire, les gonflements des grenouilles et le dessin des ailes dans l’air.
Le fond ? Nous le connaissons, chimie de la vapeur de lui donner
un sens plus ou moins contemporain.
 F RA N CK FO N TA I NE

De point il s’agit, x ou x. y ou y.
De plus comme ceci : x. ou x, y. ou y.
La nomenclature n’a pas été respectée à la lettre, mais que vouloir
à ce boulanger-dessinateur qui a relevé les restes présents de la
danse.

La désuétude fait que l’objet n’a plus d’objectif. Identique aux cadavres
stockés dans les boîtes à chaussures de bord de quai ou du pont
du bateau. Aucun refrain. Pas d’oracle du froid, pas d’oracle. La
politique, le papier, le micro, le discours, la voix portant elle aussi
les relents lucides de l’in-dépassement de la définition de la liberté
dans son jeu au concept d’une égalité invalide. Cette modernité
métallique, sa peau de choix entre la soudure des voix et la couture
des lèvres. Que cela fut recopié dans le livre d’anatomie, c’est l’opus-
cule à la fin du premier volume, rien que des os, encore chauds
pense-t-on d’être ainsi enfermés dans la maison qui est constituée
justement d’eux.  mai . Nous traversons le fleuve jusqu’au
centre avec la statue enveloppée de plastique transparent. Deux
bières allemandes et quelques souillures sous la table. On retour-
nera vers  heures à l’exposition, on y tient avant le retour sur
Belfort puis Mulhouse. Finalement, le crochet vers l’Allemagne a
été productif. Stuttgart n’a rien perdu du souvenir qu’elle avait
laissé. J’admets ce que j’y avais perdu : j’admets la lecture de Goethe
que l’on avait cru y faire, encore bouche bée sur le plateau.
On reprend, tant qu’à voir comment rien ne se contourne.
De mettre ensemble implique un désordre qui donne du temps.
RÉPONSE DE FRANCK FONTAINE 

. Le texte proposé reprend – comme il est écrit dans son préambule –


des extraits et une partie d’un livre en cours : x-y, au demeurant sans terri-
toire (époque ). Composé de trois grands chapitres, ce livre est la fois un
herbier, un carnet de commentaires et de marches (mon exil en Hongrie),
un livret de diète, un recueil de « réécritures commentées » de deux
éléments particuliers : les inscriptions de la danse macabre du petit Bâle,
et un long dialogue entre x et y sous le prédicat de morceaux choisis, de
citations, de traductions, de lettres. Quelques petits aterreaux (morceaux
de viande pour la soupe) ont été déjà publiés sur internet et en revue
papier.

. Mes « influences » sont diverses. Si mon travail s’est attaché à celui de


Laurence Sterne, de Bataille, de Ponge, de Dante ou encore des histoires
chantées, une grande partie de mes lectures et relectures sont d’ordres
philosophique et politique : Platon, Veblen, Hamann, Debord, Žižek,
Heidegger, Érasme, Thomas d’Aquin et Wittgenstein entre autres. D’un
point de vue plus présent, mon attachement au travail des deux Roche
(Maurice et Denis), à celui de Manuel Joseph et de Pierre Parlant, sont
des facteurs déterminants de là où il me semble que je me trouve actuel-
lement, avec une sorte de « filiation » très nette vers Dominique Meens,
les guillemets – ces derniers du moins – marquant le pas de ne point trop
définir le terme disgracieux de proximité.
Les éditions de   , sises à Bruxelles, fondées à l’automne  par
  , -  et   dans le cadre de l’a.s.b.l.
ANTE POST, poursuivent une politique éditoriale qui tient en trois points :

La volonté de proposer, à travers diverses collections, une réflexion destinée
à un public élargi sur les enjeux éthiques et esthétiques de la société, de la culture
et de l’art contemporains. Le dialogue entre sciences humaines et esthétique y
est entretenu dans la perspective d’une saisie globale des phénomènes sociaux et
artistiques.

L’option internationale qui préside au choix des œuvres de réflexion et de
création publiées, et qui répond au procès même de la pensée et procède du
refus d’enfermer les auteurs dans des ghettos, intellectuels ou culturels.

Le souci du beau livre qui conjugue le plaisir de la main, de l’œil et de l’esprit,
en présentant au lecteur des textes de qualité dans une présentation soignée
et élégante, tant du point de vue de la typographie que du choix des papiers
et du graphisme. Plusieurs de nos titres comportent un tirage de tête.


