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FLASH BACK.

LES PIONNIERS DU CINÉMA EN GRÈCE


Nikos Théodosiou1

(Ce texte a paru dans le n°32 – 2009- de la revue francophone Desmos/Le Lien)
En remontant aujourd’hui Panépistimiou ou Stadiou, les deux artères centrales d’Athènes,
on ne voit plus les énormes affiches géantes à l’entrée des cinémas, les files de
spectateurs impatients, les limousines rutilantes des hommes politiques et des stars qui
venaient aux premières. Les cinémas ont disparu, et à leur place, on a construit des
immeubles sans personnalité. Un ou deux seulement ont subsisté pour rappeler la
splendeur des cinemas de la ville, dans les années 60, au point qu’on a dit que c’était la
capitale la plus «fan de cinéma» de l’univers. Et cela, même l’ UNESCO le confirme! Dans
une étude de 1964 sur les habitudes cinématographiques dans le monde, on constate que
dans toutes les grandes villes, 4 habitants sur 10 vont au cinéma une à deux fois par
semaine, alors qu’à Athènes, c’est deux à trois fois.

Tout a commencé un soir d’hiver de novembre 1896, quand une dizaine de lumières
éclairèrent une pancarte devant un immeuble vide, avec une enseigne française,
incompréhensible pour la plupart: “Cinématographe Edison”. Fin mars-début avril de
cette année, les premiers Jeux olympiques contemporains eurent lieu à Athènes. Ce fut un
événement international important qui a redoré le blason de la capitale grecque éprouvée
par des inondations catastrophiques.

C’est alors que, dans un espace à louer, en rez-de-chaussée du quartier de Sigrou, rue
Kolokotronis, à côté de la place Syntagma, on a suspendu l’écriteau portant l’inscription:
«Cinématographe Edison».

De novembre 1895 où eut lieu à Berlin la première projection payante des frères
Skladanovski (en décembre, ce fut à Paris avec les Frères Lumière) jusqu’en novembre de
l’année suivante, où le cinéma est arrivé dans la lointaine Kobé au Japon, il ne restait pas
un pays sur la planète qui n’ait subi l’assaut de ce nouvel art. Cela aurait été curieux qu’il
ne soit pas arrivé en Grèce.

La première projection à Athènes, le 29 novembre 1896, était destine aux universitaires et


aux journalistes. C’est après que commencèrent les projections pour le public qui durèrent
environ un mois. Bien que le billet fût cher, (2,20 drachmes au début puis 2), il y eut
beaucoup de monde. Estimant qu’il y avait seize représentations par jour, cela veut dire
qu’au total, il y eut environ 400 projections, événement remarquable. 2

Naturellement, personne ne s’évanouit à l’heure des projections, personne ne prit de


pierres pour les jeter sur l’écran démoniaque, on ne vit pas non plus de popes brandir leur
encensoir comme le relatent certains historiens. Les Athéniens reconnaissaient que ce
qu’ils voyaient n’était rien d’autre que des photographies en mouvement; c’est pourquoi,
le première appellation donnée au cinéma fut «cinématofotographe». Le terme
cinématographe bien que grec, est venu de France!

1
Nikos Théodosiou est réalisateur et historien du cinéma. Ce texte est traduit par Hélène Belleville.
2
Les projections, selon le journal Asty avaient lieu de 9h30 à midi, puis de 14h à 18h, enfin de 20h à 22h. Chaque projection
durait une demie heure. [Toutes les notes sont de l’auteur]
En revanche, malheureusement, dans aucune des ces publications et dans tout ce qui a
suivi, il n’est fait mention du nom du cinéaste ambulant qui a apporté le cinéma à
Athènes. C’était probablement un Français, comme l’attestent différentes sources. À cette
époque, de nombreuses troupes venaient de France pour donner des representations. 3

À peu près au même moment que les Athéniens, les Grecs de Smyrne ont vu le
cinématographe pour la première fois. Cela s’est passé le 10 décembre au Club du cercle
musical Apollon.

Deux mois plus tard, fin février 1897, la première projection eut lieu à Samos. Il est bien
possible que ce soit le même cinéaste qui se soit déplacé apportant le spectacle original,
vers les villes développées de l’Égée orientale. Dans ce cas, nous avons son nom: Lebel!
Il a été cité dans une publication du journal Fos de Samos, une île qui jouissait alors d’un
statut privilégié d’autonomie dans l’empire ottoman.

Les projections avaient lieu dans la salle du cours de danse et le gouverneur de l’île lui-
même honora de sa présence l’une d’entre elles. Le journal Fos précise qu’il y avait les
représentations séparées pour les femmes et enfants et pour les hommes, avec un billet au
prix assez modique: 3 piastres seulement. 4

Thessalonique suivit. La première projection eut lieu le 3 juillet 1897 à la brasserie I


Tourkia. L’événement est relaté dans une petite nouvelle dans le Journal de
Thessalonique qui note: «les étranges photographies,vivantes, de cette invention
originale se déroulaient devant un public médusé, qui n’a cessé un instant de
s’émerveiller d’un spectacle aussi séduisant». La mention des endroits parisiens
représentés dans les films nous laisse supposer que c’étaient les films Lumière.

