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La genèse

Sa grossesse, fort imprévue il faut bien le dire,


s’annonçait d’autant plus exceptionnelle qu’elle
survenait vingt-deux ans après la venue d’Antoine,
son premier enfant. Corinne Mignon espérait que
cette fois, la nature serait plus généreuse : la
Faculté se demandait encore par quel prodige de la
génétique un tel laideron avait pu naître de sa
liaison certes courte, mais franchement torride,
avec Enrico. Un beau ténébreux que ce Navarrais,
débarqué dans son bourg béarnais pour piloter le
chantier de la station d’épuration. Corinne, qui
s’ennuyait à mourir, avait eu vite fait de lui taper
dans l’œil. Une conquête rendue fort aisée vu
l’indigence de la concurrence locale. Vigoureux
amant à la pilosité singulièrement développée,
Enrico avait fait découvrir à Corinne des choses de
l’amour que sa région, en tout cas l’imaginait-elle,
la naïve, ignorait jusque là. Pionnière dans l’âme et
dans les sens, elle fut ouverte à toutes les
propositions et plaisirs de Navarre, jusqu’au jour où
Enrico lui ordonna de se plonger dans le bassin de
la toute neuve station d’épuration avant de la
consommer. Il eut beau lui expliquer qu’il s’agissait
juste d’inaugurer son ouvrage de la plus belle
manière, Corinne décida que le Béarn en avait
assez vu. Ce serait la dernière fois. Surtout que
l’étalon de Pampelune avait invité son commis
boutonneux à la sodomiser pendant qu’il lui
besognait la fente avec une énergie décuplée par
son odeur pestilentielle. Cette double pénétration
dans un local technique sans ventilation n’était
peut-être pas étrangère au ratage d’Antoine. Les
dates correspondaient.
Pour se laver définitivement de cette épreuve, elle
décida de monter à Paris. Ses doigts agiles qui
avaient subjugué Enrico, son oreille impeccable,
lui permirent de devenir professeur de piano.
L’accident

Le fils de Corinne était donc exceptionnellement


laid, mais cela n’expliquait pas pourquoi il avait
toujours voulu devenir copiste. Ses talents de
peintre se résumant à une fascinante maîtrise
technique dépourvue de toute créativité – « tu
devrais faire de la photo » lui avait longtemps
seriné sa mère, catastrophée de n’avoir pu
produire que cette machine à reproduire – il ne
nourrissait guère d’ambitions artistiques. Son
travail au pinceau relevait davantage de la
thérapie compulsive que de l’accomplissement
personnel. Le seul signe d’affirmation de soi
qu’Antoine Mignon avait bien voulu manifester
était son refus de copier autre chose que des
natures mortes. L’idée même de faire naître de
sa main un visage, dont l’image, même banale,
stigmatiserait encore davantage l’horrible sien,
lui était tout bonnement insupportable.
Ce lundi de juin frais et ensoleillé annonçait une
journée d’importance. Après une interminable
attente et de nombreuses sollicitations auprès de
lointaines connaissances de sa mère au
ministère de la Culture, Antoine allait enfin
franchir les portes du Louvre, fièrement muni de
sa carte de copiste officiel.
À neuf heures pile, le gardien qui lui accorda un
signe de tête entendu en scrutant son sésame,
se dit qu’il devait être nouveau dans le club, car
un visage aussi vilain lui serait resté en mémoire.
Histoire d’occuper son triste temps, il prit le pari
de ne pas voir pire avant la fin de son service.
Antoine avait droit à trois mois pour accomplir sa
tâche. Tous les matins, sauf le dimanche et le
mardi, jour de fermeture, il serait là, pinceaux en
poche. Mais, avant de rejoindre «son» tableau, il
effectuerait systématiquement ce qu’il avait
baptisé pompeusement son footing louvresque.
Un parcours sans autre cohérence que la
succession de ses points de vue sur les
monuments parisiens. Cela commençait en haut
de l’escalier sud de l’aile Richelieu où, de son
immense vestibule du deuxième et dernier
étage, il pouvait apercevoir la tour Montparnasse
à travers les croisées. Passée ensuite la longue
galerie Médicis tapissée de ses lourds Rubens, il
jetait, plein nord, un œil au Sacré Cœur.
Repiquant à l’Est, Antoine Mignon filait vers l’aile
Sully, qu’il retrouvait après quelques secondes
passées devant chacune des quatre saisons
couchées sur toile par Poussin à la demande de
l'ingénieux Jean Armand de Richelieu. C’est en
effet lui, le petit-neveu du Cardinal qui, exaspéré
de voir tous ces crasseux se curer les dents à
table avec la pointe de leur poignard, en fit
arrondir les lames et inventa ainsi le couteau de
table.
Poussin savouré, il saisissait successivement la
tour Eiffel, le Carrousel du Louvre, l’arc de
Triomphe. Antoine aurait bien aimé comprendre
ce besoin irrépressible d’une telle mise en
jambes qui lui ferait perdre chaque matin un bon
quart d’heure de travail. Peut-être l’illusion
d’avoir découvert seul que le Louvre dominait la
capitale plus subtilement que tous ces bâtiments
hauts sur pattes, souvent vulgaires, fréquentés
par des employés de bureau plus ou moins bien
dans leur peau? Maigre satisfaction.
Quant au choix pour son baptême du feu du
« Panier d’œufs », œuvre banale de l’obscur
Henri-Horace-Roland Delaporte, il ne se
l’expliquait pas davantage. Antoine Mignon ne
s’expliquait pas grand-chose d’ailleurs. Déjà peu
à l’aise avec l’exigence métaphysique, il allait
bientôt perdre tout espoir de trouver la moindre
raison d’exister au monde dans lequel il tentait
de survivre.
Marie-Catherine Denis, la responsable de l’allée
des peintres français du 18ème, montrait pour
les copistes cette tendresse respectueuse que
souvent ceux qui ne savent pas accordent à ceux
qui savent un peu. En 28 ans de Louvre, elle en
avait croisé de ces loustics au fil de ses
crapahutages dans les galeries. Des maniaques,
des autistes, des dépressifs, des alcooliques qui
essayaient de planquer leur flasque dans la boîte
à peintures. Mais tous l’impressionnaient: ces
centaines d’heures passées devant un tableau, la
solitude, le doute …
Pour Marie-Catherine, encore incapable
d’appréhender à leur juste valeur toutes ces
oeuvres malgré la fréquentation assidue des
cours d’initiation dispensés par la direction du
musée, ces gens-là méritaient mieux que leur
piètre réputation. C’était en tout cas autre chose
que ces touristes chinois piailleurs et
envahissants.
Alors, quand elle vit se pointer Antoine Mignon et
son air égaré, « mon dieu qu’il est moche! », elle
se dit qu’elle allait s’en occuper comme il faut.
- Ah, mais voilà un petit nouveau, lui lança-t-elle,
façon de lui faire comprendre qu’ici, celle qui
commandait, c’était elle et personne d’autre.
- Je viens pour le « Panier d’oeufs », bredouilla
Antoine en dévisageant cette grosse dame dont
il se demandait bien comment les jambes
pouvaient supporter un tel poids à longueur de
journée. Seule la semelle de ses sandales,
anormalement usée par les dalles grises et lisses
qui assombrissaient les salles de l’aile Sully,
témoignait de l’importance de la charge.
- Bon, ben, ça va pas être simple. Vous pouvez
pas vous installer juste en face, parce qu’en face
y’a le Diderot de Van Loo accroché sur le mur de
séparation des salles. Et comme il faut laisser la
place pour la circulation. Et puis de toutes les
façons vous n’avez pas le droit trop vous coller
aux toiles... Venez, on va voir.
Elle partit en trottinant vers la salle 47, Antoine
n’ayant d’autre choix que de coller sans moufter
aux sandales de cette cheftaine. Pour un premier
jour, il valait mieux s’exécuter sans broncher.
- Vous allez poser votre chevalet là, ordonna
Marie-Catherine après avoir pivoté
dangereusement sur elle-même. Et d’indiquer un
point à deux bons mètres en face du Diderot et à
trois mètres cinquante en diagonale du « Panier
d’oeufs ». Surtout, faites attention aux touristes.
Ils adorent se coller à vous. Et l’ accident est vite
arrivé. Si vous êtes sage, je vous raconterai un
jour les trucs incroyables qu’on voit ici. Tiens,
pas plus tard que le mois dernier, y’a un Russe
qui s’est évanoui sur le « Pont du Gard » dans la
salle d’à côté. Sa tête a amoché le petit chien en
bas du tableau. Ça a fait du grabuge là-haut...
Ah, ben tiens, voilà Sandrine.
Une jeunette palotte arrivait en traînant les
pieds.
- C’est le nouveau copiste, Monsieur... Au fait
c’est quoi votre nom. Vous savez, j’aime bien
connaître tout le monde. Moi, c’est Marie-
Catherine dit-elle en lui montrant le badge piqué
sur son sein gauche.
- Antoine Mignon, lâcha Antoine.
- Ça vous va bien, crut bon de lancer Marie-
Catherine après une seconde d’hésitation.
Sandrine est là tous les matins de la semaine.
Elle aussi, elle est nouvelle. Bon, je vous laisse.
Faut que j’aille téléphoner au chef, il paraît qu’il
veut changer nos horaires.
Antoine sourit à Sandrine qui manifestement
n’avait pas fini sa nuit.
Pris d’une soudaine angoisse qu’il tentera
vainement de s’expliquer plus tard, il se précipite
pour installer son chevalet à l’endroit exigé par
Marie-Catherine, y pose sa toile vierge, défait sa
boîte de peinture et en sort ses pinceaux.
« Calme toi, Antoine. Maintenant que tu es là,
personne ne peut te chasser. Tu as tout ton
temps. Cette Marie-Catherine a juste voulu
t’impressionner. Ce qui compte, c’est ton
tableau. Tu es copiste au Louvre, Antoine,
copiste au Louvre ! ».
D’ailleurs, elle est bien gentille Marie-Catherine,
mais avec ce qu’elle lui a imposé comme
emplacement, Antoine voit fort bien Diderot,
mais pour ce qui est du « Panier d’oeufs », c’est
vraiment juste. Il jette un oeil par-dessus son
épaule pour vérifier où Sandrine en est de sa
nuit. Réfugiée dans la petite alcôve de la salle
mitoyenne, elle semble égarée dans la
contemplation de la cour du Louvre que les
touristes commencent à envahir.
Un mètre de plus vers l’avant et cela changerait
tout. Il serait quasiment en face des « Oeufs ».
Antoine donne un petit coup de pied au bas du
trépied en prenant soin de retenir la barre du
sabot avec sa main gauche. Là, c’est déjà un peu
mieux. Allez, encore cinquante centimètres. Mais
les deux pieds avant du chevalet butent dans un
joint du carrelage. Antoine s’agenouille pour les
soulever et pousse. Malheur, le pied arrière se
bloque à son tour dans un autre joint, Alourdi par
la toile, le haut du chevalet vacille. Antoine se
redresse brutalement pour tenter de le rattraper,
se cogne la tête dans la tablette à pinceaux. La
barre du sabot, qui a dépassé son point de non-
retour, bascule.
Elle aurait pu tomber sur le mur ou même sur le
cadre du tableau. Non, elle se fiche
méchamment en plein milieu de l’œil droit de
Diderot dans un fracas amplifié par les murs de
la salle 47 de l’aile Sully, que le cri de dépit vomi
par Antoine n’arriva pas à couvrir.
En découvrant les dégâts, Sandrine regretta
d’avoir entendu son réveil ce matin. Et ne trouva
rien d’autre à faire que d’uriner debout en
hurlant. Marie-Catherine, qui négociait avec son
chef un bonus sur la prime dominicale, en
contrepartie de l’allongement d’un quart d’heure
de la durée mensuelle du travail, fût là en neuf
secondes.
Jamais elle n’aurait dû laisser seuls ces jeunots.
Deux accidents en un mois ! Elle s’en serait
arraché les cheveux. Antoine décida lui de
s’arracher un oeil.
Corinne, désespérée par cette automutilation qui
n’arrangea pas un faciès déjà peu avantageux,
envoya son fils consulter tout ce que Paris
pouvait compter de médecins de l’âme. Sans
succès. Jusqu’à ce que l’un de ses élèves de
piano, incapable de progresser au clavier
autrement que le corps tout entier emprisonné
dans une combinaison de plastique transparent,
à l’exception de son sexe dont Corinne
connaissait les moindres replis à force de le
travailler allegro, lui conseille, après une
éjaculation particulièrement spectaculaire qui
malmena la chute de la Valse Minute de Chopin,
une psychanalyste à la réputation controversée :
Annette Seligman

La rencontre

Une psychanalyste manchote, allez savoir


pourquoi, ça décoiffe. Qu’elle soit superbe et
divorcée à l’amiable d’un goy, encore davantage.
Mais, surtout, ce qui avait définitivement convaincu
Michèle Pascal de poursuivre sa thérapie avec
Annette Seligman, c’était ses talons aiguilles. Elle
ne la recevait jamais sans. Toujours impeccables -
il en était parfois de métalliques - et d’une hauteur
largement comparable à la longueur d’un sexe
masculin de bonne tenue au repos. Pas des talons
de paresseuse, donc. Une prouesse lorsqu’un seul
bras vous aide à garder l’équilibre.
Ce n’était pas tout. À force de guigner ses jambes
en s’allongeant sur le divan recouvert de cuir
violet, Michèle s’était persuadée qu’Annette portait
des bas. Ah, ce pli accusateur sur la cheville! Rien à
voir avec celui, aiguisé, des pantalons de ces
généraux qui la visitaient régulièrement pour lui
jurer fidélité et la mettre en garde sur l’imprudente
réduction de leurs crédits. Il en allait toujours de la
sécurité du pays.
Cette femme avait quelque chose.
Restait une question qui tracassait la ministre de la
Défense. Comment Annette Seligman attachait-elle
ses nylons à leurs jarretelles avec sa seule main?
Peut-être entretenait-elle quelque esclave chargé
de l’éminente tâche? Pourquoi ne demanderait elle
pas une enquête aux services? Non seulement une
telle révélation l’éclairerait sur le mystère des bas,
mais l’exciterait diablement, aussi.
Perturbée par l’idée de commettre ce qu’il convient
bien d’appeler un abus de pouvoir, elle bouscula un
jeune homme en approchant de la porte verte
qu’elle poussait tous les jeudis soir à 21 heures
précises.
Malgré la loyauté avérée de George, son chauffeur,
elle se faisait toujours déposer à une cinquantaine
de mètres du cabinet de sa psychanalyste, à
l’angle de la rue du Foin et de la rue de Béarn. Le
Marais qu’elle aimait. Abrité, un peu fatigué, mais
rassurant. Pas ce Marais gay qui l’exaspérait. Cette
immense foire homo lui donnait la nausée.

Etait-ce ce garçon qui s’était retourné sur elle dans


la rue et avait cherché ses yeux derrière ses larges
lunettes sombres? L’odeur de l’escalier ciré un peu
plus forte que d’habitude? Les pas qu’elle entendait
deux étages plus haut – d’ailleurs, descendaient ou
montaient-ils? Le sentiment que ce soir, il pourrait
se passer quelque chose. Michèle Pascal n’aimait
pas particulièrement l’ordre et les chemins balisés.
Mais après deux ans passés au contact des
militaires pour qui le doute et les états d’âme sont
péchés, elle réalisait que, désormais, l’imprévu la
dérangeait elle aussi.
Les usages n’étant pourtant pas qu’un patient
impose des règles à son thérapeute, Annette
Seligman s’était soumise à celle de la discrétion,
indispensable pour protéger l’intimité de Michèle
Pascal. Que des milieux, même parmi les plus
autorisés, aient vent de ces rendez-vous avec son
inconscient, et c’était le travail de vingt ans d’une
ministre vedette de la République qui serait
anéanti. Il avait donc été convenu que, chaque
jeudi et quoi qu’il advienne, le dernier patient
d’Annette Seligman quitterait son cabinet à 20
heures 45 au plus tard.

