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Temporalité, spatialité, corporéité dans la psychose, selon Eugène Minkowski

l'Information Psychiatrique. Volume 79, Numéro 5, 395-401, Mai 2003, CLINIQUE

Résumé Summary

Auteur(s) : Jean-Claude Marceau, 10, rue Hussenet, 93110 Rosny-sous-Bois.

Résumé : L’extrême attention qu’Eugène Minkowski porte à la clinique le conduit, par un « retour aux choses
mêmes », à adopter une méthode d’investigation phénoménologique des troubles mentaux. Ses analyses du
« vécu » de ses malades révèlent alors toute l’importance des altérations de la temporalité, de la spatialité et de la
corporéité dans les psychoses, ouvrant par là même la voie à l’analyse existentielle et aux approches structurales
de la personnalité.

Mots-clés : Minkowski, psychose, phénoménologie, temporalité, spatialité, corporéité, hallucinations.

ARTICLE

Auteur(s) : Jean-Claude Marceau*

* 10, rue Hussenet, 93110 Rosny-sous-Bois


La clinique, tel pourrait être le maître mot de la pensée d’Eugène Minkowski dans son approche de la
psychopathologie. Nul mieux que le malade ne saurait, en effet, nous enseigner sur les troubles de l’âme. C’est
d’être affecté, lors de sa rencontre avec lui, par son mode d’être-au-monde que le clinicien, par le regard et par
l’écoute, en vient à dessiner la forme d’une existence en souffrance, dont la saisie conditionne tout effort
psychothérapeutique. Loin de tout empirisme, usant librement des concepts philosophiques, Minkowski pratique
une méthode phénoménologique marquée par « le retour aux choses mêmes » dans l’abord de ses patients. Les
phénomènes de temporalisation et de spatialisation, étroitement liés entre eux dans la psychose, requièrent dès
lors toute son attention. La façon dont les malades se situent par rapport à la flèche du temps, dont ils investissent
l’espace du corps propre et du monde ambiant, constitue autant d’indices du processus à l’œuvre chez eux,
préfigurant ce que Binswanger [2] conceptualisera comme des « directions de sens » de l’existence. Les écrits de
Minkowski méritent donc qu’on s’y attarde de par la finesse clinique qu’ils recèlent, tout comme ils retinrent
l’attention critique du jeune Lacan [4] dans sa thèse de 1932 ou encore celle de Ronald Laing [5], qui reconnurent
en lui un très grand clinicien.

La méthode phénoménologique et son abord de la folie


Pour Minkowski, la description aussi minutieuse que possible de ce qu’éprouve le sujet malade ne peut suffire à
définir la méthode phénoménologique. Dans sa Psychopathologie générale, Jaspers [3] met l’accent sur la
subjectivité en opposant la psychopathologie objective et la phénoménologie. Cette dernière vise à nous
représenter les phénomènes de la vie psychique morbide au moyen notamment des confidences des malades.
Mais, ce faisant, elle ne dépasse guère le plan de la simple description. Aussi, Minkowski considère-t-il Jaspers
comme très peu phénoménologue : « Un journal intime, ni pour celui qui l’écrit ni pour celui qui le lit, pour riche en
enseignements psychologiques qu’il soit, n’est encore une donnée phénoménologique. C’est un document humain,
mais ce n’est point encore un document phénoménologique. Pour cela, il faut qu’un acte particulier vienne s’y
ajouter en permettant dès lors d’exploiter ces données sous l’angle phénoménologique » [8].
Deux ouvrages philosophiques majeurs, Nature et formes de la sympathie de Max Scheler [12] et Essai sur les
données immédiates de la conscience d’Henri Bergson [1], marquent profondément son œuvre. Ce qui importe
pour Minkowski, lorsqu’il est question de phénoménologie en psychopathologie, c’est « l’attitude que nous
adoptons à l’égard des faits en présence desquels nous sommes placés » [8]. D’une part, « la connaissance
phénoménologique ne vient point, ni du malade ni de nous-mêmes, mais se situe, pour ainsi dire, entre les deux »
[8] ; autrement dit, ce sont les relations particulières entre le moi et le toi que supposent les confidences qui
importent avant tout. D’autre part, une telle connaissance suppose le dépassement de la simple observation pour
atteindre « la vision des essences », celle-ci renvoyant tout autant aux données immédiates de la conscience de

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Bergson qu’à la phénoménologie de Husserl, que Minkowski situe très près l’une de l’autre : « Les “données
immédiates” ne veulent rien dire d’autre que revenir, après avoir surmonté toute connaissance médiate, vers le
fondement, vers la source même de la vie, et en même temps vers la vision première des choses qui en émane »
[8].

