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LE GENIE DU CHRISTIANISME
COLLECTION PUBLIEE SOUS LA DIRECTION DE
FRANCOIS MAURIAC
” de PAcadémie frangaise
ORIGENE
JEAN DANIELOU
KR
LA TABLE RONDE
4, RUE JULES-COUSIN, Ive
PARISIL A ETé TIRE DE CET OUVRAGE, LE PREMIER
DE LA COLLECTION «LE GENIE DU CHRISTIA-
NISME », QUATRE -VINGT-TROIS EXEMPLAIRES ‘
DONT VINGT-TROIS EXEMPLAIRES SUR VELIN
PUR FIL LAFUMA, NUMEROTES VELIN PUR FIL
1a 15 ET H. C.1a4H. C. VIII, ET QUARANTE
EXEMPLAIRES SUR ALMA MARAIS NUMEROTES
ALMA I 4 30 ET H.C. Ix a H.C. XVII.
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Cobyright by Editions de la Table Ronde, 1948.INTRODUCTION
christianisme antique. On peut dire que, dans tous
les domaines, il marque un moment deécisif. C’est lui
qui est le fondateur de Ja science biblique par ses recherches
sur les versions de l’Ecriture, par ses commentaires a la fois
littéraux et spirituels des deux Testaments. C’est lui qui cons-
titue la premiére grande synthése théologique et qui, le pre-
mier, de fagon méthodique, s’efforce 4 expliquer le mystére
chrétien. I] est l’homme enfin qui a le premier décrit les voies
de l’ascension de l’4me vers Dieu et fondé ainsi la théologie
spirituelle, si bien que l’on peut se demander dans quelle
mesure il n’est pas l’ancétre du grand mouvement monas-
tique du ive siécle.
[Son influence a été immense. Le mr? et le ve siécles sont
remplis de ses disciples. Pour ne parler que des plus grands,
Eusébe de Césarée, son successeur a l’école de cette ville, le
fondateur de l’histoire ecclésiastique, est l’héritier de sa pen-
sée et son apologiste décidé. Didyme continue son ceuvre
exégétique et mystique 4 Alexandrie. Par Grégoire le Thau-
maturge, qui fut son éléve et qui est l’apdtre de la Cappadoce,
Vhéritage de sa pensée se transmet aux Grands Cappadociens.
Basile et Grégoire de Nazianze feront des morceaux choisis
de ses ceuvres que nous possédons encore, la Philocalie. Gré-
goire de Nysse, tout en rejetant ses excés, est l’héritier le
plus intelligent de sa théologie de l'homme et de sa mys-
tique. Evagre le Pontique, l'un des plus grands spirituels
spéculatifs, dépend étroitement de lui et répand sa doctrine
chez les moines d’Egypte. Par Evagre, elle passera a Cassien
et, comme I’a remarqué Dom Marsili, par Cassien, elle pas-
sera aux moines d’Occident 1, Le grand docteur mystique
Maxime le Confesseur aura une période origéniste comme l’a
montré le P. de Balthasar *. En Occident, Rufin d’Aquilée
fera connaitre son ceuvre. Hilaire de Poitiers, Ambroise de
Milan dépendront de son exégése.
1. Giovanni Cassiano ed Evagrio Pontico, Rome, 1936.
2, Liturgie Cosmique, trad. frang., p. 121, Paris, 1948,
O'nn est, avec saint Augustin, le plus grand génie du8 ORIGENE
Son ceuvre a provoqué en méme temps des contradictions
passionnées, Dés la fin du 111¢ siécle, Méthode d’Olympe com-
bat ses idées sur la préexistence des Ames et sur la nature des
corps ressuscités (De resurrectione, I, 29 et 20). A la fin du
ive sitcle, Epiphane dans son Panarion l’accuse d’avoir été
un_précurseur d’Arius en subordonnant le Fils au Pére
(LXIV, 4). Saint Jéréme avait commencé par étre son grand
admirateur et restera toujours son disciple en matiére d’exé-
gése, mais, sous l’influence d’Epiphane, il écrira son Contra
Joannem Hierosolymitanum, ot il attaque ses erreurs. En
400, un concile provoqué 4 Alexandrie par Théophile con-
damne solennellement les erreurs d’Origéne. La question rebon-
dit au vie siécle, A occasion d’opinions soutenues par des
moines de Palestine qui s’autorisaient d’Origéne. L'’empe-
reur Justinien intervint personnellement dans le débat et
Origéne fut condamné au Concile cecuménique de Constan-
tinople (543).
Que faut-il en penser? Origéne est le premier penseur
chrétien qui ait tenté de pousser l’effort de l’intelligence
jusqu’a ses extrémes limites dans investigation du mystére.
Ces limites, il les a plusieurs fois dépassées, mais c’était peut-
étre nécessaire pour que l’on piit les fixer exactement. A une
époque ott elles n’étaient pas encore déterminées, il a essayé
de voir jusqu’ot l’esprit pourrait aller. C’est ce qui fait l’ex-
traordinaire grandeur de sa tentative. Il a, par ailleurs, tou-
jours fait cela dans un esprit d’obéissance a la régle de foi,
et si telles de ses opinions ont été condamnées par la suite,
lui-méme n’a jamais été formellement hérétique, puisqu’elles
concernaient des questions que l’Eglise n’avait pas tranchées.
Passionnément discuté de son temps, ill’est encore aujour-
hui et I’on est loin de s’entendre sur l’interprétation de sa
pensée, Certains en font un philosophe platonicien ou néo-
platonicien, dont la pensée est étrangére au christianisme :
ainsi de Faye ou Hal Koch. D’autres voient en lui, comme
Bardy ou Prat, un théologien et un exégéte. Telle était
déja la position du vieux Huet, celui-la méme auquel La Fon-
taine dédiait une épitre célébre. Volker veut qu’il ait été
avant tout un spirituel. Mais le Pére Lieske a montré que
sa spiritualité se fondait sur une théologie du Logos. En
réalité, il est tout cela 4 la fois. Et l’erreur, précisément,
de tous ceux qui l’ont étudié jusqu’ici a été de vouloir rame-
ner 4 un aspect particulier une personnalité dont le propre
est d’avoir réalisé l’unité de plusieurs domaines différents et
d'avoir atteint ainsi plus qu’aucun penseur chrétien avant
saint Thomas, une vision totale du monde.
4ane Sp
INTRODUCTION 9
Le plan que nous suivrons sera la justification de cette
thése. Nous verrons d’abord, en étudiant la vie d’Origéne,
qu'il a été un homme d’Fglise, un témoin éminent de la foi
et de la vie de la communauté chrétienne de son temps.
Nous chercherons ensuite quelle a été sur lui I’influence de
la philosophie. C’est l’un des points ot’ les études origé-
nistes ont progressé depuis quelques années, mais sont loin
d’avoir abouti. Nous devrons, 4 cette occasion, donner une
esquisse du mouvement philosophique a I’époque d’Origéne
pour le situer de fagon précise dans la pensée de son temps.
Puis nous aborderons l’attitude de l’exégéte 4 l’égard de
Ja Bible. On se contente ici d’ordinaire de généralités sur
Yallégorisme d’Origéne. Nous essaierons de préciser la posi-
tion d’Origéne par rapport a ses prédécesseurs. Nous mon-
trerons qu’il ne faut pas vouloir simplifier sa pensée et — ce
sera un des résultats les plus clairs de notre enquéte—qu’en
réalité on trouve chez lui différents types d’exégése.
Nous étudierons alors son systéme théologique. Nous en
exposerons quelques aspects essentiels. J’insisterai peu sur
sa théologie trinitaire, parce qu'elle vient d’étre étudiée magis-
tralement par H.-Ch. Puech, a I’Ecole des Hautes Etudes,
et aussi parce que ce n’est pas, comme de Faye I’a bien vu,
la partie essentielle de son systéme. Aussi importantes sont
sa doctrine de la chute, sa théologie de la rédemption, son
angélologie, sa doctrine de la résurrection, sa conception de
la vie future. Nous aurons ici 4 préciser l’attitude d’Origéne,
a montrer les points ou sa doctrine a été ultérieurement reje-
tée par l’Eglise, 4 voir aussi ce qui doit en étre retenu.
Enfin, nous examinerons la mystique d’Origéne, qui est
peut-étre la part la plus remarquable de son ceuvre. Origéne
est un grand spirituel, qui, d’une part, marque Ja transition
entre la mystique eschatologique du martyre, telle que nous
la trouvons dans Ignace d’Antioche ou dans Tertullien, et la
mystique contemplative du monachisme, telle qu'elle s’épa-
nouira au Ive siécle. Par ailleurs, par sa mystique du Logos,
il est l’ancétre lointain de toute la tradition de la mystique
de Jésus, qui s’épanouira dans un saint Bernard ou un saint
Bonaventure, plus proche de notre mystique médiévale que
la mystique d’Evagre le Pontique, de Grégoire de Nysse
ou du pseudo-Denys.
Quant a la méthode que nous suivrons, elle restera avant
tout celle de l'étude précise des textes. Pour Origéne, ils sont
trés nombreux, car son ceuvre est la plus considérable de
Vantiquité, aussi bien profane que chrétienne, avec celle de
saint Augustin. « A quoi bon faire présentement le catalogue10 ORIGENE
exact des écrits de cet homme, écrit Eusébe. Nous en avons
d’ailleurs dressé la liste dans la relation de la vie de Pam-
phile, le saint martyr de notre temps : nous y avons exposé
quel était le zéle de Pamphile pour les choses divines et nous
y avons inséré les catalogues de la bibliothéque qu’il avait
rassemblée des ceuvres d’Origéne » (Hist. Eccl., VI, 32, 3).
Malheureusement, cette vie de Pamphile est perdue. Mais
Jéréme avait copié Ja liste dans sa lettre XX XIII a Paula.
D’autre part, Eusébe cite un nombre considérable d’ceuvres
de son maitre. Cette liste nous permet de constater qu’un
certain nombre d’ouvrages sont perdus.
Par ailleurs, il existe une seconde difficulté, et qui est la
croix des études origénistes, c’est qu’une grande partie et
non la moins importante de l’ceuvre d’Origéne nous est con-
servée non dans le texte grec, mais dans des traductions latines
du Iv¢ siécle. Tel est le cas d’une grande partie des Homélies,
de plusieurs Commentaires et surtout du Traité des Principes.
Ces traductions sont dues principalement & Rufin d’Aquilée
et 4 saint Jéréme. On peut lire l'histoire des discussions qui
ont opposé les deux personnages dans Ferd. Cavallera,
Saint Jéréme (Louvain, 1922) ou dans F. X. Murphy, Rufi-
nus of Aquilea (Washington, 1945), qui donne la mise au point
la plus récente.
Or, nous savons pertinemment que ces traductions, en par-
ticulier celles de Rufin,ne sont pas exactes, et ceci pour deux
raisons. La premiére, la plus générale, c’est que Rufin, pour
adapter son auteur au public romain, n’a pas hésité 4 abré-
ger certains passages qui lui paraissaient trop longs ou 4 ajou-
ter des explications. Rufin, d’ailleurs, s’est expliqué claire-
ment 4 ce sujet « Le travail ne nous a pas manqué dans les
choses que, sur ta demande, nous avons traduites en Jatin, du
fait que nous avons cherché 4 compléter (supplere) ce qu’Ori-
gene avait exposé devant un public de son temps non tant
pour expliquer que pour édifier. Nous avons agi de méme
dans les homélies ou les exhortations sur la Genése et
VExode, et surtout dans les choses qui, prises 4 la sténo dans
les explications qu’il a données du Lévitique, ont été par
nous traduites sous forme de commentaire. Quel travail
n’avons-nous pas assumé pour compléter ce qui manquait, de
peur que les questions soulevées seulement en passant et
non résolues, ce qu’il avait l’habitude de faire dans le genre
homélitique, ne provoquent le dégotit du public latin. Cepen-
dant, ce que nous avons écrit sur Josué, le livre des Juges
et les Psaumes 36, 37 et 38, nous l’avons traduit simplement
comme cela se présentait et sans grand effort. Mais, quelque—— ey
INTRODUCTION Ir
effort qui nous ait été demandé dans les ceuvres dont nous
venons de parler, pour suppléer ce qu’il avait omis, ce n’est
rien, en présence du travail inexiricabilis et immensus que
nous a demandé la traduction de l’Epitre aux Romains »
(A Heraclius, P. G. XIV, 1292-1293).
Ce texte trés précieux nous montre exactement ce qu’a
fait Rufin dans la traduction des homélies. Nous pouvons
nous fier 4 celles sur les Juges et sur Josué, mais, ailleurs,
il a complété le texte d’Origéne, peut-étre en s'inspirant des
commentaires perdus. Il y a, par ailleurs, ajouté des explica-
tions nécessaires pour le public romain et qui, elles, sont
faciles 4 déceler. Ainsi, quand nous lisons : « En grec, on
appelle ce pain tyxpupgias (chose cachée), ce qui indique
du pain caché et mystérieux ». (Hom. in Gen.,1V 1; Lubac,
p. 126), la remarque ne peut étre que de Rufin. Les traduc-
tions des Homélies sur Isate, Ezéchiel, Jérémie que nous a
laissées Jéréme sont plus fidéles. Nous pouvons, en effet,
pour les derniéres comparer avec le texte grec que nous
avons gardé et vérifier l’exactitude substanticlle.
Mais il y a une autre question plus grave qui se pose et
qui concerne particulitrement une des ceuvres capitales d’Ori-
géne, le Trailé des Principes. Cette ceuvre est celle qui con-
tient les doctrines les plus audacieuses d’Origéne. Elle fut
traduite par Rufin en 398. Or, celui-ci nous dit Jui-méme dans
son introduction qu'il a suivi l’exemple de Jéréme dans la
traduction que celui-ci avait donnée des Homélies : « Lorsque,
dans le texte grec, il se trouvait quelque passage scandaleux,
il passa partout Ia lime, il traduisit et expurgea, de fagon que
Je lecteur latin n’y trouvat plus rien qui s’écartat de la foi »
(Praef. au De Princ., 2). Ul était d’autant plus persuadé de
son droit qu’il croyait que les livres d’Origéne avaient
été falsifiés par les hérétiques, ainsi qu’il I’a expliqué dans
son De adulteratione librorum Origenis. Jéréme écrivit & son
tour une traduction plus fidéle du livre, pour combattre
celle de Rufin, mais elle est perdue. Ainsi, nous devons uti-
liser la traduction de Rufin avec précaution. Dans son édi-
tion, M. Koetschau la complete avec les fragments grecs que
nous possédons par la Philocalie, par le Florilége de Justi-
nien, par certains auteurs influencés par Origéne ot nous
pouvons penser retrouver sa doctrine, comme Grégoire de Nysse.
Sur cette question, outre l’édition de Koctschau, on peut
lire Pétude de M. Bardy, Recherche sur Vhistoire du texte du
De principiis d’Origéne et aussi le volume de de Faye sur
Ja doctrine d’Origéne qui discute le texte de Rufin sur des
points précis,12 ORIGENE
Ceci dit, les principales ceuvres d’Origéne sont d’abord ses
travaux relatifs 4 ’Ecriture qui sont la part la plus considé-
rable de son ceuvre : les Hexaples, composés de 240 A 245
et qui sont une concordance des différents textes de la Bible,
grecs et hébreux. Quant aux travaux d’exégése, ils se rat-
tachent & trois genres. I] y a d’abord les Commentaires, ot
nous avons l’écho de l’enseignement d’Origéne au Didascalée.
Nous avons perdu le Commentaire sur la Genése, que saint
Ambroise avait encore sous les yeux en composant le De
Paradiso et VHexaméron; du Commentaire sur les Psaumes,
en quarante-six livres, il nous reste des fragments dans les
chaines, et, par ailleurs, Eusébe de Césarée I’a utilisé abondam-
ment dans son Commentaire. Par contre, nous possédons une
partie du Commentaire sur le Cantique des Cantiques, écrit
en 240-241, dans la traduction de Rufin; le Commentaire de
VEvangile de saint Mathieu, en grec pour les tomes X a
XVII, dans une traduction latine (Commentariorum Series}
pour la suite; le Commentaire de V'Evangile de saint Jean,
dont il nous reste en grec huit livres : la premigre partie est
antérieure au départ d’Alexandrie, la seconde date de la fin
de la vie d’Origéne; le Commentaire de VEpitre aux Romains
que nous avons dans une traduction de Rufin, en dix livres,
qui parait bien un remanicment. Des fragments grecs vien-
nent d’en étre retrouvés en Egypte, qui permettront d’appré-
cier le travail de Rufin.
Viennent ensuite les Homélies, qui sont I’écho de la prédi-
cation d’Origéne a Césarée a la fin de sa vie. Nous possédons
16 homélies sur la Genése, 13 sur l’Exode, 16 sur le Lévitique,
28 sur les Nombres dans la traduction de Rufin. Par ailleurs,
nous avons, toujours traduites par Rufin, 28 homélies sur
Josué, 9 sur les Juges, 9 sur les Psaumes. Il reste une homé-
lie en grec et une en traduction latine sur le Livre des Rois.
Nous avons 25 homélies sur Isaie, 14 sur Ezéchiel, traduites
par saint Jéréme. 1) nous reste 20 homélies sur Jérémie en
grec et 2 en latin, traduites par saint Jéréme. Nous avons
39 homélies sur Luc, traduites par saint Jéréme.
Enfin le dernier genre était les scholies ou onpeusoets, qui
étaient de bréves notes sur un passage difficile. Nous n’en
possédons aucun recueil. Il en existe siirement beaucoup dans
les chaines, mais il est trés difficile de distinguer ce qui est
scholie et ce qui est fragment de commentaires perdus,
Citons ensuite le grand ouvrage théologique d’Origéne, le
De Principiis, écrit avant 230, et qui est l'un des premiers
del'auteur. I comprend quatre livres: Dieu et lesétres célestes;
le monde matériel et ’homme; le libre arbitre; ]’Ecriture.INTRODUCTION 13
Nous ne le possédons plus que dans la traduction de Rufin.
A cété, nous avons le grand ouvrage apologétique, le Contra
Celsum, qui est une réponse au livre du philosophe Celse,
le Discours véritable. Nous en possédons le texte intégral
en grec, C’est une ceuvre de la fin de la vie d’Origéne, pos-
térieure 4 248. Nous avons perdu les dix livres des Stromaies.
De plus, nous possédons deux traités ascétiques, l’Exhortation
au martyre, adressé A Ambroise au temps de la persécution
de Maximin (235) et le Traité de la priére, qui se rattache
au genre mystagogique et ob Origéne explique d’abord la
priére en général, et ensuite commente le Notre Péve. Ce com-
mentaire faisait partie de l'initiation baptismale. On retrouve
un plan analogue dans le De Oratione de Tertullien, le De
Oratione de Grégoire de Nysse, le De Sacramentis d’Ambroise.
Enfin de son immense correspondance, nous avons gardé deux
lettres : l'une, exégétique, 4 Julius Africanus, sur la canonicité
de V'histoire de Suzanne, et l'autre sur les rapports de la
culture profane et du christianisme adressée 4 saint Grégoire
Je Thaumaturge.
A c6été de cela les chaines exégétiques ont déja fourni de
nombreux fragments d’ceuvres perdues. René Cadiou a publié
aussi des fragments inédits d’Origéne sur les psaumes (Paris,
1935). On peut lire sur cette question des chaines l'article
de Mgr. Devreesse (Sup. dict. Bib. I, col. 1084 sqq,). Tou-
tefois, l'utilisation de ces fragments pose de nombreux pro-
blémes. Il est parfois difficile d’en établir ]’authenticité.
Dans un article important, le P. de Balthasar a montré que
des fragments sur les Psaumes attribués 4 Origéne dans la
P. G. étaient en réalité d’Evagre (Die Hiera des Evagrius,
Zeit. Kat. Theol., 1939, p. 86 sqq; 181 sqq). Par ailleurs,
M. Cadiou a établi que ces fragments étaient souvent des
résumés ot I’on n’est plus absolument sir de trouver la
pensée authentique.