Toujours le rituel. Reprendre son souffle sur le


palier du troisième. Enlever son foulard, glisser ses
lunettes dans son sac noir verni. Décider de la
première phrase qui serait dite, rarement plus de
deux minutes après s’être allongée et avoir attendu
le « oui » interrogatif d’Annette Seligman. Sonner,
pousser la porte après le déclic qui s’éteint dans le
silence lourd des rideaux épais protégeant la petite
salle d’attente. D’habitude, Michèle avait le temps
de s’y détendre malgré son rouge carmin obsédant,
qu’atténuaient à peine un parquet blond et un
tableau traversé par un morceau de bois posé sur
une table d’acier brossé.

- Au revoir

Jamais Michèle n’avait entendu ici une autre voix


que celle d’Annette Seligman. Trop tard. Celle-ci
était douce, un peu hésitante. Celle d’un homme.
Elle allait donc croiser un inconnu qui forcément la
reconnaîtrait. «Quelle conne, cette manchote!»

- Bonsoir, murmura-t-il en s’effaçant pour la laisser


passer dans l’étroit couloir. Michèle devina dans
son regard rendu inquiétant par un œil
étrangement fixe que son visage lui disait quelque
chose. Et fût instantanément persuadée qu’en
descendant l’escalier, il allait se torturer le cortex
pour accrocher un nom dessus.

De colère, elle aurait bien planté là Annette


Seligman après lui avoir rappelé méchamment
leurs conventions. Mais l’idée de passer une
semaine supplémentaire sans lui avouer, toujours
en criant, qu’elle avait recommencé à sodomiser
Max, lui sembla soudain insupportable. Elle se
contenta donc d’un coup d’oeil appuyé à l’endroit
où son bras manquait.

Le souvenir

Pour la première fois, Annette écoutait sans


l’entendre la description, comme d’habitude
bruyante et détaillée, des acrobaties particulières
de Michèle Pascal. Elle ne regrettait pas d’avoir
dépensé une petite fortune dans ces lourdes
tapisseries pour étouffer les confessions de ses
patients. Les trois mètres cinquante de hauteur
sous plafond faisaient de son cabinet une caisse de
résonance qui menaçait sa confidentialité.
Les pensées d’Annette étaient encore toutes au
récit tellement extravagant de l’accident d’Antoine
Mignon, qu’elle en avait oublié de l’interrompre à
temps pour lui éviter une rencontre avec Michèle
Pascal.
Il avait fallu attendre la onzième séance pour
qu’enfin, le patient borgne se confie à sa
thérapeute manchote. La rivalité des anomalies
probablement.
Lacanienne patentée, Annette ne questionnait ses
malades qu’en cas d’urgence psychanalytique, un
concept resté assez flou malgré les nombreuses
tentatives d’axiomatisation dont il avait fait l’objet.
Le rêve de tout patient normalement névrosé
demeure, à un moment ou à un autre, de forniquer
avec sa psychanalyste si elle se montre
appétissante, et de surcroît inconditionnelle du
porte-jarretelles. Antoine n’y avait jusqu’à présent
jamais songé. Il est vrai que de sa place sur le
divan, son oeil encore efficient ne lui permettait
pas de voir les jambes d’Annette.
L'angoisse de toute psychanalyste normalement
analysée est de succomber au désir charnel pour
un patient masculin. Curieusement, Annette en
rêvait à chaque fois qu’elle recevait le fort peu
appétissant Antoine. Depuis un mois et demi qu’il
venait la voir, elle ne savait toujours rien de lui. Il
s’était exprimé seulement deux fois. La première
pour roter. La seconde pour péter.
Une intuition inexplicable lui avait dicté que le jour
était venu de le provoquer. Tout en rajustant de sa
main unique mais diablement habile la jarretelle
qui pointait sous sa jupe verte, elle lui murmura de
sa voix froide :
- Monsieur Mignon, je pense que c’est le moment
de parler de l’évènement. Sinon vous risquez de
vous perdre et, accessoirement, moi aussi.
- D’accord, docteur. Mais rappelez-vous que je ne
suis pas juif. Vous savez fort bien ce que cela
signifie : la culpabilité n’est malheureusement pas
un sentiment qui fait partie de mon histoire.
Annette Seligman, qui n’attendait pas cette
réponse, en fit bruyamment claquer sa jarretelle.
En apprenant de la bouche d’Antoine que sa
condition de goy le handicapait, Annette fut
transportée dans un passé où elle n’avait pas
voyagé depuis longtemps. Cet aveu si brutal, si
inattendu, était fondateur. Par ce qu’il signifiait,
bien sûr, après tant d’heures de silence sans que le
sujet ait jamais été même effleuré et pour cause..
Mais, surtout, Antoine s’était à l’évidence adressé
moins à lui-même qu’à elle, Annette Seligman, fille
de Daniel Seligman et Nicole, née Goldfeder,
couple aimé et aimant, qui avait fort bien réussi
dans le commerce de viande en gros.
Que savait-il d’elle ? De son histoire. De cette
histoire qui l’avait brutalement expulsée de la
grande Histoire, celle de sa famille, de son peuple,
celle qu’elle avait fini par ignorer, pire, par haïr.
Celle que sa propre psychanalyse avait tellement
anesthésiée que peut-être, un jour, elle pourrait
l’écouter en auditeur libre.
Tout s’était fort bien passé pendant deux ans.
Annette avait rencontré Philippe devant une
épicerie fine, à deux pas de l’Opéra. Un peu
bêtement, comme dans ces comédies new-
yorkaises qui commencent toujours une veille de
Noël sinistre, le jour d’un anniversaire raté ou le
lendemain de la mort d’une grand-mère adulée.
Elle venait de se séparer de Nathan, un avocat
d’une fulgurante intelligence, formidable ami mais
piètre amant.
Cloîtrée dans son petit deux pièces du Palais Royal
depuis un mois pour achever un mémoire censé
dresser une nouvelle classification des rêves
érotiques chez la femme occidentale au début du
vingtième siècle, Annette décida ce soir-là de
s’offrir quelques douceurs au palais. Etait-ce sa
jupe un peu courte sur ses jambes repliées, les
bottes en daim bleu électrique qu’elle avait enfilées
malgré la chaleur moite de ce mois de juillet – elle
a toujours adoré les bottes – ou la barquette de
champignons à la grecque renversée sur le trottoir
devant l’épicerie qui venait de s’échapper de son
sac en plastique trop rempli ? En tout cas, elle fit
suffisamment pitié ou d’effet à un échalas brun
dont elle vit d’abord les boots noires poussiéreuses,
pour qu’il s’agenouille lui aussi, et lui propose
d’aller sur le champ acheter une autre ration de
son entrée préférée. Elle éclata de rire en lui disant
qu’elle n’était vraiment pas d’humeur, et il lui
répondit que ce n’était vraiment pas son genre
d’aborder comme ça les jeunes femmes dans la
rue. Alors, Annette accepta une nouvelle barquette
de champignons parce qu’elle aimait vraiment trop
ça, mais aussi parce qu’un type qui traîne en boots
poussiéreuses un dimanche de juillet à huit heures
du soir rue Danielle Casanova ne peut pas être un
mauvais type. Elle avait 23 ans, il en avait 25,
s’appelait Philippe Caubère, était dans la finance
par passion des mathématiques, et une demi-
heure plus tard, il la baisait comme jamais
personne ne l’avait baisée.
Elle garda ses bottes et laissa ouverte la fenêtre de
son deux pièces du Palais Royal. Ce qui salit sa
couette et les chastes oreilles de ses voisins.
Ils se marièrent au bout d’un an sans vraiment
savoir pourquoi. Annette était brune, petite et
juive, Philippe, blond, grand et goy. Personne dans
la famille d’Annette n’avait jamais osé la moindre
réserve sur cette improbable union. Mais Annette
se doutait bien que ses parents, son père
notamment, digéraient mal ce métissage. Aurait-il
osé aborder ce sujet qu’il n’aurait pu fournir
d’explication convaincante. Il le savait fort bien,
Annette aussi. C’était juste comme ça et elle
l’admettait, à défaut de le comprendre. Une fois
seulement, s’était-elle essayée à tester sa mère en
lui révélant, sur le ton de la confidence coquine,
que le prépuce ne constituait en rien un frein au
plaisir. Nicole Seligman lui avait répondu par un
long silence. Annette allait en conclure qu’elle ne
lui reprochait rien mais ne pouvait pas lui avouer
ouvertement, lorsque madame Seligman lâcha un
énigmatique « je sais ». Pour clore la discussion.
Ce fut tout. Jusqu’à l’accident. Philippe revenait
d’une mission chez HSBC à HongKong. Annette
l’attendait dans ce nouveau terminal de Roissy au
petit matin. Elle avait un peu hésité à mettre une
jupe et des bottes à talon haut avec cette neige
qui tombait depuis deux jours. Surtout que la petite
bande de Philippe était aussi venue l’accueillir. Max
Ernest et Jean-Paul Hamon voulaient lui faire une
surprise. S’habiller en femme par un temps pareil
relevait d’une telle provocation que cela aurait pu
en être gênant. Finalement, elle décida qu’elle s’en
foutait. Elle le regretterait toute sa vie.
L’avion se posa avec deux heures de retard.
Annette était anxieuse, sans véritable raison. Trois
mois, c’est long, c’est court. L’amour lui semblait
toujours là, la passion, elle n’en savait trop rien.
Les deuc garçons terminaient leur nuit à la
cafétéria de la mezzanine. Pourquoi Max était-il
venu? Max le joueur, Max avec qui elle avait passé
une nuit exceptionnelle, davantage par hygiène
des sens que par réelle envie, pendant que Philippe
faisait le banquier à l’autre bout du monde. Joueur
jusque dans l’intimité, Max s’était employé
efficacement à lui faire découvrir les délices de
l’accessoirisation érotique.
Avait-il voulu être là par goût des situations
scabreuses, ou tout simplement parce qu’il jugeait
que ce qui s’était passé ne valait pas pénitence?
Aucune des deux hypothèses ne la satisfaisait.
Annette ne sut pas si Philippe regarda d’abord ses
jambes voilées de bas chair ou ses yeux voilés de
larmes. Leur baiser fut un peu sec. Elle eut cette
pénible impression de le sentir moins ému de la
retrouver elle que ses amis. Ensemble, ils parlaient,
plaisantaient plus fort que tout le monde autour du
tapis charriant les bagages du vol en provenance
de HongKong. Max partit d’un fou rire qui la
dérangea lorsque lui revint en mémoire une scène
où, à sa demande, il la pénétrait avec un
godemiché attaché à son visage par une muselière
de cuir, tel un volumineux cigare.
Elle aperçut le sac de Philippe entre les deux
épaules d’un couple qui leur avait littéralement
marché dessus pour se camper au premier rang.
Le temps de sortir les garçons de leurs blagues à
deux sous et il serait trop tard : le bagage
repartirait pour un tour dans le ventre imprévisible
de l’aérogare. D’un « excusez-moi » poli mais
ferme, Annette écarta les deux épaules et
s’avança. Déjà, le sac s’enfuyait. Elle voulut
enjamber le chariot d’une vieille Américaine
portant chien blanc et bibi rose, pour le rattraper.
Mais sa jupe étroite l’empêcha de faire un pas
suffisamment ample pour éviter au talon de sa
botte un accrochage fatal au coin inférieur droit du
chariot. Brutalement stoppée dans son élan,
Annette tenta de reprendre son équilibre. Le seul
soutien que reçut son bras battant l’air fut
malheureusement le bibi de la vieille Américaine
qui n’eut pour tout réflexe que de protéger son
cabot assoupi.
Certains témoins directs de l’accident durent
s’avouer après coup que leur première pensée au
moment où Annette chutait, était allée au bibi rose.
Bien leur en prît car, très mystérieusement,
personne n’en retrouva jamais trace. La sensualité
de l’image de cette jeune et jolie femme chutant
du haut de ses bottes incontestablement mal
adaptées à la chasse aux bagages, les empêcha
ensuite d’imaginer une autre issue à cet incident
qu’un piteux embarras. Cette lâcheté voyeuriste
retarda les secours du dixième de seconde qui
aurait peut-être tout changé. Ce dixième de
seconde pendant lequel Annette, au lieu de
consacrer toute son énergie mentale à limiter les
dégâts de sa chute, se dispersa dans des remords
inutiles : « pourquoi ne l’ai-je pas laissé s’occuper
de son sac » ;« je n’aurais jamais du mettre une
paire de Dior toute neuve » ; « tout le monde va
voir ma culotte transparente».
Le hurlement de la jeune femme sortit les
spectateurs de leur contemplation. Le vieil homme
asthmatique qui avait commencé de s’approcher
d’elle pour l’aider à se relever en fut tellement
effrayé qu’il recula d’un bon mètre. En s’écroulant,
Annette, dans un geste qui restera inexpliqué, avait
glissé sa main sous une des feuilles de caoutchouc
protégeant le tapis roulant. L’appui salvateur que
ses doigts fébriles croyaient y avoir trouvé se
déroba instantanément, entraînant son bras dans
une roue dentée cannibale.
La suite toucha à l’insupportable. La voyant
incapable de se dégager, un poignée de voyageurs
enfin rejoints par Philippe, tentèrent d’arracher
Annette à la reptation du serpent noir mécanique.
En vain. La dernière image qu’eurent d’elle les
passagers du vol 647 en provenance de Hongkong
accompagnés de leur famille et amis matineux, fut
celle de deux jambes bottées gesticulant sous le
rideau de caoutchouc du portique d’accès à la salle
de dispatching des bagages. Ses cris ne cessèrent
pas avec sa disparition, ni avec l’arrêt d’urgence
enfin déclenché par Max.
Un temps, les médecins espérèrent sans le dire
sauver son avant-bras. Ce qui aurait ouvert la
perspective, même lointaine, d’une greffe de la
main. Confrontés à des dispersions osseuses trop
importantes, ils durent se résoudre à l’amputation.
Philippe se révéla pendant sa convalescence. La
qualité de son accompagnement étonna Annette.
Tout en subtilité, il joua la juste partition, traitant
même par l’indifférence les insinuations
nauséabondes que risquait son beau-père sur sa
responsabilité indirecte dans l’accident.
Les rabat-joie jurent que toute perfection mérite
suspicion. Annette n’était pas de ceux-là et, malgré
la connaissance théorique des méandres
insoupçonnables de la psychologie humaine
accumulée sur les bancs universitaires, elle ne vît
rien venir. Sa surprise fut telle qu’elle ne crût pas
tout de suite Philippe. Il allait la quitter pour une
certaine Béatrice, rencontrée à Hongkong. Le coup
du coup de foudre. C’était évidemment impossible.
Impossible de si bien masquer la fuite de ses
sentiments pendant ces deux mois, au demeurant
fort éprouvants.
N’eût été sa douleur, elle l’aurait presque félicité
pour cette performance. Mais surtout, il y avait cet
enfant qu’elle attendait. Depuis son retour, elle ne
parvenait pas à annoncer à Philippe qu’il allait être
père. Comme si son accident, et surtout sa
mutilation à vie, l’empêchaient d’accepter que le
bonheur puisse s’installer un jour à nouveau dans
son histoire. Dans leur histoire. Pour prévenir tout
question embarrassante, elle avait mis sa prise de
poids sur le compte de l’inactivité post-opératoire.
Evidemment, la révélation à Philippe de sa future
paternité aurait pu constituer un puissant contre-
feu à celle de son départ. Le plonger dans une
culpabilité paralysante. Annette jugea l’opération
trop risquée. Si d’aventure, Philippe, submergé par
un sentiment irrépressible de responsabilité se
déclarait prêt assumer son rôle de père, le scénario
tournerait au cauchemar. Un bras manquant, un
enfant à mi-temps : une double amputation
insupportable.
Son père Daniel fut moins adroit que son ex-
gendre. Mais, d’une certaine façon, il l’accéléra
l’entreprise de reconstruction à laquelle sa fille
était condamnée. Après qu’il eut osé lui suggérer
qu’un juif aurait jamais pu lui faire ÇA après ce qui
s’était passé, Annette jugea que là, c’en était trop.
Le temps était venu de refaire le film. Elle rompit
avec sa famille, leur confia son fils nouveau-né que
son handicap lui interdisait de chérir comme elle
l’aurait tant aimé, et entama sa psychanalyse. Son
père, mortifié par ses impairs et leurs
conséquences, que les fondements mêmes de sa
propre culture auraient du l’empêcher de
commettre, décida unilatéralement de subvenir
aux besoins de sa fille jusqu’à la fin de sa thérapie,
considérant non seulement qu’il lui devait
réparation mais aussi aide à sa formation.
Anticipant un refus de sa fille, il le fit en invitant
une vieille tante sans enfant émigrée en Amérique
à léguer par donation une partie de son patrimoine
et les revenus qu’il générait à Annette. Ni la tante
ni le patrimoine n’existant, c’est l’argent de Daniel
qui arrivait sur le compte d’Annette après avoir
transité dans une banque new-yorkaise.
Six ans plus tard, Annette Seligman installait son
cabinet de psychanalyste rue du Foin, à Paris.