Notre vie et notre activité se trouvent en effet gouvernées par une série d’oppositions, l’intuition et l’intelligence, le
vivant et le mort, le fluant et l’immobile, le devenir et l’être, le temps vécu et l’espace, que nous pouvons ramener
aux deux principes fondamentaux du clos et de l’ouvert, dont Minkowski souligne l’importance primordiale pour la
psychopathologie : « Au “clos” de la folie qui par essence exclut l’individu de la communauté des vivants, s’oppose
l’épanouissement, “l’ouvert” non pas tant d’individus isolés que de la vie elle-même » [8]. La notion de vie, chez
Minkowski, se refère avant tout à l’expérience vécue et sa pensée présente plus d’affinités avec la « durée vécue »
de l’Essai sur les données immédiates de la conscience qu’avec l’« élan vital » de l’Évolution créatrice, dont
l’infléchissement biologisant inspire à la même époque les travaux de von Monakow et Mourgue. Aussi, les
conceptions philosophiques de Minkowski demeurent-elles très proches de celles de Scheler, définissant comme
suit la phénoménologie : « La première qualité essentielle que doit avoir une philosophie fondée sur la
phénoménologie, c’est l’échange vécu le plus vivant, le plus intensif, le plus direct avec le monde même et en
particulier avec les choses qui se donnent elles-mêmes dans l’acte-du-vivre. Il faut que la lumière de la réflexion
n’éclaircisse que ce qui est “là” dans ce contact le plus dense et le plus vivant » [6]. Or, précisément, l’idée du
contact et de ses avatars est au centre des considérations de Minkowski sur « le phénomène de la folie » [10].
C’est à dessein qu’il emploie ce terme de « folie », dénué de signification précise sur le plan médical, pour lui
restituer son caractère humain : « Ce phénomène fait partie de la vie. Sa possibilité en est même une partie
constitutive, il nous frôle et virtuellement nous semblons porter cette possibilité en nous ; il ne vient point
uniquement de l’extérieur ; il nous est “familier” » [10].

Rien pourtant ne lui semble plus éloigné de la phénoménologie qu’une philosophie de l’expérience intime. Bien au
contraire, « la psychopathologie, écrit-il, prend de nos jours de plus en plus rang parmi les disciplines
“anthropologiques” » [10], autrement dit, « elle procède de la rencontre humaine » [10]. Car, pour Minkowski, les
phénomènes psychiques ne sont pas confinés dans l’intériorité d’un sujet mais ont une portée structurale ou
« cosmique » À l’encontre de l’opinion courante selon laquelle les données primitives ne peuvent se rapporter
qu’au moi, il conçoit celui-ci d’emblée en connexion étroite avec le non-moi et l’univers entier : « Avant de me
limiter à mon propre moi, je me vois être ou mieux vivre dans le monde » [11]. Et c’est parce que « nous
ressortissons tous par essence à la contexture générale de la vie » [11] que la vie psychique d’autrui nous devient
accessible. Les phénomènes se rattachant au moi, qu’il s’agisse par exemple de sensations, de perceptions ou de
sympathie, ont un caractère à la fois immanent et transcendant, étant orientés selon une double direction : « L’une
de ces directions est de nature plus concrète, autour du moi, elle dessine l’ambiance ; l’autre est de nature plus
générale et idéale par dessus le moi, elle trace la contexture générale de la vie » [11].
Minkowski conçoit la psyché non pas à partir de l’opposition entre une extériorité et une intériorité mais comme la
mise en rapport d’une dimension spatiale et d’une dimension temporelle, dont nous trouvons d’origine dans l’Essai
sur les données immédiates de la conscience : « L’extériorité est le caractère propre des choses qui occupent de
l’espace, tandis que les faits de conscience ne sont point essentiellement extérieurs les uns aux autres, et ne le
deviennent que par un déroulement dans le temps, considéré comme un milieu homogène » [1]. L’aliénation
mentale, pour Minkowski, ne saurait donc être appréhendée à partir d’une description des symptômes qui s’en
tiendrait au plan empirique. Il nous faut bien plutôt envisager comment s’établit la solidarité du moi et du monde
chez le malade. Le phénomène d’aliénation dévoile dès lors des aspects structuraux méconnus de notre vie
quotidienne : « Le pathologique, en nous montrant que le phénomène du temps et probablement aussi celui de
l’espace se situent et s’organisent dans la conscience morbide autrement que nous les concevons d’habitude, met
en relief des caractères essentiels de ces phénomènes » [7].