Diautre part, I’héritage littéraire d’Origéne vient de s’aug-
menter de piéces importantes, par suite de découvertes faites
récemment en Egypte et dont les résultats ont été exposés
par M. Guéraud, professeur au Lycée frangais du Caire, dans
un article de la Revue d'Histoire des religions (janv. 1946,
p. 84 sqg). Ce lot de papyri contient, en particulier, deux
piéces capitales. La premiére est constituée par deux textes
sur la Paque. L’intérét de cette découverte, outre ce qu’elle
nous apprendra de la pensée d’Origéne, est qu’elle permettra
peut-étre de jeter quelque lumiére sur une question actuelle
ment débattue qui est celle de Vorigine d’un groupe d’homé-
lies sur la Paque contenues dans les Spuria de Chrysostome|
14 ‘ ORIGENE
et que le P. Ch. Martin a cru pouvoir attribuer 4 Hippolyte
de Rome. Or, ceci vient d’étre vivement contesté par Dom
Connolly (Journ, th. st., 1945, p. 192 sqq.). Deux découvertes
récentes vont permettre de faire avancer le débat : I’une est
Ja publication par Campbell Bonner d’une homélie pascale
de Meliton de Sardes (fin du ue siécle) et l'autre celle des
Homélies d’Origéne. En second lieu, le dossier contient le
compte rendu d’un petit concile o& Origéne examine 1l’ortho-
doxie d’un évéque Héracleidas. Nous savions qu’Origéne avait
été ainsi appelé plusieurs fois, en Arabie en particulier, pour
procéder 4 de semblables enquétes. Il est impossible toute-
fois de faire coincider le passage trouvé avec aucun de ces
épisodes. Reste que ce texte est d’un trés grand intérét pour
nous faire connaitre Origéne dans ses fonctions officielles
dans |’Eglise et nous montrer en particulier son orthodoxie
trinitaire 1.
Comme études sur Origéne, je n’indiquerai ici que quelques
travaux généraux auxquels nous ferons souvent allusion.
Pour les questions particuliéres, nous donnerons la biblio-
graphie au fur et 4 mesure que nous les aborderons. Je laisse
de cdté les diverses patrologies (Cayré, Rauschen-Altaner,
Steidle), les Histoires de la littérature chrétienne ancienne
(Bardenhever, Puech, Harnack), les Histoires des dogmes
(Harnack, Seeberg, Tixeront). Les principaux ouvrages sur
Origéne sont, au xvur® siécle, Huet, Ovigeniana (Migne,
P. G., xvii, 633-1284) qui reste l’exposé le plus exact et le
plus intelligent de la pensée théologique d’Origéne. Les
questions de texte ou d’histoire sont évidemment dépas-
sées. Au x1x® siécle, ’ouvrage le plus important est celui
de Redepenning, Ovigenes, eine Darstellung seines Lebens
und seiner Lehre, Bonn, 1841-1848. En francais, pour ne
rien dire de Mgr. Freppel, il y a l’ouvrage de M.-J. Denis,
De la philosophie d’Origéne, Paris, 1844, qui donne une vue
1, La premiere édition d’ensemble des ceuvres d’Origéne, contenant le
texte grec, est celle du mauriste De la Rue, 4 vol. Paris, 1733-1759. C’est
elle qui est reproduite avec quelques compléments dans Migne, P, G, XI-
XVIT. Depuis, Pédition du Corpus de Berlin a paru en grande partie, en
particulier 1-II : Contya Celsum, De Ovatione, Exhortation au martyre (Koet-
Schau); III, Homélies sur Jérémie (Klostermana) ; IV, Commentaire sur
saint Jean (Preuschen); V, De Principiis (Keetschau); VI, VII, VII,
Homélies sur Ancien Testament (Baehrens); IX, Homélies suv saint Luc
(Rauer); X et XI, Commentaive sur saint Mathieu (Klostermann). On peut
aussi signaler édition de Lommatzsch, Berlin, 1831-1848 (25 vol.). Nous
avons quelques traductions récentes, em particulier De la pritre, Exhor-
tation au martyre, de Bardy (Gabalda, 1932), Homélies sur la Gendse, de
Lubac-Doutreleau (Sources chrétiennes, 1945), Homélies sur l'Exode, de
Lubae-Fortier (1947).INTRODUCTION 15
d’ensemble du systéme (théologie, anthropologie, eschato-
logie), mais sans critique des sources. En anglais, il
faut lire l’ouvrage de Bigg, The christian platonists of
Alexandria, Oxford, 1886, dont la seconde partie est con-
sacrée 4 Origéne et qui donne des suggestions intéressantes
sur les rapports d’Origéne et du milieu alexandrin, et aussi
sur son exégése. Le petit livre du P. Prat, Origéne, le théo-
logien et l’exégéte (Paris, 1907) est un recueil de morceaux
choisis précédés d’une introduction importante par la posi-
tion de l’auteur trés favorable 4 Origéne et par ce qu’il dit
de son exégése.
Nous arrivons alors aux grands ouvrages plus récents qui
ont institué le débat actuel autour d’Origéne. Celui qui a
ouvert la question est le grand ouvrage d’Eugéne de Faye,
Origene, sa vie, son euvre, sa pensée (Paris, 1923-1928). De
Faye a pris une position extréme sur deux points : d’une
part, il critique sévérement les sources et n’utilise qu’avec
précaution les traductions latines; en second lieu, il fait du
systéme d’Origéne un systéme philosophique non chrétien,
Le premier volume concerne la vie et les ceuvres, le second
le milieu philosophique, le troisitme le systéme. Au livre de
De Faye répond Varticle Origéne, de Bardy (D.T.C., XI,
1489-1565), qui défend le caractére biblique de la pensée
d’Origéne et, du méme auteur, les Etudes sur le texte du De
principiis, qui réagissent contre le radicalisme de De Faye
quant aux traductions latines.
Au contraire, le livre de Hal Koch, Pronoia et paideusis,
Etude sur Origéne et ses relations avec le platonisme (Leipzig,
1932) s’efforce de préciser Ja thése de De Faye en montrant
sur des points précis les rapports d’Origéne et des philo-
sophes de son temps. Parallélement, mais avec beaucoup
plus de modération, le beau livre de M. René Cadiou, La
jeunesse d’Ovigéne, Histoire de Ecole @’Alexandrie au début
du ITI siécle (Paris, 1935) montre la formation de la pensée
d’Origéne 8 la fois dans son fond chrétien et dans son ambiance
philosophique. Il faut le compléter par l'Introduction au sys-
téme d’Origéne, du méme auteur (Paris, 1932). Alors que ces
divers auteurs cherchent surtout les sources de la pensée
d Origéne, l’étude du P. von Balthasar, Le mystérion d'Origéne.
(Rech. Sc. rel., 1936-1937) cherche A dégager la vision du monde
@Origéne de l'intérieur et reste introduction la plus péné-
trante 4 qui veut comprendre notre auteur.
Un nouveau probléme a été soulevé par le livre capital
aussi de Walther Vélker, Das Volkommenheitsideal des Ori-
genes (Tiibingue, 1931), qui est une étude sur la mystiqueBee, n
16 ORIGENE
dOrigéne ot l’auteur vent montrer qu’Origéne est d’abord
un grand spirituel. Le livre a provoqué une réplique du P. Aloi-
sius Lieske, Die Theologie der Logosmystik bei Origenes
(Miinster, 1938), ot l’auteur établit que la spiritualité d’Ori-
gene repose sur une théologie du Logos et de ]’union de
Vame avec lui, aspect que Volker avait négligé, mais cette
négligence n’enléve pas le grand intérét de son travail. Un
nouvel aspect de la spiritualité d’Origéne a été mis en valeur
par Dom Etienne Tavares Bettencourt dans son ouvrage :
Doctrina ascetica Ovigenis, sew quid docuerit de vatione anime
humane cum demonibus'. Il s’agit de importance du réle
des bons et des mauvais anges dans la vie spirituelle. Nous
ne connaissions pas le livre de Dom Bettencourt quand nous
avons composé ce livre et on verra que nous aboutissons &
des résultats voisins des siens. Je suis également grandement
redevable a l’enseignement oral de M. H.-Ch. Puech, a I’Ecole
des Hautes-Etudes, et aux conseils du R. P. Lebreton.
x, Rome, 1945.LIVRE PREMIER
ORIGENE ET SON TEMPS
onsoknnCHAPITRE PREMIER
VIE D’ORIGENE
RIGENE est un des personnages de l’antiquité chré-
O tienne sur lesquels nous sommesle mieux renseignés,
Nous possédons, en effet, sur lui des documents pré-
cieux. Le premier est le livre VI de I'Histoire ecclésiastique
d’Eusébe de Césarée, Eusébe a vécu dans un milieu ot les
souvenirs d’Origéne étaient trés vivants. C’est en effet &
Césarée qu’ ’Origéne a passé les vingt derniéres années de sa
vie & partir de 230. Eustbe qui y vivait vers 300 a connu
des hommes qui avaient vécu avec Origéne. Lui-méme nous
le dit : « Le peu que nous raconterons de lui, nous l’expose-
rons d’aprés diverses lettres et le récit de ses amis qui ont
vécu jusqu’a nous » (VI, II, 1). Ailleurs, il ajoute : « Mille
autres traits d’Origéne nous ont encore été transmis de
mémoire par les presbytres qui ont vécu jusqu’d nous »
(XXXII, 4).
Par ailleurs, Eustbe avait eu 4 Césarée méme un prédé-
cesseur qui avait commencé de rassembler tout ce qui
concernait Origéne, en méme temps que de veiller 4 sa biblio-
théque : ce personnage est Pamphile. Eusébe nous dit en
effet : «Autant qu'il en sera besoin, on pourra consulter,
pour connaitre ce qui concerne cet homme, l’apologie que
Pamphile, le saint martyr de notre temps, ainsi que moi,
avons faite de lui. A cause de gens malveillants, nous l’avons
composée ensemble avec soin (XX XIII,4). » Nous ne savons pas
si Pamphile a connu personnellement Origéne, mais il a
vécu a Césarée, peu aprés lui. C’est lui qui a introduit Eusébe
dans la bibliothéque d’Origéne. Et ensemble, ils avaient
composé une Afologie du maitre. Malheureusement, #1 ne
nous reste de cette Apologie que le livre I, dans la traduction
de Rufin et qui concerne seulement les problémes théolo-
giques.
Enfin, une troisiéme source est le discours de _reconnais-
sance que Grégoire de Néo-Césarée adressa 4 Origtne, dont20 ORIGENE ET SON TEMPS .
il avait été l’éléve 4 Césarée, avant de le quitter pour retour-
ner dans le Pont, sa patrie (P. G., X, 1049-1105). Ce discours
contient peu de détails biographiques, mais beaucoup de
traits importants pour connaitre la personnalité et l’activité
d’Origéne. Grégoire de Néo-Césarée a été le grand ap6tre
de la Cappadoce. Ce témoignage d’un saint est précieux
pour Origéne. Par ailleurs, c’est en Grégoire que nous avons
Vintermédiaire entre Origéne et les Cappadociens. C’est lui,
en effet, qui convertit Macrine, la grand-mére de Grégoire
de Nysse et de Basile et qui lui transmit, avec la foi, I’admi-
ration pour le maitre qui lui en avait expliqué les splendeurs.
Nous suivrons le récit d’Eusébe en le complétant par les
autres documents et aussi par les renseignements que nous
fournit I’ceuvre méme d’Origéne. Sur cette question bio-
graphique, on peut lire Youvrage de René Cadiou : La jeu-
nessé @’Origéne. Histoire de l’Ecole d’Alexandrie au début du
III® siécle; le premier volume de l’ouvrage de De Faye :
Origéne. Sa vie, son wuvre, sa pensée. Toutefois, ces deux
livres sont plus orientés vers ’histoire de la pensée d’Origéne
que vers celle de ses rapports avec la communauté chré-
tienne. C’est sur cet aspect, au contraire, que nous insis-
terons, en voyant ce que la vie d’Origéne nous apprend
non seulement sur sa personnalité, mais sur la vie de l’Eglise
& son époque. A cet égard, il existe un livre trés remarquable
de A. von Harnack, qui rassemble tout ce que les ceuvres
exégétiques d’Origéne contiennent sur la vie de I’Eglise :
ie Kirchengeschichtliche Evtrag der exegetischen Arbeiten
des Origenes. (T. und U., XLII, 3,4, Leipzig, rg18-1919). I
est indispensable, en effet, de rappeler, parce que ceci est
souvent oublié, qu’Origéne est avant tout un homme d’Eglise,
vir ecclesiasticus, comme il se désigne lui-méme dans Hom.
in Luc., XVI (C.B., IX, 109).
Le texte d’Eusébe commence par le récit du martyre du
pere d’Origéne, Léonide, survenu a Alexandrie, sous la per-
sécution de Sévére. Ceci nous fournit déja de notables indi-
cations. Origéne est né en Egypte, peut-étre 4 Alexandrie,
Tl est né dans une famille chrétienne. Et c’est 14 un trait
important. Nous commengons a avoir avec lui le fruit d’un
christianisme de plusieurs générations. Sur l'éducation que
iui donna son pére, Eustbe a un précieux paragraphe : « Son
pére, en outre du cycle de l’enseignement des enfants (xpdc
TH tOv éyxuxAloy naidela)) se préoccupait, dés ses premieres
années, de l’exercer aux Saintes Ecritures... I] exigeait chaque
jour de lui des récitations et des comptes rendus. L’enfant
n’y avait aucune répugnance; il s’y appliquait méme aveceee
VIE D'ORIGENE ar
un zéle excessif (%yav xpcOvpérata), si bien qu'il ne se con-
tentait pas, pour les Saintes Ecritures, du sens obvie, mais
il cherchait plus loin et déja dés ce temps, il s’occupait avec
soin de théories plus profondes. Il suscitait méme de la sorte
des difficultés 4 son pére. Léonide, en apparence et devant
lui, le réprimandait, l’exhortant & ne rien chercher qui fit
au-dessus de son age, mais a part lui, il se réjouissait gran-
dement (II, 7-11). »
Il faut faire la part dans ce texte d’une certaine exagéra-
tion qui est dans le style de l’hagiographie antique, et par-
fois moderne. Eustbe voit Origéne a six ans tel qu'il sera
dans sa maturité, s’appliquant a la 9eo¢ix faturéea, c’est-d-dire
a V’exégése spirituelle. Il nous a dit un peu plus haut « qu’en
ce qui concernait Origéne, méme les langes de son berceau
paraissent dignes de mémoire (II, 2) ». Et cette phrase nous
inquiéte un peu. Mais la substance du récit reste vraie et
précieuse. Elle nous montre ]’éducation d’un enfant chrétien
d’abord, qui recoit d’une part l’enseignement du grammaticus,
4 V’école paienne, et 4 qui, par ailleurs, son pére fait apprendre
sa Bible tous les jours. Ainsi faisait sa mére pour Macrine,
la sceur de saint Basile. Par ailleurs, nous avons une expres-
sion qui convient trop bien 4 Origéne, avec son tempérament
copte, pour étre exagérée : c’est ce zéle excessif, cette passion
ardente avec laquelle, dés le début, il s’attacha a l’Ecriture.
Eusebe parle un peu plus loin de la prédilection (rpcatpens)
qu'il eut dés ce moment pour la parole divine (tv Oeiov Ab yey).
On peut dire qu’Origéne enfant a donné son cceur au betes Aé yes,
Ta choisi librement et restera toujours homme de la con-
naissance et de l'amour du 2éye¢, dans son double sens de
Verbe subsistant et de Parole scripturaire.
Avant de quitter Léonide, il reste 4 citer de sa foi et de
son amour pour son fils un beau trait : « On dit qu'il allait
souvent prés de lui pendant son sommeil, lui découvrait la
poitrine et, comme si l’Esprit divin avait fait son sanctuaire
a lintérieur, il Ja baisait avec respect (ceéacyiws) et s’esti-
mait heureux de son bonheur de pére (II, x1).» Le baiser
est un geste rituel de l’antiquité chrétienne, qui marque la
vénération : ainsi le prétre baise-t-il I’autel, baise-t-il l"Evan-
gile. Ainsi Léonide baisait-il le corps de son fils, Temple du
Saint-Esprit.
Nourrie de l’Ecriture, l’enfance d’Origéne a été aussi mar-
quée par un second caractére de la vie chrétienne du temps,
Ja présence du martyre. Son enfance s’est écoulée en pleine
époque de persécution. Eusébe nous indique celle dans laquelle
est mort Léonide, et c’est une indication chronologique pré-22 ORIGENE ET SON TEMPS
cieuse : « Lorsque Sévére souleva lui aussi une persécution
contre les chrétiens » (I, 1). Il s’agit de Septime-Sévere, ‘le
fondateur de la dynastie des Sévéres qui succéde alors aux
Antonins. A l’égard des chrétiens, Septime-Sévére inaugura
une politique plus rigoureuse en prenant l’initiative de pour-
suites. Ces édits alterneront avec des périodes d’accalmie
jusqu’a la fin du 11¢ siécle. L’empereur avait pourtant paru,
au début, bien disposé. C’est & lui que Tertullien adressa en
198 son Apologétique. Cela n’empécha pas l’empereur de pro-
mulguer en 202 un édit rigoureux. C’est & cette date que
fut martyrisé Léonide.
Quels sentiments ces persécutions éveillérent dans l’Ame
ardente de l’adolescent Origéne, Eusébe nous I’écrit dans une
page trés belle : « Sévére était a la dixiéme année de son
regne (il avait succédé 4 Pertinax en 193), Letus gouvernait
Alexandrie et le reste de IEgypte, Démétrius avait recu tout
récemment alors, aprés Julien, I’administration des églises de
ce pays. Le feu de la persécution allait grandissant et des
milliers de chrétiens avaient ceint la couronne du martyre.
(C’est durant cette persécution que furent martyrisés en
Afrique Perpétue et Félicité.) Un tel désir du martyre s’em-
para de l’ame d’Origéne encore tout jeune enfant (fpw¢ zoset-
tog paptupiov), qu’aller a la rencontre des dangers, bondir
et s’élancer au combat lui était une joie... Sa mére l’exhortait
4 prendre pitié de son amour maternel; mais le voyant plus
fortement tendu, lorsque, aprés l’arrestation de son pére,
il se donnait tout entier 4 son élan pour le martyre, elle lui
cacha tous ses habits et lui imposa ainsi de rester forcément
a la maison... Mais Ini, ne pouvant demeurer inactif, envoya
& son pére une lettre d’exhortations au martyre (rpocpen-
stnataeqy) dans laquelle il l’encourage et lui dit expressément :
« Fais attention & ne pas prendre un autre parti 4 cause de
nous » (II, 4-6).
Ici encore, nous sommes 4 lorigine d’une constante de
lame d’Origéne. Toute sa vie, il restera tendu vers le mar-
tyre. Et par 1A, il est une des plus parfaites incarnations du
christianisme de son temps. Au temps de la persécution de
Maximin, il écrira V'Exhortation au martyre His paprbprov
mpotpertixdg Aéyog, OL nous retrouvons développée dans la
maturité l’exhortation adressée par l’enfant A son pére. Ori-
gene est a ranger ici A cété d’Ignace d’Antioche, par son désir
du martyre, de Tertullien, par son exaltation du martyre
comme victoire sur le démon, de Clément d’Alexandrie, par
sa doctrine du martyre comme perfection de l’amour. Lui-
méme sera torturé sous Déce : « Pendant nombre de jours,A: Te
Deena
VIE D'ORIGI:NE 23
il fut les pieds dans les ceps au quatriéme trou et menacé
de feu » (XXXIX, 5).
Nous reviendrons sur l’importance capitale du martyre
dans la pensée d’Origéne. Qu’il suffise de dire ici que c’est
pour lui une des preuves de la vérité du christianisme, non
pas seulement parce qu’il montre les chrétiens capables de
mourir pour leur foi — cela d’autres le font pour leur patrie
ou leurs idées—, mais parce que le mépris de la mort chez
les martyrs chrétiens est l’expression de leur victoire déja
acquise sur les puissances mauvaises dont la mort est l’aiguil-
Jon, qu’il constitue comme une présence vivante de la résur-
rection, dont il est, par les charismes des martyrs, leur impas-
sibilité en particulier, comme une anticipation et enfin qu’il
continue d’opérer ainsi la rédemption. Il faut voir la-dessus
Contra Celsum I, 24, II, 47, VIII, 44; Co. Joh. VI, 54.
Preuschen 163.