Le Film
- Madame la Ministre, cela semble important.

Il faisait une chaleur à crever. Sur la terrasse


du Dubaï Grand Hotel, Michèle Pascal pestait en
observant le ballet de barges qui tournaient autour
de l’invraisemblable chantier de Palm Islands. A
toujours tergiverser, ces Arabes commençaient à
lui taper sur le système. Mais il fallait bien
reconnaître leur diabolique efficacité : trois ans
pour faire pousser ces îles artificielles plantées de
villas 24 carats qui affolaient tous les people de la
planète, chapeau !
Accompagnée de Philippe Caubère, le patron
de l’international de Thomfils – « pas mal ce
mec, d’ailleurs » - elle venait de passer deux
heures éprouvantes avec son homologue des
Emirats. Le contrat d’équipement de surveillance
aérienne échappait au groupe français. Le ministre
s’était employé à lui expliquer qu’il avait tout fait
pour défendre leur proposition mais, vraiment, les
Japonais étaient imbattables : matériel plus
performant et moins cher. Son aide de camp lui
tendit un micro-ordinateur portable ouvert.
- Le message est classé prioritaire. Vous pouvez le
consulter sans crainte, le réseau wi-fi de l’hôtel est
sécurisé.
Michèle rentra au frais dans le salon climatisé et
posa l’appareil sur une petite table dorée. Le
document était bizarrement titré « Divan ». Elle
cliqua sur l’icône. Les fines gouttelettes de sueur
formées au-dessus de ses lèvres par le soleil
écrasant séchèrent instantanément. L’image était
tout simplement stupéfiante. Allongée sur ce divan
qu’elle connaissait trop bien, Annette Seligman se
masturbait avec un godemiché noir d’une taille peu
commune. Les yeux ouverts, le visage extatique, sa
psychanalyste était nue à l’exception de bas noirs
recouverts en partie de cuissardes en vinyle. Un
porte-jarretelles en plastique transparent lui
ceignait la taille. Michèle crût défaillir lorsque
l’image s’anima, montrant le phallus artificiel
s’atteler à un va et vient maladroit dans le sexe
d’Annette Seligman. Si la prothèse qui lui servait de
bras droit et d’agent masturbateur ne pouvait pas
prétendre à l’agilité d’une slovaque formée dans un
bordel SM de Bangkok, elle n’en semblait pas
moins très efficace. Pourtant, jamais elle ne lui
avait vu cette articulation de plastique et de métal.
Fallait-il en conclure à un accès de pudeur, ou bien
alors à une répulsion compulsive de la mécanique
orthopédique, que seule une intimité sensuelle lui
permettait de surmonter?
Les hauts parleurs du micro-ordinateur
crachotaient les gémissements de plus en plus
bruyants d’Annette Seligman, attirant l’attention de
l’aide de camp qui s’était protocolairement éloigné
d’une dizaine de mètres. Il se retourna, juste le
temps de lui lancer un regard qu’elle devina
complice. Un clic sur l’icône de pause et l’image
d’Annette Seligman se figea à l’instant où elle
tentait de porter à sa bouche le godemiché
ruisselant.
Que cette vidéo ait pu atterrir sur le réseau
sécurisé du ministère de la Défense posait déjà en
soi un sérieux problème. Mais le message qu’elle
venait de recevoir dans ce sinistre hôtel était moins
inquiétant par son contenu, pourtant costaud, que
par la façon dont il avait été réalisé. L’angle de
prise de vue établissait que la scène avait été
filmée à l’aplomb du divan d’Annette Seligman.
Une caméra était donc cachée dans le plafond,
probablement à l’intérieur du spot halogène que
Michèle avait regardé sans le voir à longueur de
séance. Mais lui, vigilant, avait fort bien pu
enregistrer son image et sa voix ad libitum. Qui et
pourquoi ?
- Rien de grave, Madame la Ministre ?
- Non, Bertrand. Encore une plaisanterie du
Président. Il n’a apparemment pas mieux à faire,
lâcha Michèle Pascal dans un sourire glacé.

Le Fax

Béatrice Caubère rêvait de son jardinier. Accroupi


devant le plus beau chèvrefeuille de leur propriété
normande de Veules les Roses, il paraissait rajeuni.
Dans la scène suivante, il sonnait à leur porte, la
main sur la nuque découverte par un T-shirt noir
moulant généreusement ses épaules. Ce ne fut pas
le grelot toussotant de Veules qui la sortit du
sommeil mais l’alarme du fax branché dans
l’entrée de leur appartement de la rue du Bac.
« Pourquoi Philippe s’obstinait-il à garder cette
vieillerie que plus personne n’utilisait ? ». Elle se
leva en pestant contre son mari, depuis trois jours
à Dubaï en train de négocier un gros contrat
d’équipement de surveillance aérienne. Ou
maritime, elle ne savait plus très bien. La seule
façon d’arrêter ce gémissement électronique était
de nourrir en papier la maudite machine. Cela lui
prenait toujours une éternité. Un sursaut de bonne
conscience l’empêcha d’éteindre rageusement le
fax : peut-être digérait-il un document important
pour Philippe.
Le gros plan d’une main essuyant un voile de
sueur sur le cou d’Octave, le jardinier, lui revint à
l’esprit. C’était sa propre main, dépouillée de son
alliance. Pourquoi passait-elle ses nuits avec
d’autres hommes depuis quelques semaines?
Soufflant sur un café sans sucre, elle regarda par la
fenêtre de la cuisine les grappes bleues de la
glycine valser sur la petite terrasse. Elle pourrait
dire à Octave que cette année, elle avait fini par
fleurir.
Elle se sentait heureuse avec Philippe. Pourquoi
tous ces hommes? Le café lui brûla les lèvres. Le
fax avait vomi deux feuilles sur le carrelage de
l’entrée. Béatrice songea de nouveau à Octave. Elle
aurait aimé qu’il la voit là, nue, les lèvres ouvertes
et humides, occupée à ramasser les papiers
fraîchement imprimés.
Un en-tête hypertrophié sur l’une des pages la
détourna de cette juvénile pensée. L’image d’un
bâtiment géant en forme de voilier campé sur une
presqu’île présentait le « Burj Al Arab, the most
luxurious hotel in the world ». « Dear Mr
Caubère... » Béatrice comprit sans effort que l’hôtel
ayant mal enregistré la carte de crédit de Philippe,
il lui réclamait là son dû : 2327 dollars. « Il
s’emmerde pas en voyage ». Elle se demanda d’où
ils tenaient son numéro de fax. Il n’y avait en
revanche pas matière à interrogation sur l’intitulé
de la facture qui stipulait une chambre double au
nom de Mr et Mme Caubère.

La Confession

Elle avait pris sa décision dans l’avion de retour


vers Paris. La perspective de subir un chantage
dont elle n’osait imaginer les conditions lui était
insupportable. A la verticale du lac de Côme, et à
peine remise d’une sévère tempête qui aurait mis
au tapis Gagarine, Michèle Pascal interrompit donc
le sommeil du directeur adjoint de son cabinet.
- Pardonnez-moi Jean-Bernard, mais il fallait
que je vous en parle avant d’arriver à Paris.
Ce collaborateur rapide et brillant était devenu
son véritable homme de confiance au ministère. Le
soir même de sa nomination, il lui avait
spontanément proposé ses services. Au culot : « je
sais que ça ne va pas être facile. Tout le monde
pense que la machine militaire va vous manger
toute crûe. Ça m’intéresse de les faire mentir».
Après enquête sur les états de service de ce jeune
ingénieur des mines atterri curieusement à de la
direction générale de l’armement où ses
emballements agaçaient les vieux apparatchiks,
elle se décida très vite à le recruter.
Jean-Bernard Emmanuel revint de loin. D’un
rêve épuisant qui le lançait à la poursuite des
commerciaux de Toshiho prêts à tout pour
décrocher le contrat de Dubaï. La main de Michèle
Pascal sur son épaule le surprit au moment où il se
jetait sur un Japonais pénétrant dans le ministère
de la Défense des Emirats, une mallette bourrée de
dollars serrée sur son ventre.
La vue de genoux joliment dessinés et gainés
de gris perle à l’instant où il ouvrit l’oeil l’aida à se
réveiller. L’élégance sensuelle que dégageait
Michèle Pascale en toute circonstance continuait de
le fasciner.
- Notre système de communication interne
n’est plus protégé. J’ai reçu hier un document qui
n’avait rien à faire sur ma messagerie. Et ce n’était
pas un document innocent.
- C’est à dire ?
Michèle avait beau s’être préparée à la
question, elle mit quelques secondes avant de
répondre.
- C’est un peu délicat... Ce que je vais vous
raconter est évidemment très confidentiel.
Elle fut très complète en révélant sa
psychanalyse, l’existence de la caméra qui
enregistrait probablement toutes les séances des
patients, mais se contenta de qualifier d’équivoque
la scène montrant Annette Seligman aux prises
avec son godemiché. « Nous avons donc deux
problèmes Jean-Bernard : d’abord il y a une faille
dans notre réseau de communication, ensuite
quelqu’un a connaissance de détails scabreux de
ma vie privée dont vous imaginez bien l’usage qui
peut en être fait.
Jean-Bernard se sentit effroyablement gêné par
cette intrusion dans l’intimité d’une femme qu’il
considérait d’une solidité à toute épreuve,
parfaitement équilibrée. Il essaya néanmoins de
lister sereinement toutes les conséquences de
cette révélation.
- Madame la ministre, il peut s’agir aussi de
quelqu’un qui a officiellement droit d’accès au
réseau. Ce qui en soi n’est guère rassurant.
Ensuite, si vous souhaitez que l’on fasse un tableau
aussi complet que possible des risques encourus
par l’existence d’une telle vidéo, vous allez devoir
révéler les informations confidentielles ou de
nature à faire l’objet d’un marchandage dont vous
avez pu faire état chez votre psychanalyste. Je
conçois que cela ne soit pas facile.
- C’est même impossible. Il faut que réfléchisse.
Je dois surtout prévenir ma psychanalyste qu’on va
lui envoyer une équipe de techniciens pour
identifier et désactiver le matériel
d’enregistrement. Vous pouvez vous en occuper,
Jean-Bernard?
- Il faudrait surtout l’interroger.
- Ca me semble délicat, grimaça Michèle
Pascal. Elle se protégera derrière le secret médical.
- Qui vous assure qu’elle n’est pas complice
dans cette opération. ?
- Si vous aviez vu le film, vous ne vous poseriez
pas la question.
- Madame la Ministre, je sais que c’est délicat,
mais ça m’aiderait peut-être si vous me disiez
précisément ce qu’il y avait sur ce film.
Après tout, cela n’avait rien de si
extraordinaire. Michèle décrit donc la scène à Jean-
Bernard qui eût du mal à masquer une déglutition
furtivement difficile. Retrouvant ses esprits, il se
retourna vers sa Ministre.
- L’expéditeur n’a pas choisi ces images par
hasard. Leur dimension sexuelle signifie
probablement que c’est sur ce terrain qu’il menace
d’attaquer. Pardonnez-moi de vous poser la
question, mais est ce qu’il peut trouver des choses
monnayables sur ce plan, si j’ose dire, dans le
travail que vous effectuez chez madame
Seligman ?
- Je crains que oui, Jean-Bernard, lâcha Michèle,
le regard égaré vers l’avant de la cabine.
Le directeur adjoint de cabinet jugea qu’il ne
pouvait décemment pas aller plus loin. Ils
consacrèrent la dernière demi-heure de voyage à
déterminer les actions indispensables à
entreprendre pour tenter de contrôler une affaire
qu’ils convinrent de baptiser le dossier Divan.
Le chef de cabinet qui accueillit la délégation à
Roissy les conduisit tous deux à la voiture
ministérielle. Michèle fut surprise de ne pas voir
son fidèle chauffeur.
- George n’est pas là, Olivier, interrogea-t-elle ?
- Il a disparu depuis deux jours, Madame la
Ministre. Sans donner la moindre nouvelle.
Michèle revit l’image de son fidèle chauffeur lui
ouvrant la porte de sa voiture qui l’attendait
chaque jeudi soir au coin de la rue de Béarn et de
la rue du Foin.

Le Piège
- Pourquoi tu ne m’emmènes jamais avec toi en
voyage.
Béatrice avait attendu que Philippe prenne une
douche pour l’interroger. Il était d’une humeur de
chien. Son retour de Dubaï avait été chaotique.
Deux heures de retard au départ, un orage
épouvantable avait plongé tous les passagers dans
leur sac à vomi, le quintal de son voisin débordait
largement de son siège... Et un contrat en passe
d’être perdu face aux Japonais. Cette conne de
Ministre de la Défense avait été incapable de
convaincre les Arabes d’exiger de Toshiho une
cotation plus précise de son offre. Ils auraient vu à
coup sûr qu’elle ne tenait pas la route. Philippe
l’avait pourtant longuement briefée à l’aller dans
l’avion. Les Japonais feraient tout pour décrocher
une référence dans le Golfe avec leur nouveau
matériel de surveillance. Dubaï était une superbe
porte d’entrée.

- Tu m’as toujours dit que tu avais peur de


t’emmerder dans ces pays, répondit-il en la
rejoignant sur leur petite terrasse
- Oui mais là, dans l’hôtel le plus luxueux du
monde, j’aurais peut-être fait un effort.
Philippe arrêta de se sécher les cheveux.
- Comment tu sais que je suis descendu au Burj
Al Arab ?
Béatrice tira une bouffée de cigarette et en
souffla la fumée sur les pétales de la glycine. Le
jardin de Veules resurgit, Octave, cette fois, s’était
mis torse nu pour tailler le céanothe. Il transpirait
abondamment.
- Ils t’ont envoyé la facture par fax...
Apparemment, ils ont eu un problème avec ta carte
bleue. C’est pas donné d’ailleurs. Remarque, pour
deux...
- Comment ça, pour deux ?
Les ongles vernis de Béatrice remontaient le
dos d’Octave en s’arrêtant sur la cime de chaque
vertèbre. Sa sueur sentait fort.
- La facture était au nom de Monsieur et
Madame Caubère. Ça fait deux personnes, non ?
Philippe se glaça. Qu’est-ce que c’était que cette
histoire, encore? Il avait séjourné seul à Dubaï.