Nous ressentons le besoin de revenir vers l’humanité de l’être souffrant, vers


une « psychopathologie du pathologique ». L’œuvre d’Eugène Minkowski,
fondateur de la psychiatrie phénoménologique en France, membre bâtisseur
de « l’évolution psychiatrique », psychiatre errant ayant passé, pour avoir dû
émigrer, sa thèse de médecine en allemand, en russe et en français, nous
laisse alors des outils précieux.

Diagnostic par pénétration et principe du double aspect


La psychopathologie, comme discipline anthropologique, procède de la rencontre humaine. Le diagnostic pour
Minkowski, dans la perspective phénoménologique qui est la sienne, n’est pas sans évoquer le praecox gefühl
décrit par Rümke dans la schizophrénie : « Assis en face de mon malade, écrit-il, je note soigneusement ses

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propos. Je m’efforce d’en pénétrer le mystère. À un moment donné, parfois à propos d’une seule phrase,
brusquement, sans que je sache trop comment, la lumière se fait : j’ai la certitude d’avoir saisi sur le vif l’ensemble,
de me trouver en présence du trouble fondamental, du trouble générateur qui, à l’instar d’une pierre angulaire,
porte tous les autres tels qu’ils s’étalent à la surface et peuvent être l’objet d’une description » [8].
Cette perception de l’essence du trouble met en jeu une dimension anthropologique en ce qu’elle dégage la
structure spatio-temporelle de la vie psychique du malade. Là où Jaspers met l’accent sur les jugements faussés
rencontrés dans le phénomène délirant, Minkowski s’attache moins au contenu des idées délirantes qu’à la
conviction toute particulière qui les accompagne. Pour lui, « ce n’est pas tant l’idée que cette conviction qui est
délirante. C’est elle qui détermine le caractère propre du phénomène, et en second lieu seulement se pose la
question de savoir pourquoi cette conviction délirante se fixe maintenant sur des idées fausses » [9]. Le délire est
donc tout autre chose qu’un simple trouble du jugement. La clinique nous enseigne d’ailleurs que les délires de
jalousie ou de persécution peuvent fort bien comporter un prétexte réel sans que l’attitude soit moins délirante pour
cela.
La méthode phénoménologique obéit au « principe du double aspect ». Face à la barrière apparemment
infranchissable que la conviction délirante oppose à notre entendement, elle s’efforce d’aborder cette conviction et
les thèmes par lesquels celle-ci s’exprime en les ramenant non plus à des événements de la vie courante mais à
des phénomènes fondamentaux de la vie dans leur portée structurale, en dégageant des corrélations essentielles
entre ces phénomènes. L’aspect idéo-affectif ou idéo-émotionnel du trouble s’exprime dans le langage habituel à
l’aide d’émotions et d’idées ayant cours dans la vie des événements de tous les jours. À ce niveau, nous pouvons
établir avec le malade un rapport idéique et un lien de sympathie. Et c’est au travers de cette relation que nous
pouvons saisir l’aspect phénoméno-structural ou spatio-temporel du délire, c’est-à-dire la structure particulière de la
vie de ce malade par rapport au temps et à l’espace vécus.
La méthode phénoménologique telle que la conçoit Minkowski privilégie dès lors l’étude approfondie de cas
particuliers puisque les connaissances acquises à leur sujet les dépassent d’emblée dans leur portée. « L’effort
phénoménologique, centré sur les caractères essentiels, ne dépend nullement du nombre des cas examinés » [8].
À l’inverse, nous voyons les divers syndromes mentaux se répéter d’un individu à l’autre avec une très grande
régularité comme s’ils étaient dans leur formation soumis à une loi. À l’encontre toutefois de la psychiatrie
objective, qui voit dans le syndrome une collection de symptômes isolés plus ou moins constants, la
phénoménologie s’efforce de « pénétrer par delà les éléments idéiques et mêmes les facteurs émotionnels d’un
syndrome, jusqu’à la structure intime de la personnalité morbide qui leur sert de charpente » [7]. C’est là la notion
de trouble générateur : « Le syndrome mental, écrit Minkowski, n’est plus pour nous une simple association de
symptômes, mais l’expression d’une modification profonde et caractéristique de la personnalité humaine tout
entière » [7].