Le premier Grec qui s’intéressa à l’acquisition d’un appareil cinématographique des


inventeurs français, fut Thodoros Vafiadis, photographe connu de Constantinople.
Les industriels français lui fournirent du matériel photographique qu’ils fabriquaient dans
leur usine de Lyon. Mais les Lumière refusèrent de lui donner des machines, et ainsi le
photographe grec n’a pas réussi à être le premier cinéaste des Balkans. 5 Ce titre a été
donné aux frères Manakis d’Avdela (région de Grèvèna), qui ont commencé à filmer en
1905.

La guerre gréco-turque de 1897, une guerre malheureuse pour la Grèce, aux conséquences
désastreuses pour la vie économique et sociale, a interrompu la tentative de
développement du cinéma mais pas pour longtemps. Seulement deux ans. En 1899, on
rencontre pour la première fois les frères Psychoulis de Volos, les premiers Grecs qui
essayèrent avec beaucoup de persévérance de pratiquer le métier de cinéaste ambulant. Ils
donnent des représentations au théâtre Variété à Athènes, au théâtre Tsocha au Pirée et
dans plusieurs villes de province, en particulier à Ermoupolis à Syros. Le spectacle qu’ils
présentaient, comme le relate la presse locale, n’est pas totalement cinématographique
mais le cinéma vient en supplément d’une séance de marionnettes de type Holden. Même

3
Fos, 2 mars 1897, cité par Eleni DIMA «Le cinématographe à Samos, 1897-1942», dans le périodique Apoplous, vol. 18-19-20,
Samos, hiver 1999.

4
Dans le journal Théatis du 2 février 1938, il est écrit qu’ «un entrepreneur français de spectacles, qui avait un théâtre de
marionnettes et d’autres spectacles, a présenté en même temps des films. Et le spectacle entier a fait alors des tournées dans les
villes les plus importantes de Grèce.»

5
BOURSAK Evren, «Τα πρωτα βήματα από το 1895 εως το 1923 » [Les premiers pas de 1895 à 1923], revue Kinimatographos kai
Epikinonia, mai-juin 2000.
spectacle du 1 au 11 mai de la meme année à Patras, manifestement par les mêmes
cinéastes.

Début 1900, les frères Psychoulis proposent les premières experiences


cinématographiques aux habitants des grandes villes de Thessalie, mais sont confrontés à
la première censure à Trikala, où le policier Dialetis, qualifiant de peu respectueux et
scandaleux le film qui présente une baigneuse, essaya d’interdire les représentations, sans
succès. 6

Mais la première projection importante en Grèce a eu lieu à Syros l’été de cette même
année par un cinéaste ambulant étranger dont nous ne connaissons même pas la
nationalité. Son importance consistait dans le fait que pour la première fois, le cinéma se
présentait comme un spectacle autonome, accompagné par la musique d’un phonograph
et pour la première fois annoncé par des affiches.

Le programme du premier jour (29 juillet 1900) en particulier nous donne une image
complète de chacun des spectacles. Les films, au nombre de vingt, sont présentés en trois
parties, de manière visiblement à ce qu’il y ait une correspondance avec les actes d’une
pièce de théâtre. À la moitié du film, c’est-a-dire au moment où il faut changer la bobine,
on projetait à l’aide d’une lanterne magique, des diapositives en verre.

«Les merveilles de M. Edison» ainsi qu’on appelait les representations de cinéma, étaient
présentées en plein air au cinéma Orfeus dans le quartier chic de Vaporia, et duraient
environ une semaine. Comme le programme des film changeait chaque jour, on peut
estimer que le cinéaste avait avec lui plus d’une centaine de films, la plupart des
productions américaines. En mars 1901, pour une dizaine de jours, le «cinématographe
électrique français» de M. Continsouza donne des représentations au theatre municipal du
Pirée; il se distingue, entre autres, par un fait rare: il est dirigé par une femme.

« … le cinématographe électrique français sous la direction de Continsouza est


considéré comme le plus achevé et le plus curieux cinématographe arrivé jusqu’à
aujourd’hui en Grèce. Ce cinématographe est dirigé par une dame française…»

La référence à M. Continsouza ne veut pas dire que l’inventeur français est venu au Pirée.
Simplement, le cinéaste ambulant utilisait pour les projections une machine qui avait été
fabriquée dans son usine. Dans une publication du journal Chronografos (10 mars), on
apprend que le cinema du théâtre municipal constituait une partie d’un spectacle de
variétés françaises.

Les Piréotes virent «le métro de Paris, un panorama de rails de chemin de fer, des
exercices de tir, le prestidigitateur Koutson, le rêve comique » et encore la place de Paris,
un grand ballet, un comique hypnotiseur, des execices de l’armée de terre, une corrida,
etc.

