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Les causes de la mutation économique


Pb : Comment expliquer la croissance économique du 19e siècle ? Quels sont les facteurs la
favorisant ? Des facteurs sont-il prédominants par rapport à d’autres ?

1°) Des facteurs favorables mais limités


A/ La révolution agricole
- Pendant longtemps la révolution agricole a été considérée comme essentielle voire
nécessaire à la Révolution industrielle. K Marx a étudié un mouvement dans les campagnes
anglaises : les enclosures. Enclosures = mouvement de clôture des terres communes et qui
pousse des paysans, plus ou moins pauvres, propriétaires ou non de leurs terres à émigrer vers
les villes. Il a vu dans cet exemple anglais, le point de départ d’un exode rural massif qui
constitue « l’armée de réserve » dont a besoin l’industrie naissante. D’autre part, Marx pense
que l’augmentation de la production permet :
➢ De fournir la nourriture aux nouvelles populations urbaines qui seront ainsi aptes au
travail.
➢ De libérer les capitaux nécessaires à l’investissement industriel.
Walt Rostow, dans Les étapes de la croissance économique, 1970, soutient l’idée selon
laquelle la révolution agricole a été la condition sine qua non de la croissance industrielle.
Pour lui, l’agriculture non seulement rend possible et même favorise la révolution
démographique mais aussi elle engendre les nouvelles industries textiles et métallurgiques en
leur fournissant une grande partie de leur capital => les propriétaires agricoles enrichis par
l’augmentation de la productivité vont devenir les entrepreneurs qui se lancent dans les
nouveaux secteurs clés de l’économie moderne.

- Cette thèse est aujourd’hui largement contestée (ainsi que la notion même de révolution
agricole). D’abord, les mutations agricoles ne surviennent que tardivement : 1830 en Grande-
Bretagne et 1840-1850 en France (donc après le « décollage industriel »). Les enclosures
n’ont pas vraiment constitué une « armée de réserve » => il n’y a pas eu dans les faits de
véritable transfert massif et rapide de main d’œuvre vers l’industrie. Ainsi, les progrès de
l’agriculture n’ont pas engendré la Révolution industrielle mais l’ont plutôt accompagné => la
révolution agricole n’a pas été une condition préalable ni nécessaire à la croissance
économique. En revanche, la mutation industrielle a sensiblement accéléré la modernisation et
l’efficacité de l’exploitation du sol.

B/ La révolution démographique
- La Révolution démographique a pu apparaitre comme un élément déterminant pour
expliquer la Révolution industrielle. Les analystes marxistes ont vu dans l’essor
démographique, un élément de surpopulation des campagnes qui a permis de fournir une main
d’œuvre abondante et donc bon marché à l’industrie naissante. C’est un fait qu’il y ait une
forte croissance démographique à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle : début de la
transition démographique => producteurs et consommateurs, plus nombreux, stimulent la
mutation économique. En effet, la population double en Grande-Bretagne entre 1750 et 1800
=> période de forte croissance économique. La population augmente rapidement en
Allemagne et aux EU dans les années 1840-1850, pendant le décollage industriel. En Russie,
la population double dans la période 1850-1900 qui correspond aussi au décollage industriel.

- Mais malgré les coïncidences statistiques, le lien direct entre révolution démographique et
Révolution industrielle n’est pas si évident. Ainsi, le RU n’a pas été le pays le plus dynamique
démographiquement alors que son processus d’industrialisation a été le plus rapide et
important d’Europe. Les chronologies de la croissance économique ne sont pas toujours
concordantes avec celles de la croissance démographique (en Belgique, par exemple) => en
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réalité on peut estimer que les deux Révolutions (industrielle et démographique) interagissent
l’une sur l’autre.