La mélancolie et la subduction mentale morbide dans le temps


Dans Étude psychologique et analyse phénoménologique d’un cas de mélancolie schizophrénique, Minkowski
rapporte l’observation, chez un homme âgé de 66 ans, d’un délire mélancolique accompagné d’idées de
persécution et d’interprétations très étendues. Le malade manifeste des idées de ruine, de culpabilité, de châtiment
imminent et de persécution, auxquelles viennent se joindre des interprétations reposant sur ce qu’il appelle
lui-même « la politique des restes » : tous les restes, tous les déchets, dans l’univers entier, sont mis de côté pour
lui être introduits un jour dans le ventre. L’intérêt de cet article est surtout d’ordre méthodologique dans la mesure
où il dégage et illustre à travers un cas clinique le principe du double aspect.
Dans un premier temps, Minkowski commence par recenser les faits d’ordre psychologique. Il se livre à une
description minutieuse des symptômes, rapportant l’alternance de deux attitudes différentes chez le malade, où
tantôt c’est l’élément dépressif qui domine, tantôt c’est le côté délirant et interprétatif. Il relève les rapports différents
du malade avec l’ambiance au cours de chacune de ces deux phases, l’attitude véhémente lors de la phase
délirante contrastant avec les plaintes et les gémissements de la phase mélancolique qui, en maintenant une
attitude de contact, constituent les dernières défenses de la syntonie. D’origine étrangère, le malade se reproche
de ne pas avoir opté jadis pour la France, ce qui constitue à ses yeux un crime impardonnable pour lequel les pires
châtiments l’attendent. À partir de cette idée de persécution initiale, Minkowski décrit l’extension du délire qui se
développe sous la forme envahissante d’interprétations multiples empruntant la forme de « la politique des
restes ». Cette description événementielle retrace l’aspect idéo-affectif du trouble.

Puis, dans un second temps, Minkowski examine ces données sous un angle phénoménologique en cherchant à
déterminer où se produit le décalage du psychisme du malade par rapport au nôtre. Analysant l’idée du châtiment
imminent chez celui-ci et l’impossibilité dans laquelle il se trouve de la critiquer, en dépit du démenti quotidien dont
elle est l’objet, Minkowski met en évidence chez son malade un trouble profond de l’attitude générale dans la vie à
l’égard de l’avenir. À partir d’une analyse extensive de la notion de temps telle qu’elle apparaît dans les divers
aspects de la vie du malade, il conclut que ce trouble ne saurait être la conséquence naturelle de l’idée délirante
relative à l’imminence du supplice, mais que c’est bien plutôt l’inverse qui se produit. Désespérant progressivement
de ne jamais voir évoluer l’attitude de son malade qui se maintient toujours identique à elle-même, les propos de

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Minkowski ne sont pas alors sans évoquer ceux de Husserl sur la continuité de l’expérience : « Ma pensée, écrit-il,
est avant tout empirique ; les faits ne l’intéressent qu’autant qu’elle peut baser sur eux la conduite future. Cette
propulsion vers l’avenir fait entièrement défaut à notre malade » [7]. Chez lui, l’avenir se trouve barré tandis que le
passé s’immobilise sous forme d’idées de culpabilité. Cette altération du vécu temporel qui se manifeste à travers
un fléchissement général de l’élan personnel constitue précisément ce que Minkowski appelle l’aspect phénoméno-
structural du trouble mélancolique.