Depuis 1904, l’été des projections ont lieu régulièrement sur la place Syntagma aussi bien
qu’à Zappeio, mais on ne peut pas parler de cinémas permanents. En tous cas c’est à ce
moment là que se développe un duel cinématographique original: à Syntagma on projette
le film connu de G. Méliès, Voyage sur la lune, alors que le cinéma de Zappeio
contrattaque avec «Un cinéma dernier cri» qui présente La Bataille du fleuve Yalos et sa
traversée par les Japonais !

6
Maroula KLIAFA, Τρίκαλα από τον Σειφουλά έως τον Τσιτσάνη, tom. 1, Athènes, Kedros, 1996, p. 196.
C’est l’époque où de plus en plus de Grecs décident d’entrer dans l’aventure du cinéma
proposant le nouveau spectacle dans les régions les plus reculées. Des premiers cinéastes,
nous n’avons que peu d’éléments. Nous avons quelques informations seulement pour les
premières projections à Chalkida, Tripoli, Pyrgo, Florina et autres.

Le 30 juin 1906, les habitants de Chalkida voient au théâtre de plein air Palloiria les
images des Jeux olympiques intermédiaires qui eurent lieu à Athènes quelques mois plus
tôt. L’appareil de projection est manié par un forain du nom de Marsiet. Ce technicien
français accompagne l’entrepreneur du théâtre Apostolos Kondaratos. Tous deux
souhaitent, selon le journal Athèna, faire, dans tout l’Orient la promotion des Jeux
olympiques.

Le 23 novembre 1906, au Panorama d’Athènes (au croisement des rues Stadiou et


Ofthalmiatreiou) arrive le «kinimatofonon», la première version du cinéma parlant qui
tente de synchroniser la projection des images avec une musique venant d’un
gramophone.

Mérite une mention spéciale la demande du technicien P. Papazoglou au curateur


ecclésiastique grec de l’administration turque de Kozani, pour lui déliver une autorisation
de projection, soulignant la place tenue par l’église comme autorité suprême en matière
de cinéma!

Mais tandis que les bourgs et les villages se satisfont des projections des ambulants, les
villes rêvent de bâtir des salles de cinéma permanentes. Thessalonique est la première
ville à construire son cinéma en 1903. L’acteur et homme de théâtre Ploutarchos
Ibrochonis, qui possédait le theatre de variété Olympia, en bord de mer, s’est associé au
photographe Letmer. Celui-ci était allé en Europe et avait rapporté des appareils de
projection. C’est ainsi que l’Olympia est devenu le premier cinéma de la ville. Bien plus
tard, à l’automne 1908, le premier cinémathéâtre s’est ouvert à Athènes. Le Théâtre du
monde, ainsi appelé, était situé à l’angle de Stadiou et G. Stavrou.

Volos a suivi avec la construction de son propre cinéma d’hiver et de plein air, dénommé
Argilla du nom de son propriétaire. En 1913, à Passalimani, au Pirée, la première salle est
construite par Y. Synodinos qui le baptise Olympia; il deviendra plus tard le Capitole. Il
avait devancé, quelque dix ans plus tôt, la transformation du café Versalia en cinéma du
meme propriétaire qui, de cafetier est devenu un cinéaste entreprenant.

À Athènes, en 1914, sur Stadiou, est érigé le cinéma Attikon, un cinema luxueux destiné à
attirer les classes aisées. C’est le signe le plus marquant que le cinéma a pris racine pour
de bon en Grèce.

Comme cela a été dit, le premier quart du XX siècle a été la période la plus difficile pour
le développement du cinéma compte tenu des conflits armés et des guerres qui se sont
succédé les uns après les autres: guerres balkaniques, Première Guerre mondiale,
campagne d’Asie mineure puis Grande catastrophe. Et cependant, il y eut une brusque
augmentation des cinémas car ce nouvel art dynamique était de nature à séduire et attirer
totalement surtout les couches populaires.

Andréas Chrysanthis décrit bien la situation dans le journal Athinai:


«Le cinéma a infesté littéralement la capitale mais aussi les villes importantes de
province ». Il poursuit en donnant la juste mesure du divertissement recherché par le
«néo-hellène» en ce premier quart de siècle. « C’est le premier, sinon le divertissement
exclusive de la société grecque».

En 1926, selon des statistiques, il y avait 71 cinémas en Grèce: 13 à Athènes, 6 au Pirée, 7


à Thessalonique, 5 à Kavala, 4 à Volos, 3 à Chania, 2 à Herakleion, Corinthe, Kalamata,
Lamia, Mytilène, Xanthi, Patras, et un à Agrinio, Argostoli, Amaliada, Argos, Aigio,
Alexandroupoli, Gargalianoi, Drama, Edessa, Ioannina, Komotini, Kerkyra, Preveza,
Pyrgos, Syros, Samos, Trikala, Tirnavo et Chios. Ces statistiques sont certainement
incomplètes mais ells donnent une idée de la rapidité avec laquelle les salles de cinéma se
sont développées. Ce sont surtout les grandes villes et les bourgs qui ont leur cinéma,
certaines plus qu’un seul d’ailleurs

Le courant ascendant a continué les années suivantes avec un point culminant dans les
années soixante… où est arrivée la télévision. Et tout est devenu un souvenir nostagique.

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