C/ Le rôle des capitaux


- L’accumulation du capital (que K Marx appelle « l’accumulation primitive du capital »)
aurait aussi joué un rôle non négligeable et même une condition sine qua non à la Révolution
industrielle => assurer les disponibilités financières nécessaires à l’investissement industriel :
➢ application pratique à une grande échelle des innovations technologiques,
➢ mise en œuvre dans les usines des premières machines à vapeur,
➢ mécanisation poussée de l’industrie
Les économistes se sont demandés : d’où viennent les capitaux ? Réponse : du capitalisme
commercial qui a précédé le capitalisme industriel => transfert des profits réalisés dans le
commerce (et notamment dans le commerce colonial) vers l’industrie. En effet, Liverpool et
son arrière-pays a bénéficié de la traite des esclaves. K Marx dans Le Capital affirme « ce fut
la traite des nègres qui jeta les fondements de la grandeur de Liverpool : pour cette ville
orthodoxe, le trafic de chair humaine constitua la méthode d’accumulation primitive de
capital. Celui-ci arriva suant le sang et la boue par tous les pores ».
D’autre part, la rente foncière a donné naissance à un appareil industriel : par exemple, en
France, les grands maîtres de forges sont généralement issus des grandes familles nobles de
l’Ancien Régime possédant des grands domaines.

- En réalité, il faut ramener à de justes proportions les profits tirés de la traite négrière. Le
taux de profit (= profit / capital investit X 100) de ce commerce est estimé à seulement 7 –
15%. La place tenue par les profits de la traite dans l’investissement consacré à la révolution
industrielle est estimée à 0,1% par an. Lorsqu’elle a existé, cette accumulation du capital
agricole et commercial n’a guère pu contribuer à l’investissement industriel pour deux
raisons :
➢ L’inexistence ou l’inefficacité de l’appareil bancaire => ses structures ne permettent
pas en effet d’organiser de transfert financier en direction de l’industrie naissante.
➢ L’attrait considérable qu’exercent d’autres placements assurant une sécurité
incomparable : achats d’offices (métiers publics), acquisition de terres…
Ainsi, en France, il y a un véritable désintérêt du capital commercial pour l’investissement
industriel.

- Autre raison de la faiblesse des liens directs entre accumulation du capital et Révolution
industrielle => les investissements nécessaires au démarrage économique ont été très réduits.
Exemple : pour l’industrie textile, (la 1e à se développer) : très faible apport financier initial
nécessaire à la création d’une entreprise. Pourquoi ?
➢ D’abord parce que ces entreprises sont au début de taille très réduite
➢ Parce que les machines à l’époque ne coûtent pas très cher.
➢ Parce que les besoins en capital fixe sont réduits (installation fréquente des usines
dans des locaux déjà existants : maisons particulières, fermes, hangars…)
➢ Parce que de nombreux entrepreneurs ont plusieurs activités, ce qui leur procure des
revenus suffisants pour investir leurs fonds propres.
➢ Parce qu’au début de la Révolution industrielle, les profits sont très hauts : 20 à 30%
(faibles coûts techniques et la modicité du capital fixe) => ces profits sont
systématiquement réinvestis => autofinancement très fréquent.
L’industrie nourrit donc son propre développement. Exemple : l’industrie anglaise, finance
elle-même l’essentiel de sa mutation. Il faut attendre l’ère des chemins de fer et de l’industrie
lourde pour que des capitaux extérieurs soient nécessaires. Le système bancaire doit alors
s’adapter pour répondre à ces nouveaux besoins en termes d’investissement => cela se passera
plusieurs décennies après le décollage industriel.
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D/ Le rôle du contexte politique et socio-économique


a) Un facteur religieux ?
- Aux EU, l’industrialisation repose en partie sur une éthique puritaine et un « darwinisme
social » => les meilleurs feront fortune et élimineront les autres => c’est « l’évangile de la
richesse ». Profit et religion sont donc liés. Pour John Davison Rockefeller, (1839-1937)
l’industriel américain réputé pour avoir été l’homme le plus riche du monde grâce au pétrole :
« gagner de l’argent est un don de Dieu comme l’instinct artistique, musical ou littéraire. »

- Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, (1905) établit un lien
entre religion protestante et esprit d’entreprise, entre niveau d’instruction et développement
économique. De la religion protestante puritaine (le calvinisme) aurait surgi une mentalité
économique rationnelle et moderne : le capitalisme => le travail dure et austère est le but
véritable de la vie. Entreprendre et rechercher la réussite sont des signes de l’élection divine
(les Calvinistes croient en la prédestination). Le profit et la réussite sont vécus comme un
devoir divin (alors que le luxe et la débauche sont condamnables). Max weber montre que les
protestants ont été les premiers à se lancer dans les affaires capitalistes en respectant des
valeurs puritaines : goût pour l’épargne (permettant l’accumulation de capital), pour l’effort,
pour la lecture (de la Bible) et donc la réflexion intellectuelle…