Cette altération de la temporalité rend compte du défaut de syntonie ou du synchronisme vécu et permet de saisir
la constitution des idées de persécution car, là où l’élan personnel fléchit, « le devenir semble se précipiter en
entier sur nous, en force hostile qui ne peut que nous faire souffrir » [7]. C’est pourquoi le malade « bâtit le tableau
des interactions avec le monde ambiant uniquement sur le modèle du phénomène de la douleur sensorielle » [7].
La méfiance devient dès lors l’expression d’une attitude essentielle à l’égard de l’ambiance, laquelle prend l’aspect
d’un fond hostile sur lequel ne se profilent plus guère que des silhouettes : « ce ne sont pas en somme des
hommes vivants qui le persécutent : les hommes se sont transformés en persécuteurs et ne sont que cela ». Le
délire de persécution traduit chez le malade la défaillance du phénomène de hasard et de contingence, tout comme
la politique des restes marque une disproportion anthropologique entre l’espace et le temps vécus. Car la pensée
du malade n’est plus à même de s’arrêter à la portée individuelle propre à chaque objet, elle ne cesse de glisser au
suivant, fuyant vers l’infini. « La sphère de ses intérêts immédiats est illimitée dans l’espace, mais est barrée au
point de vue de l’avenir, la nôtre, par contre, est limitée dans l’espace, mais ne connaît pas de bornes dans
l’avenir » [7]. Ainsi, pour Minkowski, les idées délirantes ne sont pas de simples troubles du jugement mais elles
représentent « un essai de traduire dans le langage du psychisme d’antan la situation inaccoutumée en présence
de laquelle se trouve la personnalité qui se désagrège » [7].

L’automatisme mental de Clérambault et la subduction mentale morbide dans


l’espace
L’analyse du syndrome d’automatisme mental de Clérambault permet à Minkowski d’aborder une autre forme de la
subduction mentale morbide, cette fois dans l’espace. Les travaux de Clérambault ont trait au groupe des
psychoses systématisées hallucinatoires chroniques. Sous le nom d’automatisme mental, il décrit des phénomènes
que la conscience morbide n’arrive plus à rattacher à elle-même et qu’elle tend à attribuer à des causes extérieures
tels l’écho ou le vol de la pensée, l’énonciation des actes, les dialogues intérieurs, les hallucinations motrices ou le
sentiment d’influence. Deux points attirent plus particulièrement l’attention de Minkowski, à savoir « d’une part,
l’existence d’un trouble initial, d’un syndrome fondamental, et, d’autre part, une évolution, se traduisant par une
complication idéique graduelle, indépendante cependant du raisonnement conscient du sujet » [7].
Alors que, dans la description classique du délire chronique de Magnan, les idées de grandeur sont considérées
comme une conséquence logique des idées de persécution, à l’inverse, les conceptions de Clérambault
restreignent le rôle joué dans la genèse des idées délirantes par le raisonnement logique ou par le besoin causal
du malade, ce qui s’accorde bien davantage avec le caractère irréductible de ces idées, car « si le besoin causal
était à la base des idées délirantes, celles-ci devraient être accessibles à des arguments logiques et céder
facilement en leur présence » [7]. Minkowski n’admet pas pour autant les conceptions organicistes de Clérambault
et fait découler les idées délirantes, à l’instar de ce que nous avons vu pour la mélancolie, d’une modification
morbide qui atteint des phénomènes vitaux et les déforme, déformation que le malade exprime dans le langage
idéo-affectif courant en formant des idées délirantes irréductibles et inaccessibles au raisonnement.
Tout comme Clérambault, il restreint cependant le rôle des complexes affectifs dans la psychose. « Tous deux nous
restons adversaires de la prétendue psychogenèse qui fait du contenu idéo-affectif, du “roman”, le primum movens
de la vie » [7]. Le syndrome d’automatisme mental de Clérambault unifie les divers symptômes en les rattachant à
une modification globale de la personnalité humaine. Or, Minkowski constate que toutes les manifestations
parcellaires du syndrome de Clérambault ont ceci de commun qu’elles comportent un facteur d’ordre spatial. « Tout
se joue dans l’espace ici : on dirait que la personnalité humaine n’arrive plus à s’affirmer par rapport à l’espace ;
perturbée dans son intimité, elle se dédouble pour ainsi dire dans l’espace et semble ouverte à tous les vents » [7].

