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Jean Calvin, les « deux

royaumes » et la loi civile


{Cet article – hormis quelques corrections de coquilles, retouches de mise en page et ajouts
mineurs – fut initialement publié sur le blogue http://theonomiebiblique.com/ le 27 février 2014.}

En ce bref article, nous proposons de démontrer deux choses, à savoir :

(1) Premièrement, nous verrons qu’il n’y a aucune correspondance entre, d’une part, la
théologie dite des « deux royaumes » telle qu’articulée par les réformateurs du 16ème
siècle et, d’autre part, celle des tenants modernes du dualisme gnostique (Meredith Kline,
Michael Horton, David VanDrunen, Matthew Tuininga, etc.). Nous montrerons comment
Jean Calvin affirmait l’existence de « deux règnes » non pas pour invalider l’application
de la loi de Dieu dans la sphère civile mais, AU CONTRAIRE, pour établir le bienfondé
de son application.
(2) Deuxièmement, nous prouverons que pour Jean Calvin, il n’y a que la loi cérémonielle
qui est abolie, bien que nous retenions sa substance en Jésus-Christ ; les lois morales et
judiciaires demeurent, ces dernières selon l’équité qui les fonde.

CALVIN ET LES DEUX ROYAUMES


Au livre 4, chapitre 20, de son Institution de la religion chrétienne (ci-après « IRC »), Calvin
pose les fondements de sa théologie politique qu’il oppose aux anabaptistes ou mennonites qui
concevaient le gouvernement civil comme un domaine intrinsèquement pollué duquel le chrétien
devait toujours rester éloigné. Calvin va plaider en faveur de l’institution du gouvernement civil
en affirmant qu’il n’y a pas seulement le « royaume spirituel », qui réside dans l’âme et qui doit
se soumettre à l’institution de l’Église, mais aussi un deuxième royaume, lequel ne s’oppose pas
au premier, et sans lequel « on risque de voir menacée la pureté de la foi ». Ces propos sont
clairement exprimés dans l’IRC, 4.20.1 :
« Nous avons reconnu deux règnes dans l’être humain et nous avons déjà assez parlé du
premier, qui réside en l’âme ou dans l’être intérieur et qui concerne la vie éternelle. Il
convient maintenant de nous préoccuper du second à qui il revient d’établir seulement
une justice civile et de réformer la moralité sociale. Si ce sujet semble éloigné de la
théologie et de la foi que je traite, la suite des développements montrera, pourtant, que
c’est à juste titre que je l’aborde ensemble avec cette doctrine. Surtout, parce
qu’aujourd’hui, il y a des anarchiques violents qui voudraient renverser l’ordre dans la
cité, bien qu’il soit établi par Dieu. D’autre part, ceux [= les absolutistes] qui flattent les
gouvernants, en faisant une apologie démesurée du pouvoir, les font quasiment jouer à
être des dieux. Ainsi, si on ne prend pas l’initiative de limiter ces deux excès, on risque de
voir menacée la pureté de la foi1. »

C’est également dans cette perspective que Calvin écrit au Roi de France, François Ier, en 1535 :

« Or, c’est votre fonction, Sire, de ne détourner ni vos oreilles ni votre courage d’une si
juste cause, étant donné, surtout, qu’il est question d’une chose capitale : comment
maintenir la gloire de Dieu sur terre ; comment conserver son honneur et sa dignité à sa
vérité; comment sauvegarder totalement le règne de Christ. Ce sujet est digne de retenir
votre attention, digne de relever de votre juridiction, digne de votre trône royal ! Car un
vrai roi sait se reconnaître vrai ministre de Dieu en gouvernant son royaume. À l’inverse,
celui qui ne règne point avec la préoccupation de servir la gloire de Dieu n’exerce pas
une autorité légitime, mais se comporte comme un brigand. Et on se trompe si on espère
une longue prospérité pour un règne qui n’est pas soumis au sceptre de Dieu, c’est-à-dire
à sa sainte Parole2. »

Au paragraphe situé sous l’intitulé « Les deux règnes ne sont pas antithétiques » (IRC, 4.20.2),
Calvin va développer la question de la complémentarité des deux royaumes, lesquels se
complémentent et se supportent du fait – entre autres – que le gouvernement civil a le devoir de
faire respecter la première Table du Décalogue, c’est-à-dire des Dix Commandements :