Le Complot
- On a peut-être un truc, chef.
Ces Français nous emmerdent. Shlomo Epstein, le
responsable des opérations extérieures du Mossad
fulminait. Depuis trois mois, il cherchait un moyen
d’empêcher les Emirats de passer contrat avec
Thomfils pour leur surveillance sous-marine. Mais
rien n’y faisait. Et cette ministre de la Défense qui
s’acharnait commençait à le gonfler sérieusement.
Ses agents sur place qui l’avaient suivie pendant sa
visite à Dubaï étaient formels : malgré l’aide qu’ils
fournissaient officieusement aux Japonais pour
emporter le morceau, c’était loin d’être gagné.
Il sentait que cette réunion allait comme
d’habitude se terminer en eau de boudin. Les
raisons de ces insupportables piétinements
n’étaient pas seulement techniques. Il sentait bien
que son équipe avait du mal à se mobiliser. On
pouvait la comprendre. Pour la première fois de sa
carrière, Epstein s’était vu interdire de lui donner la
moindre indication à ses sur les raisons d’un tel
déploiement de moyens pour un simple contrat.
Bien sûr, ils avaient réalisé après quelques
semaines d’enquête, que le matériel de Thomfils
était sensiblement plus performant que celui de
son concurrent japonais. Mais jusqu’à plus amples
informés, les Emirats n’étaient pas une cible
potentielle de Tel-Aviv. Alors, pourquoi chercher
des noises aux Français ?
Quand, convoqué à la Défense pour se voir
reprocher son manque de résultats, il avait appris
de la bouche même du ministre le motif de cet
acharnement, Epstein s’était liquéfié. Et fût
convaincu que, pour une fois, il était condamné à
mentir à ses équipes.
- On a peut-être un truc, chef.
Il avait à peine entendu David Rosen qui ouvrait
son micro portable et le tournait vers les cinq
agents assis autour de la table de réunion de son
bureau. Epstein aimait bien ce jeune type repéré à
la sortie de l’école. Il devait avoir à peu près 25 ans
aujourd’hui, mais il travaillait avec le calme et la
rigueur d’un vieux briscard. Coriace, sans
fanfaronnade, il lui arrivait de tenter des trucs dans
son coin en oubliant de prévenir sa hiérarchie. Une
façon de ne jamais la décevoir s’il échouait.
- Je tenais un type dans l’hôtel où était descendue
Michèle Pascal. Il ne pouvait rien me refuser, je
l’avais surpris en train de télécharger des images
sans grand rapport avec la pudeur musulmane,
encore moins avec les lois occidentales. En
échange de la clef usb sur laquelle j’avais
enregistré toutes les traces de son surf, il m’a
donné les codes d’accès aux lignes Internet
satellitaires sécurisées qu’ils ouvraient à certains
clients exigeants de l’hôtel. Je m’étais dit que ça
pourrait toujours servir. Et voilà.

Les quatre agents, tous plus expérimentés que


David, avaient vu beaucoup de choses dans leur
vie. Mais là ! Cette manchote en tenue fétichiste se
besognant avec sa sinistre prothèse, les mit
fortement mal à l’aise.
- Je ne sais pas qui c’est. Mais en tout cas, cette
vidéo est arrivée sur le PC portable de la ministre
française. Et ce n’est certainement pas par hasard,
vu le niveau de sécurité imposé à ce genre de
connexions, murmura David.
- C’est invraisemblable. Vous en savez davantage,
David, espéra Epstein ?
- Non, mais on peut déjà avancer quelques
hypothèses en regardant attentivement la vidéo.
D’abord, l’angle de prise de vue : de dessus,
perpendiculaire. On peut raisonnablement
supposer que la caméra n’a pas été installée là
spécialement pour ce film. Cela semble un peu
compliqué. Ensuite, vous remarquerez que cette….
personne – David avait hésité sous l’oeil narquois
de ses collègues - est allongée sur un divan
installé dans le coin d’une pièce. Et qu’il n’y a ni
table de nuit, ni coussins pour servir de dossier.
- Donc…, interrogea Epstein.
- S’il n’y avait pas ces images, je parierais bien
pour un divan de psychanalyste.
- Justement. C’est chez les psy qu’il y a des barjots,
s’exclama Igor Schliemann, un ancien du KGB
retourné au moment de la grande migration des
Russes vers Israël, qui ne faisait pas toujours dans
la nuance. Une génération d’agents restée un peu
brutale.
- Oui, mais les patients viennent rarement dans ce
genre de tenues pour leurs séances, lâcha Michaela
sans regarder Igor dont elle moquait ouvertement
la balourdise. Jamais en reste d’une vacherie pour
ses camarades de section, Michaela Sichler, la
seule femme du groupe, fascinait Epstein par
l’acuité de son jugement en particulier sur des
détails qui semblaient insignifiants. Il avait un jour
suggéré que cela avait peut-être à voir avec
l’intuition féminine. Il n’avait jamais recommencé.
- Ou alors c’est un cabinet vraiment très spécialisé,
dit Epstein, qui se permit cette petite légèreté,
convaincu qu’ils tenaient peut-être là enfin quelque
chose. Bon, résumons. La ministre française de la
Défense est en voyage à Dubaï.
Elle reçoit une vidéo porno, appelons les choses par
leur nom. On peut penser que si quelqu’un s’est
amusé à s’affranchir de toutes les mesures de
sécurité imaginables pour envoyer un tel
document, ce n’est pas simplement pour faire une
bonne blague. Cette vidéo est un message. Et vu
sa nature, ça peut même être le début d’un
chantage.
- Il serait peut-être temps que vous alliez faire un
tour à Paris, David.

Le bateau

Max était en forme. La semaine qu’il venait de


passer à caboter dans les Baléares sur le 45 pieds
flambant neuf de son vieux pote Philippe l’avait
requinqué. C’était urgent, après les trois mois d’un
printemps pourri par cette histoire de complot chez
Thomfils. Les menaces de mort que celui-ci avait
reçues, assorties d’un chantage sur la divulgation
de ses moeurs improbables, étaient d’ailleurs
restées inexpliquées. Heureusement, après que
l’hebdomadaire Marianne ait publié son papier sur
les drôles d’embrouilles dans les industries de
Défense en particulier chez Thomfils, les courriers
avaient cessé. Et puis était arrivé le coup du faux
fax de l’hôtel de Dubaï. Philippe, qui devait
s’installer dans le fauteuil de président le 5 juillet,
avait alors opportunément proposé à Max cette
virée espagnole.

Un soir de pleine lune au large de Formentera,


encouragé par un lourd Rioja, il s’était épanché.
Beaucoup trop. Secrets d’Etat, secrets d’alcôves, il
avait livré à Max de quoi tenir une bonne vingtaine
de personnalités et pas des moins influentes.
Surprenante confession d’un des piliers de
l’armement français que ne pouvait justifier seule
la complicité née d’une folle année vécue par les
deux hommes en prépa HEC. Max y avait appris
que jamais sa vie ne pourrait se faire à celle d’une
entreprise normale, Philippe, lui, s’était découvert
un appétit pour le pouvoir que la médiocrité des
apprentis managers n’avait cessé d’aiguiser. « Je
leur montrerai un jour ce qu’est la vérité des
hommes».

Cette année avait été aussi celle de l’outrance


sexuelle, Max et Philippe ayant chacun développé
un penchant certain pour le multi partenariat. Avec
des variantes. Le premier, toujours à la colle avec
des créatures de tous ages et affichant une
certaine audace vestimentaire, était persuadé
qu’une image fortement sexuée annonçait une
libido et des talents exceptionnels. Une facilité
d’esprit qui lui avait valu pas mal de déconvenues.
Le second montrait une attirance prononcée pour
l’abattage, le sexe à gogo, à plusieurs, dans tous
les endroits possibles et impossibles.
Très tôt chasseurs de routine, ils avaient compris
que c’était leur seule chance de survie à long
terme, en tout cas sur ce terrain-là. Joignant l’utile
à l’agréable, et bien avant que l’Internet ne
banalise tristement ce commerce, Max et Philippe
s’étaient fait une petite réputation en organisant
sous le manteau un trafic de culottes usagées,
soustraites à leurs conquêtes au demeurant fort
complaisantes, voire émoustillées à l’idée
d’imaginer leur intimité bourlinguant de poche en
poche.

Philippe avait parlé parce qu’il avait peur. Réflexe


davantage tripal que stratégiquement pertinent car
Max, même armé d‘une liste de personnalités
potentiellement « exploitables », ne pourrait pas
faire grand chose s’il lui arrivait malheur. Outre les
menaces qu’il avait reçues pendant des mois, le
futur patron de Thomfils se sentait en permanence
sous surveillance. Il y avait ces clics suspects
interrompant ses conversations téléphoniques, ces
visages croisés trop régulièrement sur lesquels il lui
était impossible de mettre un nom, ces papiers qui
disparaissaient de façon incompréhensible...
Impression de harcèlement qui tournait à
l’obsession paranoïaque. Sa seule piste était la
simultanéité entre l’annonce de sa promotion à la
présidence de Thomfils et le début de cette guerre
des nerfs.
Le lendemain de leur appareillage à Ibiza, il avait
avoué à Max que cette surveillance continuait
depuis l’arrêt des courriers menaçants. Max
comprit que son copain de vingt ans commençait à
être sérieusement éprouvé par cette affaire.
- Tu crois qu’ils veulent t’empêcher de prendre la
présidence de Thomfils, lui avait-il demandé.
- Je me demande si ce n’est pas pire. Si, au
contraire, ils ne veulent pas me conditionner pour
obtenir je ne sais quoi de moi lorsque je l’aurai.
- Tu déconnes, Philippe. Qu’est ce que tu crois
qu’ils cherchent. Non, ça ressemble plutôt à une
vengeance.T’as pas d’ennemi dans la boite? Un
type ou un groupe de types qui n’a vraiment pas
intérêt à ce que ce soit toi le boss.
- J’en sais rien, Max. Tu sais, dans l’armement, y a
un paquet de mecs pas nets, qui aiment les coups
tordus. La culture du complot, c’est pas un mythe.
Jamais Max n’avait jamais vu Philippe dans un tel
état. Réveillé cette nuit-là par une langoustine pas
fraîche, il le surprit sur le pont en train de jouer
avec un revolver. Il se dit alors qu’il ne devait pas
encore lui avoir tout dit. C’est le lendemain que
Philippe avait attaqué le Rioja à six heures de
l’après-midi par 43° à l’ombre. Sans un souffle de
vent.

La rencontre

- Comment va Corinne ? demanda Maurice à Max.


Maurice Franck était le fournisseur de culottes de
Michèle Pascal. Des culottes à fermeture éclair,
fabriquées sur mesure, qui s’ouvraient juste au-
dessus des grandes lèvres pour se refermer deux
centimètres en aval de la naissance des fesses.
Maurice Franck avait rarement eu affaire à une
cliente aussi exigeante, aussi connaisseuse. Une
microscopique fissure dans un agneau plongé, un
tulle qui accrochait au doigt et c’était le drame.
« Seule la perfection mérite vos prix » lui disait-
elle. A soixante-deux ans, dont les vingt derniers
passés à concevoir et produire des sous-vêtements
à tous égards exceptionnels, Maurice ne s’effrayait
plus d’un coup de menton, fusse-t-il celui,
volontaire, d’une ministre puissante. S’il avait
choisi ce métier de l’intime, après avoir crayonné à
la chaîne des collections de prêt à porter pour à
peu près toutes les stars de l’habillement grandies
dans le Sentier parisien, c’est parce qu’il pouvait
espérer enfin se frotter à de fortes personnalités.
Créatif et efficace, toujours prêt à tester de
nouvelles matières, risquer des mariages qui, à en
croire les plus obtus des fétichistes, ne valaient pas
tripette (sa guêpière de latex couleur chair zébrée
de dentelle noire comptait parmi ses plus gros
succès), Maurice Franck s’était rapidement fait un
nom chez les amateurs fortunés. Et tant mieux si
pour les essayages en son atelier ils devaient se
colleter une petite expédition au-delà de la porte
de la Villette dans une ruelle mal pavée
d’Aubervilliers. Il savait que cette petite punition
ajoutait encore du piment à leur délicieuse passion
transgressive. La contrepartie de ce succès
alimenté par un bouche-à-oreille très contrôlé, était
bien sûr l’anonymat le plus total, l’absence cruelle
de reconnaissance médiatique. Le travail de
Maurice Franck devait rester aussi confidentiel que
les plaisirs de ses clients souvent prestigieux.

- T’es bien bronzé pour un mec soi-disant dans le


besoin, se moqua Maurice en l’embrassant.
- Bon alors, Maurice, qu’est ce que t’as de nouveau
à me montrer. Une semaine sur un bateau sans la
moindre coquinerie à l’horizon, ça m’a engourdi les
phéromones. Oh, mais dis donc, c’est superbe,
s’exclama-t-il, en avisant une paire de jambières en
agneau pourpre, surmontées de lacets en plastique
transparent d’environ deux centimètres de large,
probablement destinés à s’accrocher sur une
guêpière. « Corinne adorerait ça ».
Corinne. C’est grâce à Maurice que Max l’avait
rencontrée. Ils s’étaient quittés une dizaine
d’années auparavant, au bout d’une somptueuse
histoire d’amour entretenue par une complicité
sexuelle jalousée de tous ceux qui avaient eu la
chance de participer à leurs ébats. Le couple s’était
défait avant qu’il se détruise. À l’initiative de
Maurice. Il savait que leur différence d’âge finirait
pas peser à mesure que la sénescence affaiblirait
sa vitalité. Il savait qu’un jour, le mensonge
viendrait abîmer leur quotidien. Il savait qu’il ne
supporterait pas de vivre en danger. Il savait aussi
que Corinne refuserait d’admettre l’inéluctabilité de
toutes ces échéances.. Mais il ne céda pas, malgré
toutes ses dénégations.
La sanction fut terrible. Un plongeon dans un trou
noir sans fond. Pour éviter tout risque de rechute,
Maurice refusa de voir Antoine qui avait une
passion pour ce drôle de beau-père.
Cette double peine faillit avoir raison de sa petite
entreprise. Plus d’envies, plus d’idées. Quand par
miracle il arrivait à esquisser un croquis, l’image
de Corinne s’imprimait en noir et blanc sur son
carnet. La prégnance du passé. Sa muse avait
toujours exigé qu’il soumette à son agrément les
prototypes de futurs modèles. Et l’essayage qu’il
nécessitait se terminait systématiquement par un
test de l’article in vivo dont le piano de Corinne
conservait de méchantes traces. L’épreuve avait
l’inconvénient de rendre inutilisable le vêtement.
Mais elle permettait d’en fixer le prix suivant un
calcul savant, dont les deux variables principales
étaient la durée et la puissance de l’éjaculation de
Maurice. Tous les tarifs de la gamme M.F.
s’établissaient ainsi. Cette première mondiale dans
l’histoire de la micro-économie fut gardée secrète
jusqu’à ce que Maurice rencontre Max.

Cela commença au bar de l’hôtel Lutétia, un soir de


semaine comme il en vit et meurt trop souvent :
sans espoir. Leurs visages s’étaient souri après
qu’ils aient regardé, avec la même insistance de
connaisseur, une créature brune et ses bottines
transparentes quitter la pièce en contrôlant l’effet
de sa déambulation sur l’assistance dans le grand
miroir piqué par les années. Maurice ne se
souvenait pas très bien pourquoi il avait tout de
suite sympathisé avec ce type un peu sec, qui
buvait des scotchs sans glace. Peut-être parce que
Max lui avait parlé des jambes des femmes comme
seul un créateur de bas aurait pu le faire. Ils
s’étaient vus et revus. Maurice n’allait pas fort.
Max rencontrait beaucoup de monde, savait
beaucoup de choses, aussi. Maurice n’aurait pas pu
dire exactement ce qu’il faisait : un peu flic, un peu
journaliste, un peu artiste. Max lui racontait les
histoires des puissants. Quand un soir un peu plus
imbibé que d’ordinaire, il lui demanda de recevoir
très vite une cliente dont, par une de ses
coquetteries de jeune crâneur, il lui tut le nom –
« tu verras, c’est un sacré numéro » -, Maurice
réalisa que c’était peut-être l’occasion de songer à
sortir de l’abîme.
Donc, un matin glacé par un soleil de janvier sans
pitié, la ministre de la Défense fit irruption dans son
atelier. Maurice n’avait rien ressenti d’aussi fort
depuis sa séparation d’avec Corinne. Deux ans
déjà. Michèle Pascal ne le regarda pas, elle le
transperça. La petite heure de débats entre
experts passionnés qui suivit le convainquit que la
machine était prête à repartir. Non pas qu’il
ambitionne de conquérir cette cliente inattendue.
Mais il comprit que désormais, les moments
exceptionnels qui rendent la vie supportable ne lui
étaient plus interdits. Il devait ces retrouvailles à
Max.
Quand Maurice le remercia pour ce sauvetage, Max
se réfugia dans un exercice d’autodérision qu’il
maîtrisait à merveille. Rien ne pouvait le dévier de
cette ligne de conduite qui lui interdisait de se
prendre trop au sérieux. Sauf lorsqu’il s’agissait de
passer en revue les nouveaux modèles de Maurice.
Là, il ne plaisantait jamais, Max. Son oeil, son
toucher d’utilisateur expérimenté, en faisaient un
conseiller fort précieux. Mieux qu’un conseiller
d’ailleurs, une sorte de directeur de la qualité des
produits Franck
De tout cela, Maurice avait tiré une conviction : s’il
avait eu un fils, il aurait aimé qu’il ressemblât à
Max.
Il ne put donc lui en vouloir lorsque à peine deux
mois après lui avoir présenté Corinne que,
s’estimant guéri, il pouvait revoir, Max en fit sa
maîtresse préférée.