Mais revenons a la vie d’Origéne. Son pére mort, il se
trouve 4 dix-sept ans — ce qui nous permet, puisque nous
sommes en 202, de fixer sa naissance 4 185 — chargé de
famille : « Lorsque son pére mourut martyr, nous dit Eustbe,
il resta seul avec sa mére et six fréres plus petits. Le bien
de son pére fut confisqué par les agents du fisc et lui-méme
avec ses parents, se trouva dans le besoin » (II, 12). Il eut
la chance de pouvoir pourtant continuer ses études grace a
l'aide d’une femme « trés riche et du reste trés remarquable »,
qu’Eusébe ne nomme pas. Comme il était déja avancé,
«s’étant mis avec une ardeur plus grande encore qu’aupara-
vant aux études des Grecs, il put bientét prendre la profes-
sion de grammairien et subvenir par la aux besoins de sa
famille » (II, 15).
A propos de la protectrice d’Origéne, Eusébe fait une
remarque que nous reléverons au passage, car elle souligne
un nouveau trait de son caractére. « Cette femme, dit Eusébe,
traitait avec égard un homme fort connu parmi les héré-
tiques d’Alexandrie, qui était d’Antioche. Or, tandis que
beaucoup de gens, non seulement des hérétiques, mais des
ndtres, s’assemblaient autour de cet homme, parce que Paul
—c’était son nom — paraissait capable dans la science,
jamais Origéne ne consentit & s’unir a Iui dans la priére.
Tl garda, ainsi dés l’enfance, la régle de l’Eglise (xavéva
éxxkqsias). Il éprouvait du dégotit, comme il le dit lui-méme,
en propre terme, aux enseignements des hérésies » (II, 14). Ce
trait est important. I] peut avoir été souligné par Eusébe
dans une intention apologétique, mais il reste caractéris-
tique d’Origéne. Celui-ci a toujours adhéré au canon de la
ne24 ORIGENE ET SON TEMPS
foi, comme il l’expose au début du [Hep apyay. I n’a jamais
voulu étre autre chose que le défenseur de la foi contre les
hérétiques (Co. Joh. V, 8). Son ceuvre est, en grande partie,
dirigée contre les hérésies d’alors, en particulier contre Mar-
cion et Héracléon, Si lui-méme a proposé des opinions qui
ont plus tard été rejetées par le magistére, c’était, de sa
part, en toute soumission 4 l'Eglise et a titre d’exercice.
Ce qui apparait ici chez lui, c’est un sens profond de I'Eglise
et de son unité. Ce sens de I’Eglise ira toujours s’approfon-
dissant. C’est dans l'une de ses derniéres ceuvres, les Homélies
sur Josué, qu'il y consacre les plus beaux développements
et que l’on trouve sa théologie du corps mystique. Nous
pouvons y relever ici seulement ce beau passage : « Moi qui
porte le nom de prétre et qui prétends précher Ia parole de
Dieu, si je fais quelque chose contre la discipline de l'Eglise
et la régle de l’Evangile, en sorte que je sois un scandale
pour toi et pour I’Eglise, que l’Eglise universelle dans son
unité me sépare » (VII, 6; Baehrens 334,11-15). Ce sens de
VEglise et de son unité,qui rappelle l’enseignement de son
grand contemporain Cyprien, remonte chez Origéne 4 son
enfance, et restera un trait de toute sa vie.
Origéne était donc professeur de grammaire quand inter-
vint un éyénement décisif, qu’Eustbe nous rapporte au cha-
pitre III : « Cependant, tandis qu'il était occupé & son ensei-
gnement, ainsi qu’il le raconte encore Iui-méme dans ses
écrits, il ne se rencontra plus personne 4 Alexandrie pour
catéchiser : tous se trouvaient éloignés par la menace de la
persécution, et quelques-uns des paiens vinrent & lui pour
entendre la parole de Dieu... I] avait dix-huit ans lorsqu’il
fut mis 4 I’Ecole de la catéchése... Quand il vit les disciples
venir 4 lui plus nombreux, comme il était le seul auquel
Démétrius, chef de l’Eglise, avait confié l’école de la caté-
chése, il jugea incompatible l’enseignement des sciences gram-
maticales avec le travail qui a pour but de donner les con-
naissances divines et, sans tarder il brisa avec le premier,
le regardant comme inutile et opposé aux études sacrées; il
céda tout ce qu'il avait jusque-la d’ouvrages anciens dont
les copies étaient admirablement écrites » (III, 1-8).
L'interprétation de ce texte est capitale pour une des ques-
tions les plus importantes de l’histoire religieuse du temps,
celle de I’ « Ecole d’Alexandrie ». Quand on parle de l’Ecole
d’Alexandrie, ce mot évoque celui d’une institution stable
oi était donné un haut enseignement théologique et dont Clé-
ment ct Origéne auraient été les principaux maitres, Partant
de cette conception, on interpréte notre texte comme étantTONE eee
VIE D’ORIGENE 25
la nomination d’Origéne a ce haut enseignement oi i] aurait
succédé a Clément lequel aurait succédé 4 Panténe. Telle
est en particulier la conception de De Faye (Origéne, I, p. 10).
M. Cadiou le premier s’est élevé contre cette interprétation
(Jeunesse d’Ovigéne, p. 31). La question a été reprise de
facon magistrale par M. Bardy dans un article qui me parait
définitif sur la question (Aux origines de l’Ecole d’Alexan-
drie, Vivre et Penser (Revue biblique), 2° série, p. 85 et 9g).
Il résulte de son étude qu’il faut distinguer trois choses :
d'une part, les philosophes paiens d’alors tenaient école,
c’est-A-dire groupaient autour d’eux des éléves ; les philo-
sophes chrétiens, Justin, Clément, en firent autant. Mais ce
n’étaient pas la des institutions stables. Origéne, 4 un moment
de sa vie, a créé ainsi une sorte d’enseignement supérieur, od
il enseignait les arts libéraux, la philosophie, l’Ecriture. Mais
7 n’est pas de cela qu'il s’agit dans le texte dont nous par-
lons.
En second lieu, on peut appeler Ecole d’Alexandrie un
groupe de penseurs qui, en dehors de toute institution, pro-
fessent des opinions voisines, C’est le vrai sens de l’expres-
sion, Ce n’est pas encore de cela qu’il s’agit ici. En troisiéme
lieu, la fin du 11° siécle et les débuts du 11° voient se déve-
lopper l'organisation de l’enscignement catéchétique. Jus
que-lA la préparation des nouveaux chrétiens au baptéme se
faisait un peu au hasard des relations. Or, 4 cette époque,
cette préparation s’organise. Les évéques confiaient cette
charge a des chrétiens instruits. L’évéque leur remettait le
livre, mais ne leur imposait pas les mains : ils restaient des
laics. Nous trouvons ces indications dans un texte du temps
la Tradition Apostolique, d’Hippolyte de Rome (12; Dom
Botte, p. 43). C’est l’origine du degré de lecteur.
Or, c'est évidemment de ceci qu’il s’agit dans notre texte :
«La mission que Démétrius confia alors 4 Origéne est trés
clairement exprimée par Eusébe : c’est une mission de caté-
chése. Il ne s’agit pas d’un enseignement supérieur, mais
d'un enseignement élémentaire; il ne s’agit pas de faire des
savants, d’initier des chrétiens déja baptisés 4 la gnose, mais
de préparer les paiens 4 recevoir le baptéme » (Bardy, p. 87).
Ce qu’était ce réle du catéchiste, Origéne lui-méme nous le
décrit dans divers passages de ses ouvrages. II s’agit d’en-
seigner la doctrine (Contra Celswm, III, 15), mais aussi
dinstruire de la vie chrétienne : « Vous qui désirez Je saint
baptéme, dira plus tard Origéne dans une homélie, vous
devez d’abord, par l’audition de la parole de Dieu, arracher
les racines des vices, corriger vos mceurs barbares et rudesow
—
i dace
26 ORIGENE ET SON TEMPS
et prendre I’humilité et la douceur du Christ, pour pouvoir
recevoir la grace de l’esprit » (Hom. Lev., VI, 2).
On voit donc exactement maintenant ce dont il s’agit dans
le récit d’Eusébe. On est en pleine période de persécution.
Il n’y a plus personne pour assurer I'instruction des candi-
dats ‘au baptéme. Le fait qu’on a recours A Origéne, malgré
sa jeunesse, prouve combien sa science s'imposait déja.
Celui-ci, qui prenait toutes choses au sérieux, comme le
note justement M. Bardy, « prit au sérieux, presque au tra-
gique, ses nouvelles fonctions » (p. 87). Il abandonna alors
Penseignement de la grammaire et vendit méme tous ses
chers livres, « admirablement écrits », nous dit Eusébe. Tl
voulait se donner totalement a ses nouvelles fonctions.
Désormais sa vie sera exclusivement consacrée 4 l’étude
de l’Ecriture et 4 la formation des catéchuménes. Ainsi, aprés
une premiére période oti il a acquis une culture littéraire, en
méme temps qu’une connaissance premiére de l'Ecriture, il
se consacre 4 ce moment de sa vie, exclusivement, a celle-ci,
Eusebe y revient plusieurs reprises : « Il donnait la plus
grande part de sa nuit 41’étude des Saintes Ecritures... (III, 9).
Il était occupé 4 Alexandrie a l’ceuvre de 1’enscignement
divin, il se donnait a tous ceux qui l’approchaient librement,
le jour et la nuit, sacrifiant tout son loisir, sans hésitation,
a ses diverses études et 4 ceux qui venaient vers lui » (VIII, 6).
C’est la premiére partie de l’activité biblique d’Origéne. [1
dut acquérir alors une profonde connaissance de la Bible,
mais c’était seulement en vue de la formation des catéchu-
ménes,
Il faut ajouter que les circonstances donnaient a cet ensei-
gnement un caractére particuliérement émouvant. Ces hommes
qui se présentaient a Origéne pour étre catéchisés savaient
que, par 14 méme, ils s’exposaient au martyre, Aussi, pour
Origéne, leur enseigner la foi et les préparer au martyre
était une méme chose. On comprend combien il fut pris par
cette tache. Maitre de doctrine, Origéne entrainait en méme
temps les 4mes par son exemple. Eusébe nous a laissé le
témoignage du réle qu'il joua alors : « I] obtint alors un nom
de la plus grande célébrité auprés de ceux qui sont initiés
a la foi, & cause de son accueil et de son zéle 4 l’égard de
tous les saints martyrs, connus et inconnus. I] les assistait,
en effet, non sculement lorsqu’ils étaient en prison et pendant
quils étaient interrogés, mais méme ensuite, lorsqu’ils étaient
conduits 4 Ja mort. Aussi bien, lorsqu’il s’avangait courageu-
sement et qu’avec grande audace, il saluait les martyrs avec
un baiser, il arriva souvent que la foule des paiens entra enCONE ERE eee eee eee
VIE D’ORIGENE 27
fureur et il s’en fallut de peu qu’ils ne se précipitassent sur
lui... Chaque jour la persécution contre lui était si ardente
que la ville entiére ne suffisait plus 4 le cacher : il allait de
maison en maison, changeant de demeure, chassé de partout
a cause du nombre de ceux qui venaient a lui pour l’ensei~
gnement qu'il donnait... C’était par les actes de sa vie sur-
tout, grace & la force (2ivaysc) divine qui l’animait, qu’il
entrainait des milliers de gens 4 l’imiter » (III, 3-7).
Cette page nous montre a plein ce qu’était la vie de la
communauté chrétienne 4 cette époque de persécution. L’as-
sistance aux martyrs était un des devoirs les plus sacrés.
Tertullien en parle plusieurs reprises, en particulier dans
son traité Ad uxorem. Origéne joignait ainsi A son réle de
catéchéte celui de visiteur et de consolateur des martyrs.
Mais les deux pour lui ne faisaient qu’un : son enseignement,
nous dit Eusébe, était tel que « plusieurs de ceux qui avaient
recu de lui la divine parole, se distinguérent 4 cette époque
et finirent par le martyre ». Parmi ces « disciples » d’Origéne,
il cite Plutarque, Sérénus, Héraclide, et deux femmes, Hérais,
qui fut martyrisée encore catéchuméne, et Potamitne.
L’abandon de son métier de professeur de grammaire ne
fut pas seulement pour Origéne un don total 4 ses fonctions
de catéchéte; ce fut aussi une rupture avec le monde et l’en-
trée dans la vie de perfection évangélique. C’est ce qu’Eusebe
appelle embrasser « le régime de vie des philosophes » (III, 9).
Les philosophes d’alors, en effet, étaient moins des maitres
de doctrine que des maitres de sagesse. La philosophie con-
sistait A abandonner les préoccupations temporelles, poli-
tiques, professionnelles, pour se consacrer aux choses de
Yame. L’idéal du philosophe, qui cherche la vie parfaite,
s’oppose a celui du rhéteur, qui cherche la gloire du monde.
La conversion, dans le monde antique, est conversion 4 la
philosophie 1. Or, ceci se retrouve dans le christianisme, ob
certaihs abandonnent la vie ordinaire pour s’exercer 4 une
vie plus parfaite. Nous sommes ici aux origines du mouve-
ment qui aboutira au monachisme un siécle plus tard.
C’est donc un aspect nouveau de la vie chrétienne d’alors
que nous entrevoyons ici a travers Origéne. I] est remar-
quable d’ailleurs qu’il nous apparaisse chez celui-ci comme
lié & Ia mystique du martyre. Si l’ascése chrétienne s’est
souvent exprimée au 11® et au ive siécle dans les formes
empruntées a la vie des philosophes, cela ne Ini enléve aucu-
1, Voir H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique,
P. 169 $99Ce a oc Re TIE EET ily a PE” es a
28 ORIGENE ET SON TEMPS
nement son caractére propre : elle est essentiellement escha-
tologique, c’est-a-dire qu’elle est fondée non pas, comme I’as-
cése paienne, sur le mépris du corps et la purification de
Vintelligence, mais sur l’attente de la réunion avec le Christ
et sur le caractére provisoire du monde présent, selon 1’es-
prit de saint Paul : « Le temps est court. Que ceux qui ont
des femmes soient comme n’en ayant pas. »
Ce que fut cette vie « philosophique » d’Origéne, Eustbe
nous le décrit : « Il s’astreignait le plus possible 4 la vie la
plus austére, s’adonnant tantét aux exercices du jetne,
tant6t n’accordant au sommeil que des temps mesurés trés
courts; encore s’efforcait-il avec soin de ne pas le prendre
en général sur une couverture, mais par terre. Il pensait qu'il
fallait, par-dessus tout, observer les préceptes évangéliques
du Sauveur qui nous recommandent de n’avoir pas deux véte-
ments et de ne pas se servir de sandales, comme aussi de
ne point passer son temps dans les soucis de I’avenir... IL
donnait ainsi de grands exemples d’une vie philosophique »
(III, 8-12). On sait que, dans son zéle excessif pour la pr
tique littérale de l'Evangile, il prit A la lettre la parole :
«Ilya des eunuques qui se sont rendus tels eux-mémes pour
Je royaume des cieux. » Sur ce point, plus tard, il reconnut
son erreur, Mais ce qui nous importe ici, c'est le fait qu’Ori-
géne embrasse la voie des conseils évangéliques et, avant
d’enseigner la perfection aux autres et de devenir un grand
maitre de vie spirituelle, commence par les pratiquer lui-
méme. C’est ce que nous dit Grégoire le Thaumaturge dans
le Discours de remerciement : «Il s’efforgait de se montrer
tel qu’il décrivait dans ses paroles celui qui doit bien vivre,
je veux dire en proposant l’exemple du sage » (XI; P. G.,
X, 1081 C.).
Jusqu’a présent, Origéne nous est apparu comme un caté-
chéte dévoué et passionné pour V’instruction des 4mes. Mais
en méditant I’Ecriture, il se rendit compte qu'il y
avait un travail A faire pour en organiser l’étude de facgon
plus approfondie. C’est 14 un tournant décisif de sa vie que
nous rapporte Eusébe : « Lorsque Origéne vit qu’il ne pouvait
plus suffire 4 l'étude plus approfondie des choses divines, a
ja recherche et l’explication des Saintes Ecritures, et encore
a V'instruction catéchétique de ceux qui venaient auprés de
lui et ne le Iaissaient méme pas respirer, il fit deux classes
de la foule de ses disciples, puis choisissant parmi eux Héra-
clas, homme dévoué dans les choses saintes, trés éloquent
du reste et non dépourvu de philosophie, il l’établit son
collégue dans la catéchése; il lui laissa la direction de ceuxee ret SS
VIE D'ORIGENE 29
qui ne faisaient que débuter et il garda pour lui l’instruction
de ceux qui étaient plus avancés » (XV).
M. Bardy a raison de dire « qu’on ne saurait exagérer l'im-
portance de la transformation ainsi accomplie » (p. 94). IL
ne s’agit pas, en effet, d’un simple dédoublement de I’école
catéchétique. Celle-ci va continuer son existence avec Héra-
clas. Ce que fonde Origéne, c’est une institution nouvelle.
Il s’est rendu compte, en patlant avec des paiens instruits,
des juifs, des philosophes, que l’étude de Ja Bible pose des
problémes difficiles. Ce qu’il faut, c’est créer un centre d’étude
scientifique. Origéne s'est expliqué & ce sujet dans une lettre
que nous a conservée Eusébe : « Lorsque j¢ me consacrai &
Ja parole, il venait 4 moi tantét des hérétiques, tantét des
gens formés aux études grecques, et surtout des philosophes;
il me parut bon d’examiner 4 fond les doctrines des héré-
tiques et ce que les philosophes faisaient profession de dire
sur la vérité. J’ai fait cela a l'imitation de Panténe, qui,
avant nous, a puisé chez les Grecs une préparation profonde
et a été utile 4 beaucoup » (XIX, 12-13). L’allusion 4 Panténe
nous montre bien ce dont il s’agit ici. Panténe est ce mysté-
rieux personnage qui n’a rien laissé par écrit et qui a été le
maitre de Clément d’Alexandrie. Origéne l’avait connu aussi.
Or, Panténe avait ouvert une école de philosophie, ob Clément
avait enseigné 4 son tour. Ce que se propose Origéne, c’est
de reprendre ce qu’avait fait Panténe. Il ne s’agit plus du
tout d’une catéchése, institution ecclésiastique, mais d’une
école de didascalie privée, comme Justin en tenait une a
Rome.
Or, ceci impliquait un renversement radical d’attitude 4
Tégard de la culture profane. Et c’est pourquoi ce moment
est si important dans l’euvre d’Origéne. Nous nous souve-
nons qu’au moment ou il s’était consacré 4 la catéchése, il
avait vendu ses livres de littérature. I] se rend compte main-
tenant qu'il faut faire ceuvre de science biblique et que,
pour cela, la culture profane est indispensable. Le didascalée
qu'il fonde sera donc une école of on enseignera la culture
profane, comme préparation 4 ce qui doit couronner les
études, la science de 1’Ecriture. Ce sera une université ot
Yon trouvera une initiation compléte a la culture et od Ori-
géne enscignera lui-méme les diverses branches. C’est un
nouvel aspect de sa vie qui apparait ici.
Eustbe nous a décrit ce qu’était cette école d’Origéne,
ceux qui la fréquentaient, ce qui y était enseigné : « Beau-
coup de gens instruits venaient encore 4 lui pour constater
sa compétence. Des milliers d’hérétiques et un grand nombre30 ORIGENE ET SON TEMPS
de philosophes, parmi les plus distingués, s’attachaient 4 lui
avec empressement et apprenaient tout bonnement auprés
de lui, outre les choses divines, méme ce qui concernait la
philosophie profane. Tous ceux de ses disciples en qui il voyait
de bonnes dispositions naturelles, il les appliquait encore a
V’étude de la philosophie, 4 la géométrie, a l’arithmétique et
aux autres enseignements élémentaires; puis, il les condui-
sait plus avant dans les doctrines des sectes qui existent parmi
les philosophes, expliquant, commentant et examinant leurs
écrits un par un. Aussi bien, cet homme était proclamé grand
philosophe par les Grecs eux-mémes. »
Nous pouvons remarquer deux choses 4 ce propos. La pre-
miére, c’est que l’école est ouverte a tous. Il ne s’agit plus de
préparer au baptéme, il s’agit de distribuer la science. Et si
Origéne eut la joie de voir certains de ses éléves, comme
Ambroise qui devint son mécéne, se convertir, d’autres, comme
il le dit dans le Contra Celsum, devinrent seulement meilleurs
dans leur propre vie. Plus intéressante est la question du
programme des études. Origéne I’a désigné d’un mot : ce
sont les éyéxx\ta ypdypata, Il s’agit 14 du cycle des études
tel qu'il existait dans l’antiquité, depuis 1’époque classique
jusqu’a la fin de la civilisation ancienne. Nous le trouvons
chez Philon, qui en a fait l’éloge, chez Clément d’Alexandrie.