1
Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, 4.20.1, Édition Kerygma, Aix-en-Provence, 2009 (1560), p. 1399.
2
Ibid., Épître au Roi, p. XXIX.
« Comme nous avons déjà indiqué que ce règne diffère du règne spirituel et intérieur de
Christ, il faut reconnaître aussi qu’il ne s’y oppose pas. Le règne spirituel nous procure,
déjà sur la terre, un avant-goût du bonheur ineffable et éternel. Le but du régime
temporel du gouvernement est, tant que nous vivons dans la société des humains, de
veiller sur le service extérieur de Dieu et de subvenir à ses besoins, de veiller sur la pure
doctrine et la religion, de protéger le bien-être de l’Église, de nous aider à observer
l’équité nécessaire, de promouvoir une justice civile dans le domaine des mœurs, en vue
de la paix commune et de maintenir la loi et l’ordre pour le bien de tous3. »

Toujours dans l’IRC, livre 4, chapitre 11, aux paragraphes situés sous l’intitulé « Abus des
pouvoirs spirituel et temporel » (4.11.8), Calvin va affirmer que les règnes spirituel et temporel
sont des éléments fondamentaux et constitutifs de l’ordre théocratique établi par Dieu :

« Quelle est la seigneurie de Jésus-Christ dans tout cela, lui qui, sans aucun doute, a
voulu que les ministres de sa Parole ne fassent pas partie des seigneurs du monde,
lorsqu’il dit : ‹ Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent [...] mais il n’en sera
pas de même parmi vous › (Matthieu 20.25-26, Luc 22.25-26 [et Marc 10:42-43]) ? Par
ces paroles, il indique non seulement que l’office de pasteur est différent de celui de
l’autorité civile, mais que les deux sont tellement distincts qu’ils ne peuvent pas être
exercés par la même personne.

Que Moïse ait exercé ces deux charges ensemble (Exode 18.16) est d’abord dû à un
miracle et, ensuite, cela n’a été que temporaire, jusqu’à ce que la situation se soit
stabilisée. Dès que Dieu a prescrit l’organisation qu’il voulait, il n’est resté à Moïse que
le gouvernement civil du peuple. Quant à la prêtrise, il l’a transmise à son frère Aaron,
et à juste titre. Il serait, en effet, surhumain pour une seule personne d’assumer les deux
charges4. »


3
Ibid., 4.20.2, p. 1401.
4
Ibid., 4.11.8, p. 1146.
CALVIN ET LA LOI JUDICIAIRE
Au livre 4, chapitre 15 de l’IRC, Calvin va développer la division interne & tripartite de la loi,
morale–judiciaire–cérémonielle, tout en nuançant au chapitre 16 que la loi judiciaire qu’il vient
d’abroger au chapitre précédant, est toujours normative selon l’équité qui la fonde. Il y distingue
entre l’équité et la constitution (ou formulation), ce qui est le socle de la distinction juridique que
l’on retrouve dans les confessions ultérieures, celles de Westminster, de Savoy et de 1689 (à leur
article 19.4)5 :

« Mon propos s’éclairera si, dans les lois, nous discernons les deux choses suivantes : la
formulation de la loi et l’équité qui la fonde. L’équité, puisqu’elle est naturelle, est
toujours la même pour tous les peuples. C’est pourquoi toutes les lois du monde, quel
qu’en soit l’objet, doivent en revenir à la même équité. Quant aux constitutions ou à la
formulation, puisqu’elles sont liées aux circonstances, dont elles dépendent en partie, il
n’y a rien d’étonnant à ce qu’elles soient diverses, si du moins elles tendent, de la même
manière, au même but qu’est l’équité6. »

Dans ce même chapitre de l’IRC, Calvin va, par quelques exemples, élucider son propos. Les
lois édictées sous la Nouvelle Alliance peuvent être plus ou moins sévères, mais elles doivent
néanmoins maintenir l’esprit de la loi mosaïque. Remarquez dans le texte ces deux mots de
l’expression « qui tendront vers ce but et qui seront limitées par ces bornes » :

« Ainsi, les lois soumises à cette règle, qui tendront vers ce but et qui seront limitées par
ces bornes, ne doivent pas nous déplaire quelles que soient leurs différences avec la loi
mosaïque ou entre elles. La loi de Dieu interdit de voler. On peut voir dans le livre de
l’Exode quelle était la peine prévue pour les larcins dans la législation des juifs (Exode
22.1-4). Les plus anciennes lois des autres nations ont puni les voleurs en leur faisant