- Dis donc, ça doit être une fieffée coquine, celle-là,


dit Max en glissant son doigt dans le zip ouvert de
l’entrejambe d’une combinaison de cuir en attente
d’essayage par l’épouse pourtant très cul serré
d’une star du Cac 40.
Comme pour chauffer davantage l’ambiance, un
feulement féminin dont seul un moine en fin de
carrière pouvait douter de l’origine interrompit la
conversation. La sonnerie du portable de Max.
- Oui c’est bien ça, 786 SM 75. Un vieux break
bois Austin que j’ai prêté, oui. Qu’est que c’est que
cette histoire? Dans l’eau? Oui, oui, j’arrive. Je
serai là dans une demi-heure. (à mettre en chute
d’une autre scène plus loin dans l’histoire)
La culpabilité
Georges Armand n’avait pas bu une goutte depuis
deux ans. Il en était à son cinquième pastis en une
heure. Au coin du bar, au bord du trou. Mais
pourquoi s’était-il laissé embarquer dans cette
galère ? Chauffeur aux armées, promu chauffeur
personnel de la ministre lorsqu’elle avait été
nommée. Inespéré, car il revenait de loin.
Il s’en souvenait comme si c’était hier de cette
petite sacoche noire planquée sous le siège d’un
vieux train de banlieue à Saint-Lazare. Un truc de
routine. Des fausses alertes comme ça, il en avait
vues et revues en presque vingt ans de turbin à la
compagnie des artificiers de la police. Georges
était l’un des plus anciens. Jamais le moindre
pépin. Une référence pour tous les bleus qu’il
accueillait toujours en les mettant en garde: « si
vous avez la tête ailleurs un millième de seconde,
c’est vos bras que vous retrouverez ailleurs. Mais
ce sera pour la vie ». Ce jour-là, Georges avait eu la
tête ailleurs. Un collègue venait de l’avertir que son
fils Richard allait se faire cravater par les gars de
l’office central contre la cybercriminalité. Le dossier
était lourd. Rien à voir avec sa plateforme de films
piratés qu’il gérait tranquillement en récoltant un
peu de pub d’annonceurs pas vraiment regardants.
Non, cette fois, ça semblait sérieux. Richard s’était
amusé à pénétrer des sites de la Direction
Générale de l’Armement. Et tout ce qu’il jugeait un
peu sensible, il le transmettait depuis trois mois à
un mystérieux correspondant en Ukraine. Quel
petit con ! Il sait ce que ça coûte l’ « intelligence
avec une puissance étrangère » ?
Le souffle de l’explosion empêcha George de
gamberger davantage. La charge devait être faible.
Les nombreux exercices de simulation effectués à
l’abri de combinaisons
anti-blast l’avaient habitué à vite apprécier la nature
d’une déflagration. Probablement un engin artisanal
posé là davantage pour faire peur que pour faire
mal. Mais sa main droite, tout de même. Une forte
sensation de brûlure oui, bien sûr, mais ce n’était
pas tout. En découvrant son annulaire et son majeur
déchiquetés, Georges comprit qu’il venait
d’effectuer sa dernière mission à la tête d’une
brigade d’artificiers.

A quarante-huit ans, l’administration ne se démène


pas pour vous reclasser avantageusement. Georges
n’avait aucune envie d’attendre dans un bureau
certainement inutile une retraite qui « ne saurait
tarder », comme le lui avait charitablement suggéré
un conseiller usé du service du personnel. Alors, il
avait sollicité son petit réseau, essentiellement
constitué d’anciens camarades de régiment et de
l’école de police.
Et c’est Bernard, pas un rigolo lui, mais bougrement
efficace et fidèle, devenu mécanicien au parc
automobile des armées, qui lui avait trouvé le job.
Le profil de Georges correspondait: une carrière
exemplaire, l’expérience des situations tendues, la
discrétion, et une disponibilité totale puisqu’il vivait
seul depuis que sa femme, Régine, l’avait quitté,
lasse de devoir enfiler systématiquement des bas à
couture pour baiser. Enfin, il y avait quand même
d’autres raisons.
Il arrêta de picoler. Son inclinaison pour le pastis
avalé sans eau était évidemment incompatible avec
un job de chauffeur, mobilisable à tout moment
pour transporter une huile. Des types pas vraiment
sympathiques, ces barétés de la grande muette. Pas
causants non plus, particulièrement ceux qu’il
conduisait à des rendez-vous dans quelques rues
discrètes de l’ouest parisien, dont la nature ne
relevait pas véritablement du secret défense.
Quand, à la surprise générale Michèle Pascal fut
appelée rue Saint Dominique, Georges se dit qu’il
avait un coup à jouer.
Après dix-huit mois de fréquentation assidue du
gratin gradé, il en avait appris bien suffisamment
pour deviner que la nomination de cette ovni
politique allait provoquer des remous. Et que la
technocratie militaire, toujours fort efficace lorsqu’il
s’agissait de border leur nouveau patron (un brief
qui consistait, sous couvert de contingences
matérielles et stratégiques auxquelles le ministre
n’entend généralement pas grand-chose, à
expliquer qu’il était urgent de ne toucher à rien),
risquait de devoir changer ses méthodes. Car
Michèle Pascal n’était pas du genre à se laisser
emmurer. Sa promotion, elle ne devait en rien à une
quelconque nécessité de féminiser les postes
régaliens de la République. Simplement, le
président voulait que quelqu’un ose enfin se colleter
le lobby des armées. Jamais en mal d’un mauvais
mot, un caractère entier, une pointe de mystère
entretenue par ces talons portés en toutes
circonstances et à une altitude jamais inférieure à
huit centimètres, qui ne laissait d’émoustiller ses
collègues masculins et d’exaspérer ses
concurrentes, Michèle Pascal n’arrivait pas la fleur
au fusil.
Georges Armand allait tenter d’en profiter. Au risque
de tout perdre. Un week-end entier lui suffit à peine
pour pondre sa missive. Il prévoyait de la faire
passer grâce à Paul, un huissier aussi fanatique
d’explosifs que de cuisine du sud-ouest, avec qui il
partageait un énorme cassoulet au moins une fois
par mois. L’exercice avait consisté à expliquer que
dans sa volonté de rompre avec les habitudes, la
ministre devait en profiter pour modifier le mode de
recrutement de ses collaborateurs. En d’autres
termes, ne pas se laisser imposer un entourage
qu’elle ne contrôlerait pas parfaitement. Et lui,
Georges Armand, connaisseur de tous les arcanes
de la maison en qualité de chauffeur, comprenait sa
volonté de ne pas s’y laisser perdre. Son sens
républicain écrivit-il, était trop souvent blessé par
ces gaspillages, ces passe-droits, ces prébendes
toujours plus nombreux au ministère. Et de conclure
en manifestant son admiration pour le parcours
d’une femme qu’il servirait d’autant plus fidèlement
qu’ils se retrouvaient sur des valeurs essentielles.
Le coup de fil le réveilla brutalement à sept heures
ce samedi matin. Il fallait absolument qu’il se
débarrasse de ce hurlement de pneus qui servait de
sonnerie à son portable. Trop anxiogène.
- Monsieur Armand ?
- Oui, c’est moi.
- C’est le secrétariat du ministre. Madame la
ministre vous attend dans une heure.
-Euh, oui, oui. J’arrive.
Il n’avait pas imaginé que le retour serait si rapide.
A peine vingt-quatre heures. Décidément, cette
femme savait ce qu’elle voulait.
- Et bien, j’ai le chic pour faire confiance aux
amputés, lâcha Michèle Pascal après avoir serré la
main à trois doigts de Georges.
- Je vous demande pardon ?
- Non, non, ce n’est rien. Excusez-moi, Georges…
c’est ça, vous vous appelez bien Georges ? Ne le
prenez pas mal. C’est juste que… enfin des
coïncidences, quoi… Elle s’enfonça dans un canapé
fatigué en croisant ses jambes moulées par des
bottes que l’on ne pouvait décemment pas qualifier
de chaussures de week-end.
-Asseyez-vous, Georges. Bon, vous savez que cette
lettre pourrait vous coûter votre place, voire pire ?
Mais si vous l’avez osée, c’est que vous croyez ce
que vous dites. Je ne vous surprendrai pas en vous
disant que j’aime la franchise et les gens courageux.
Je reste tout de même étonnée par tant de risques
pris pour finir corvéable à merci d’un ministre peut-
être insupportable.
Comme si elle avait trouvé une raison
supplémentaire à cette détermination, Michèle
Pascal, ministre phénomène de la République, dont
le célibat faisait toujours gloser dans la classe
politique, recroisa les jambes dans un
frissonnement de nylon qui, malgré l’heure
matinale, mit en vrac tous les sens de Georges. Il
réussit malgré tout, au prix d’un effort inhumain, à
garder son regard dans celui de sa future patronne.

Tout était ensuite allé très vite. A peine bouclée


l’enquête de moralité incontournable pour ce genre
de poste que Michèle Pascale fût contrainte de
diligenter, George Armand prit ses fonctions. Un
mercredi matin pluvieux. Ce temps de chien
expliquait-il le pantalon qu’arborait Michèle Pascal
en sortant de son domicile de la plaine Monceau,
escortée par un garde du corps affreusement
moustachu ?
- Bonjour George, je suis terriblement en retard.
-On va arranger ça, madame la Ministre.
Sa déception fut vite effacée lorsqu’il qui crut
deviner dans son rétroviseur un léger renflement à
mi-cuisse sous la flanelle grise. Elle portait donc des
bas même sous un pantalon ? La main gantée qui
vint ajuster la jarretelle leva l’interrogation.
- Quel temps, madame la ministre !, lâcha Georges
sur un ton allègre