On peut voir l’étude qu’a donnée Marrou de son usage par
saint Augustin (Saint Augustin et la fin de la culture antique).
Il comprenait sept branches essentielles : grammaire, dialec-
tique, rhétorique, musique, astronomie, arithmétique, phy-
sique, Enfin, la philosophie venait couronner I’édifice.
Ti est trés intéressant de voir quelle est l’attitude d’Origéne
4 l’égard de cette culture paienne, car c’est celle que nous
retrouverons désormais dans la tradition patristique. D’une
part, il la condamne en tant qu’elle représente une vision
du monde opposée 4 la vision chrétienne : « Il y a de mul-
tiples et diverses études littéraires en ce monde, en sorte que
tu vois beaucoup de gens commencer par apprendre des gram-
mairiens les chants des pottes et les fables des comédiens,
puis, dela, passer 4 la rhétorique et y chercher I’éclat de Vélo-
quence, puis venir a la philosophie, pénétrer la dialectique
chercher les articulations des syllogismes, éprouver les mesures
de la géométrie, scruter les lois des astres et le cours des étoiles
et ne pas méme oublier la musique, et ainsi instruits de ces
disciplines variées, ot ils n’ont rien connu de la volonté de
Dieu, ils ont accumulé des richesses, mais ce sont les richesses
des pécheurs » (Ho. Ps. XXXVL,III, 6).
Mais, par ailleurs, cette culture n’est pas enti¢rement mau-Pencil Seceementenanmmanaeatl
VIE D'ORIGENE 3r
vaise dans ses éléments : « Toute science vient de Dieu », qu’il
s’agisse de géométrie, de musique, de médecine (Hom. Num.,
XVIII, 3). Dés lors usage peut en étre légitime dans cer-
taines limites. Il faut d’abord une certaine formation (Hom.
Num., XX, 3). Il faut la purifier de ses erreurs (Hom. Gen.,
XI, 2). Il ne faut pas oublier qu’elle est utile pour présenter
J’Evangile aux hommes, non pour Ja connaissance méme des
choses divines (Hom, Lev., V, 8). Il faut enfin la mettre au
service de Vintelligence de l’Ecriture : « Si, en dehors de ce
que la Loi nous enseigne, nous rencontrons dans la culture
profane du monde certaines choses, comme la culture litté-
raire, l’art grammatical, la doctrine de la géométrie, la loi
des nombres, la discipline dialectique, nous la mettrons au
service de notre formation » (Hom. Gen., XI, 2). C’est un
passage ol! Origéne dépend de Philon, et ici c’est bien, en
effet, Ja tradition de Philon qu’il renoue. Son idéal, il I’a
exprimé dans une lettre & Grégoire le Thaumaturge, son
ancien éléve : « Je voudrais te voir utiliser toutes les forces
de ton intelligence pour le christianisme qui doit étre ton
but supréme. Pour y atteindre sirement, je souhaite que tu
empruntes a la philosophie grecque le cycle des connaissances
capables de servir d’introduction au christianisme et les
notions de géométrie et d’astronomie qui peuvent étre utiles
a l’explication des livres saints, si bien que ce que les philo-
sophes disent de la géométrie, de la musique, de la grammaire,
de la rhétorique, de I’astronomie, qu’elles sont les auxiliaires
de la philosophie, nous puissions, nous, le dire de la philo-
sophie elle-méme 4 |’égard du christianisme » (Ep. Greg., 3).
Ce que pouvait étre, pour un esprit jeune, cette découverte
de tous les domaines de la pensée, sous la conduite d’un
maitre comme Origéne, quel enthousiasme ceci pouvait sou-
lever, nous le savons par le Remerciement de Grégoire le Thau-
maturge. C’est 4 Césarée que celui-ci a été l’éléve d’Origéne
mais la méthode du maitre reste laméme. Ilnous montre Ori-
gene, avec «un mélange qui était en lui de charme persuasif
et de force », le gagnant d’abord a l'amour de la philosophie,
en sorte que «son cceur s’enflamma d’amour (20s) pour le
verbe trés saint et pour l’homme qui était son ami et son inter-
préte » (P. G., X, 1072 A). Origéne le forma d’abord 4 la
rhétorique : « La part de notre 4me qui exerce son jugement
sur les mots (grammaire) et le discours (rhétorique) fut d’abord
formée. » Puis il leur ouvre les domaines de la science « qui
excitent dans son 4me l’admiration pour la construction
variée et sage du monde : la physique, qui explique les élé-
ments des choses et leurs transformations, les saintes mathé-32 ORIGENE ET SON TEMPS
matiques, la rigoureuse géométrie, l’astronomie qui conduit
aux choses d’en haut » (1077 A. C). Il est remarquable que
nous trouvons ici une admiration pour la création visible,
un esprit scientifique, cosmique, qui existait dans la pensée
antique, surtout dans le stoicisme, que nous ne trouvons pas
chez Origéne, mais que l’enseignement scolaire de celui-ci
a communiqué 4 Grégoire le Thaumaturge; il passera par
celui-ci aux Cappadociens, lesquels seront des hommes de
culture scientifique étendue, en particulier Grégoire de Nysse.
Mais ce n’était 14 qu’une préparation. Venait alors l’étude
de la philosophie. Les pages de Grégoire le Thaumaturge sont
ici des plus intéressantes sur la méthode selon laquelle Ori-
gene concevait J’enseignement de la philosophie pour des
chrétiens. Le principe d’Origéne était celui-ci : d’abord accueil-
lir tous les systémes : « Il nous ordonnait de concevoir la
philosophie en rassemblant tous les écrits qui subsistent
tant des anciens philosophes que des poétes sans rien reje-
ter, sinon ceux des athées, — c’est-d-dire des épicuriens —,
qui nient la Providence. Mais les autres, il faut les dérouler
et les lire, sans s’attacher de préférence a tel systéme, ni
rejeter tel autre, mais en les écoutant tous » (1088 B).
La raison en est que l’esprit n’est pas encore mar pour juger
—— et que le pire danger parait a Origéne de s’attacher au
premier systéme venu et ainsi de devenir prisonnier d'une
opinion, pour la seule raison que c’est celle qui s'est présentée
Ja premiére. Telle est, pour Origéne, l’origine des discussions
entre philosophes. « Ils n’écoutent jamais ceux qui pensent
autrement qu’eux. Aussi jamais aucun des anciens n’a réussi
4 persuader aucun des nouveaux d’embrasser son systéme »
(z089 B). Ainsi c’est le hasard aveugle (ixpveeg <5yq), non
Ja raison, si paradoxal que cela _pataisse, qui fait que les
philosophes ont tels ou tels systémes,
Le point de vue d’Origéne est tout opposé : éprouver
tous les systémes, prendre ce qu’on y trouve de bien, ne se
donner 4 aucun, car c’est 4 Dieu seul et a ses prophétes
qu'il faut adhérer (pocéyew). Ce qu’était cette enquéte a
travers les systémes philosophiques, sous la conduite d’un
pareil maitre, Grégoire le raconte avec élan : « Pour nous,
afin qu’il ne nous arrivat pas la méme chose qu’a la foule
des gens inexpérimentés, il ne nous introduisait pas a un
seul systtme philosophique, ni ne nous laissait nous y
arréter, mais il nous guidait & travers tous, ne nous per-
mettant d’étre ignorants d’aucune doctrine des Grecs. Lui-
méme nous guidait dans cette marche, comme un habile
artiste 4 qui un long usage de la philosophie n’avait rien—
NEE ee
i VIE D'ORIGENE 33
laissé d’inconnu, discernant tout ce qui dans chaque phi-
lJosophe était bon et utile pour nous le proposer, écartant
Jes erreurs. Et il nous conseillait de ne nous attacher &
aucun de ces philosophes, méme si tous les hommes décla-
raient l'un d’entre eux parfaitement sage, mais d'adhérer &
Dieu seul (GeG pdm) et A ses prophétes » (1093 A, B).
Que Grégoire soit bien ici l’interpréte de la méthode d’Ori-
géne, il nous est facile de le vérifier par les textes de celui-ci,
A plusieurs reprises, il revient sur ces principes. Ainsi dans
VHomélie XI sur lExode : « Ainsi nous aussi, s'il nous arrive
parfois de trouver quelque chose de vrai chez les paiens, nous
ne devons pas aussitét, avec l’auteur, mépriser la pensée,
ni, parce que nous avons une loi qui nous a été donnée par
Dieu, nous enorgueillir et mépriser les paroles des sages, mais
comme dit l’Ap6tre : fprouver tout et retenir ce quiest bon, »
La régle est claire : ni mépris a priori, ni engouement irré-
fiéchi, mais examen de chaque cas particulier. C'est qu’en
effet, il n’y a qu’un maitre, qui est la parole de Dieu. Sila
culture littéraire et scientifique était une préparation a la
philosophie, celle-ci, 4 son tour, n’est qu’une préparation &
la science supréme, qui est la science de la Parole de Dieu,
Ja science de |’Ecriture. Aprés le maitre de rhétorique, aprés
Je philosophe, Grégoire nous montre en Origéne, l’exégéte.
Le catéchéte d’Alexandrie est devenu maintenant, en effet,
un interpréte savant de la Bible. I] a étudié son texte de
prés, et pour cela, nous dit Eusébe, il a appris I’hébreu. I]
a recherché, en outre, les versions courantes, celles d’Aquila,
de Symmaque, de Théodotion. Bientét, il composera ses
Hexaples.
Mais ce travail textuel n’est pour lui que la premiére tache
de lV’exégéte. Celui-ci a pour haute fonction d’expliquer le
sens de Ja parole de Dieu contenu dans les Livres Saints.
C’est dans ce réle que Grégoire nous le décrit : « Il expliquait
et éclairait ce qui était obscur dans I’Ecriture, comme un
auditeur de Dieu habile et trés sagace, ou exposait ce qui,
de soi, était clair, ou qui ]’était du moins pour lui, qui, seul
de tous les hommes de ce temps que j’ai connus ou dont j’ai
entendu parler, par la méditation des pures ct lumineuses
paroles, était capable de les pénétrer et de les enseigner.
Car l’esprit, qui inspire les prophétes et tout discours mys-"
tique et divin, l'honorant comme un ami, l’avait établi son
interpréte... Il faut, en effet, pour comprendre la prophétie,
la méme grace que pour l’énoncer » (1093 C). Nous revien-
drons longuement sur Origéne exégéte. Nous observerons
seulement que l’interprétation des Ecritures, selon la tradi-
orice, 334 ORIGENE ET SON TEMPS
tion de I’Eglise, est considérée par Grégoire chez Origéne,
comme un charisme, et celui-ci y reviendra souvent. « Quelle
grace incomparable, continue Grégoire, que d’étre l'inter-
préte de Dieu auprés des hommes, c’est-a-dire d’écouter Dieu
parler pour comprendre sa parole et de l’exposer aux hommes
pour qu’ils l’entendent » (1096 A).
Aussi, quel souvenir incomparable Grégoire a-t-il gardé
de ces années d’études : « Rien n’était interdit, ni caché,
ni inaccessible. Nous pouvions apprendre n’importe quelle
doctrine, barbare ou grecque, mystique ou morale, faire 4
satiété le tour de toutes les idées, nous gorger de tous les
biens de ’'ame. Quand une pensée antique était vraie, quand
une autre méritait aussi ce nom, elle était A nous, & notre
gré, avec la possibilité merveilleuse des plus belles contem-
plations, C’était vraiment pour nous une image du Paradis »
(1096, A, B). Or ce témoignage n’est pas unique. « Les témoins
du succés d’Origéne sont les philosophes grecs eux-mémes »,
nous dit Eusébe (XIX, 1). Et en effet, Porphyre qui atta-
quera son christianisme, rend hommage a son enseignement.
Les années 215-230 environ sont remplies par l’enseigne-
ment d’Origéne au didascalée qu’il a fondé. Toutefois a cet
enseignement s’ajoutent deux autres activités dont témoigne
Eustbe. En premier lieu, la réputation d’Origtne s’étend au
loin et on le réclame de tous les cétés. Quand il était encore
catéchéte, il avait eu l’occasion de faire un premier voyage
que nous rapporte Eustbe, celui de Rome, au temps du
pape Zéphyrin. Mais ce voyage, il l’avait fait par désir de
connaitre Rome, non parce qu'il y était appelé. Il fut sans
doute alors quelque temps l’éléve d’Hippolyte. Du moins,
Jéréme nous rapporte que celui-ci, l’ayant reconnu 4 une
de ses conférences, l’avait salué. Nous aurons 4 nous rap-
peler ce trait en étudiant les sources de son exégése. Hip-
polyte est, en effet, le premier chréticn a avoir écrit des
commentaires suivis de ]’Ecriture et, en cela, fut l'initiateur
d’Origéne.
Mais a 1’époque qui nous intéresse, il s’agit de tout autre
chose, de missions demandées de toutes parts 4 Origéne.
«Un jour, nous dit Eustbe, tandis qu’il donnait ses legons
a Alexandrie, un soldat vint tout 4 coup remettre une lettre
a Démétrius, évéque de cette ville, et au préfet d’Egypte
dalors, au nom du gouverneur d’Arabie, pour qu’ils lui
envoyassent en toute hate Origéne afin qu'il leur commu-
niquat ses doctrines » (XIX, 15). Origene accomplit cette
mission. Puis, Alexandrie étant troublée par les proscriptions
de Caracalla, il va en Palestine, ot il enseigne 4 Césarée. La,
1= —
VIE D'ORIGENE 35
les évéques lui demandent de faire des conférences et d’ex-
pliquer Jes Saintes Ecritures & l’assemblée de I’Eglise, bien
qu'il n’efit pas regu Ja prétrise. La chose était traditionnelle
en Palestine, nous apprend Origéne. L’intérét, c’est que nous
voyons Origéne exercer ici pour la premitre fois une activité
qui tiendra une grande place dans la derniére partie de sa
vie et constituera une part importante de son héritage litté-
raire, la prédication.
Parmi ces voyages, il en est un qui a un intérét particulier
pour Vhistoire du temps : «La mére de l’empereur, écrit
Eustbe, appelée Mammea, était une femme trés religieuse
s'il en fut; comme la renommée d’Origéne retentissait par-
tout, elle tint beaucoup & voir cet homme et & faire l’expé-
rience de son intelligence des choses divines admirée par
tous. Pendant un séjour qu’elle fit 4 Antioche, elle lui envoya
des gardes du corps pour l’inviter. I] demeura auprés d’elle
un certain temps et Iui exposa un grand nombre de questions
concernant la gloire du Sauveur et la vertu de l’enseignement
divin » (XXI, 3).
Pour comprendre l’intérét de ce passage, il faut nous rap-
peler ce qu’était la vie religicuse du monde paien a cette
époque. M. Cumont a montré que ce qui Je caractérise est
Vinvasion des cultes orientaux et la constitution d’un syn-
crétisme religieux. Cette invasion avait commencé sous les
Antonins par l’expansion des cultes égyptiens. C’est l’époque
ot Plutarque écrit le De Iside et Osiride et Apulte le récit
d'une initiation isiaque dans l’Ane d’or. Cette invasion marque
son sommet avec l’expansion des cultes syriens sous les
Sévéres. Le chef de la dynastie, Septime-Sévére, avait, en
effet, épousé la fille d’un grand prétre syrien, Julia Domnée.
Celle-ci introduit 4 la cour les cultes syriens, et, en particu-
lier, le culte solaire : « L’influence de ces cultes, dit Cumont
(Relig. orientales, 4° éd., p. 105), devint presque prépondé-
rante, quand l’avenement des Sévéres leur valut Pappui
d’une cour & demi syrienne.» Le troisitme successeur de
Septime-Sévére sera un jeune prétre d’Emése, Héliogabale,
qui se considérait comme le prétre du Dieu Soleil. Dans ce
milieu, la curiosité des choses religieuses est intense, C’est
pour Julia Domnée que Philostrate écrit alors la vie d’Apol-
lonius de Tyane. It se caractérise par un syncrétisme qui
unit tous les cultes, Alexandre-Sévére, successeur d’Hélio-
gabale, priait chaque matin devant les images d’Orphée,
d’Apollonius de Tyane et de Jésus.
Or, la Julia Mammée qui a invité Origéne 4 venir lui
parler de la gloire du Sauveur et qui était une femme si
a36 ORIGENE ET SON TEMPS
religieuse est la mére d’Alexandre-Sévére, la tante d’Hélio-
gabale. Elle a exercé une influence profonde sur toute cette
époque. C’est donc en plein milieu syncrétiste qu’Origéne
se trouve ici ploagé. Et, dés lors, l’invitation de la reine
s’explique trés bien. Il ne s’agit pas pour elle de se faire
chrétienne, mais de s’initier 4 une nouvelle forme religieuse.
Nous sommes & I’époque ou les dévots paiens se font initier
a la fois aux mysteres d’Eleusis, aux mystéres de Mithra,
aux mystéres isiaques. Nous trouverons peu d’allusions pour-
tant, dans les écrits d’Origéne, 4 ces courants de la piété
paienne. I] n’en est que plus intéressant de constater qu'il
a pourtant eu des contacts avec eux.
A cété de ces missions a l’étranger, un autre caractére de
activité d’Origéne a cette époque, c’est qu’il ne se contente
plus de l’enseignement oral, mais qu’il commence a écrire
et A publier ses Commentaires et ses autres ouvrages. « A
partir de ce temps, nous dit Eustbe, Origéne Iui aussi (comme
Hippolyte), commengait les commentaires sur les Saintes
Ecritures. » De cette époque datent les cing premiers livres
du Commentaire sur saint Jean, les huit premiers livres du
Commentaire (perdu) sur la Genése, les Commentaires (dont
il ne reste que des fragments) sur les vingt-cing premiers
psaumes, ct le Tep: Apyay. Il se décida a ce travail, comme
lui-méme nous le dit au début du Commentaire sur saint
Jean, sur les exhortations de son ami Ambroise. Celui-ci
non seulement I’encouragea, nous dit Eusébe, mais lui pro-
cura les moyens de réaliser matériellement son travail :
«Plus de sept tachygraphes, nous dit-il, écrivaient sous sa
dictée et se relayaient 4 heure fixe; il n’y avait pas moins
de copistes, ainsi que des jeunes filles exercées a la calligra-
phie. Ambroise pourvoyait amplement a ce qui était utile
& la subsistance de tous » (XXIII, 1). Ce passage est plein
dintérét pour l’histoire de la composition littéraire dans
Yantiquité.
L’enseignement d’Origéne 4 Alexandrie se termina en 230
par un incident qui est une des parties obscures de son his-
toire et qui l’opposa & 1’évéque Démétrius. C’est celui-ci qui
avait appelé Origéne a la téte de I’école de catéchése. Mais
divers incidents montrent que leurs rapports avaient peu 4
peu changé. Lorsque Origéne avait été en Palestine, son
évéque lui avait mandé de revenir au plus tét et lui avait
reproché d’avoir préché a l’église sans étre prétre. Qu’y
avait-il dans cette tension? Il semble que Démétrius n’était
pas satisfait de l’orientation qu’avait prise Origéne, qu’il
s'inquiétait de sa trop grande influence, peut-étre aussi deVIE D'ORIGENE 37
ses idées. Enfin, nous retrouvons Ia cette distinction du cou-
rant hiérarchique et du courant des didascales qui s’était
déja rencontrée au 1 siécle. Les rapports entre les deux
n’étaient pas encore bien définis dans 1’Eglise.