   :   , - 
 +      -  : lettre.volee@skynet.be - www.lettrevolee.com

  
 ⁄ 
   :
    , -  -
 : +       -  : +      
 : @.
  
  :  . , - 
 : +      -  : +     
 :  .
  
  :   , - 
 : +      -  : +     
 : @.
     

L’étrangère, n° 
- , « En guise d’ouverture » ;  ,
« De toutes parts » ;  , « L’éclat de l’étrangère » ;
 , « Le livre des fluides » ;  , « Histoire
illustrée de l’Invisible » ;  , « Chaussées chaussées » ;
 , « Mythologies » ;  , « Le sommeil du
tambour » ;  , « Anthologie d’air » ; 
, « La fiction ou l’expérimentation des possibles »

L’étrangère, n° 
 , « L’art » ;  , « Natures mortes
(voix) » ;  , « Raconter » ; - ,
« S’arrachant au néant : Faulkner, l’invention du réel » ;
 , « Ciel surface, II » ;  ,
« Abeilles / Obstacles » ;  , « Premier jour dans l’autre
monde » ; - , « La ville et les singularités quelconques »

L’étrangère, n° 
- , « Anti-Ulysse » ;  , « Rime » ;
- , « Aller, devant, “vers ce qui fut” » ; 
, « Plusieurs étés » ;  , « Divertimento mexicain » ;
- , « Poèmes costumes (Scènes et portraits) » ; 
, « Les dépressions de la pensée chez Wittgenstein » ;  
, « Complainte du vieux mâle » ; - , « Musil
et Wittgenstein au voisinage »

L’étrangère, n° -
- , « Au gré du temps qui passe » ;  ,
« Intenable Matière » ;  , « Une fois n’est jamais » ;
  , « Le Nom exact d’Être est Chance » ; -
 , « Révélation à la British Library : aucun, parmi les vivants
qui — d’un vivant — puisse » ;  , « D’où un homme est-il
visible ? » ;  , « Du dit jamais » ;  ,
« Pierre Chappuis, d’un trait discontinu » ;  , « Sans
combler de vides » , « D’après nature » ;  , « La chambre noire
de l’intime » ;  , « Ce désir toujours qui sauve et qui
tue » ;  , « Ce qui bruit entre les mots » ; -
, « Traversée de l’épaisseur » ;  , « Du plasma aux
trous noirs » ;  , « Sans propriétés » ;  ,
« Un homme du premier jour » ; - , « Douze
poèmes » ;  , « Écrire à perte de mémoire » ; 
, « Zone franche » ;  , « Benoît Conort ou les voix
portées du poème » ;  , « L’ombromane » ; -
, « Jean-Luc Sarré : la mémoire extérieure » ; - ,
« Dix pièces brèves » ;  , « Alain Suied à la recherche du
« royaume perdu » » ;  , « Entendre, écouter, comprendre » ;
 , « Lire Mathieu Messagier et dévaler les pentes de
l’écriture » ;  , « Dix-neuf poèmes plus raides que la
pente » ;  , « Jacques Vandenschrick et la question de
l’origine » ;  , « Dix poèmes » ; -
, « Atteindre le plus discret » ;  , « Au fond du jour »

L’étrangère, n° 
 , « Poèmes » ;  , « Sur Barnett Newman : Ohio .
Lieu et temps d’une expérience esthétique » ;  , « Six
poèmes » ;  , « Pas rattrapable » ;  ,
« L’ortie » ;   , « La piscine » ;  ,
« Suspendre un instant »

L’étrangère, n° 
- , « Poussière de andré du bouchet, comme de
personne » ;  , « Intempéries » ;  ,
« Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme » ; 
, « Un lit de chair humaine » (extrait) ;  ,
« Lieux dits » ;  , « Du perdant et de la source lumineuse »
L’étrangère, n° -
- , « Malaise de la critique, critique d’un malaise » ;
 , « Traceurs d’horizons » ; - , « La
relâche du regard » ;  , « L’écart » ; - ,
« Sur la critique thématique » ;  , « Phénoménologie et
expérience littéraire » ;  , « Seuil critique » ; 
, « Dormance (I) » ;   , « Mais quelle communauté
scientifique ? (extrait) » ;  , « La triangulation du cercle » ;
- , « Quelle critique ? Quels critères ? » ; 
, « Surtout exercice » ;  -, « Vers la clef de
l’indépendance : les jumeaux Schwitters » ;   ,
« Éthique de la raison critique » ;  , « Quelques
considérations sur la vocation philosophique de la critique » ; 
, « Pour une éthique de la critique » ;  ,
« Catalogues (extraits) »