- Pourtant Weber ne prétend pas que l’éthique calviniste soit la condition nécessaire et
suffisante à l’avènement du capitalisme britannique. D’autres facteurs expliquent aussi la
mutation fondamentale des valeurs et des mentalités des Anglais dès le début du 18e siècle :
➢ Un Etat nation moderne et efficace
➢ une monarchie constitutionnelle stable et assez démocratique,
➢ une politique gouvernementale qui reconnait le profit individuel et le développement
économique comme un objectif suprême...
➢ les progrès de la science et de l’esprit rationaliste
On peut douter de la causalité mise en évidence par Weber : protestantisme et capitalisme ne
sont peut-être pas cause et conséquence mais deux conséquences d’une même cause.

b) Facteurs idéologiques et culturels


- Eric Hobsbawm (né en 1917), historien marxiste anglais, dans L’ère des Révolutions,
(1962) pense que la Révolution industrielle est le fruit ultime des révolutions bourgeoises : si
elles ont juridiquement libéré l’individu en Angleterre, elles ont aussi contribué à asseoir la
domination du prolétariat par la classe dirigeante bourgeoise. Cette libération de l’individu lui
apparait comme un facteur essentiel qui a permis l’émergence de la Révolution industrielle.
Auparavant déjà, les physiocrates français (Quesnay), les libéraux britanniques (Adam
Smith), les philosophes allemands (Kant) ont glorifié l’individualisme, le libéralisme,
l’initiative et la liberté de circulation => préparation de l’éclosion du capitalisme industriel.

- Si ces facteurs politiques, idéologiques ou culturels ont sans doute joué un rôle non
négligeable, il ne faut pas pour autant les considérer comme suffisants. En fait, la croissance
industrielle ne résulte pas d’une série de modernisations sectorielles (progrès successifs dans
l’agriculture, puis la démographie, puis le commerce extérieur, puis le capital accumulé, puis
la technique…) mais comme une croissance d’ensemble qui lie tous les progrès de façon
« irréversible et inter reliée » (Fernand Braudel : Le Temps du monde, 1979.) Il existe donc
un faisceau convergent d’éléments favorables à la Révolution industrielle.

2) les véritables moteurs de la Révolution industrielle


A/ Une économie de marché
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- Douglas North (né en 1920) économiste américain, prix Nobel d’économie en 1993, montre
dans son étude sur La Croissance économique des USA, 1790-1860, (1961) que le capitalisme
suppose d’abord une économie de marché => il propose un modèle de croissance de type
néoclassique => la croissance n’est possible que si les agents économiques coopèrent et les
institutions créent un environnement favorable aux échanges. D’après lui, le marché est le
moteur essentiel du changement économique. A l’origine de la Révolution industrielle
américaine, il y a, non pas comme certains l’avaient prétendu la guerre civile, mais l’appel du
marché, c'est-à-dire la croissance accélérée de la demande à partir de 1750 (au contraire la
guerre a interrompu le processus de croissance déjà engagé). Cette extension du marché
s’effectue d’abord à l’intérieur du pays (importance de la croissance démographique).

- L’Angleterre à la fin du 18e siècle offre l’exemple d’un marché de type nouveau : le plus
grand marché homogène du monde avec 2 caractéristiques fondamentales :
➢ Une circulation aisée => l’Angleterre des années 1760 – 1800 ne connait déjà plus
les douanes intérieures (qui ralentissent la circulation dans les autres pays européens
et en augmentent les coûts comme c’est le cas dans la France d’Ancien Régime).
L’Angleterre dispose également d’un bon réseau de voies de communication (canaux
et routes) => rapide intégration des campagnes à l’économie de marché.
➢ Une consommation de masse : origine => hausse constante des revenus d’une
grande partie de la population. Exemple : progression des salaires pour la main
d’œuvre non qualifiée, 20% à Londres et 50% dans certaines régions comme le
Lancashire en valeur nominale. Le revenu moyen britannique est le plus élevé
d’Europe au début du 19e siècle : Anglais et Gallois sont les mieux alimenté
d’Europe (pain blanc, viande, produits laitiers).
Pouvoir d’achat en hausse + structure sociale plus égalitaire = augmentation de la
demande globale de biens de consommation (chaussures en cuir, habits en laine puis
en coton, meubles…) => début de standardisation des biens de consommation.
Jean Pierre Rioux, historien français né en 1939, écrit dans La Révolution industrielle,
(1999) :« au marché ancien où les produits de luxe sont absorbés par une minorité de
privilégiés se substitue le marché moderne de masse, géographiquement et socialement
étendu » => il existe un modèle britannique de consommation.