Quoi qu'il en soit, en 230, intervient un événement décisif
dans les rapports des deux hommes. Au cours d’un voyage
en Palestine, Origéne est ordonné prétre par les évéques du
pays. «Cette ordination, observe M. Cadiou (p. 99), était
entachée d’une double irrégularité. Origéne avait regu la
prétrise sans l’autorisation de son évéque et malgré l’empé-
chement contracté par sa mutilation. volontaire. » Démétrius
réunit un synode qui ne déclare pas l’ordination invalide,
mais qui déclare Origéne indigne de la catéchése et le chasse
de VEglise d’Alexandrie. Il se rend alors 4 Césarée ot: les
évéques de Palestine l’accueillent avec joie. « Le chef de
l'Eglise de Jérusalem, Alexandre, et Théoctiste, évéque de
Césarée, s’attachaient constamment 4 lui comme au maitre
unique, dit Eusébe, et l’autorisaient 4 faire ce qui regardait
lexplication de la Sainte Ecriture, ainsi que le reste de I’en-
seignement de V'Eglise » (XXVID).
C'est. dans cette communauté de Césarée que va s’exercer
la derniére partie de la vie d’Origéne, la plus longue, puisqu’il
dépassera soixante ans. Origéne y continue les mémes acti-
vités qu’a Alexandrie. Il reprend son Didascalée et continue
a enseigner. C’est la qu’il aura pour éléve Grégoire le Thau-
maturge (H.Ecc., XXX). Il continue a publier : c’est l’époque
ou il termine ses Commentaires, ott il écrit le Contra Celsum.
A loccasion de la persécution de Maximin, il adresse &
Ambroise l’Exhortation au martyre. Il continue aussi d’étre
consulté de toutes parts. On lui demande de venir en Arabie
pour discuter avec Bérylle de Bosra dont les opinions sont
suspectes. I] participera 4 d'autres « conciles » de cet ordre.
Une découverte récente en Egypte nous a mis en possession
du compte rendu d’un de ces 8:éextot, dont l’édition nous
sera donnée prochainement par M. J. Schérer. Il est en cor-
respondance avec tous les grands personnages de I’univers,
avec l’empereur Philippe l’Arabe, avec Julius Africanus, avec
le pape Fabien.
Mais l’aspect nouveau que prend alors son activité, c’est
la prédication. Il préche presque chaque jour a l’église de
Césarée, sur la demande de 1’évéque, pour expliquer I’Ecri-
ture. De cette prédication, la plus grande partie n’a pas été
fixée par écrit. Toutefois, nous dit Eusébe, lorsqu’il eut
dépassé soixante ans et comme il avait acquis, par une longue
préparation, une trés grande facilité, il permit 4 des tachy-38 ORIGENE ET SON TEMPS
graphes de prendre les entretiens faits par lui a 1’église;
jamais auparavant, il ne l’avait autorisé » (XXXVI, 1). C’est
ainsi que nous avons conservé de lui de nombreuses homélies,
qui sont le plus ancien monument de la prédication chré-
tiene. Elles nous montrent un dernier aspect d’Origéne, le
prédicateur On peut se référer sur ce sujet A deux études
de M. Bardy : « Un prédicateur populaire au um® siécle »
(Rev. prat. ap., 1927, p. 513 qq, 679 sqq) et a I’Introduction
du P, de Lubac, aux Homélies sur la Genése (Sources chré-
tiennes, 1945).
Comme il avait congu sa tache de catéchéte, ainsi Origéne
concoit-il celle de la prédication. La prédication, c’est pour
Jui exclusivement l’explication de Ja parole de Dieu. Comment
cette prédication avait-elle lieu 4 Césarée 4 cette époque?
Nous ne trouvons que quelques indications a ce sujet. Cer-
taines homélies ont été prononcées le dimanche ou a Paques.
Mais Origéne préchait presque tous les jours. Pamphile le
dit dans son Apologie oi il parle des tractatus qu'il tenait
« presque chaque jour 4 l’église » (P. G., XVII, 454 B. C5
cf. Hom, Ex., VII, 5). Et Origéne reproche aux auditeurs
de ne venir que le dimanche, comme si tous les jours n’étaient
pas des jours de féte (Hom. Gen., X, 3; Lubac, 189). Ces
explications suivaient le texte. On voit parfois Origéne arré-
ter son explication et la reprendre la fois suivante.
Plus importante est pour nous Vidée qu’il se fait de la
prédication. Il y aurait une étude a faire de cette question.
C'est la parole de Dieu qu'il faut expliquer. Or celui qui a
inspiré les auteurs sacrés peut seul inspirer leur interpréte,
nous avons vu que c’était le principe de l’exégése d’Origéne.
Par suite, le prédicateur sera d’abord homme de priére.
Souvent Origéne, dans un passage plus difficile, s’arréte pour
demander a ses auditeurs de prier avec lui pour obtenir
Yintelligence du texte sacré (Hom. Gen., II, 3). Cette tache
est une tache redoutable. Car il ne s’agit pas seulement de
proférer la vérité, il faut encore la mettre a la portée des
ames : « Je confesse librement une pensée qui m’a été dite
par un homme sage et fidéle et qui me revient souvent 4
Vesprit : de Dieu, il est dangereux de parler méme avec
vérité. En effet, ce ne sont pas seulement les choses fausses
qui sont dangereuses, mais aussi celles qui sont vraies, si elles
ne sont pas dites opportunément » (Hom. Ezech., I, 10; P. G.,
XIII, 677 A). Ceci semble faire allusion a la doctrine origé-
niste des vérités plus hautes qu’il ne faut communiquer
qu’aux Ames avancées, Il faut le compléter par cette autre
affirmation : « Je ne sais si en parlant de cette question, nousSS
VIE D'ORIGENE 39
ne heurterons pas certains, mais méme si nous les heurtions,
il vaut mieux obéir 4 Ja parole du Seigneur qu’a la faveur
des hommes » (Hom, Num., XX, 4).
Ce sens de sa responsabilité apparait dans un passage comme
celui-ci : « Tous les pécheurs qui sont dans l’Eglise méritent un
chatiment, mais chacun sera puni selon le degré qu’il occupait.
Un catéchuméne ne mérite-t-il pas plus de miséricorde qu’un
fidéle? Un diacre n’a-t-il pas droit 4 plus de pardon qu’un
prétre? Ce qui s’en suit vous le savez, méme si je me tais.
Je crains le jugement de Dieu et je place devant mes yeux
Yordre de ce jugement. Je me souviens de la parole : Ne sou-
lve pas un poids trop Iourd. Que me sert-il de tréner le pre-
mier dans une chaire, si je ne puis accomplir les ceuvres
qu’exige ma dignité? Ne serai-je pas puni d’un supplice plus
douloureux, parce que l’honneur dé au juste m’est décerné
par tous, bien que je sois un pécheur? » (Hom. Ez., V, 43
P. G., XTIT, 707 B). Mais si redoutable que soit cette fonction
du prédicateur, qui ne peut s’exercer qu’avec crainte et
tremblement, Origéne ]’exerce cependant avec toute son Ame,
parce que le zéle est en lui plus fort que la crainte et qu'il a
faim de communiquer la parole de Dieu.
Comme elle avait commencé en période de persécution,
ainsi s’acheva la vie d’Origéne. La mort d’Alexandre-Sévére
en 235, qui mit fin & la dynastie, fut suivie d’une période
confuse ot régnent Maximin, les Gordiens, Philippe ]’Arabe.
En 247, Caius Messius Decius, un Illyrien, devient empereur
sous le nom de Déce. Celui-ci, pour arréter les progrés consi-
dérables du christianisme, reprend les persécutions, qui n’ont
jamais été si violentes. Tous les habitants de ]’/Empire doivent
sacrifier sous peine de mort et se faire délivrer des billets de
sacrifice (libelli), C’est dans cette persécution que Fabien,
évéque de Rome, trouve la mort. Saint Cyprien s’exile. C’est
a cette période que l’on rattache le martyre de saint Denis,
a Paris.
Origéne n’échappa pas 4 la persécution, s’il n’y perdit pas
Ja vie : « Quelles et combien furent grandes les souffrances
que supporta cet homme pour la parole de Dieu : chaines
et tortures, supplices endurés sur le corps, supplices endurés
par le fer, supplices des cachots au fond de la prison; com-
ment, pendant nombre de jours, il fut mis les pieds dans
les ceps au quatriéme trou et menacé du feu; combien d’autres
douleurs lui furent infligées par les ennemis et supportées
par Jui avec courage; quelle fut V’issue de tout cela, car le
juge s’efforgait avec soin de ne pas Je mettre 4 mort, tout
cela est contenu de fagon véritable et exacte dans les lettres40 ORIGENE ET SON TEMPS
si nombreuses de cet homme » (H. Eccl., XX XIX, 5). Nous
n’avons plus ces lettres, mais Eustbe les a eues entre les main¢
et nous pouvons lui faire crédit. Si Origéne ne mourut pas
de ces persécutions, il dut mourir peu aprés, et peut-étre
de leur suite. En tout cas, son désir de souffrir pour le Christ
avait été exaucé. Et ce titre de martyr était pour lui plus
précieux que celui de docteur. Aussi, avant d’aborder sa
doctrine, devions-nous d’abord savoir quel avait été le témoi-
gnage de sa vie.CHAPITRE II
ORIGENE ET LE MILIEU CHRETIEN
RIGENE est d’abord un homme d’Eglise. Avant d’abor-
der sa pensée personnelle, avant méme de le voir
dans ses contacts avec Je milieu intellectuel de son
temps, il faut d’abord le situer dans son milieu véritable
qui est la communauté chrétienne. Nous avons vu par sa vie
qu’Origéne avait été catéchéte, lecteur, prétre, docteur, mar-
tyr : toute sa vie s’est écoulée dans les fonctions ecclé-
siastiques. A cet égard, son ceuvre plonge dans le milieu
chrétien. Ti est intéressant de l’envisager d’abord sous cet
aspect, en voyant ce qu’elle nous apprend de la vie chré-
tienne de son temps, de ses usages, de ses croyances, de ses
moeurs, et, en méme temps, ce que lui-méme a pensé sur tout
cela. Cette étude est totalement absente de la plupart des
livres sur Origéne. Ils donnent ]’impression que celui-ci vit dans
un milieu philosophique, plus que dans un milieu chrétien,
ce qui est faux.
Dans ce chapitre, nous aborderons successivement la com-
munauté chrétienne et sa structure hiérarchique, les tra-
ditions chrétiennes liturgiques, enfin, la vie sacramentelle.
Nous aurons a considérer chaque fois, d’une part, le témoi-
gnage d’Origéne sur les données concrétes de son temps et
de l'autre, la conception que Iui-méme nous donne de la
hiérarchie, du culte, des sacrements. Il est impossible, en
effet, de séparer I’un de I’autre. Sur ces questions, qui sont
trés peu étudiées, nous utiliserons surtout deux ouvrages.
D’une part, pour ce qui est du matériel des faits, le livre de
Harnack, Der Kirchengeschichtliche Ertrag der exegetischen
Arbeiten des Origenes (T. und U., XLII, 3 et 4; Leipzig
1918-1919). Et, par ailleurs, pour Ta théologie mystagogique,
le Mysterion d’Origéne, du P. von Balthasar.42 ORIGENE ET SON TEMPS
1, LE CULTE CHRETIEN.
Origéne n’était pas spécialement orienté vers les fonctions
liturgiques. D’une part, son ministére propre est celui de la
parole. Par ailleurs, son esprit le portait 4 ne voir dans les
signes sensibles que les ombres des réalités spirituelles et &
ne pas s’y attacher. Il n’en est que plus précieux de relever
Jes textes ot il nous décrit les usages. de l’Eglise de son temps
et ot il nous en explique la signification. Nous pouvons
partir, pour cette étude, d’un texte des Homélies sur les
Nombres ot: Origgne fait allusion & quelques coutumes chré-
tiennes : «Jl y a certaines choses dans les observances de
TEglise que tous doivent faire et dont, cependant, tous ne
voient pas la raison : par exemple, Je fait que nous nous
agenouillons pour prier et que, entre toutes les régions du ciel,
c'est vers l’Orient seul que nous nous tournons pour répandre
nos oraisons. De méme, qui peut expliquer facilement la
raison de recevoir l’eucharistie ou de l’explication du rite
selon lequel elle s’effectue, ou des paroles, des gestes, des
ordres, des interrogations, des réponses qui ont lieu au bap-
téme » (Hom. Num., V, 1).
Origéne revient sur l’orientation de la pri¢re dans le De
ovatione : « Tl faut dire aussi quelques mots de la partie du
monde vers laquelle nous nous tournons pour prier. Qui ne
conviendra immédiatement d’indiquer la direction de l’Orient
(zvazod#), comme celle vers laquelle il faut nous tourner
symboliquement pour faire nos oraisons, l’ame fixant les
yeux vers l’orient de la véritable lumiére. Si quelqu’un, les
portes de sa maison étant ouvertes d’un autre cété, préfére
présenter son hommage du cété oi sa maison s’ouvre, disant
que la vue du ciel a quelque chose qui recueille davantage
Tame que la vue du mur, si les ouvertures de la maison ne
sont pas tournées vers l’Orient, il faut Iui dire que c’est par
Vinstitution des hommes que c’est vers telle ou telle partie
du monde que sa maison s’ouvre, tandis que c’est par nature
que YOrient l'emporte sur les autres parties du monde. Or
ce qui est de loi naturelle doit l’emporter sur ce qui est de
loi positive » (De or., XXXII).
J’ai_parlé ailleurs de l’importance dans le christianisme
primitif de Ja priére vers Y’Orient (La symbolique des rites
baptismaux, Dieu vivant, I, 20). Nous la trouvons attestée
vers le temps d’Origtne par Tertullien : « La figure du Saint-
Esprit aime !’Orient, figure du Christ » (Adu. Valent., 3), par
Clément d’Alexandrie (Strom., VII, 7, 43), par Justin unLE CULTE CHRETIEN 43
peu plus tét (Dial. CXXI, 2). Origéne y revient ailleurs
(Hom. Lev., IX, 10). Mais le texte que nous avons cité a
V'intérét de nous montrer que cette tradition ne concerne pas
seulement la priére publique, mais aussi la priére privée,
et de nous introduire ainsi dans ce domaine de la vie reli-
gieuse privée des premiers chrétiens, sur laquelle nous sommes
si peu renseignés. Par ailleurs, si cet usage a disparu dans
Ja pratique privée, il est A Vorigine et il nous donne le vrai
sens de l’usage toujours subsistant de fixer dans les maisons
par un crucifix la direction de Ja priére, comme le montre un
article important et qui concerne précisément, non le baptéme
ou l’assemblée chrétienne, mais la priére privée dans les
maisons. C’est celui d’Erik Peterson: La croce e la preghiera
verso Voriente (Ephem. liturgice, Rome, LIX, 1945, p. 52
$9q.).
Peterson cite un texte des Actes d’Hipparque et de Phi-
lothée : (Assemani, Act. Mart., II, p. 125; Rome, 1748) :
«Il y avait dans la maison d’Hipparque une piéce arrangée
avec soin. II avait peint une croix sur Ie mur oriental de
celle-ci. La, devant Y'image du Christ, la figure tournée vers
VOrient, il priait sept fois par jours. » On voit l'intérét de
ce texte, rapproché de celui d’Origéne. A I’usage de se tour-
ner pour prier vers le soleil levant, s’est substitué celui de
se tourner vers le mur du cété de 1’Orient. C’est ce que nous
trouvons chez Origéne. Pour marquer la direction, on a
peint sur ce mur une croix. Nous avons 1a l’origine de la pré-
sence du crucifix sur la paroi des chambres des chrétiens.
Nous savons d’ailleurs que l’usage de marquer la direction
de la priére, vers Jérusalem, existait dans les synagogues
juives. Dans Je monde oriental, cette direction de la pritre
est une question capitale. Nous nous rappellerons que les
musulmans prient tournés vers La Mecque, et que Al Hallaj,
le martyr musulman, dut en partie sa condamnation au refus
d’observer cet usage.
Quant a la signification symbolique de cette priére vers
YOrient, Origéne nous indique que c’est 4 cause du Christ,
soleil du nouvel univers, qui est I’Eglise. Peterson propose un
autre symbolisme, qui rattache l’adoration de la croix 4
Yorientation de 1a, priére. Il s’agit dans le christianisme pri-
mitif d’une croyance eschatologique, ]’attente du retour du
Christ, gui ascendit ad orientem (Ps. 67, 34) et dont Vange
de lascension a dit « qu’il viendrait de la méme maniére
que vous l’avez vu monter au ciel » (Act., I, rz). Or, le Christ
devait apparaitre précédé d’une croix lumineuse. C’est cette
croix umineuse qu’Hipparque avait peinte sur le mur orien-44 ORIGENE ET SON TEMPS
tal de sa cellule. La mystique et l’asctse chrétienne I’ont
transformée en croix de la passion.
La seconde tradition dont le sens était aussi souvent
ignoré du temps d’Origéne, est celle de la priére 8 genoux.
Or ici encore le De oratione nous apporte des lumitres com-
plémentaires sur le sens de cette attitude. L’attitude nor-
male est, en effet, de se tenir debout. Origéne la décrit ainsi :
« Comme les attitudes du corps sont innombrables, c’est
celle ot nous étendons les mains et ot nous levons les yeux
au ciel qui doit étre sGrement préférée 4 toutes les autres,
pour exprimer dans le corps l’image des dispositions de l’4me
dans Voraison. Mais il faut pour ainsi dire étendre l’4me
avant les mains, élever l’esprit vers Dieu avant les yeux;
et avant de se lever, dégager l’esprit (<3 jvepovxdy) de la terre
et se tenir devant le Dieu de l’univers; enfin, déposer tout
ressentiment des offenses qu’on croit avoir recues, si l'on veut
que Dieu pardonne aussi ce que l’on a fait de mal » (De Or.,
XXXI). Ce texte est intéressant A rapprocher de I’attitude
des « orantes » dans les peintures des Catacombes; et aussi
par le symbolisme qu'il exprime.
Mais si cette attitude est I’attitude normale, Origéne
avec un grand bon sens, rappelle que les circonstances
peuvent obliger 4 prier autrement : « Nous disons qu'il faut
observer cela, quand il n’y a pas d’obstacles. Mais les cir-
constances peuvent amener parfois a prier assis, par exemple
quand on a mal aux pieds, ou méme couché, a cause de la
fiévre. Pour Ja méme raison, si, par exemple, nous sommes
en bateau ou que nos affaires ne nous permettent pas de
nous retirer pour nous acquitter du devoir de notre priére,
il faut prier sans prendre aucune attitude extérieure. Quant
& la prigre a genoux (yovuxdwsia), il faut savoir qu'elle est
nécessaire lorsque quelqu’un est au moment de s’accuser
devant Dieu de ses propres péchés, en le suppliant de le
guérir et de les lui remettre. Elle est le symbole de ce pros-
ternement et de cette subjection dont parle Paul lorsqu’il
écrit : « C’est pourquoi je fléchis le genou devant le Pére de
«qui vient toute paternité dans le ciel et sur la terre. » C’est cet
agenouillement spirituel (veqt7), ainsi appelé parce que toutes
créatures adorent Dieu au nom de Jésus et se soumettent
humblement 4 Dieu, que l’apétre me parait désigner quand
il dit : «Qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel,
sur la terre et dans les enfers. » En effet, ceci ne peut étre
pris au sens littéral. »
Ce passage est important pour I’antiquité de l’usage chré-
tien de la yovuxdtsia. On peut le rapprocher de ce que nous ditEE
LE CULTE CHRETIEN 45
Tertullien dans le De oratione, ot il consacre un chapitre a
Ja question. Il rappelle d’abord que I’on s’abstient de la
génuflexion seulement, die dominico Resurrectionis, c’est-a-
dire le dimanche, et spatio Pentecostes, c’est-d-dire dans le
temps pascal. Puis il continue : « Pour le reste, qui hésiterait
a se prosterner devant Dieu, du moins pour la_premiére
priére, par laquelle nous entrons dans la journée. Enfin, les
jours de jeiine et de station, toutes les priéres se font 4 genoux »
(De or., 23; P. L., III, 1191). Nous retrouvons ici les deux
aspects distingués par Origéne, Vaspect de pénitence et celui
d’adoration. I est trés possible qu’ici le De oratione d’Ori-
gene dépende de celui de Tertullien. Celui-ci avait publié
une édition grecque de certaines de ses ceuvres (Vagaggini,
Maria nelle opere di Origene, Roma, 1942, p. 89). Ou bien,
il peut s’agir d’une catéchése traditionnelle sur la priére dont
chaque point était fixé,
Ce qui le donnerait 4 croire, c’est que dans les deux auteurs
il est ensuite question du lieu de la priére, Ici encore Origéne
a des indications précieuses : « Au sujet du lieu, il faut savoir
que tout lieu est rendu propre a la prigre par celui qui prie
bien. Toutefois, on peut, pour s’acquitter de ses priéres avec
plus de tranquillité et moins de distraction (onde 709 eo" Hovytas
yi, xepionépevov) choisir dans sa propre maison, si la chose
est possible, un endroit déterminé, le lieu consacré, pour
ainsi dire, afin d’y prier... Il y a une grace particuliére (éntyag:)
et une utilité dans le liew de la priére, je veux dire le lieu de
Yassemblée des fidéles : il est sir, en effet, que les puissances
angéliques assistent aux réunions des croyants et que la
vertu (36vayss) de notre Sauveur et Seigneur y est présente,
ainsi que les esprits des saints (rvsipata &yiwv), 4 ce que je
pense, ceux des morts qui nous ont précédés et évidemment
aussi ceux des saints qui sont en-vie, bien qu'il soit difficile
de dire comment » (XXXI, 4).