La peur
Une vidéo extravagante qui déjoue tous les filtres
de sécurité, Georges qui disparaît. Cela commençait
à faire beaucoup. Elle l’aimait beaucoup Georges.
En six mois de vie commune, Michèle s’était
attachée à cet homme discret, subtil. Son épaisseur
de caractère avait fait naître entre eux une
complicité qui parfois lui donnait le vertige. Il était
de ces gens un peu cabossés par la vie, mais dont la
force morale assure une grandeur d’âme, une
fidélité à toute épreuve. Et puis, il y avait ce petit
bout de jardin secret qu’ils partageaient. Celui où se
jouent « les vraies choses de la vie », comme ils les
appelaient. Michèle n’avait pas tardé à déceler chez
son chauffeur cette part d’ombre que seuls les
initiés savent distinguer de la concupiscence
masculine naturelle
Ils étaient coincés boulevard Saint Germain juste
avant que la nuit tombe sur ce vendredi de début
d’un printemps encore incertain. Une fille superbe,
ceinturée dans un imperméable rouge vif en vinyle,
perchée sur des boots parfaitement assorties tentait
se frayer un chemin entre les voitures bloquées.
- Un peu provocante, vous ne trouvez pas,
Georges ?
- Madame la ministre, j’ai personnellement
beaucoup de respect pour une jeune femme qui se
promène dans une telle tenue boulevard Saint
Germain. Je peux vous dire quelque chose de
personnel, madame la ministre ?
- Allez-y Georges.
- Je pense que ça vous irait bien mieux en noir.
- Je suis assez d’accord, Georges.
Une autre fois, elle rentrait de chez Maurice Frank
avec Max. Un samedi. Michèle avait pris l’habitude
d’emmener son amant pour ses essayages. Drôle et
indispensable amant. Parmi tous les partenaires de
jeux sexuels à son actif, il était à n’en pas douter le
plus imaginatif et le plus libre. Sans état d’âme,
sans tabous mais aussi formidablement féroce,
distancié. Son ordinaire s’encombrait suffisamment
de fétichistes à forte dominante cérébrale et donc
très souvent laborieux dans l’action, pour ne pas
tenter d’apprivoiser Max. D’ailleurs, elle n’avait pas
vraiment eu le choix.
Cela devait remonter à environ cinq ans, une
époque particulièrement chaude. Michèle avait pris
l’habitude de fréquenter, seule la plupart du temps,
les soirées les plus sélectes des amateurs de plaisirs
jugés déviants au regard de la loi d’une majorité
sexuelle au demeurant bien fragile. Son équilibre
physique et mental en dépendait. Ce soir-là, sous le
masque de cuir strié de fines bandes de tulle noir
qu’elle portait à la fois pour le sentiment de
domination que lui assurait cet anonymat, mais
aussi pour des raisons évidentes de confidentialité,
Michèle jubilait. Quelle tête feraient ses collègues –
elle n’était alors que secrétaire d’Etat à l’industrie –
la voyant descendre de sa Mini Cooper au pied du
perron de ces prestigieuses demeures qui abritaient
toujours ces festivités!
La party s’annonçait singulière. Le thème imposé
par l’organisateur -la rumeur disait qu’il s’agisse
d’un grand banquier londonien - n’aurait pas
détonné dans un catalogue de perversions dont les
anglais ne sont pas avares: « sexy but no sex, the
frustration night ». En d’autres termes, le maître des
lieux attendait des participants qu’ils se prêtent à
tous les jeux possibles de la séduction, des plus
softs aux plus hards, mais il était hors de question
de conclure. Tout contrevenant s’exposait à une
interpellation immédiate par l’un des nombreux
vigiles en faction, tous vêtus de combinaisons
transparentes, dont les éléments féminins n’étaient
pas les moins impressionnants de muscles. Les
menottes noires qui leur servaient de collier en
disaient suffisamment sur leur motivation à faire
respecter la loi du banquier.
Mais avant d’être exclus sans autre forme de
procès, les contrevenants devaient répondre
physiquement de leur faute. Homme ou femme, les
soumis se voyaient condamner à une séance de
domination qui n’était pas à mettre en toutes les
mains. Scénario inverse pour les dominateurs.
Quant aux simples amateurs d’uniformes fétichistes
sans penchant affiché, un tirage au sort décidait de
la nature de leur sanction. La soirée devant se
montrer riche en punitions de tous poils,
l’organisateur s’était assuré les services d’une
équipe mixte d’animateurs chargée de ranimer les
libidos paresseuses. Pour expliquer les poussées de
fièvre parfois impressionnantes de certain(e)s le
bruit circulait que le Ruinart rosé servi à volonté
avait été relevé par des substances beaucoup plus
efficaces que les 13 degrés réglementaires.
Michelle s’était jusqu’à présent fort bien tenue. Elle
ne pouvait lâcher ses yeux de cette petite brune qui
venait de dézipper l’arrière du pantalon en cuir d’un
géant noir agenouillé sur une table basse d’acier.
Ses mains étaient menottées aux chevilles d’une
femme blonde dressée sur des bottes effrayantes
dont la minijupe rouge cachait à peine une toison
que l’on devinait abondante. La laisse qui pendait
au cou de la petite brune prouvait qu’elle ne jouait
pas là son rôle habituel. Une de ses mains gantée
de latex tentait de se frayer un chemin dans l’anus
du géant, tandis que l’autre lui malaxait les
testicules plus brutalement. Dès qu’elle relâchait un
peu son effort, un vigile venait la rappeler à l’ordre,
poliment mais fermement.
-Vous aimez Erik Satie, madame la ministre ?
Elle sursauta comme si quelque vulgaire venait de
lui mettre une main aux fesses.
- Ne vous en faites pas, je ne vais pas hurler à cette
sympathique assemblée qu’elle se trouve en ce
moment sous surveillance gouvernementale. Je me
demandais juste si, comme moi , vous pensiez que
le charme de cette soirée tenait pour beaucoup à sa
bande musicale. Les Gnossiennes pour encourager
des danseurs n’osant rien faire d’autre que de
s’exciter, et accompagner les gémissements de
ceux qui ont cédé à la tentation cela a quelque
chose d’ensorcelant, non?
- Vous vous foutez de moi, lâcha Michelle en
observant la femme blonde uriner sur le visage du
géant noir qu’elle avait forcé à se retourner.
- Non, ce n’est pas mon genre, répondit Max qui
jouait avec la fermeture éclair de son blouson en
daim glacé dont il était particulièrement fier. Son
short, auquel Michelle ne put s’empêcher de jeter
un œil, moulait avantageusement son sexe. Il était
pieds nus. Ce type étrange, séduisant, se distinguait
du profil-type des participants à ce genre de
soirées. Comme elle, d’une certaine façon.
- Que faites-vous ici ? gronda-t-elle au moment où
la femme blonde qui prenait en étau dans ses
bottes vernies la tête inondée du géant noir,
commençait à se masturber.
- J’observe. Une coupe de champagne? lui demanda
t il en avisant un serveur seulement vêtu d’un
harnais de cuir qui lui maintenait le sexe en une
érection laborieuse.
- Merci. Je me méfie des breuvages que je ne
contrôle pas. Vous comprendrez qu’il faut que je
garde un minimum de contrôle. Comment m’avez-
vous reconnue ?
- Une femme seule, masquée… Cela ne pouvait être
que vous.
- Arrêtez les balivernes ou je vous mets entre les
mains de cette blonde qui a l’air de savoir ce qu’elle
veut.
- Oh, oui s’il vous plait, répondit Max en riant à
peine. Si vous acceptez de danser, je promets de
vous livrer le secret qui me permet de voir à travers
les masques.
Le sexe de Max se colla à la combinaison de Michèle
qui empruntait beaucoup à celle portée par la
catwoman Michelle Pfeiffer dans « Le retour de
Batman ».
- J’aime prendre ma vieille Norton Commando pour
venir à ces soirées. Je n’ai pas besoin de vous
expliquer les sensations que la moto procure, vous
avez certainement lu Pieyre de Mandiargues, lui
glissa-t-il à l’oreille. Et puis, sous le casque, on voit
sans être vu. A l’instant où je dépassais votre Mini
Cooper juste après la grille d’entrée du château,
vous tentiez maladroitement d’enfiler votre masque.
Pas très prudent. Le visage que j’ai deviné me disait
quelque chose.. Ensuite, votre allure, appuyée
légèrement contre ce mur, a levé tous mes doutes.
La ministre que rien n’empêche jamais de porter
des hauts talons et une jupe ajustée était bien là.
A trois heures du matin, sur la route de retour vers
Paris, ils s’arrêtèrent dans la forêt de Rambouillet.
Michèle s’installa derrière Max et le clair de lune sur
leurs visages tendus. La vibration du moteur mal
suspendu de la Norton lui remontaient dans les
cuisses. Elle descendit la fermeture éclair de sa
combinaison suffisamment bas pour pouvoir se
caresser le sexe et s’empara de celui de Max. Dix
kilomètres plus tard, dévorés tous feux éteints sur
un chemin habituellement réservée aux chevaux, le
foutre de Max s’égara dans les cheveux de Michèle.
Enroulée autour de son épaule pour le voir jouir, elle
lui ordonna de s’arrêter.
- Laisse le moteur tourner et penche-toi en avant,
les mains posées sur la selle. Elle ouvrit entièrement
sa combinaison et écarta les jambes. De son sexe,
elle retira un godemiché ruisselant pour le planter
dans l’anus de Max.
- Branle-toi.
Cette fois, ils jouirent tous les deux ensembles. Le
hurlement de Michelle fit fuir tout ce que la forêt
comptait d’animaux en vadrouille dans un rayon d’à
peu près trois cents mètres.
Le garde-chasse se demande encore pourquoi tout
trace de vie a disparu de cette zone pendant une
semaine.
De cette nuit-là est né le pacte de Rambouillet.
Pacte dans lequel Marx Ernest et Michèle Pascal, par
delà l’amitié qui allait les rapprocher, s’engageaient
à satisfaire dans les meilleurs délais les désirs
sexuels exprimés par l’une des deux parties.
Elle mesurait que trop le risque à cultiver une telle
relation. Et Max savait fort bien qu’elle avait besoin
de lui, de sa discrétion, de sa fantaisie. Par jeu
autant que par récompense, Michèle lui livrait
régulièrement des informations confidentielles. A lui
d’en faire le meilleur usage. Elle le jugeait
suffisamment intelligent pour ne pas la griller.
Ce samedi là, donc, Max semblait ailleurs.
- Tu as un problème, lui demanda-t-elle en
examinant avec délectation la culotte qu’elle venait
de sortir du sac noir sans estampille qui signait la
marque Maurice Franck. Ces deux zips sur les fesses
la ravissaient.
- Tu connais Philippe Caubère, le patron de
l’international de Thomfils ?
- Oui, je l’ai vu il y a une quinzaine de jours. On
devait préparer un voyage à Dubaï à qui il veut
vendre un système de surveillance sous-marine.
C’est important pour la boîte mais aussi pour tout le
reste de l’industrie militaire. Ca marquerait notre
retour dans la région. Pourquoi ?
- C’est un vieil ami. Il se passe des choses bizarres
autour de lui. Des coups de fil anonymes, des clics
sur sa ligne, l’impression d’être suivi, des courriers
incompréhensibles. Comme si on voulait le
déstabiliser. Un moment, il a pensé que c’était lié à
sa prochaine installation à la présidence du groupe.
Il est détesté par une bande de vieux grognards de
la boîte qui n’ont pas accepté sa progression
fulgurante. Mais ça me semble un peu gros. Tu
pourrais voir si on sait quelque chose chez toi ?
- Je vais essayer. Mais tu sais, en ce moment, tout le
monde est sur le qui-vive. Au ministère aussi, je
sens des manœuvres, mais je n’ai pas encore
vraiment trouvé d’où elles venaient.
- Oh, et puis en plus c’est le printemps, ça me
déprime.
- Tu perds la tête ou quoi ?
- Tu sais bien que le printemps, c’est les mini-jupes,
les jambes nues, la déprime quoi !
Georges qui essayait toujours d’écouter sans
entendre les conversations entre Max et Michèle
leva un œil vers son rétroviseur
- On peut même plus s’entraîner à deviner si les
filles portent des collants ou des bas, des bas-
jarretières ou des vrais bas. Plus de présélection par
les bas, enfin je veux dire le bas.
C’est juste insupportable.
- Dis donc, tu serais pas un peu fétichiste, lui lança
Michèle en lui caressant le visage avec sa nouvelle
culotte en cuir,
Max avait vu le regard de Georges se réveiller à
l’énoncé de sa théorie du printemps-tue l’amour.
-Qu’est ce que vous en pensez, vous, Georges ?
- Je dois admettre que je suis assez d’accord avec
vous Monsieur Ernest.
Ces deux confessions convainquirent définitivement
Michèle Pascal que Georges Armand faisait partie du
club. Sa disparition en était d’autant plus
inquiétante.

Le dilemme
Les deux types avaient été courtois mais fermes.
Votre fils Richard est à nouveau dans de très sales
draps, monsieur Armand. Sa mise à l’épreuve après
l’affaire d’Ukraine, ne lui a pas servi de leçon. Cette
fois, c’est beaucoup plus sérieux. Alors, voilà. On va
être très directs.
Un grand dégarni, un petit brun mal rasé. Ils
s’étaient invités à l’arrière de sa voiture au moment
où il sortait du ministère pour rentrer chez lui, en lui
jetant sous le nez une carte d’agent de la DGSE.
Cette affaire vous dépasse, Monsieur Armand, et
d’une certaine façon nous aussi. Alors, voilà. On
soupçonne en haut lieu, une infiltration de l’appareil
d’Etat. La question est d’en découvrir les canaux. La
ministre est sur la sellette. Vous la connaissez bien,
vous la voyez tous les jours. C’est elle qui vous a
choisie, vous devez donc avoir sa confiance.
Comprenez bien monsieur Armand, nous parlons là
peut-être d’une affairer d’Etat, de la sécurité même
du pays. Alors, débrouillez pour savoir si la ministre
la met en péril ou non. Et comment. Vous avez bien
compris que l’avenir de votre fils Richard dépend
beaucoup de la qualité de votre collaboration. Même
jour, même heure, la semaine prochaine, monsieur
Armand. C’était le grand dégarni qui avait parlé. Le
petit mal rasé donna le signal de départ sous le
métro aérien à la station Dupleix.
Le pire moment de sa vie avec l’explosion de la gare
Saint- Lazare.
Un quart d’heure prostré, sans entendre le
grondement des rames, sans entendre les coups de
klaxon d’énervés par ce jean-foutre, sans entendre
les insultes de piétons en pétard contre cette
bagnole campée sur leurs clous. La violence du choc
le sortit de sa catalepsie. Comme si un pavé avait
atterri sur le toit de la 605 ministérielle. Il devina le
visage d’un type qui devait tutoyer les trente ans à
travers son pare-brise. La barbe blondasse
incertaine, une veste de velours pendouillante
comprimée par la bandoulière usée d’une sacoche
incertaine. Le genre qui l’exaspérait. L’harangue du
marcheur haineux, gesticulant, ses petites mains de
rouquin tendues vers les bandes blanches peintes
sur la chaussée qu’il estime lui donner tous les
droits. Connard !
Georges sortit de la voiture. Lentement. Il n’avait
aucune envie de parler. Il se dirigea vers son
agresseur avec la tranquille détermination d’un
candidat au suicide, qui sait que la moindre
hésitation face au vide serait fatale à son dessein,
et lui balança une gifle à assommer un deuxième
ligne. En se réinstallant tout aussi calmement à son
volant sous le regard stupéfait de passants à la
recherche de la caméra filmant ce qui ne pouvait
être qu’une scène d’un méchant polar, Georges prit
sa décision. Il n’avait pas le choix. L’avenir de son
petit salopard de fils et l’hypothèse de dérapages de
sa ministre préjudiciables à l’intérêt national
primaient sur tous les vœux de loyauté qu’il avait
formulés. Même si, en regardant dans son
rétroviseur le connard se relever péniblement avec
l’aide de sa copine déformée par une salopette, il
crût deviner l’image de Michèle Pascal assise sur la
banquette arrière en train de déboutonner ce
manteau de cuir pourpre qu’il aimait tant.

Georges n’eut pas grand mal à crocheter la porte du


cabinet d’Annette Seligman. Un artificier, surtout à
son niveau, ça doit savoir tout faire. Le rendez-vous
auquel il conduisait la ministre chaque jeudi en
début de soirée était sans équivoque. Après avoir
poussé le porche derrière lequel il l’avait vue
disparaître quatre heures plus tôt, il repéra sans
difficulté le nom d’Annette Seligman annoncée au
troisième étage gauche. Qui d’autre que cette
femme présentée comme thérapeute dans les
pages jaunes pouvait visiter Michèle aussi
régulièrement ?
Tout était rouge. Un boudoir de bordel de luxe plus
qu’une salle d’attente. Des coussins brodés jetés sur
le velours frappé des canapés et une lourde porte à
double battant en verre dépoli, doublée de stores
vénitiens en bois. En l’ouvrant, il comprit à
l’épaisseur du matériau que les risques de
dispersion phonique étaient quasiment nuls.
Que faisait-il là ? Que cherchait-il chez la
psychanalyste de la ministre la plus en vue du
gouvernement français ? Cette tentative de viol
d’intimité le désespérait. A y réfléchir, ce n’était pas
véritablement affaire de culpabilité. Non, Georges
n’avait aucune envie d’en savoir davantage sur
Michèle. Aucune envie de l’abîmer, de la banaliser
en perçant ses secrets. Et ruiner ainsi cette
excitation quotidienne qui le faisait vivre depuis six
mois.
La pièce était sobrement aménagée, en dehors des
lourdes tentures qui masquaient les fenêtres. Un
divan recouvert de cuir violet dans un coin, surveillé
par un fauteuil sanglé d’une matériau translucide
qui ressemblait à du téflon ramolli ; un bureau de
bois sombre sur lequel veillait un ordinateur
portable. Refermé. Pas de papiers, pas de dossiers,
pas de bibliothèque non plus. Au fond d’un tiroir,
une prothèse articulée. A l’évidence, un bras.
George réveilla l’ordinateur. Il n’avait pas la vista
de son fils avec un clavier. Impossible donc
d’accéder aux fichiers défendus par un mot de
passe. Dans le dossier vidéos, il en trouva un,
nommé d’un énigmatique « Je », qui n’était pas
protégé. La scène le pétrifia. Un œil au fond de la
pièce lui confirma que la séance se déroulait bien
ici. Dans les « fichiers vidéos récemment ouverts »,
surgit une liste de noms tous constitués de ce qui
ressemblait à des initiales. Les patients d’Annette
Seligman. Il hésita une petite éternité avant de
tenter de cliquer sur celui qui s’appelait « M.P. ».
George Armand, bouffeur de curés invétéré depuis
que son père l’avait sorti des pattes d’un aumônier
dont les doigts velus mesuraient un peu trop
souvent l’évolution musculaire de ses cuisses
d’arrière droit du FC Malakoff, s’entendit murmurer
« Merci, mon Dieu » lorsque s’ afficha sur l’écran un
lapidaire « fichier introuvable ». Tous les autres
avaient aussi disparu. Une rapide exploration de
l’historique des connexions Internet de l’ordinateur
lui permit de découvrir qu’Annette Seligman
transférait les films de ses patients sur un serveur
extérieur où elle disposait d’un compte sécurisé.
Pas folle, la folle.
Une psychanalyste dingue, une ministre fétichiste
dont les confessions vidéos se promènent quelque
part sur un disque dur, un complot d’Etat dont la
nature demeure encore très vaporeuse… Georges
était allongé depuis quelques minutes sur le divan
et scrutait le plafond percé du petit spot halogène
dans lequel devait être dissimulée la caméra. Il
jouait avec la clef usb qui lui servait du porte-clefs
sur laquelle il avait transféré les liens vers le
serveur sécurisé.
Il n’avait pas le choix.
Dès le lendemain à 14 heures 30, ses deux
commanditaires prirent livraison du film. George
leur raconta dans les détails sa visite au cabinet
d’Annette Seligman.
- Maintenant démerdez-vous pour mettre la main
sur les autres vidéos si vous le souhaitez. Je ne veux
plus rien avoir à faire avec tout ça. Attendez. Si
vraiment la ministre a mis en danger la République
sur le divan, faites-le moi savoir, s’il vous plait.
En fin de journée, alors qu’il avait conduit Michelle
Pascal à Roissy pour un déplacement de quatre
jours dans les Emirats, Georges Armand avalait son
sixième pastis. Toujours sec et sans glaçons.