- Mais l’appel du marché vient aussi de la demande extérieure, c'est-à-dire de la conquête


par l’Angleterre des vastes marchés coloniaux ou européens. L’Etat encourage cet essor
commercial par la suppression des droits à l’exportation. Le RU dispose d’une flotte de
voiliers très perfectionnés, de ports bien aménagés (Londres, Liverpool), de compagnies
commerciales efficaces => maitrise des débouchés commerciaux en Europe d’abord puis
ensuite en Amérique, Afrique, Orient, Extrême-Orient. Le marché chinois et surtout le marché
indien ouvrent aux produits britanniques des perspectives sans précédent => véritable
explosion de la demande (exemple : les cotonnades).
B/ Innovations et profits
- Face à la demande croissante, les entrepreneurs ont réagi en augmentant la production dans
le cadre des structures traditionnelles (par le domestic system). Mais rapidement, cela n’a pas
suffi : le goulot d’étranglement de la fin du 18e siècle va susciter une vague d’innovations
technologiques destinée à :
➢ économiser la main d’œuvre,
➢ réduire les coûts
➢ satisfaire la demande par l’augmentation de la production.

- L’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950) explique dans Théorie de


l’évolution économique (1912), que la conjoncture économique des pays est en étroite relation
avec l’innovation. Elle peut prendre différentes formes :
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➢ de nouvelles énergies (charbon), de nouvelles matières premières (coton)


➢ de nouvelles méthodes de production (mécanisation)
➢ de nouveaux produits (engrais chimiques)
➢ de nouveaux procédés commerciaux
➢ de nouveaux débouchés (colonies)
➢ de nouvelles formes de gestion des entreprises (Konzern en Allemagne : concentration
de secteurs d’activités et d’entreprises).
Les innovations se généralisent par diffusion => croissance cyclique (la Révolution
industrielle n’est pas uniforme ni linéaire => au RU, la croissance de la fin du 18 e siècle
repose d’abord sur la diffusion de la machine à vapeur et du métier à tisser. Cette croissance
s’essouffle mais est relancée dans les années 1840 par la construction du chemin de fer et
l’essor de la sidérurgie. Elle s’essouffle à nouveau dans les années 1870 (le pays est
complètement équipé). Les innovations des années 1890 (électricité, moteur à explosion)
génèrent une croissance nouvelle => innovation = réponse à une conjoncture déprimée ou à
un goulot d’étranglement.

- Les entrepreneurs acceptent le risque de l’innovation, de l’aventure technologique parce


qu’ils sont stimulé par la recherche du profit (parfois important) => naissance de l’industrie
cotonnière modernisée et mécanisée (factory system). L’expérimentation et les innovations
s’appliquent à grande échelle et provoquent à leur tour des percées technologiques en chaine
=> généralisation de la mécanisation.

Conclusion : trois piliers de la dynamique de la croissance :


➢ l’économie de marché,
➢ l’innovation technique
➢ la recherche du profit.
La société entière est attirée par l’enrichissement. Plus que les capitaux ou les prix, c’est le
marché, intérieur et extérieur, avec ses profits, ses appels, ses pressions qui devient l’élément
moteur. Pour Jean Pierre Rioux : « Pour accroitre la productivité et la rentabilité de la main
d’œuvre et des capitaux, un pari est nécessaire, un saut dans l’inconnu. L’accumulation des
forces productives nouvelles est telle que des goulots d’étranglement se forment. Seules les
révolutions des techniques permettront l’envol vers le profit accru du capitalisme industriel ».
De plus, la notion de « Révolution » industrielle peut être remise en cause par la relative
lenteur des changements : les évolutions, même précoces, s’étalent dans le 19e siècle. Enfin,
les anciennes formes de production (domestic system) se maintiennent au moins jusqu’à la
Grande Dépression de 1873 à 1896 => dualité de l’économie du 19e siècle.

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