Le problème des hallucinations : espace clair et espace noir


Chez Minkowski, la notion de « distance-qualité » ou de « distance vécue » et celle qui lui est conjointe d’« ampleur
de la vie » permettent d’aborder le problème des hallucinations dans ses rapports avec l’espace vécu. La
« distance vécue », en tant qu’elle prévient tout contact immédiat entre le moi et le devenir ambiant, est
précisément ce qui permet de les unir l’un à l’autre : « Je regarde devant moi ; je vois la vie se dérouler autour de
moi ; je la vois jaillir de toutes parts ; j’y participe moi-même, mais elle ne me “touche” pas, à proprement parler,
d’une façon immédiate. Je m’en sens indépendant dans une certaine mesure, et dans cette indépendance il
semble y avoir de la spatialité. Il y a comme une distance qui me sépare, ou plutôt qui m’unit à la vie. Il y a toujours
devant moi comme de “l’espace libre” dans lequel peuvent, sans encombre, s’épanouir mon activité et ma vie. Je
me sens à l’aise » [7]. La question des hallucinations, pour Minkowski, est à mettre en rapport avec un

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amoindrissement de la « distance vécue ».


Minkowski rapporte le cas d’un artiste peintre de 38 ans qui présente de multiples hallucinations. Avant d’en faire
l’analyse proprement dite, il nous livre cette réflexion méthodologique où l’on peut discerner l’intuition de l’époché
phénoménologique, laquelle ne peut se réaliser qu’un bref instant, comme dans une sorte de clignotement : « Si en
fixant la réalité, j’essaie de me représenter une hallucination, je ne puis le faire que sous forme d’un événement
brusque, rapide comme un éclair, cédant de suite devant la puissance impétueuse, élémentaire et n’exigeant
aucun contrôle, de la réalité sensorielle » [7].

Eugène Minkoswski et Ludwig Binswanger, Drewnica, 1961.

Il remarque que son malade se soucie fort peu de savoir si les autres entendent aussi ses voix. Ses hallucinations
semblent par conséquent faire partie d’un monde désocialisé, « désocialisé et non pas subjectif car le malade leur
attribue, par rapport à sa propre personne, un caractère objectif et extérieur, tout en négligeant le problème de leur
portée collective ou sociale » [7], de sorte que semblent coexister chez lui, dans le domaine des perceptions, deux
mondes différents, l’un normal, l’autre pathologique : « Il existe chez lui comme deux mondes, dissociés et
superposés l’un à l’autre » [7]. Examinant les liens que le malade établit entre les diverses modalités sensorielles
– par exemple des étincelles qui passent s’accompagnent de conversations –, ou plus exactement les rapports de
simultanéité par lesquels celui-ci agglutine en un conglomérat des faits de nature disparate, Minkowski constate
que toute notion de hasard et de contingence a disparu chez son patient. Les liens que celui-ci établit n’obéissent
pas à une logique quelconque mais semblent relever d’une même force mystérieuse qui se dissimulerait derrière
tous ces phénomènes. En étudiant la façon dont le malade se situe par rapport à son monde morbide, Minkowski
remarque que la réalité pathologique n’a pas pour lui de localisation précise mais qu’elle l’enveloppe de toutes
parts, comme si les phénomènes morbides imprègnaient son espace immédiat : « L’atmosphère autour de lui est
saturée comme de feu » [7].
Minkowski propose de rendre compte du vécu morbide de son malade à partir des notions d’« espace clair » et
d’« espace noir ». L’espace clair est un espace lumineux, peuplé d’objets aux contours précis, entre lesquels existe
un espace vide ou libre. C’est un espace socialisé que nous partageons avec nos semblables. L’espace noir
évoque la nuit, une nuit bien plus « matérielle » et « étoffée » que l’espace clair. « Elle ne s’étend pas devant moi,
mais me touche directement, m’enveloppe, m’étreint, pénètre en moi, me pénètre tout entier, passe au travers de
moi, de sorte qu’on a presque envie de dire que le moi est perméable pour l’obscurité, tandis qu’il ne l’est pas pour
la lumière » [7]. La nuit tend à rapprocher les événements fugitifs et éphémères qu’elle véhicule car, à l’encontre de
l’espace clair, elle n’est dotée que d’une seule et unique dimension exprimant le fond de mystère qui constitue son
essence : la profondeur. « Le monde morbide de notre malade, écrit Minkowski, est constitué sur le mode de
l’espace noir » [7].
Les deux façons de vivre l’espace entretiennent en effet des rapports dans la vie normale : l’espace clair se trouve
encadré par l’espace noir, ou plutôt vient s’inscruster en lui, ce qui permet dès lors de concevoir une modification
de nature pathologique lorsque se produit un chevauchement de ces deux espaces. Nous voyons donc combien
les conceptions de Minkowski s’éloignent de la distinction somme toute très psychologique que maintient Jaspers
entre l’espace perçu et l’espace représenté, ou encore entre l’espace objectif et l’espace subjectif. Pour Minkowski,
l’anéantissement de la « distance vécue », en tant qu’elle réduit l’« ampleur de la vie », c’est-à-dire l’espace
disponible pour l’élan personnel, se trouve à l’origine des phénomènes hallucinatoires.