La séance
Max Ernest, lui, ne titubait pas sous l’effet de
l’alcool. Il était simplement rompu après une après-
midi de soudure dans le jardin de sa grand-mère
Géraldine née et établie depuis toujours à Saint-
Prix, en bordure de la forêt de Montmorency. Elle
s’appellerait Maxella. Une géante de 17 mètres,
tout en poutrelles d’acier mangé par la rouille, qui
en remontrerait à l’arrogante église du village. Sa
deuxième jambe prenait enfin forme. Il hésitait à la
laisser brute. Géraldine, qui n’avait plus ses yeux
mais encore toute sa tête, était venue la toucher,
la caresser. « Elle a de jolies chevilles ».
En grimpant ses escaliers, il se demandait si
Maurice serait capable de confectionner une parure
pour Maxella. A sa hauteur. L’écran de son
ordinateur éclairait le loft de sa lumière bleuâtre.
L’image s’anima. Une silhouette dansait, face à un
mur blanc. Cette pièce immaculée lui disait
quelque chose. La musique aussi. La silhouette se
retourna. « Je veux que tu viennes ici,
maintenant ». La voix grave de Corinne, son allure
et la chanson sans fin de Cure : Killing an Arab. Il
ne lui connaissait pas ce tailleur de cuir rouge
verni, mais c’était bien le salon de l’appartement
dont elle avait hérité de sa mère. A Fécamp, au
dernier étage d’un vieil hôtel revendu à la découpe.
Avec une formidable vue sur la mer grise. Elle avait
donc tout préparé. La connexion Internet, la
webcam et le micro activés, tournés vers l’entrée
du loft pour surveiller son arrivée.
Deux heures plus tard, Max entrait dans Fécamp au
volant de la Chrysler PT Cruiser qu’il avait fait
transformer en cabriolet. Ils mangèrent d’abord les
17 paires de spéciales N°2 que Corinne avait
déposées tous les deux mètres sur le parquet, le
long des lambris ouvragés du séjour. Max rampait
de l’une à l’autre, se renversant sur le dos à
chaque halte pour tendre une huître à Corinne qui,
les jambes écartées au-dessus de son visage, se
penchait et la lapait. En équilibre sur le lit recouvert
de soie noire, deux superbes Gillardeau les
attendaient en regardant la Manche.
Ils se levèrent tôt le lendemain matin. Corinne avait
rendez-vous pour une échographie de contrôle à
Paris et Max devait retrouver un vieil ami marchand
d’art plein aux as depuis la vente à un milliardaire
chinois de sa plateforme de cotation d’œuvres en
ligne.
- Merde, je vais finir par être en retard, grogna un
peu fort Max qui tentait de retrouver son chemin
sur une autoroute noyée par la pluie. Les gouttes
s’abattaient avec une telle violence que le bruit de
leur impact lorsqu’elles mourraient sur la capote
rendait approximative une conversation suivie.
- Pourquoi tu dois voir Jean-Baptiste ?
- Je lui ai vendu un projet énorme. Le truc devrait te
plaire. La plus belle fête jamais organisée à la
Centrale.
Cette Centrale, Max en était fou. Il ne fallait pas
chercher bien loin l’explication de cette passion
pour les bâtiments industriels. Son père, Jean-
Pierre, s’était brûlé les vaisseaux à couler des
barres d’acier à Gandrange pendant plus de vingt
ans avant de claquer d’un arrêt du coeur. La
médecine du travail assura plus tard que c’était
évidemment imprévisible. Il avait quarante-trois
ans, Max vingt-deux. Sa mère, Jeanne, qui peignait
pour tuer l’ennui dans leur F3 de Thionville, se
défenestra le lendemain. Max retrouva dans le
cabanon de leur petit jardin ouvrier, une
cinquantaine de tableaux miniatures empilés au
fond d’un coffre en bois. Des yeux, des yeux,
encore des yeux. Tous en gros plan, tous en
amande. Comme ceux de Jeanne, qui faisaient
l’unanimité dans la communauté masculine de leur
petite cité. Et quelques sexes féminins béants, tout
simplement magnifiques. Il ne connaissait pas celui
de sa mère mais ne douta pas qu’il s’agissait là
aussi d’autoportraits. Seul son père aurait pu le
confirmer.
L’image de sa mère face au miroir, jambes
écartées, pinceau en main, le hanta pendant
plusieurs jours.
Ce viol post-mortem le poursuivait encore dans le
train qui le ramenait vers Paris. Il avait fui
Thionville juste après l’enterrement, confiant au
frère de son père, - sa mère était fille unique et
orpheline - , le soin de liquider les biens personnels
de ses parents et de lui expédier les tableaux. Le
petit livre trouvé au fond du coffre était tout corné.
Une biographie de Modigliani dont Jeanne lui avait
souvent parlé. Il la feuilletait en songeant à sa
mère essayant de percer le mystère de toutes ces
femmes. De leurs yeux. Elle lui en avait
souvent parlé: « tu vois Max, le génie de Modigliani
c’est qu’on ne le comprend pas. On ne comprend
pas comment il arrive à peindre des yeux
d’apparence aussi grossière et pourtant si
puissants. Ils te parlent comme si tu étais la
personne la plus importante au monde, et en
même temps ils te disent tout de celle qui te
regarde ».
En peignant ses yeux, Jeanne voulait peut-être
montrer de son âme davantage que sa timidité le
lui avait autorisé. Mais son sexe ? Personne ne
pourrait jamais en dire plus à Max qui se résolut à
explorer la littérature savante sur la question.
En attendant il se plongea dans le petit livre tout
corné. La gare de Reims venait d’être avalée par
l’express qu’il avait attrapé en changeant à Metz,
lorsque Modigliani succomba un soir glacial de
janvier 1920 au fond d’une soupente parisienne,
épuisé par le mauvais rhum et des poumons
dévastés. Il avait trente-cinq ans. Dans la nuit qui
suivit, Jeanne Hébuterne, sa dernière compagne, se
jeta par la fenêtre du cinquième étage de
l’appartement de ses parents.

La peinture, l’acier. Max survivait avec cette


mémoire. Ces morceaux de racines. La destruction
méthodique qui décimait les anciens bâtiments
industriels de la banlieue parisienne le minait. Il
rêvait de réveiller ces structures de brique et de
métal qui avaient peuplé son enfance lorraine.
Autrefois, avec son père. Alors quand EDF annonça
son intention de démolir sa centrale de
Gennevilliers, Max estima que ça suffisait.
Construite en 1920 (l’année de la mort de
Modigliani !), elle avait été sacrée la plus
importante d’Europe. Cet énorme cube de briques
posé au bord de la Seine ne méritait pas de
disparaître. Même si, transformée par EDF en
station d’essai et de formation vingt ans plus tôt, la
vieille centrale ne brandissait plus aucune de ses
23 cheminées qui permettaient de respirer à
autant de chaudières du temps de sa splendeur.
Max travailla sur le projet pendant près un an,
mobilisant tout ce qu’il pouvait connaître dans la
sphère politique pour interrompre la mécanique de
la destruction et chez ses amis artistes pour donner
corps à un projet. Le résultat fut inespéré. Le
triptyque qu’il vendit à un trio d’investisseurs
emmené par Jean-Baptiste fonctionna à merveille.
La Centrale serait un lieu d’histoire, mais un lieu
vivant : voilà pour la nostalgie qui fait toujours
unanimité ; deux, elle serait un symbole du
développement durable. La batterie de panneaux
solaires plantée sur son toit lui donnerait son
autosuffisance en énergie. Enfin, trois, les facilités
financières et fiscales obtenues grâce à la
singularité de l’opération permettraient à la
centrale de satisfaire les exigences culturelles
revendiquées dès l’origine: pas question de la
transformer en usine à rock shows ou à parties
réservées aux fêtards gâtés qui ne savent plus où
donner de leurs millions pour impressionner des
invités lassés.
Sous les portiques d’acier, au milieu des chaudières
restaurées, sur les passerelles de fer martelé, les
fêtes doivent s’élever à la hauteur historique de
l’endroit. On ne s’affranchit pas comme ça de 60
ans de production d’électricité, celle qui donne la
lumière, universelle, républicaine. Investir la
Centrale n’est donc pas affaire d’argent - ses riches
propriétaires se satisfont avec un certain délice des
petites recettes de l’excès de courant produit et
revendu à l’ancien propriétaire des lieux - mais
bien d’idées, d’audace. Et tant pis si le lieu est
sous-utilisé. C’est ce qui fait sa grandeur. A lui seul,
l’immense néon de « La Centrale » serpentant
entre ses panneaux solaires assure le spectacle
aux millions d’utilisateurs de Google Earth qui en
ont fait une star.

Le projet de fête que décrit Max à Corinne alors


que la pluie ne semblait jamais vouloir se calmer la
laissa dubitative sur l’opportunité d’en faire profiter
la petite chose qui poussait dans son ventre

Michèle défie Annette


Annette n’avait jamais vu Michèle Pascal dans cet
état. Au lieu de s’allonger comme à l’habitude après
lui avoir serré la main, elle s’était mise à tourner en
rond dans la pièce comme un automate. Sa jupe
étroite limitait l’amplitude de ses pas. En la voyant
ainsi, mécanique en escarpins raidie par l’uniforme,
ses généraux auraient pu se convaincre qu’enfin,
elle commençait à jouer une partition militaire.
Après un très court instant d’hésitation, Annette
avait décidé de s’asseoir dans son fauteuil à la tête
du divan. C’était la première fois qu’un de ses
patients sortait du rituel.
Le manège dura plusieurs minutes. Les talons de
Michèle rythmaient le silence. Le compte à rebours
était lancé, aucune des deux femmes ne semblait
en connaître la durée, mais l’une savait ce qu’il
allait déclencher, l’autre ne pouvait que spéculer sur
l’importance de l’événement. Annette tenta de
chasser la sensation de plaisir que lui procurait
cette ignorance, incompatible avec la neutralité
imposée au thérapeute. Elle se réjouit de ne pas y
parvenir, s’évitant ainsi agréablement de céder la
première.
Les talons s’arrêtèrent dans son dos.
Annette devina le parfum de Michèle – s’en
déposait-elle quelques gouttes entre les cuisses ? –
et frissonna en entendant ses genou gainés de
nylon s’arrêter l’un contre l’autre.
- Cela fait longtemps qu’elle est là ?
Au ton employé, Annette comprit qu’elle allait vivre
un moment pénible. Mais sans pouvoir déterminer
sur quel registre allait se jouer ce face à face. Dans
la voix de Michèle sourdait une évidente colère,
mais elle y avait aussi perçu un grand désarroi, une
déception même.
-Elle ?
-Vous êtes complètement folle !
Rompue aux ruptures cognitives de certains de ses
patients, Annette décida de laisser venir. Elle n’avait
toujours pas la moindre idée du motif de cet
emballement.
Michèle fit le tour du fauteuil et se campa devant sa
thérapeute, une jambe collée contre le divan vêtu
de cuir.
- Elle filme tout le monde ?
Annette se redressa imperceptiblement dans son
fauteuil. Elle avait compris instantanément de quoi il
en retournait, mais ne voulait surtout pas donner
prise à l’attaque de Michelle. Pas de panique donc,
pas question de changer de rôle. Vite, très vite, elle
devait néanmoins tenter de mesurer les
conséquences de cette révélation. La bousculade
dans ses neurones. Que savait Michelle
exactement ? Comment avait-elle appris l’existence
de la caméra ? Quels films avait-elle vus ? D’autres
gens étaient-ils au courant ? Le vertige était là. Et
Michelle qui la dévisageait, ses lèvres pourpres
légèrement tremblantes, comme si elle n’osait pas
aller plus loin.
L’affrontement entre les deux femmes devenait
insoutenable.
- Vous n’avez rien à dire ?
Annette décida d’ouvrir la porte tout en contrôlant
le déroulement de l’échange. S’en tenir au minimum
donc. Laisser venir Michèle, persister dans ce
rapport patient thérapeute qui la protégeait
-Que voulez-vous savoir ?
- Pourquoi avez-vous installé cette caméra ?
- A des fins uniquement thérapeutiques
Michelle fut désemparée par cette assurance.
- Vous plaisantez ?
- C’est un instrument de travail pour moi. Et pour les
patients à qui j’envisage de proposer une copie de
ces enregistrements lorsqu’ils auront achevé leur
travail. S’ils refusent, je détruirai bien sûr tous les
documents les concernant.
Imparable. Annette restait dans son rôle. Elle ne
semblait pas se soucier de la façon dont le système
vidéo avait été découvert. L’indifférence du
thérapeute aux détails. Mais surtout, Michelle venait
d’obtenir confirmation de l’existence
d’enregistrements de ses confessions.
Un sentiment inattendu de culpabilité la saisit.
Pouvait-elle révéler à sa psychanalyste qui lui
permettait de se supporter depuis maintenant cinq
ans, ce qu’elle avait vue sur la terrasse d’un hôtel à
Dubaï cinq jours plus tôt ?
- Vous ne voulez pas savoir comment j’ai découvert
l’existence de cette caméra ?
La stratégie mise au point avec Jean-Bernard , son
directeur adjoint de cabinet, venait de
définitivement voler en éclats. Plutôt que de
déstabiliser Annette dès les premières secondes en
le menaçant de poursuites pour violation du secret
professionnel, violation de la vie privée, voire
tentative de chantage, elle avait succombé à
l’émotion et installé un dialogue presque convenu.
Elle s’était laissé piéger par la sérénité d’Annette.
Elle tapait dans un édredon. Elle la revoyait là,
allongée sur ce divan, gémissant sous les coups de
ce godemiché surdimensionné, son bras vivant
tentant de rectifier les gestes approximatifs de sa
prothèse… Elle n’avait pas le droit de s’inviter dans
cette intimité, encore moins lui dire qu’elle l’avait
fait, même à son corps défendant. Elle se persuada
qu’en lui révélant ce qu’elle savait, Annette jugerait
inévitable la fin de leur travail : l’image du
thérapeute doit conserver un minimum de
neutralité.
- J’effacerai tous les films de vos séances.
Avantage Annette. Michèle réalisa qu’elle était en
train de céder. Mais comment pouvait-il en être
autrement? Comment interrompre cette thérapie
devenue indispensable à sa survie mentale ?
Stimulée par Jean-Bernard, elle avait cru pouvoir en
faire son deuil. Au nom de ce qu’il fallait bien
appeler la raison d’Etat. Mais Annette venait de
prouver qu’elle était forte, trop forte. Et qu’elle
seule pouvait la sauver. Michèle n’irait donc pas
plus loin dans cette investigation et trouverait
d’autres moyens de savoir comment ce film avait pu
atterrir sur son ordinateur. C’était de la folie, elle le
savait. En s’allongeant sur le divan, la tête lui tourna
un peu. Elle posa les mains sur son sexe. Comme
d’habitude.