5
Il faut toutefois considérer que bien que la réception de la théologie politique de Jean Calvin chez les puritains est
quasi-intégrale, elle connue néanmoins un développement non-négligeable qu’il faut prendre en compte lorsque l’on
situe l’article 19.4 des confession puritaines du 17ème siècle dans leur contexte historique. Un aspect de ce
développement est le remplacement d’une classification tripartite de la loi par une classification bipartite de celle-ci.
6
Jean Calvin, IRC, 4.20.16, p. 1416.
rendre au double ce qu’ils avaient dérobé. Celles qui sont venues, ensuite, ont distingué
entre les vols manifestes et cachés [ou déguisés]7. »

Ailleurs, dans son traité Brève instruction pour armer tous bons fidèles contre les erreurs de la
secte commune des anabaptistes (1545), Calvin va, tout comme il le fit dans son IRC, réfuter le
piétisme des partisans de la Réforme radicale en affirmant l’importance du gouvernement civil et
l’actualité de la loi judiciaire de Moïse pour tous les peuples (!) :

« Ils répliqueront [les anabaptistes] possiblement, que tout ce gouvernement civil du


peuple d’Israël était une figure du Règne spirituel de Jésus-Christ, et pourtant qu’il n’a
duré que jusqu’à sa venue. Je leur confesse bien, qu’en partie il a été figure : mais qu’il
n’ait été autre chose, je leur nie, et non pas sans raison. Car ça été de soi-même un
gouvernement politique, comme il est requis qu’il y en ait en tous peuples. Qu’ainsi soit :
il est dit de la prêtrise lévitique, qu’elle doit prendre fin & abolie à l’avènement de notre
Seigneur Jésus. Où est-ce que cela est dit de la police externe ? Il est vrai, que le sceptre
et le gouvernement doit être ôté de la ligné de Juda et de la maison de David ; mais qu’il
ne doit plus avoir gouvernement aucun, cela est manifestement contre l’Écriture. »

C’est cette compréhension qui amènera Calvin à affirmer, au livre 2, chapitre 8 de l’IRC, dans la
section Explication des Dix Commandements (couvrant les points 13 à 49 inclusivement) :

« Dieu nous ordonne d’honorer les parents qui nous ont engendrés dans cette vie, ce que
la nature elle-même doit nous enseigner. Tous ceux qui s’en prennent à l’autorité
paternelle, pour la mépriser ou se rebeller contre elle, sont des monstres, pas des
hommes ! C’est pourquoi notre Seigneur ordonne, à juste titre, de mettre à mort tous
ceux qui désobéissent à leur père et à leur mère [Deutéronome 21:18-21]. En effet,
puisqu’ils ne reconnaissent pas ceux par lesquels ils sont venus à la vie, ils sont
assurément indignes de vivre. [...]

Si le Seigneur promet sa bénédiction, dans la vie présente, à ceux qui auront été
obéissants à leurs pères et à leurs mères, de la même manière mais à l’inverse, il indique


7
Ibid., 4.20.16, p. 1417.
que sa malédiction sera sur tous ceux qui auront été rebelles. Et, afin que son jugement
soit exécuté, il ordonne dans sa loi que justice soit faite. Si ces personnes échappent aux
mains des hommes de quelque façon que ce soit, Dieu s’en chargera8. »

De multiples analyses séparées sur ce même thème des deux royaumes dans la pensée
théologique et juridique de Jean Calvin arrivent essentiellement au même constat que celui posé
dans le présent article9.


8
Ibid, 2:8:35 & 37, p. 338. Sur cette loi spécifique du fils indocile et rebelle, voici ce qu’écrit Jonathan Burnside,
professeur de droit biblique à l’Université de Bristol en Grande-Bretagne : « In my view, Deuteronomy 21:18-21
presents a narrative stereotype not only of a bad son but also of a bad heir who engages in recidivist apostate
behavior. [...] The charge of being “a glutton and a drunkard” safeguards the son from malicious prosecution by his
parents by establishing a different form of proof that can be verified by judges outside the family, in this case, the
[city our county] elders (verse 20). » Cf. God, Justice and Society : Aspects of Law and Legality in the Bible, Oxford
University Press, Oxford (G.-B.), 2010, p. 195-196.
9
Denis Müller, Jean Calvin : Puissance de la loi et limite du pouvoir, chapitre 5 : La doctrine calvinienne des deux
règnes, Éditions Michalon, Paris, 2001, p. 42-46 ; Steve Halbrook et Benjamin Glaser, « John Calvin’s “Two
Kingdoms” Theology », Theonomy Resources, https://theonomyresources.blogspot.com/2011/06/john-calvins-two-
kingdoms-theology.html, publié le 13 juin 2011 ; Willem Ouweneel, The World Is Christ’s : A Critique of Two
Kingdoms Theology, Ezra Press, Toronto (Ontario), 2017, p. 147-149, etc.

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