L’étrangère, n° -. ,   


- , « Des sensations à l’expression » ; 
, « Poésie / Sentation / Forme / Tessiture » , « Corps-Tiges » ;
- , « Une escrime avec l’apparence » , « Beauté je te veux /
vivante! » ;  , « Une parmi les promenades » , « Monde ,
,  et  » ;  , « Environs du bouc » , « La femme lit
(diane) » ;  , « Poésie, paysage et sensation » , « Effusions » ;
 , « Écrire le vivant » , « Rentrée (..) » ;  ,
« De la sensation à la surface » , « …un autre mois… » ;  ,
« Expériences du sixième sens » , « Sentir (soi) disparaître » ;  ,
« Tomber dans tomber : le vertige étoilé qui habite le poète » , « Trois
tentatives de vertige » ;  , « D’un animal poétique » ;  
, « Sur le sentir. Réflexions sur Marina Tsvetaïeva, Andrea Zanzotto
et Kees Ouwens » ; - , « Sensations et forme » ; 
 et  , « Trois conversations »
L’étrangère, n° 
 , « Vivremourir » ;   , « L’étoile et le nuage » ;
 , « Route perdue » ;  , « Machupijchu » ;
 , « Entre art et philosophie » ;   ,
« L’interminable évidence de se taire » ;  , « Porosité » ;
 , « S’il tranche… »

L’étrangère, n° 
  , « Chute, disparition » ;   , « Rimbaud
et la fin de la poésie » ;  , « L’Éventail des possibles » ; 
, « Chez Thomas Bernhard à Steinhof » ; - ,
« L’origine du lieu » ;  , « En premier lieu » ; 
, « Peinture » ;  -, « Affleurements pour
attouchements » ;  , « Sur la peinture de Bernard Gilbert » ;
 -, « exuel » ;  , « God disjunct »

L’étrangère, n° -.    


  , « Totalité de la tête… » ; « Lettre à François
Rannou », « La critique cartésienne », « Péguy partiel », « Félix Fénéon ou
le critique muet », « Rimbaud et la possession du monde », « Vision et
connaissance chez Victor Hugo », « Essai sur la création poétique »,
« Connaissance critique et connaissance poétique », « En Bleu
Adorable… », « Sur Paul Celan », « Notes de lecture… », « Lettre à
Jean-Claude Schneider », « Carnet », « Carnet bleu perdu » ; 
, « Ce qui se poursuit, tu ne le pressens qu’en s’arrachant à toi »,
« D’un travail en cours », « L’éclat de l’étrangère » ;  ,
« Lettre à François Rannou » ;  , « La Route » ; 
, « Une variante de la sortie du jardin » ;   ,
« Une neige fondue » ;  , « Lettre à André du Bouchet » ;
-  , « L’Atelier » ;  , « Poète de
l’abrupt », « À la croisée des langages » ;  , « Lettre à
André du Bouchet » ;  , « Diptyque » ; 
, « Un art exact », « Mots comme la route » ;  ,
« Presque sans émoi » ; - , « Le Livre est d’abord
une action » ;  , « Par surcroît – respirer » ;   ,
« André du Bouchet : au cœur du plus humain » ;  , « Le
discontinu et le non-dit » ;  , « L’altérité, la soif » ;
- , « La parole qu’on n’a pas dans la parole qu’on
a », « Poèmes » ;  , « L’horizon du poème » ; -
, « Où “parlant” dirait “étant” », « Fendu » ;  ,
« Entretien avec André du Bouchet » ;  , « Revenir sur ses
pas » ;  , « L’Azurole », « Mœurs de césure » ; 
, « Le sillon de la langue » ;   , « Une
conversation en éveil » ;  , « Ici partagé » ;  ,
« Quatre lettres » ;  , « Si le poème se souvient, de quoi se
souvient-il ? » ;  , « Poèmes » ;  , « L’acquêt » ;
 , « Balises dans l’égarement (II) » ;  , « Poèmes » ;
  , « Chronologie d’André du Bouchet »

L’étrangère, n° --.    