Conclusion
Si Minkowski, tout comme Jaspers, met au premier plan l’expérience du malade, sa référence à la philosophie de
Bergson lui permet d’aborder celle-ci d’une tout autre manière en prenant ses distances vis-à-vis de la tradition
cartésienne. Les rapports de l’homme à son environnement ne sont plus primitivement envisagés sous l’angle
d’une prise de conscience des objets, mais d’abord sous forme d’un vécu. Loin de se confiner dans l’intériorité du
sujet pensant, le psychisme se déploie dans un cadre anthropologique dont Minkowski s’efforce de dégager la
structure spatio-temporelle. Le principe du double aspect, en dépassant la simple psychologie descriptive qui en
constitue la composante idéo-affective, entraîne ainsi une remise en cause du dogme de l’incompréhensibilité du
délire, moyennant l’extension de la compréhension à une dimension anthropologique et structurale qui s’écarte de
sa définition banale.
Influencé en outre par les écrits phénoménologiques de Scheler, et notamment par ses réflexions sur la nature et
les formes de la sympathie, Minkowski accorde une place centrale dans ses conceptions psychopathologiques à la
communauté humaine porteuse de jugements, traduisant la présence d’un Autre toujours déjà là. Les analyses de
Minkowski frayent ainsi la voie à l’analyse existentielle de son ami Ludwig Binswanger, à qui il appartiendra de
mettre en œuvre la réduction phénoménologique dans l’abord des cas de ses patients, ouvrant par là même de
tout autres perspectives pour la clinique des psychoses.

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Références
1. BERGSON H. Essai sur les données immédiates de la conscience. PUF, Paris, 1993.

2. BINSWANGER L. Introduction à l’analyse existentielle. Éditions de Minuit, Paris, 1989.

3. JASPERS K. Psychopathologie générale. Alcan, Paris, 1928.

4. LACAN J. De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Seuil, Paris, 1980.

5. LAING RD. Minkowski and schizophrenia. Rev Existential Psychology Psychiatry 1986-1987 ; 20 : 193-205.

6. METRAUX A. Scheler. Seghers, Paris, 1973.

7. MINKOWSKI E. Le temps vécu : études phénoménologiques et psychopathologiques. PUF, Paris, 1995.

8. MINKOWSKI E. Phénoménologie et analyse existentielle en psychopathologie. L’Evolution Psychiatrique 1948 ; 1 :


137-85.

9. MINKOWSKI E. Psychiatrie et métaphysique. Rev Métaphysique Morale 1947 ; 52 : 3-4.

10. MINKOWSKI E. Traité de psychopathologie. PUF, Paris, 1966.

11. MINKOWSKI E. Vers une cosmologie. Aubier-Montaigne, Paris, 1967.

12. SCHELER M. Nature et formes de la sympathie : contribution à l’étude des lois de la vie affective. Payot, Paris,
1971.

MARCEAU JC. Temporalité, spatialité, corporéité dans la psychose, selon Eugène Minkowski. L’Information
Psychiatrique 2003 ; 79 : 395-401.

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