Nous avons ici encore bien des traits intéressants. Nous
y trouvons l’attestation de l’existence d’oratoires dans les
maisons privées. Ceci rejoint ce que nous disions tout a
Vheure de la croix peinte sur Je mur. Si l’on peut prier. par-
tout, il reste que le lieu ot I’on prie est saint, et Origéne se
pose la question de savoir si l’on peut prier dans la chambre
conjugale. Mais plus intéressante est l’'idée de la présence
invisible du Christ, des anges et des saints 4 l’assemblée des
fidéles. Origéne la précise remarquablement en ce qui con-
cerne les angés : « Au sujet des anges, voici ce qu'il faut dire.
Si «ange du Seigneur circule autour de ceux qui le craignent
«et les délivre », il est vraisemblable, lorsque beaucoup sontoe RR ea
40. ORIGENE ET SON TEMPS
rassemblés légitimement pour la gloire du Christ, que l’ange
de chacun circule autour de chacun de ceux qui craignent
Dieu et qu’il est avec homme qu’il a Ja charge de garder
et de diriger, de sorte que, quand les saints sont réunis, il
y a deux Eglises, celle des hommes et celle des anges, » Nous
aurons & revenirsur la théologie des anges. Mais ce point était
important & noter pour l’intelligence du «mystére » liturgique.
D/ailleurs l'idée revient en d’autres passages d’Origéne, &
propos de tels aspects du culte. Les anges sont présents au
baptéme : « Dés que quelqu’un a cru 4 Jésus-Christ, la Loi
évangélique est inscrite dans son coeur et ceci en présence
des fils d’Israél. Et, en effet, quand le sacrement de la foi
t'a été donné, les vertus célestes, les hiérarchies des anges,
V'Eglise des premiers-nés étaient présents. Si, en effet, nous
comprenons bien qu’Israél veut dire voir Dieu par l’esprit,
cela est dit plus proprement encore des anges qui nous servent,
selon Ia parole du Seigneur disant des enfants — et toi aussi
tu as été enfant dans le baptéme — que leurs anges voient
toujours la face du Pére, Tels sont les fils d’Israél qui étaient
présents et contemplaient la face de Dieu lorsque les sacre-
ments de la foi t’étaient donnés » (Hom. Jos., IX, 4; Baehrens
350). Didyme laveugle, disciple d’Origéne, dira que le
baptéme consiste 4 étre plongé dans le Saint-Esprit avec J’as-
sistance des anges.
Origéne, par ailleurs, n’oublie pas que, lorsqu’il parle 4
V’assemblée chrétienne, il a devant lui non seulement les
fidéles, mais leurs anges : « Je n’hésite pas a le dire, dans
notre assemblée aussi les anges sont présents, non seulement
qu'ils soient de fagon générale présents 4 toute église, mais
individuellement, ceux dont le Seigneur a dit : Leurs anges
voient toujours la face de mon pére qui est dans les cicux.
Il y a donc ici une double Eglise, celle des hommes et celle
des anges. Si nous disons quelque chose qui est conforme au
verbe et a l'intention des Ecritures, les anges se réjouissent
et prient avec nous, Et parce que les anges sont présents dans
VEglise, dans celle du moins qui mérite d’appartenir au
Christ, il est prescrit par saint Paul aux femmes qui viennent
prier d’avoir la téte voilée, 4 cause des anges. Quels anges?
Evidemment ceux qui assistent les saints et se réjouissent
dans l'Eglise, que nous ne voyons pas parce que nos yeux
sont obscurcis par les souillures du péché, mais que voient
les disciples de Jésus, ceux a qui il dit : Amen, amen, je vous
le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter
et descendre sur Je Fils de l'homme » (Hom. Luc., XXIII;
IX, 157).—_— oo
LE CULYE CHRETIEN 47
Plus encore que les anges, le Seigneur des anges est pré-
sent par sa 86vayt¢ au milieu des fiddles réunis en son nom :
« Et maintenant, si vous le voulez, dans cette assemblée et
cette église vos yeux peuvent regarder le Sauveur. Lorsque,
en effet, tu diriges la fine pointe de ton coeur (aciem prin-
cipalem cordis) vers la contemplation de la Sagesse, de la
Vérité et du Fils Unique de Dieu, tes yeux regardent Jésus.
Bienheureuse communauté dont l’Ecriture atteste que les
yeux de tous étaient fixés sur Lui. Combien je voudrais que:
cette assemblée mérite le méme témoignage et que les yeux
de tous, catéchumeénes et fidéles, hommes et femmes, enfants,
non par les yeux du corps, mais par ceux de |’4me, regar-
dent Jésus. Car, lorsque vous le regardez, par sa lumiére
et sa contemplation, vos visages deviennent plus lumineux
et vous pouvez dire : Signatum est super nos lumen vultus
tt, Domine » (Ho. Luc., XXXII. Voir aussi Hom. Is., V, 2).
Harnack observe que ce passage contient aussi une indica-
tion intéressante sur la présence des enfants 4 l’assemblée
chrétienne.
Une autre question est celle des temps de la pritre, I y a
dabord le cycle quotidien. Origéne en parle dans le De ora-
tione : «Nous dirons que toute la vie d’un saint doit étre
une unique grande priére continue, de laquelle priére celle
qui porte habituellement ce nom n’est qu’une partie, dont
il ne faut pas s’acquitter moins de trois fois par jour. » (XII,2).
Origéne justifie ces trois temps de la priére par les textes
ordinaires, puis il continue : « Nous ne passerons pas le temps
de la nuit convenablement sans cette priére, suivant le mot
de David : Media nocte surgebam ad confitendum tibt » (voir
aussi Comment. Ser. Mth., 60). Ces indications sont & rap-
procher de celles que nous donne Ia Tradition A postolique
(35; Botte, p. 69). La distinction de V’oraison virtuelle et de
Yoraison actuelle est 4 noter.
Nous retrouvons un point de vue analogue 4 propos de
l'année liturgique. Ici, Origéne est un témoim précieux dans
Vhistoire de sa formation et aussi de son interprétation.
s’agit d’un passage du Contra Celsum ott il défend Jes chré-
tiens contre l’accusation d’impiété que Celse portait contre
eux parce qu’ils ne participaient pas aux cultes de la cité.
Pourquoi, disait Celse, n’avez-vous ni autels, ni statues, ni
temples? Qu’est-ce qui empéche que vous assistiez aux
fétes publiques? L’accusation de Celse est double. Elle porte
d'abord sur le fait que les chrétiens ne participent pas au
culte des idoles. C’était, en effet, un des principaux reproches
qui leur était fait. Mais, de fagon plus générale, elle portecen a EE
48 ORIGENE ET SON TEMPS
sur le fait que les chrétiens n’ont ni Gwpei, ni dyéparz, ni
vey. C’est bien d’ailleurs ainsi que l’entend Origéne dans sa
réponse. Et c’est 14 une indication précieuse sur |’état du
culte chrétien d’alors.
Origéne répond, en effet : « Il ne voit pas que chez nous
l’ame de chaque juste est un autel sur lequel sont offerts
en esprit (venti) et en vérité, des offrandes d’agréable odeur,
je veux dire les priéres présentées par une bonne conscience.
C’est pourquoi il est dit dans l’Apocalypse : L’encens est la
priére des saints. Les statues et les offrandes qui conviennent
4 Dieu ne sont pas fabriquées par des artisans, mais creusées
et miodelées en nous par le Logos divin : ce sont les vertus,
imitations du Premier-né de toute créature, dans lequel sont
les exemplaires de la justice, de la prudence, de la force, de
Ja sagesse et des autres vertus... Ceux qui ont dépouillé le
vieil homme et revétu Je nouveau qui se renouvelle dans la
gnose & Vimage (cindy) de son créateur, réussissant a étre a
Timage du Créateur, fabriquent en eux des statues telles que
Jes veut le Dieu qui régne sur tout. Il y a ainsi en chaque
juste, qui imite autant qu'il le peut Je Sauveur, une statue
& Vimage de Dieu, qu'il réalise en contemplant Dieu avec un
coeur pur, en devenant imitateur de Dieu. Et, en un mot,
tous les chrétiens s’efforcent de construire (@pbea) ces autels
et ces statues, non inanimés et insensibles, mais capables
de recevoir I’Esprit de Dieu. Que celui qui veut compare ces
autels que nous disons aux autels dont parle Celse et les
statues élevées dans 1'ame des pieux au Dieu de l’univers aux
statues de Phidias et de Polycléte, il verra que celles-ci sont
corruptibles et périront avec le temps, mais que celles-la
demeurent dans une ame immortelle » (VIII, 17-18) +.
Ce premier texte est déja trés intéressant. Nous y rencon-
trons opposition du culte extérieur et du culte en esprit et
en vérité. C’est une question capitale dans V/histoire du culte
chrétien. Le Christ avait aboli le culte juif figuratif, en appor-
tant la réalité qu’il figurait. Dés lors que le Temple véritable,
qui est le Christ total, est 14, le Temple de pierre n’a plus
de raison d’étre. C'est ce qu’Origéne explique : «S'il faut
comparer les temples aux temples pour prouver aux parti-
sans de Celse que nous ne répugnons aucunement a élever
des temples qui conviennent aux statues et aux autels dont
nous avons parlé, mais que nous refusons seulement d’édi-
fier des temples morts et inanimés a celui qui est l’auteur
de toute vie, que celui qui le veut apprenne de quelle maniére
1, Voir aussi Contra Celstum, IIT, 34; VI, 143 VII, 65.—_— ew Serpe fH
LE CULTE CHRETIEN 49
nous avons regu ]’enseignement que nos corps sont les temples
de Dieu. Et si quelqu’un, par l’impureté et le péché détruit
le temple de Dieu, celui-ci sera détruit comme réellement
impie envers le vrai Temple. A tous les temples ainsi nom-
més, il y a un temple supérieur et transcendant, le corps
saint et pur de notre Sauveur Jésus-Christ » (VIII, 19).
Nous rencontrons ici une idée capitale pour la théologie
de la présence de Dieu : c’est que la présence qui était atta-
chée dans l’Ancien Testament au temple matériel de Jéru-
salem demeure a partir de l’Incarnation (Virtus Altissimi
obumbrabit tibi) dans l'humanité de Jésus et des membres
de Jésus, La présence de Dieu est attachée 4 la communauté
chrétienne, non A l’Eglise de pierre; c’est la communauté
qui prend Ja succession du Temple. Nous remarquerons, par
ailleurs, que cette spiritualisation du culte, Origéne se sert,
pour l’exprimer, du vocabulaire plotinien. Il ne parle pas du
culte zvevpatixéy, mais veyxév. Surtout l'image de la statue que
l'on doit former dans l’ame est éminemment plotinienne :
« Si tu ne vois pas la beauté en toi, fais comme le sculpteur
dune statue qui doit devenir belle, il_enléve une partie, il
gratte, il polit. Comme lui, ne cesse pas de sculpter ta propre
statue, jusqu’a ce que léclat divin se manifeste, jusqu’a ce
que tu_voies la tempérance siégeant sur son siége sacré. »
(Enn., I, 6, 9). Nous touchons ici la transcription hellénis-
tique de la pensée biblique si caractéristique d’Origéne — et
qui n’est pas déviation, mais réfraction.
Toutefois, cette spiritualisation du culte ne pose-t-elle pas
un probléme? Ne risque-t-elle pas d’évacuer l’aspect visible
du culte chrétien? Origéne aborde la question et, précisément,
a propos du sujet qui nous intéresse, celui de l’année litur-
gique et des fétes. Il commence par affirmer — c’est l'idée
chrétienne antique — que la vie du chrétien est une priére
et une féte perpétuelle. « Celui-la célébre vraiment la féte
qui fait ce qu’il doit, qui prie sans cesse, offrant continuelle-
ment des victimes non sanglantes dans ses priéres 4 Dieu »
(VIII, 21). Et il cite saint Paul : « Vous observez les jours,
les mois, les temps et les années. Je crains que ce ne soit en
vain que j’aie travaillé chez vous » (Gal, IV, 11). « Mais, con-
tinue Origéne, si quelqu’un objecte ce qui concerne chez nous
les dimanches, les parascéves, Paques ou ce qui a lieu durant
les jours de la Pentecdte? » Ce texte est trés précieux d’abord
parce qu’il nous apprend quels étaient au temps d’Origéne,
les éléments du cycle liturgique. Ils se raménent & quatre :
les dimanches, les vendredis, Paques, c’est-a-dire le Vendre-
di-Saint, et la Sainte Cinquantaine. Nous voyons ici que dans
4
omoiNE50 ORIGENE ET SON TEMPS
la primitive Eglise, il n’y avait qu’une seule féte, qui était
P&ques et le temps pascal. On peut lire 4 ce sujet le remar-
quable article de Dom Casel (Art und Sinn der Altesten chris-
ticher Osterfeier, J. L. W., XIV, 1938, p. 1 sqq.). I n’ya
pas trace ni de l’Epiphanie, ni de ]’Ascension, ni d’aucune
autre solennité.
Mais plus intéressante encore est la réponse d’Origéne A
Vobjection qui Ini est faite : « Il faut répondre que le parfait
(réhetog), qui est toujours occupé en paroles, en actions, en
pensées du Verbe de Dieu qui est Seigneur (Kites) par nature,
est toujours dans les jours de celui-ci et tous les jours lui
sont les dimanches (xugtaxa!). Celui qui se prépare sans cesse
a la vraie vie, qui s’abstient des plaisirs terrestres qui séduisent
Ja multitude et ne nourrit pas les pensées de la chair, celui-la
célébre toujours les parascéves. Celui qui pense que le Christ,
qui est notre Paque, a été immolé et qu'il faut célébrer la
féte en mangeant la chair du Verbe, celui-la célébre perpé-
tuellement la Paque, qui signifie passage (2126a7yp.a), passant
toujours en esprit, en parole, en action, des choses de Ja terre
4 Dieu et se hatant vers la cité de Dieu. Enfin celui qui peut
vraiment dire : Nous sommes ressuscités avec le Christ, et :
Ii nous a ressuscités avec Jui et nous a fait asseoir avec lui
dans Jes cieux dans le Christ, celui-la est toujours dans les
jours de la Pentecéte, surtout lorsque, montant au Cénacle,
comme les Apétres de Jésus, il vaque aux priéres et a l’orai-
son, afin de devenir digne du souffle violent qui vient du ciel,
qui, par sa force, détruit le péché et ce qui s’y rattache dans
les hommes, digne davoir quelque part a la langue de feu
qui vient de Dieu » (VIL, 22).
Ce passage est précieux pour le sens des différentes solenni-
tés liturgiques 4 cette date. Nous y voyons, en particulier,
que Paques est la féte du passage de la vie a la mort, mystére
du Christ mort et ressuscité; la Pentecdte, au contraire, est
Ta féte du mystére du Christ & la fois dans sa résurrection,
son ascension et la Pentecdte, c’est cette féte de l’unique mys-
tére que le rve siécle divisera en solennités multiples, L’autre
aspect important est que ces mystéres du Christ sont vécus
intérieurement par homme spirituel, dont la vie est parti-
cipation aux mystéres du Christ — et que c’est la l’essentiel.
Nous retrouvons toujours lidée centrale, que c’est la vie
tout entiére qui est une féte. Ce n’est pas 14 d’ailleurs un
texte unique chez Origéne. Ainsi, il écrit dans les homélies
1, Sur cette symbolique des fétes, voir aussi Hom, Num,, XXII, 2;
Hom. Leo., IX, 5.—— =
LE CULTE CHR
51
sur la Genése : « Dites-moi, vous qui ne venez a I’Fglise que
les jours de féte, les autres jours ne sont-ils pas des jours de
féte? Ne sont-ils pas les jours du Seigneur? Ce sont les Juifs
qui ont de rares jours déterminés pour célébrer leurs solen-
nités; aussi Dieu leur dit-il : « Jene peux pas souffrir vos néo-
ménies, vos sabbats et votre grand jour. » Dieu a donc en
horreur ceux qui pensent qu’il n’y a qu’un jour de féte pour
le Seigneur. Les chrétiens mangent tous les jours les chairs
de l’agneau, c’est-a-dire qu’ils prennent chaque jour la chair
de la parole divine. « Car le Christ, notre Paque, a été immolé, »
La loi de la Paque prescrit que la Paque soit mangée le soir :
aussi le Seigneur a-t-il souffert au soir du monde; et vous qui
vivez dans un soir continuel, jusqu’a ce que vienne le matin,
vous ne devez pas cesser de manger de la chair de la parole »
(X, 3; Lubac, 189).
Ce passage d’une homélie nous montre qu'il ne s’agit
pas seulement chez Origéne d’une doctrine réservée aux par-
faits. C’est tous les chrétiens qui doivent se nourrir perpé-
tuellement de la parole divine, car nous sommes au soir du
monde et nous devons veiller en attendant que se léve le
jour éternel. Nous retrouvons ici quelque chose de I’attente
eschatologique des premiéres générations chrétiennes. I] n’em-
péche d’ailleurs qu’ici encore Origéne a repris et transposé
un théme antique : l’idée de la vie comme féte perpétuelle
apparait chez Aristote, et Philon d’Alexandrie la lui avait
empruntée 1, Enfin, nous remarquerons le passage ot Ori-
géne explique la manducation quotidienne de l’agneau comme
manducation de la parole. Ceci ne signifie aucunement une
négation du réalisme eucharistique. Mais Origéne parle aux
catéchuménes en méme temps qu’aux fidéles. Le ministére
qui est le sien est celui de la parole. Pour lui, ce ministére
aussi est un sacrement ou, sous l’écorce de l’Ecriture, une
nourriture divine est cachée et, par ailleurs, l’arcane lui
interdit de révéler les mystéres sacramentels,
Toutefois, ceci ne signifie aucunement qu’Origéne rejette
le culte extérieur et en particulier observance des fétes litur-
giques. Voici comment il l’explique : « La foule des croyants,
qui n'est pas parvenue a ces dispositions (des parfaits), a
besoin, en guise de mémorial (ixéyvqa1c), parce quelle ne
veut pas ou ne peut pas vivre tous les jours de cette fagon,
dexemplaires (rapade!ypatz) sensibles, afin de ne pas se dis-
siper complétement. Telle était, je pense, l'idée de Paul,
1. P. Boyaneé, Le culte des Muses chez les philosophes grecs, p. 163. M. Hei-
nemann. (Philo's griechische und judische Bildung, p. 108) pense plutot &
une origine cynique.52 ORIGENE ET SON TEMPS
lorsqu’il appelait la féte fixée 4 certains jours, a l’exclusion
des autres, une part de féte, voulant par 14 nous indiquer
que la vie qui est continuellement selon le Verbe de Dieu
n’est pas dans une part de féte, mais dans une féte perpé-
tuelle et continuelle. Considére enfin si nos fétes ne sont pas
plus saintes que celles des paiens. I] serait long d’exposer
pourquoi la Loi de Dieu prescrit les jours de fete de manger
le pain de l’affliction et des azymes avec des laitues sauvages.
Il n’est pas possible, en effet, que l’homme, composé de deux
parties, célébre tout entier la féte » (VITI, 23).