  , « Lettres d’André du Bouchet à Paul Celan », Lettre
à la traductrice d’Hans Faverey », « Deux lettres à Jean-Baptiste de
Seynes », « La violence de Géricault », « André Masson », « Tal-Coat »,
« Joan Miró », « Poèmes » ;  , « Le corps du traduire » ;
 , « Black rain falling drop’s up day » ;  ,
« Poèmes » ; -  , « Lettre à André du Bouchet » ;
 , « Poète : mot d’imposture » ;  , « Poèmes » ;
 , « Entretien avec André du Bouchet » ; 
, « Vicinité précaire » ;  , « Le moteur
négatif d’André du Bouchet » ;  , « … le secret éclaté » ;
 , « Les sources de la vitalité », « Bibliographie » ; -
  , « Liberté d’André du Bouchet » ;  ,
« Des nerfs (touchés) » ;  , « Océan, barques de plâtre » ;
 , « La revendication de la prose » ;  , « Le
semblable », « Dédoublements » ;  , « Dans la langue
comme de l’autre côté de la langue », « Jour jaune » ; - ,
« Espace du poème, espace de la peinture » ;  ,
« L’inadvertance », « Tête contre tête » ;  , « Lettre à
André du Bouchet » ;   , « sur la traduction. compost de
langue retourné en fleurs et en fruits, un entretien », « Entretien avec
André du Bouchet » ;  , « Par un détour blanc » ; 
, « endurance du bouchet » ; -  ,
« chansons pratiques » ; - , « Poèmes » ; -
, « S’amuïr » ; - , « Le jour devancé
(extrait) » ;   , « Andante pour mon père » ;  ,
« Lettre à André du Bouchet » ;   , « Montagne » ;
- , « loin d’elle dans son espace encore » ; 
, « Entretien avec André du Bouchet » ;  ,
« Lettre à André du Bouchet »

L’étrangère, n° 
 , « L’envers (extrait) » ;  , « Peinture » ; 
, « Chant de l’étendue » ; - , « Et (plus
tard) précipitant » ;  , « L’éducation des monstres » ; 
, « De la forêt humiliée » ; - , « Visage d’une
mémoire (extraits ) » ;  , « La poésie de Silvia Baron
Supervielle »

L’étrangère, n° 
 -, « Salerni (extrait) » ; -
, « Le ready-made original et sa doublure » ;  ,
« Devenir-fantôme » ;  , « Protocole de temps : sur le travail de
Leïla Brett » ;  , « Ici au-dedans de ça » ; 
, « Tout dire » ;  , « Laisse passe » ;  ,
« Loin en des terres intérieures »

L’étrangère, n° -
- , « Présentation. Mutation de la société, interdit et
création » ;   , « Nitimur in vetitum » ; -
, « Le jeu des limites » ; , « Usinareva : la cité dans interdit » ;
 , « De la subversion de la loi au plan du désir chez
Deleuze » ;  , « Joël-Peter Witkin : le cliché pervers » ;
 , « Imre Kertész ou l’écrivain interdit » ; 
, « L’étouffoir suroxygéné » ;  , « Les dangers
du relativisme pour la liberté de l’art » ;  , « Dire entre les mots
l’interdit créateur. Fragments épars » ;  -, « Et il
serait interdit de nous dire poète ? » ; - , « Par structure,
la vie est un jeu… » ;  , « Liberté et interdit » ; 
, « Interdit et censure. Quelle autonomie pour l’art et sa
réception ? »
L’ é t r a n g è r e
revue de création et d’essai

D I R ECT I ON
Pierre-Yves Soucy

C ON S EI L D E R É DA CT I O N
Fabienne Bradu, Mathieu Brosseau, Michel Collot, Jean-Pierre
Cometti, Elke de Rijcke, Jalal El Hakmaoui, Henri-Pierre Jeudy,
François Rannou, Olivier Schefer, Pedro Serrano, Pierre-Yves
Soucy, Daniel Vander Gucht, Christophe Van Rossom

A BO NN E M EN T S
La revue paraît trois fois l’an. On peut s’abonner pour trois
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À BRUXELLES : revue L’étrangère c/o La Lettre volée,
 avenue Molière, B- Bruxelles. T&F     

À PARIS (manuscrits & abonnements) : revue L’étrangère c/o


Mathieu Brosseau,  rue Jules Auffret, F- Pantin.
T      

Publié avec l’aide de la Communauté française de Belgique, du Fonds


national de la littérature et le concours du Centre national du livre (Paris).

Conception graphique : Chiara Catellani


ISBN : ----
Dépôt légal : Bibliothèque royale de Belgique  ⁄ ⁄ 
©  L’étrangère et les auteurs pour leurs textes
Achevé d’imprimer sur les presses
de l’imprimerie Snel Grafics à Vottem en octobre .
Tout reste à dire de l’étrangeté du réel,
d’autant que la parole qui exprime
ce qui n’a pas encore été exprimé demeure
étrangère à elle-même.

ISBN 978-2-87317-353-1

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