Le voyage de David
Le lundi suivant l’interception de la vidéo sur
l’ordinateur de la ministre de la Défense française,
David Rosen atterrissait à l’aéroport de Roissy après
une nuit passée à Barcelone. Il utilisait toujours un
passeport espagnol en mission. Une bonne partie de
sa scolarité s’était déroulée à Madrid. Il y avait
rejoint ses grands parents diplomates après que son
père, garde-frontière, fut tué au début de la
première Intifada. Sa mère, fortement dépressive,
ne pouvait assumer seule son éducation. Des cinq
années passées ensuite à Paris où son grand père
avait été nommé conseiller militaire de l’ambassade
d’Israël, il gardait un français sans accent.
L’étude de la vidéo confiée aux techniciens du
Mossad n’avait pas apporté d’éléments
déterminants. Rien sur la date ni le lieu du
tournage, pas de trace de l’ « expéditeur ». Autant
dire que David débarquait en touriste. Les contacts
activés avant son départ ne l’enthousiasmaient pas.
Revenir à l’essentiel, donc : Michèle Pascal. Qui la
menace et pourquoi ? Comment va-t- elle réagir ?
A-t-elle informé quelqu’un de cette intrusion sur un
réseau à priori hyper-protégé ? Si oui, qui ?
La seule piste dont disposait David était la
prestation de cette femme manchote sur un divan
de cuir violet. Pas besoin d’avoir fréquenté les
donjons spécialisés pour saisir son caractère
fétichiste. So what? Ceux qui cherchent à
déstabiliser Michèle Pascal avec une vidéo ont-ils
voulu lui montrer qu’ils connaissaient tout de ses
secrets ? Si tant est qu’elle aussi navigue dans ces
univers. Le message signifiait peut-être seulement
que les conspirateurs savaient qu’elle se faisait
analyser et que ses confessions étaient filmées.
Comme il devait y avoir à peu près autant d’écoles
de psychanalyse françaises que de tendances au
sein du parti travailliste israélien, David écarta vite
l’idée d’interroger une organisation professionnelle.
Restait la tactique de la surenchère. En d’autres
termes, se substituer à ceux qui ont porté la
première attaque. Avec un objectif simple : mettre
la main sur des documents suffisamment
compromettants pour convaincre Michèle Pascal
d’empêcher par tous les moyens Thomfils de
décrocher son contrat avec les Emirats. En termes
plus directs, il s’agissait de faire chanter la ministre
de la Défense de la deuxième puissance militaire
européenne, les tentatives de déstabilisation de
Philippe Caubère n’ayant jusqu’à présent pas
abouti. Tout simplement.
Le bluff. David ne voyait pas d’autre solution.
Mais pour cela, il lui fallait d’abord lever deux
incertitudes. La personnalité de Michèle Pascal était-
elle compatible avec la fréquentation d’une
psychanalyste au profil pour le moins singulier car,
soit il s’agissait d’elle sur la vidéo soit, plus
improbable, elle acceptait que des patients se
livrent à ce genre d’acrobaties dans son cabinet?
Ensuite, pouvait-il trouver un moyen d’entrer en
contact direct avec Michèle Pascal ?
Tombé amoureux de la France, son grand-père
coulait les jours paisibles de sa retraite dans un
délicieux petit pavillon du Vésinet. L’idée de revenir
seul au pays après que sa femme fut foudroyée par
une hémorragie cérébrale à trois mois de la date
prévue de leur départ, lui avait semblé
insupportable. David s’était jusqu’à présent refusé à
lui révéler la nature de ses activités. Mais il ne se
faisait pas d’illusion : cet homme discret se doutait
bien qu’il ne vendait pas des oranges de Jaffa lors
de ses nombreux voyages à l’étranger. Son intuition
hors du commun lui avait joué trop de tours lorsqu’il
s’était essayé à lui cacher ses frasques
d’adolescent.
Dans le RER souffreteux qui semblait chercher un
peu d’air en jaillissant du ventre de La Défense,
David s’interrogeait encore sur la tactique à
employer pour convaincre son grand-père de l’aider
en réactivant ses réseaux parisiens. La nuit, elle,
hésitait à tomber.
La caméra
Allongée sur le divan qui respirait encore le parfum
de Michèle, Annette pleurait. Les larmes dévalaient
son visage livide avant de former de minuscules
bulles sur le cuir incapable de les absorber.
L’épreuve, d’une violence extrême, l’obligeait à
reconsidérer toutes les raisons qui l’avaient
convaincue de mettre en place ce dispositif
d’enregistrement. Tant qu’il restait secret, elle
pouvait s’accommoder des scrupules en visite
régulière du côté de ses certitudes. Il en était
désormais tout autrement. Des gens savaient, et
elle ne savait rien de ces gens, ni de leurs réelles
intentions. Un ennemi pour le moment invisible,
imprévisible. Elle se sentit soudain épuisée. Et
terriblement seule, aussi seule que lorsque Philippe
lui avait annoncé son départ, vingt cinq ans plus tôt.
Ce n’était plus la culpabilité mais bien la peur qui
nourrissait des sanglots devenus incontrôlables.
Maintenant, la caméra tournait.
« Je me souviens encore de la tête du jeune
installateur de vidéosurveillance en découvrant mon
projet. Déjà, il n’avait pas dû mettre souvent les
pieds dans un cabinet de psychanalyste. Et en plus
cette manchote, quand même assez sexy, qui lui
demandait de placer une caméra pour enregistrer
ses patients…
-Madame, je ne sais pas si je dois… Mais enfin ça ne
me semble très légal ce que vous voulez faire là.
C’est quand même la vie privée des gens. Vous
savez, on doit respecter la réglementation.
« Je lui avais assuré que nous autres psys ne
pouvions pas non plus faire n’importe quoi. Et que
si je souhaitais dissimuler le dispositif, c’était pour
qu’il ne pèse pas sur le travail de mes patients.
Mais, bien entendu, je leur demanderai
l’autorisation de conserver les enregistrements
lorsqu’ils me quitteraient. C’était tout l’objet de ce
projet. Une expérience in vivo visant à tester une
nouveau protocole psychanalytique. Pour moi, bien
sûr, qui pourrait enrichir le suivi de mes patients en
utilisant leur gestuelle, leurs regards. Avec cet
avantage énorme de pouvoir revenir sur des
moments passés de leur analyse. Mais aussi pour la
communauté de thérapeutes à qui j’envisageais de
projeter au cours de séminaires certains de ses
films sur lesquels j’aurais bien sûr pris la précaution
de flouter les visages. Dans mes rêves les plus fous,
j’imaginais même constituer une base de données
vidéo par thèmes ou par pathologies.
Pourquoi m’étais-je mis dans la tête cette idée
dangereuse et fort contestable ? Je traversais une
période pénible de ma vie. Ce sentiment de
profonde injustice qui régulièrement venait
déranger mon fragile équilibre m’avait plongé dans
un profond désespoir. Je venais d’avoir quarante
ans. Avec le temps qui passait, ce bras manquant
faisait de plus en plus mal. Une vieille mutilée, voilà
ce que j’allais devenir. Jusqu’à présent, j’étais certes
manchote, mais j’étais aussi une jolie fille. Et
j’aimais ça, j’aimais cette image ambiguë, sexuée, à
priori inadaptée à mon handicap. Un contraste
troublant, choquant, violent entretenu par cette
garde-robe pour le moins typée que j’adorai. Mais
quel plaisir cela me donnait de violer les
convenances.

L’eau
La piscine de la porte de Champerret présente une
anomalie majeure que son architecte, tout à son
obsession de lui conserver une ouverture sur le
monde extérieur, n’a pas voulu corriger. Sa plage
n’est pas complètement cernée de murs. Un simple
grillage planté sur des soubassements métalliques
sert de frontière avec la rue. Jean-Paul Hamon, le
directeur de l’établissement qui ce matin scrutait
l’eau du bassin remuée par une pluie battante d’un
mois de juillet décidément calamiteux, songeait
souvent au risque d’effraction. Mais, comme il
l’avait dit une demi-heure plus tôt à l’inspecteur qui
l’informait au téléphone de l’événement, jamais il
n’aurait imaginé que des nuitards abîmés puissent
fracasser un jour la clôture d’un coup de voiture.
L’interruption soudaine de l’averse lui permit
d’identifier le véhicule gisant au fond du grand
bain : une vieille Austin vert foncé dont la noyade
ne porterait pas un préjudice considérable à son
propriétaire. Là n’était pas l’essentiel. La scène
avait certes quelque chose de grotesque, de
presque drôle. Mais pour Jean-Paul Hamon, elle
consacrait à coup sûr l’issue pitoyable d’un combat
tout aussi absurde depuis des semaines. Pour s’en
convaincre, il n’eût pas à attendre de découvrir,
entassés dans le pédiluve, les slips de bains que la
piscine proposait désormais à la location.
Les inquiétants résultats des analyses
bactériologiques de l’eau de baignade avaient rendu
inévitables de strictes mesures d’hygiène dont il
n’avait pas tout de suite soupçonné le caractère
explosif. Fini les boxers, fini les shorts et bermudas
en jeans, le slip de bain moulant était désormais
obligatoire pour les hommes. La révolte avait été
immédiate. D’abord les provocations des petites
racailles qui viennent se baigner sans respecter le
nouveau règlement. Tony, le maître-nageur, avait
failli craquer plusieurs fois face à ces gamins ravis
de se mesurer sur ce nouveau terrain propice au
déferlement d’obscénités en tout genre.
Et puis, était tombée cette déclaration de l’imam de
la mosquée de Colombes mettant en garde ceux qui
ne comprenaient pas qu’une telle obligation puisse
être incompatible avec les règles de pudeur
prescrites par l’islam. La curée. Toutes les
grenouilles de bénitier musulmanes du coin étaient
montées comme un seul homme dans ce misérable
train de la vertu. Les petits loubards n’attendaient
que cela pour se motiver et donner une apparence
de substance à leur refus de céder.

Il fit le tour du bassin en jetant des coups de pied


agacés aux bouées que Tony avait encore laissées
traîner hier. Toujours trop pressé de retrouver sa
petite bande de musicos, celui-là. Surtout qu’il avait
vraiment peu de chances de devenir la vedette de
son petit combo britrock à la sauce levalloisienne.
La solide culture de Hamon en la matière lui
interdisait de croire que le chanteur d’un tel groupe
puisse être taillé en V. Une faute de goût
impardonnable.

Parvenu de l’autre côté du bassin, il put examiner


l’Austin de face.
- Bonjour. Les flics m’ont appelé pour me prévenir
que ma bagnole était là.
Jean-Paul n’avait pas entendu arriver ce type en
veste de daim marron cintrée, élégamment mal
rasé.
Un très bref instant, Max crût à une hallucination.
Mais en rouvrant les yeux, l’image se figea dans son
cerveau : le visage gonflé qu’il avait deviné à
travers le pare-brise était bien celui de Corinne. Il
faillit s’évanouir. Il y avait de quoi. Cette
quadragénaire explosive était non seulement la
meilleure suceuse qu’il ait jamais rencontrée, mais
elle avait aussi réussi – une sacrée performance - à
le convaincre de venir partager son loft avec vue
sur le périphérique après qu’elle lui eut révélé être
enceinte. Ce qui n’était pas un mince événement.

Le visage de Max était vide de sang. En moins


d’une seconde, il vit défiler toutes ces nuits, toutes
ces surprises que Corinne lui préparait, ces petites
fêtes du sexe comme elle les appelait.
La pluie

Un vieux break XM Citroën reconverti en


ambulance, quatre policiers municipaux dont une
femme, un inspecteur enveloppé dans une
gabardine fatiguée, et un jeune substitut du
procureur boutonneux. N’eût été l’effroi que lui
procurait la mort de Corinne aussi sordide
qu’incompréhensible, Max aurait ri tant la scène
apparaissait misérable, comme sortie d’un téléfilm
bâclé. Et lorsque le substitut, le regard perdu dans
le fond de la piscine, se fendit d’un « il va falloir
attendre la grue pour en savoir plus », il l’aurait
bien poussé dans l’eau pour gagner du temps. Et
donner un peu de peps au scénario.

Au lieu de cela, il se remit à pleuvoir. Violemment.


Aussi loin qu’il puisse remonter dans sa mémoire,
Max ne retrouva pas d’instant aussi désespérant.
La mort de son père, bouffé par un cancer des
reins, l’accident de sa mère qui l’avait laissée sur
une chaise roulante, les coups de téléphone
paniqués de son frère maniaco-dépressif parti au
bout du monde jouer les aventuriers de la
débrouille... il en avait pourtant déjà pas mal goûté,
de l’insupportable. Mais là, ce sentiment d’être
submergé par l’évènement, de ne pas croire que le
monde puisse survivre à la mort de Corinne, lui
figeait le sang, lui voilait les yeux, lui foutait le
vertige, lui vidait l’estomac.

Le substitut tentait d’afficher une indifférence tout


administrative à la pluie battante. Elle ne l’avait
pourtant pas mis à son avantage en lui collant les
mèches de cheveux, qu’il avait rares, sur son front
constellé de petites pustules. L’inspecteur Robert
annonça qu’il allait se chercher un café au
distributeur de boissons, les quatre policiers se
séchaient dans leur Mégane toute neuve et
l’ambulancier s’était éclipsé prétextant « une vieille
à charger pour sa réeduc de la hanche ». « Ca me
prendra pas plus de trois quarts d’heure. De toute
façon, la grue est pas prête d’être là ». Ce qui
navrait Max. La perspective de devoir subir un
interrogatoire tout de suite le terrifiait. L’inspecteur
Robert, pas vraiment chaud lui non plus, ne pouvait
pourtant pas se dérober devant un substitut en
début de carrière.
Ils s’installèrent donc autour d’une table en
plastique granuleux beige dans un espace sans
forme abusivement appelé cafétéria. Le rideau de
pluie était tellement dense derrière la baie vitrée
qu’ils devinaient à peine la piscine éloignée d’une
petite vingtaine de mètres. Le substitut Nicolas
s’était enfin décidé à se mettre à l’abri près de la
caisse et donnait un coup de fil en triturant de ses
doigts boudinés le panneau « fermée » posé sur le
comptoir en formica.
- Vous connaissiez cette femme, et c’était la
voiture, donc. L’inspecteur Robert commençait fort.
- Inspecteur, cette femme était unique, la
meilleure dans tous les domaines. L’Austin break
bois est l’une des pires bagnoles que l’industrie
automobile ait jamais osé produire. Mais elle avait
un sacré genre. Comme Corinne. Alors j’avais tout
fait pour la garder en état
L’inspecteur Robert n’avait pas l’habitude de ce
genre de raccourcis.
- Je comprends votre émotion, Monsieur
Ernest. Mais avez-vous une idée de la raison pour
laquelle madame..., Madame Pascale c’est ça ? a
plongé dans cette piscine

Max soupira. L’envie de pleurer le reprit, en écho à


cette pluie qui ne voulait plus s’arrêter. Ce QI
d’huître le minait.

- Il n’y a pas besoin de grue pour comprendre


que Corinne n’est pas tombée par accident dans
cette putain de piscine. Si elle avait voulu se
suicider, elle aurait trouvé plus simple. Donc,
inspecteur, on l’y a amenée. Que ce soit dans sa
voiture – c’était une TR 4 rouge si vous voulez tout
savoir, magnifique, qui lui allait aussi à merveille,
inspecteur - ou dans mon break bois, ça change
rien à l’affaire..
- Ne vous énervez pas, Monsieur Ernest. Je
m’interrogeais juste parce que c’est important pour
les recherches. Vous avez une idée de la raison
pour laquelle on a mis le cadavre de Madame
Pascal au fond de cette piscine?

L’inspecteur résuma à Max le conflit sur le port


obligatoire du slip de bain que lui avait expliqué
Jean-Paul Hamon. Celui-ci ne devait pas beaucoup
lire les journaux qui s’étaient délecté d’une affaire
« éclairante sur l’intégration ratée des jeunes de la
troisième génération ».
- Mais qu’est ce que vous me racontez là.
Corinne serait pour une histoire de maillots de
bain ! Vous délirez ou quoi ?
- De slips de bain, Monsieur, mais… explosa
Jean-Paul Hamon qui venait de les rejoindre. Vous
n’imaginez pas ce qu’ils sont capables de faire. J’ai
reçu des lettres de menace, des coups de
téléphone anonymes, c’est des dingues. On est en
plein délire, vous savez.
L’arrivée de la pelleteuse interrompit leur
discussion. Le conducteur, pourtant pas du genre à
qui on en remontre, avoua que repêcher une
voiture au fond d’un grand bain, il n’avait encore
jamais fait. Lorsque le bras de son engin pénétra
l’eau, Max eut l’impression que c’était lui qui
plongeait dans la piscine. La suite fut éprouvante.
Les mâchoires du godet ne s’écartaient pas
suffisamment pour saisir proprement la voiture.
Comme il ne pouvait pas risquer d’abîmer le
cadavre en broyant la ferraille, le grutier tenta de
remonter la Fiat en se glissant dans la fenêtre
d’une porte avant. Il échoua à plusieurs reprises,
laissant retomber lourdement sa proie. Corinne
était ballottée comme un mannequin de crash test
au moment de l’impact. Le pire fut atteint lorsqu’il
se décida à faire pivoter la voiture pour tenter de la
soulever par la lunette arrière. Les pneus refusaient
de glisser sur le carrelage et le bras de la
pelleteuse devenait trop court pour poursuivre la
manoeuvre.
Les quatre policiers sortis paresseusement de
leur Mégane observaient la scène à distance. Le
substitut criait des commentaires savants à l’oreille
de l’inspecteur Robert. Mais le bruit du Caterpillar
couvrait facilement la voix aigue du magistrat. Le
grutier se rapprocha du bord jusqu’à porter l’avant
de ses chenilles au-dessus du vide. Max vit le
moment où il allait basculer, écraser la Fiat et
déchiqueter Corinne. Enfin, le toit marron glacé
émergea de la piscine. La pluie avait cessé rendant
encore plus sinistre le spectacle de la voiture se
vidant lentement de son eau.
Si le mobile de la mort de Corinne n’était pas
établi, il ne subsistait en revanche pas de doute
sur ses causes. Le couteau enfoncé dans son vagin
avait provoqué une hémorragie fatale. L’inspecteur
Robert ne fut pas plus ému que cela en découvrant
le collier de cuir clouté relié par des chaînes à deux
bracelets retenant les poignets du cadavre dans
son dos. Un banal accessoire sadomaso assez
adapté aux circonstances du meurtre. Max eut
davantage de mal à contenir son émotion lorsqu’il
le collier que Corinne utilisait pour l’attacher
pendant leurs séances amoureuses.
- Vous vous sentez d’attaque pour une
déposition, Monsieur Ernest ?
- Non
George craque
Michèle se confie à Max

La repentance
Max (ou Philippe) pour lui faire des révélations
concernant ceux qui en veulent à Michèle. Max en
parle à Philippe.

David bluffe Michèle

L’enterrement de Corinne
Enterrement dans le Béarn. Racontée par Annette
venue pour Max. Elle tombe sur Antoine qui trouve
le comportement de Maurice étrange. Annette
revoit Philippe pour la première fois depuis leur
séparation

La fête
Une partie du petit monde de l’enterrement s’y
retrouve ; Télescopage des évènements. C’et l’autre
histoire qui se joue là :

L’emmerdeuse
Béatrice va voir Max

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