Nous voyons ici apparaitre la conception d’Origéne. La
féte liturgique est un éxéyyqu2, nécessaire comme rappel, mais
dont Je but est spirituel et intérieur. Ailleurs, Origéne explique
que les parfaits doivent, eux aussi, observer ces formes exté-
rieures du culte : « Il est donné, aussi raisonnablement, au
vrai adorateur en esprit et en vérité, d’accomplir certaines
figures (sumx4 va), afin qu’ayant libéré par cette condes-
cendance (clxevoysxiis) ceux qui sont esclaves de la figure, il
Jes conduise 4 la vérité des figures. Mais il faut observer que
les vrais adorateurs non seulement dans l’avenir, mais déja~
dans le présent, adorent en esprit et en vérité » (Comment.
Joann., XIII, 18; Pr. 242).
De cette théologie de la liturgie et du culte, nous avons
trois éléments a retenir. Le premier est l’affirmation capitale
de la fin du culte figuratif et extérieur qui a fait place au
culte en esprit et en vérité. Le second est l’affirmation non
moins nette que ce culte en esprit et en vérité, qui est celui
du Nouveau Testament, comporte un aspect visible. Le troi-
siéme enfin est I’explication de ce culte visible. C’est ici que
Ja pensée d’Origéne est encore tatonnante. I] ne voit pas
clairement qu’il y a 14 une économie sacramentelle qui com-
mande tout le christianisme. Sa tendance spiritualisante le
porterait 4 déprécier l’importance de l’aspect visible. Mais il
voit du moins que cet aspect est lié A la nature corporelle
de homme, a sa nature sociale aussi, et ce sont bien 1a les
raisons de convenance que continuera 4 développer la théo-
logie mystagogique.
2. LA COMMUNAUTE CHRETIENNE.
Nous trouvons d’abord, chez Origéne, des indications géné-
tales sur I’état de l’Eglise 4 son époque. Dans le Contra
Celsum, qui est une ceuvre apologétique, il nous donne de la
communauté chrétienne une vision idéale : les chrétiensSe oeseaui
LA COMMUNAUTE CHRETIENNE 53
vivent détachés des choses de la terre (IV, 26). Dans un pas-
sage curieux, il compare les communautés chrétiennes aux
cités : « Pour prendre un exemple, I’Eglise de Dieu qui est &
Athénes est douce et fidéle; au contraire, l’assemblée du peu-
ple (:xxAnsiz) des Athéniens est remplie d’intrigues (stas1ddys).
De méme, si tu compares le sénat (Bovd%) de l’Eglise de
Dieu 4 celui de n’importe quelle ville, tu verras que dans
l’Eglise de Dieu, ceux-la sont sénateurs qui en sont dignes,
tandis que dans les cités, ils ne présentent aucune supériorité
sur les autres. Et de méme aussi, si tu-compares l’archonte
des Eglises » (C. Celswm, III, 30).
Mais quand il s’adresse a la communauté chrétienne, aussi
bien dans les Commentaires que dans les Homélies, Origéne
prend un autre ton et n’hésite pas A reprocher ses défauts A la
communauté avec la liberté de celui qui parle au nom de
Dieu et I’humilité de celui qui sait qu’il est le premier & tom-
ber sous le coup des jugements qu’il porte (Hom. Ez., V, 4).
Certes, il y a encore dans I’Eglise des miracles comme aux
temps primitifs : «On trouve encore des traces (iyvx) chez
les chrétiens de cet Esprit Saint-qui est apparu sous forme
d’une colombe. Ils chassent les démons et guérissent beau-
coup de maladies et voient certaines choses de l'avenir par
la volonté du Verbe... Ainsi beaucoup se sont-ils convertis
au christianisme comme a contre-cceur, un esprit ayant con-
verti leur Ame dé la haine du Logos au désir de mourir pour
Lui, soit en songe, soit éveillés. Nous pourrions citer beaucoup
de cas de ce genre » (C. Celsum I, 46). Ailleurs, Orig8ne parle
des guérisons accomplies par la lecture del’ 'Evangile ou la pro-
nonciation du nom de Jésus (I, 24). Mais ces charismes vont
en diminuant et ne se rencontrent que « chez ceux dont les
ames sont purifiées par le Verbe » (VII, 8).
Et ce ne sont pas seulement les manifestations extraordi-
naires de lesprit, mais la foi et ‘la sainteté qui diminuent.
Et Origéne, dans les homélies de Césarée, écrites durant la
période qui précéde la persécution de Dace et ot le nombre
des chrétiens augmente, évoque avec nostalgie le temps des
martyrs ot ils étaient moins nombreux et plus fervents :
« En vérité, si nous jugeons des choses selon la réalité et non
selon le nombre, et si nous jugeons les choses d’aprés les dis-
positions et non d’aprés les foules rassemblées, nous verrons
que, maintenant, nous ne sommes pas des croyants. Alors,
on était croyant quand les martyrs étaient nombreux, quand
nous revenions des cimetiéres aux assemblées aprés avoir
accompagné les corps des martyrs, quand l’Eglise tout entiére
était dans le deuil, quand les catéchuménes étaient catéchi-54 ORIGENE ET SON TEMPS
sés en vue d’étre martyrisés et de mourir en confessant la
foi jusqu’é la mort, sans étre troublés, ni agités dans leur foi
au Dieu vivant. Nous savons qu’alors ils ont vu des signes
merveilleux et des prodiges. Alors, il y avait peu de croyants,
mais c’était de vrais croyants, qui suivaient la voie étroite
conduisant 4 la vie. Maintenant, ils sont nombreux, mais
comme il n’y a pas beaucoup d’élus, peu sont dignes de 1’élec-
tion et de la béatitude » (Hom. Jer., IV, 3). Nous trouvons ici
ce théme de la nostalgie des temps primitifs qui est aussi
ancien que le christianisme lui-méme.
De fagon plus précise, Origéne nous montre les différents
membres de la communauté. A la foule des fidéles d’abord,
Origéne reproche son manque d’assiduité 4 la Parole de Dieu :
«N’y a-t-il pas pour I’Eglise tristesse et gémissements, lorsque
vous ne venez pas entendre la parole de Dieu et que vous
vous réunissez & I'Eglise & peine aux jours de féte et encore
bien moins avec le désir d’entendre la parole qu’avec celui
de prendre part a une solennité. Que ferai-je donc, moi 4 qui
est confiée la dispensation de la parole. Ot et quand trouve-
rai-je votre temps? La plus grande partie, presque la totalité
de votre temps, vous la consommez dans les occupations mon-
daines, tantét sur la place publique, tantét chez les mar-
chands; I’un s’occupe a la campagne, un autre au tribunal.
Aucun ou bien peu se soucient de la parole de Dieu. Mais
pourquoi me plaigné-je des absents? Méme ceux qui sont
ici, qui sont réunis a I’ glise, ne sont pas attentifs : vous vous
intéressez a des fables usées, vous tournez le dos a la parole
de Dieu et a la lecture des Saints Livres » (Hom. Gen., X, 1).
Ailleurs, Origene reprend des critiques analogues et nous
trace un tableau pittoresque d’une assemblée du temps :
«Certains d’entre vous, dés qu’ils ont entendu les lectures,
s’en vont aussitét (avant l'homélie) : aucun effort pour péné-
trer le sens de ce qui a été Ju, aucune méditation; d’autres
n’attendent méme pas tranquillement la fin des lectures;
Wautres enfin ne font méme pas attention qu’il y a des lec-
tures, mais s’occupent d’histoires profanes dans les coins les
plus reculés de la maison du Seigneur » (Ho. Ex., XII, 2).
«Combien ici sommes-nous présents, alors que la parole de
Dieu est expliquée? Tl y en a qui recoivent dans leur cceur
ce qui est lu; mais il en est d’autres dont l’esprit et le coeur
sont occupés de leurs affaires, des actions du monde, de
calculs d’argent ou, s'il s’agit des femmes, de leurs enfants,
de leurs ouvrages ou des affaires de la maison » (Ho. Ex., XTIT,
3). Ailleurs encore, il se plaint de l’inutilité de ses efforts pour
intéresser les jeunes gens @ I’étude de I’Ecriture : « NousCee eet eam |
LA COMMUNAUTE CHRETIENNE 55
exhortons souvent les jeunes gens 4 s’appliquer 4 I’Ecriture.
Mais, 4 ce que je vois, nous n’aboutissons a rien qu’a perdre
notre temps. Nous n’avons pas réussi, en effet, 4 en amener
quelques-uns a l'étude des saints livres » (Hom. Ezech., XIV, 3).
Origéne s’attaque, en particulier, 4 ces chrétiens qui croient
mais vivent dans le péché:: « Il y en a dans l’Eglise qui ont
bien la foi en Dieu et adhérent aux divins préceptes, qui
sont méme religieux envers les serviteurs de Dieu, qui sont
prompts a orner I’Eglise et a servir, mais qui, dans leurs
actions et leur fagon de vivre, restent enfoncés dans les vices
et n’ont aucunement déposé le vieil homme » (Hom. Josué,
X, 1).
Deas un passage intéressant, Origéne nous montre les
chrétiens de tradition méprisant les convertis, alors qu’ils
leur sont inférieurs : « Ni le temps récent de leur conversion,-
ni des parents impies ne sont un obstacle, pour ceux qui
luttent généreusement, 4 se hater de monter par les comman-
dements au-dessus de beaucoup de ceux qui paraissent avoir
vieilli dans la foi. Car c’est un combat aussi de détruire l’orgueil
pour ceux qui se glorifient d’étre nourris par leurs parents
dans le christianisme et surtout lorsqu’il arrive de se glori-
fier de parents ou d’ancétres qui ont été dignes dans I’Eglise
du siége épiscopal ou de la dignité sacerdotale ou du diaconat
au service du peuple de Dieu. Savez-vous qu'il n’y a ni a
se glorifier d’étre « les premiers », ni 4 s’humilier d’étre infé-
rieurs aux « premiers » pour étre entrés aprés eux dans le
christianisme? » (Comment. Mth., XV, 26). On entrevoit ici
ces oppositions dans la communauté entre les vieilles familles
chrétiennes et les nouveaux milieux conquis.
Ces divisions dans Ja communauté ne viennent pas seu-
lement des différences d’ordre religieux, mais aussi des difié-
rences des milieux sociaux. Certains s’enorgueillissent de
leurs origines : « Il y en a qui s’élévent au-dessus des autres
parce qu’ils sont fils de notables (#yeyévec) et parce qu’ils
sont de familles de grands selon les dignités du monde. Ceux-
1a, s’enorgueillissant pour une chose involontaire et indiffé-
rente, n’ont méme pas une raison valable qui les fonde 4
s’enorgucillir; il y en a d’autres qui s’élévent parce quils
ont puissance sur la vie des hommes et parce qu’ils ont
obtenu ce qu’on appelle une ascension telle qu’ils aient
droit de couper les tétes. D’autres s’enorgueillissent de leurs
richesses, non de Ja vraie, mais de celle d’en bas. Et d’autres
s’enorgueillissent d’avoir une belle maison ou des propriétés
vastes » (Hom. Jer., XII, 8). Négligence de la vie religieuse,
coteries dans la communauté, il faudrait ajouter aussi tous56 ORIGENE ET SON TEMPS
les vices plus courants, ivresse (Hom. Gen., V, 3), fréquenta-
tion des spectacles immoraux (Hom. Lev., XI, 7), colére con-
tre leurs serviteurs, immoralité (Hom. Psalm. XXXVII, I, 6).
Dans cette communauté, un certain nombre de groupes
se détachent qui constituent la hiérarchie. L’ceuvre d’Ori-
géne témoigne de l’organisation de I'Fglise de son temps.
Nous y retrouvons les différentes catégories qui apparais-
saient au second siécle : évéques, prétres et diacres, docteurs,
vierges, moines, laics. Cette organisation, toutefois, s'est préci-
sée.Certains groupes, les prophétes, les veuves, n’apparaissent
plus qu’a peine. La hiérarchie sacerdotale tend 4 absorber
Ies fonctions des docteurs et des prophétes. A l’égard de la
hiérarchie sacerdotale, Origéne se montre sévére. II attaque
son ambition : « Méme dans I’Eglise du Christ, on trouve
des hommes qui organisent des banquets, mais aussi qui
aiment y tenir les premi¢res places, qui intriguent d’abord
pour devenir diacres, puis qui ambitionnent la chaire des
prétres, et, non contents de cela, intriguent pour étre appelés
évéques par les hommes » (Comment. ser. Mth., 11; P. G.,
XII, 1616 B).
Au clergé, il reprochera aussi son orgueil : « Parfois, nous
surpassons en orgueil les mauvais princes des nations et peu
s’en faut que nous ne nous donnions des gardes du corps
comme les rois. Nous sommes terribles, inabordables, sur-
tout pour les pauvres. Quand on arrive jusqu’a nous et qu’on
nous adresse une requéte, nous sommes plus insolents que
ne le sont les tyrans et les princes les plus cruels pour les
suppliants. Voila ce qu’on peut voir dans mainte église
renommée, surtout dans celles des grandes villes » (Com-
ment, Mth., XVI, 8). D’autres, prétres ou évéques, cherchent
4 faire la fortune des membres de leur famille au lieu de
promouvoir aux dignités ecclésiastiques ceux qui les méritent :
« Que les chefs des églises apprennent a ne pas désigner dans
Jeur testament, pour leur succéder, ceux qui tiennent 4 eux
par les liens du sang ou qui leur sont unis par ceux de la
famille, ni 4 leur transmettre en héritage le gouvernement
des églises, mais 4 s’en rapporter au jugement de Dieu et a
ne pas choisir celui que leur recommande I’affection humaine,
remettant au jugement de Dieu tout le choix de leur suc-
cesseur » (Hom. Num., XII, 4).
Notons encore les passages ot Origéne fait allusion aux
injustices dont certains fidéles sont victimes quand ils sont
exclus de la communauté non recto judicio : « Et ainsi arrive-
t-il parfois que celui qui est chassé est a l'intérieur et que
celui qui est a l'intérieur est dehors » (Hom. Lev., XIV, 3).eee
LA COMMUNAUTE CHRETIENNE 37
ci peut étre une allusion 4 sa propre expulsion d’Alexandrie.
Ailleurs, il rappelle aux évéques qu’un de leurs devoirs est de
rappeler aux fidéles le devoir de la charité envers les pauvres
(Comment. Mth., XV, 15). On peut citer encore d’autres pas-
sages ou se retrouvent les critiques générales 4 l’égard des
clercs (Comment. Mth., XVI, 22). Origéne rappelle aussi que
les secondes noces ne sont pas permises aux chefs des églises
(Comment. Mth., XIV, 22).
Mais cette critique extérieure des mceurs du clergé recouvre
une attitude plus profonde et qui est une certaine déprécia-
tion de la hiérarchie sacerdotale : « N’importe qui peut accom-
plir les fonctions solennelles de la liturgie devant le peuple;
mais il y a peu d’hommes qui soient saints dans leurs meeurs,
instruits dans la doctrine, formés dans la sagesse, enti¢rement
capables de manifester la vérité des choses, d’enseigner la
science de la foi» (Hom. Lev., VI, 6). A la hiérarchie exté-
rieure, Origéne oppose la hiérarchie spirituelle, celle de la
sainteté, dont les degrés sont ceux de commengants, de pro-
gressants et de parfaits, et qui est celle qu’on doit ambi-
tionner, Ceci ne va pas jusqu’a nier l’existence de la hiérarchie
visible : « Je reconnais qu’autre chose est de s’acquitter des
fonctions du sacerdoce, autre chose d’étre en tout instruit et
parfait » (Hom. Jos., 1X, 9). Mais il y a ici, chez lui, une
certaine dépréciation de la hiérarchie extéricure, qui est
seulement la figure visible de la hiérarchie intérieure, sclon
sa vision sacramentelle des choses : « Evéque, prétre et
diacre sont les symboles des réalités contenues dans ces
choses » (Comment. Mth., XIV, 22).
Son idéal ést celui du « docteur » qui est a la fois un spi-
tituel, un spéculatif et un exégéte, c’est celui que nous ren-
controns déja au ue siécle, A travers toute la lignée des
didascales gnostiques, et qui trouve en Origéne son type
idéal. Il avait constitué d’abord une fonction propre de la
communauté, distincte du sacerdoce. L’histoire méme d’Ori-
gene nous montre que nous sommes en un temps oi I’orga-
nisation de ]’Eglise s’unifie. En Palestine, les docteurs laiques
ont encore le droit de parler & l’Eglise, mais 4 Alexandrie
ils n’en ont plus le droit. Aussi, Origéne se fera-t-il ordonner.
Ainsi le magistére s’incorpore-t-il au sacerdoce dont il devient
un des aspects. Déja, chez Origéne nous sommes en pré-
sence de cet état de chose 1. Mais il reste que des deux fonc-
tions du sacerdoce, c’est pour lui le ministére de la parole
1, « Lioffice de docteur appartient chez lui aux évéques et aux presbytres,
En principe les degrés de la gnose coincident avec ceux de la hiérarchic. »
(Van den Eynde, Joc, cit., p. 233.)58 ORIGENE El SON TEMPS
qui est au premier plan. Toute son ceuvre est orientée davan-
tage vers le sacrement de l’Ecriture que vers celui du culte.
Nous sommes ici en présence d’une des grandes questions
de Ja vie chrétienne au second siécle : celle, d’une part, de
la dualité d’action, dans la communauté, des docteurs et
des épiscopes, et qui a pour contre-partie la tendance a
constituer dans la communauté un groupe de spirituels, ini-
f tiés & une science plus profonde, et qui tendent a se consi-
dérer comme supérieurs a la foule des fidéles. Sur cette ques-
tion, il faut se reporter 4 un livre magistral de Damien van den
Eynde, sur les Normes de l’enseignement chrétien dans la litté-
rature patristique des trois premiers sidcles (1933). Par ailleurs,
Je P. Lebreton a traité la question dans un article important :
' Le désaccord de la foi populaire et de la théologie savante
dans l’Eglise chrétienne au m1® siécle (Rev. Hist. Ecclés.,
1924, p. 481 sqq.).
Un texte magnifique des Homélies sur le Lévitique, nous
introduira au sujet : « Le prétre, qui enléve la peau de la vic-
time offerte en holocauste, est celui qui enléve a Ja parole
de Dieu le voile de la lettre et met au jour ses membres
intérieurs, qui sont l'intelligence spirituelle. Et ces membres
du sens intérieur de Ja parole, il ne les pose pas dans n’im-
porte quel endroit, mais sur un lieu élevé et saint, c’est-a-
dire sur l’autel : c’est-a-dire que ce n’est pas 4 des hommes
indignes et qui ménent une vie basse et vile qu'il ouvre les
mystéres divins, mais 4 ceux qui sont l’autel de Dieu, dans
Jesquels briile toujours le feu divin et ot la chair se consume
sans cesse. C’est sur des hommes tels que la victime de ’ho-
locauste est divisée membre & membre et placée. Il divise
la victime membre a membre, celui qui peut expliquer par
ordre et montrer avec le discernement qui convient quel
progrés c’est que de toucher le vétement du Christ, quel
autre de laver ses pieds avec des larmes et de les essuyer
avec les cheveux de sa téte; combien c’est plus que cela
doindre sa téte avec le parfum et ce qu’a d’éminent de
yeposer sur sa poitrine,
« Exposer les raisons de chacune de ces choses et adapter les
unes aux commengants, d’autres 4 ceux qui ont déja avancé
dans la foi au Christ, d’autres 4 ceux qui sont déja parfaits
dans la charité, c’est 14 diviser la victime membre 4 membre.
Et, en second lieu, celui qui sait montrer quels ont été les
principes de la Loi, quels progrés se sont accomplis par les
prophétes, quelle plénitude de perfection se trouve dans
: TEvangile; ou qui peut enseigner avec quel lait de la parole
doivent étre enseignés ceux qui sont petits enfants dans le
——Ferree
LA COMMUNAUTE CHRETIENNE 59
Christ et avec quel légume de Ia parole doivent refaire leurs
forces ceux qui sont faibles dans la foi, quelle est enfin la
nourriture solide et forte dont doivent étre engraissés les
athiétes du Christ, celui qui sait par l’intelligence spirituelle
diviser ces choses une par une, le didascale de ce genre peut
étre considéré comme ce prétre qui pase sur l’autel Ja victime
divisée membre 4 membre » (Hom. Lev., I, 4).
Nous retrouvons ici la méme perspective que dans la théo-
logie du culte. Au sacerdoce visible et figuratif de Ancien
Testament a succédé dans le Nouveau un sacerdoce spirituel.
La communauté chrétienne est composée d’une hiérarchie
correspondant au degré d’avancement spirituel, et le réle
du didascale est d’expliquer l'Ecriture en donnant & chaque
catégorie d’Ame la nourriture dont elle a besoin. Les diffé-
rentes manifestations de Jésus dans l’Eyangile sont les signes
des différentes maniéres dont il doit étre présenté aux Ames :
comme médecin pour l’hémorroisse, comme rédempteur pour
la pécheresse, comme maitre pour Marie de Magdala, comme
ami pour Jean le Bien-Aimé. Et nous remarquerons que
Vhémorroisse touche son vétement, la pécheresse ses pieds,
Madeleine sa téte, Jean son coeur. Tout Origéne est dans ce
texte, dont nous retrouverons souvent les idées. On voit
comment Je sacerdoce lévitique est ici transposé : l’autel,
ce sont Jes Ames saintes et en particulier les femmes con-
sacrées 4 Dieu; Origéne a repris cette image ailleurs : « Dans
cet édifice de l’Eglise, il faut qu’il y ait aussi un autel. C’est
pourquoi je pense que tous ceux qui, parmi ces pierres vivantes
que vous étes sont préts et disposés 4 vaquer a l’oraison et
& offrir 4 Dieu nuit et jour leurs priéres et 4 immoler comme
des victimes leurs supplications, ceux-la sont ceux dont Jésus
édifie l’autel. » .
Le prétre, c’est Ie docteur. Car la Loi nouvelle a pour
autel les Ames vivantes qui ont remplacé les autels de pierre;
elle a pour prétre celui qui offre la victime 4 ces Ames vivantes,
et c’est celui qui leur donne le Christ sous les apparences
de la parole, le Logos vivant qui est la nourriture des &4mes
vivantes. Ce Logos est présent dans l’Ecriture, mais caché
sous l’écorce de Ja lettre. Le réle du prétre est d’analyser Ia
lettre, de distinguer dans l’Ecriture les différents aspects
du Logos, qui sont les différents membres et de donner 4
chaque Ame, selon son degré, l’aspect du Logos dont elle
a besoin. Ainsi, l’accomplissement du sacerdoce lévitique,
c’est le ministére de la parole. Celui-la était la figure, celui-ci
est la réalité. Mais nous retrouvons toujours la méme difficulté :
c’est que la place du sacerdoce visible, comme celle du culte60 ORIGENE ET SON TEMPS
visible, dans le Nouveau Testament, n’apparatt plus ici plei-
nement. L’Eglise telle que Ja concoit Origéne est davantage
celle de la hiérarchie de la sainteté groupée autour du maitre
spirituel que celle de la communauté ecclésiastique autour
de son évéque +.
Un autre texte des Homélies sur Josué nous présente une
vision paralléle : «C’est parce que Jésus savait que c’est
dans les oreilles de I’homme intérieur, c’est-d-dire dans l’in-
telligence du cceur que doivent étre recues les choses qui
sont dites (4 quoi sert, en effet, d’écouter la parole si elle-
n'est pas pergue et retenue dans le cceur), c’est pour cela
quiil disait : que ceux qui ont des oreilles pour entendre
entendent. Or cela, nous le disons encore maintenant, en
suivant l’autorité de l’Ecriture, lorsque les Ecritures sont
lues dans les églises ou que l’explication en est donnée au
peuple. Veillez 4 ce que les paroles ne soient pas lues par Jésus
sans étre lues pour la plupart : parce que Jésus lit la Loi
pour ceux qui ont des oreilles. Du fait qu’il ait ajouté a
i'Eglise du Seigneur les femmes, les enfants et les prosélytes
si nous distinguons ces groupes et y voyons comme une
certaine continuation de l’Eglise, nous disons qu’aux hommes
est donnée la nourriture solide, et que par ceux que distingue
V'appellation de femmes, d’enfants, de prosélytes, nous enten-
dons ceux qui ont encore besoin de lait ou de légume. Et,
pour embrasser l’ensemble de I’Eglise, les hommes sont ici
les parfaits, les femmes ceux qui ne tirent pas encore d’eux-
mémes ce dont ils ont besoin, mais écoutent les hommes,
les enfants ceux qui, récemment recus dans la foi, sont nourris
du lait de l’Evangile, les prosélytes sont les catéchuménes
et ceux qui désirent se joindre aux fidéles. Or, quand Jésus
yous annonce la Loi et révéle 4 vos cceurs intelligence spi-
rituelle, ne demeurez plus longtemps prosélytes, c’est-a-dire
catéchuménes, mais hatez-vous de percevoir la grace de Dieu;
et vous, enfants, ne soyez plus enfants par les dispositions,
mais devenez petits enfants par la malice; et vous, femmes,
hitez-vous 4 la perfection des forts » (Hom, Jos., IX, 9).
Nous voyons par ces divers passages qu’Origéne distingue
1. Méme spiritualisation dans Hom. Lev., IX, 1 : « Le Seigneur dit &
Moise : « Dis & Aaron qu’il n'entre pas & toute heure dans le sanctuaire. »
Cette parole nous concerne tous. Elle nous prescrit de savoir comment accé-
der a l’'autel de Dieu, L’autel est ce sur quoi nous offrons nos oraisons.
Ignores-tu que le sacerdoce t’est donné a toi, c’est-A-dire 4 toute I'Eglise
de Dieu et au peuple des croyants? Ecoute Pierre dire des fidéles : Race
élue, sacerdoce royal. Tu as donc le sacerdoce, puisque tu es une race sacer-
dotale — et ainsi tu dois offrir 4 Dieu I’hostie de louange, I'hostie des orai-
sons, I’hostie de la miséricorde, l'hostie de la pureté, l’hostie de la sainteté. »ee ee
“LA COMMUNAUTE CHRETIENNE 61
différents degrés dans le mystére chrétien. Le didascale est
celui qui, par la « science spirituelle a pu pénétrer les secrets
des mystéres » (Hom. Lev., V, 3). « Aux choses qui sont mys-
tiques (mystica) et cachées dans les sanctuaires et auxquelles
seuls les prétres ont accés, non seulement aucun homme
animal n’a accés, mais pas méme ceux qui paraissent avoir
quelque exercice et instruction, mais ne sont pas encore
parvenus & la grace du sacerdoce par leur mérite et leur vie »
(Hom. Num., IV, 3). Seuls «les didascales instruits des paroles
mystiques et parfaits » ont accés & ces mystéres. De la méme
facon, ils ne doivent pas les manifeste! Si quelqu’un est
un prétre, A qui les vases sacrés, c’est-A-dire les secrets des
mystéres de la sagesse ont été confiés, qu'il s’instruise prés
d’eux et qu’il voie comment il doit les garder derriére le
voile de sa conscience et ne pas facilement les manifester
en public,.ou si les circonstances réclament qu'il les trans-
mette a des gens non formés, qu’il ne les présente pas A décou-
vert, autrement il commet un homicide et extermine le
peuple » (Hom, Num., IV, 3). L’idée revient ailleurs ; « Les
didascales sont ceux qui proférent la parole de Dieu dans
Jes Eglises. Que les didascales écoutent donc, afin qu’ils ne
confient pas les paroles de Dieu 4 une 4me souillée, mais
quils choisissent des Ames pures, vierges, dans Ja simplicité
de la foi, qu’a elles ils confient les mystéres secrets, la parole
de Dieu, et les arcanes de la foi pour qu’en elles le Christ
soit formé par la foi » (Hom, Lev., XII, 7).
Toutefois, il faut remarquer que le didascale n’est pas seu-
lement celui qui est arrivé 4 la perfection spirituelle et a
Villumination de la gnose, il a aussi une fonction de I’Eglise.
Ainsi, il peut arriver qu’un homme occupe la chaire de didas-
cale et en soit indigne, aussi bien qu’un presbytre. C’est ce
qu Origéne expose : « Souvent il arrive que celui qui a un esprit
bas et vil et qui aime les choses terrestres occupe un degré
élevé dans le sacerdoce ou une chaire de docteur et que celui
qui est tellement spirituel et libre de la facon terrestre de
vivre qu’il juge de tout et ne soit jugé par rien, tienne le
rang d'un ministre inférieur ou méme soit laissé dans la
foule, Penses-tu que ceux qui ont les fonctions du sacerdoce
et se glorifient de leur rang de presbytre marchent selon
leur dignité et font tout ce qui est digne de leur rang? De
méme les diacres, penses-tu qu’ils marchent selon le degré
de leur ministére? Et d’oi vient que souvent nous entendons
Jes hommes blasphémer et dire : Vois cet évéque ou ce prétre
ou ce diacre. Que dirai-je des vierges et des moines et de
ceux qui font profession de religion » (Hom. Num., II, 1).62 ORIGENE ET SON TEMPS
Nous voyons ainsi qu’Origéne se trouve en présence d’un
double probléme qui était en plein celui de son temps. D’une
part, il s’agit de la relation entre la hiérarchie visible des
presbytres et la hiérarchie visible des docteurs. Il y avait
dans I’Fglise ancienne deux autorités distinctes et qui pou-
vaient se rattacher a la diversité des charismes primitifs. A
chacune de ces hiérarchies correspondent certaines attitudes.
Les presbytres sont davantage tournés vers le culte, les
didascales vers le ministére de la parole et lEcriture. Pour
les premiers, le martyre est sacrifice rédempteur, pour les
seconds, perfection de la gnose. Origéne représente sans
aucun doute le courant des didascales. Mais son ceuvre
témoigne d’une époque ot les deux hiérarchies tendent
s‘unifier. Le magistére devient une des fonctions de la hié-
rarchie sacerdotale. Toutefois, on sent encore chez lui une
certaines dualité. « L’office de docteur appartient chez lui
aux évéques et aux presbytres », écrit Van den Eynde (Les
normes de lenseignement chrétien aux trois premiers siécles,
Pp. 233), mais il ajoute : « En principe les degrés de la gnose
coincident avec les degrés de la hiérarchie. »
Par ailleurs Origéne ne nie aucunement les pouvoirs
de la hiérarchie visible procédant de l’ordination sacerdo-
tale. Il fait allusion 4 V’ordination des prétres (Hom. Lev.,
VI, 3). Il affirme que «la forme des églises est donnée aux
prétres » (Hom. Num., IX, 1). Seulement, sa conception de
la typologie de l’Ancien Testament tend 4 lui faire voir la
réalisation du sacerdoce lévitique dans la hiérarchie charis-
matique et spirituelle. Comme le note justement le P. de
Balthasar, «la relation du sacerdoce lévitique a la hiérar-
chie ecclésiastique, la moins explicitement affirmée, reste
plutét supposée, comme Origéne suppose la lettre connue.
IL a hate d’en venir & la relation du sacerdoce lévitique au
sacerdoce du Corps mystique » (Mysterion d’Origene, p. 46).
En second lieu, Origéne ne se résigne pas 4 dissocier les pou-
voirs sacerdotaux de la sainteté sacerdotale,
C’est cette distinction du pouvoir et de la sainteté qui
sera définitivement tirée au clair par Augustin dans la con-
troverse contre Je donatisme et qui donnera naissance a la
doctrine du caractére sacramentel. Mais nous pouvons dite
avec le P. de Balthasar que « I'identité des deux hiérarchies
reste pour l’Eglise non un réve chimérique, mais une exi-
gence rigoureuse » (p. 50). La résignation d’Augustin est
une part de la vérité; mais le refus d’Origéne d’accepter
qu'un clergé indigne puisse communiquer la grace, reste
expression d’une exigence de sainteté qui est une part deSe ees
LA COMMUNAUTE CHRETIENNE 63
Ja vérité. Elle nous montre en lui, non le mépris, mais, au
contraire, la haute idée qu’il se fait du sacerdoce, puisqu’il
ne l’accepte que saint. En d’autres termes, l'image que nous
offre Origéne, c’est ici, comme ailleurs, le témoignage de
Vexistence d’un sacerdoce visible et du sens de ce sacerdoce.
Mais Origéne ne s’y arréte pas, parce que pour lui ce qui
importe, ce ne sont pas les institutions, mais ¢’est la sainteté,
la réalité spirituclle. La perspective est toute semblable &
celle que nous avons rencontrée dans la théologie du culte.CHAPITRE III
LA THEOLOGIE SACRAMENTAIRE
D’ORIGENE
quelques-uns des rites qui font partie dela xxpaong non
écrite, aprés la priére vers l’orient et la priére 4 genoux,
Origéne citait «les paroles, les gestes, les rites, les interro-
gations qui ont lieu au baptéme — et les rites eucharistiques »
(cf. Com. Rom., V, 8). La doctrine d’Origéne sur les sacre-
ments est l’un des aspects les plus difficiles et les plus contro-
versés de son ceuvre, en particulier en ce qui concerne l’eu-
charistie et la pénitence. La seule étude d’ensemble sur la
question est celle du P. de Balthasar, Le mysterion d’Origéne.
Par ailleurs, le livre de Harnack que nous avons cité fournit
le matériel de textes indispensable. Nous dirons quelque
chose des trois sacrements, en donnant a la fois Je témoi-
gnage d’Origéne sur la vie sacramentelle de son temps et
Ya vision quil en propose, comme nous l’avons fait précé-
demment pour Ie culte et la hiérarchie.
DD‘ le texte de l’Homdlie sur les Nombres ov il énumérait
, 1. Le BAPTEME.
La doctrine du baptéme tient une place 4 part dans la
théologie sacramentaire d’Origéne?. Autant, dans d’autres
domaines, sa conception du culte est fonction de sa vision
personnelle de didascale, autant ici elle est I’expression de la
tradition de I’Eglise. Cette doctrine forme, avec celle de la
rédemption et celle du martyre, qui font partie du méme
ensemble, un bloc qui a été soustrait aux spéculations que
nous rencontrons ailleurs. Il faut attribuer ceci 4 ce que
1. Sur Ja question du baptéme, il existe une étude“du P. Hugo Rahner,
Taufe und geistliches Leben bei Origenes (Zeitsch. far Aszese und Mystik,
3932, p. 205 & 223). >
once
5t
66 ORIGENE ET SON TEMPS
nous nous trouyons ici en présence de doctrines sur lesquelles
déja a cette époque une tradition trés ferme existait dans
la communauté, et aussi, dans le cas du baptéme, 4 ce qu’Ori-
gene, comme catéchéte, s’était pénétré de cette tradition
commune.
En ce qui concerne d’abord I’état de Ja discipline du bap-
téme au temps d’Origéne, nous avons 4 observer que c’est
Vépoque ot Je catéchuménat commence 4 étre organisé.
Dans l’Eglise primitive, les paiens qui désiraient se convertir
allaient trouver un parent ou un ami qui les instruisait et
Jes présentait au chef de la communauté. Nous avons un
écho pittoresque, une caricature de cette propagande chré-
tienne clandestine, dans le Discours véritable de Celse que cite
Origéne pour lui répondre. Celse attaquant le prosélytisme
des chrétiens avait écrit : « Nous voyons, dans les maisons
des particuliers, des cardeurs, des cordonniers, des foulons,
des gens sans aucune espéce d’éducation, ni de culture; ils
se gardent bien d’ouvrir la bouche tant que sont 1a les maitres
qui ont de lage et du jugement, mais dés qu’ils peuvent
prendre a part des enfants ou quelques femmes, aussi dénués
de bon sens qu’eux-mémes, alors ils se mettent 4 raconter
des merveilles » (Contra Celsum, III, 55). Cette caricature
nous montre la situation telle qu’elle existait 4 I’époque ot
écrivait Celse, c’est--dire 4 la fin du 1° siécle.
Origéne, en lui répondant, nous décrit, au contraire, la
situation de son temps. Il proteste contre l’assimilation du
catéchéte aux philosophes ambulants : «Ces philosophes
qui parlent en public ne choisissent pas leurs auditeurs, mais
s'arréte et écoute qui veut. Les chrétiens commencent,
autant qu’il se peut, par éprouver les Ames de ceux qui
désirent les entendre et les forment en particulier. Puis,
lorsque ces auditeurs ont montré avant d’étre admis dans
Ja communauté qu’ils avaient progressé dans leur dessein
de vivre bien, alors on les introduit en constituant un groupe
particulier de ceux qui sont récemment entrés et n'ont pas
encore recu le sacrement de purification (2d eip6oh-v tot éno-
vexabie0u), un autre,de ceux qui ont montré qu’ils avaient
ferme volonté de ne rien vouloir que ce qui convient 4 des
chrétiens. Certains sont institués pour se renseigner sur la
vie et les mceurs de ceux qui sont admis » (C. Celsum, III,
51). Nous avons ici un catéchuménat organisé qui est le
germe de ce que sera au IV® siécle le catéchuménat définitif :
d'une part, une période indéterminée ot le candidat est
sympathisant et instruit par des particuliers; puis le temps
de catéchuménat, d’instruction proprement dite, oi certainsLE BAPTEME 67
sont institués 4 la fois pour enseigner et pour former. On
peut lire sur cette question B. Capelle, L’introduction du
catéchuménat & Rome, Rech. théol. anc. et méd., V, 1933,
p. 129 et Lebreton, Le développement des institutions ecclé-
siastiques 4 la fin du me siécle, R. S. R., 1934, p. 129.
Origéne, qui a Iui-méme été catéchéte, est un témoin
précieux du conteny de la catéchése baptismale commune.
Celle-ci était d’une part une préparation morale. Aussi, Ori-
gene insiste sur les dispositions nécessaires au baptéme.
C’est 14 un point sur lequel s’étendront beaucoup les auteurs
de Vantiquité et ceci pour une raison simple : initiation
aux mystires paiens n’exigeait aucune transformation
morale, elle n’était pas une conversion. Nock a mis ce point
en valeur dans son beau livre Conversion (p.14 sqq). 1 fallait
donc insister sur le fait que le christianisme comportait une
transformation morale ; « Si quis vult baptizari, egrediatur.
Celui en effet qui demeure dans son état ancien et n’aban-
donne pas ses habitudes et sa conduite, ne se présente aucu-
nement au baptéme dans les dispositions qui conviennent.
C’est pourquoi tout ce que dit Jean-Baptiste 4 ceux qui
viennent se faire baptiser par lui, c’est & vous aussi, 6 caté~
chuménes et catéchuménes, qu’il le dit, 4 vous qui vous dis-
posez a venir au baptéme » (Hom, Luc., XXII; IX, 146). Et
plus haut : « Venez, catéchumeénes, faites pénitence pour obte-
nir le baptéme en vue de la rémission des péchés: si, en
effet, quelqu’un vient au baptéme dans des dispositions cou-
pables, il n’obtient pas la rémission des péchés. C’est pour-
quoi, je vous en supplie, ne venez pas au baptéme sans
réflexion et attentive circonspection, mais montrez d’abord
de dignes fruits de pénitence. Passez quelque temps dans
une vie pure et alors vous obtiendrez la rémission des péchés »
(Hom. Luc. XXI; IX, 140. Voir aussi Hom. Ezech., VI, 7).
Origéne s’adresse fréquemment dans ses Homélies aux
catéchuménes qui faisaient partie de son auditoire. Il insiste
beaucoup sur la nécessité de la conversion morale qui doit
précéder le baptéme : « Vous qui désirez recevoir le saint
baptéme, d’abord vous devez étre purifié par Ja foi, vous
devez d’abord, par l’'audition du Verbe de Dieu, enlever les
racines des vices et apaiser vos habitudes barbares pour que,
ayant revétu l’humilité et la douceur, vous puissiez recevoir
Ja grace du Saint-Esprit » (Hom. Lev., VI, 2) ow encore :
« Venez, catéchumeénes, faites pénitence pour recevoir par le
baptéme la rémission des péchés » (Hom, Luc., XXI). Origéne
insistera toujours sur Yimportance des dispositions dans la
réception des sacrements. Il va méme jusqu’a écrire : « Si68 ORIGENE ET SON TEMPS
quelqu’un vient au baptéme peccans, il n’obtient pas la
rémission des péchés » (id.). Et partant du symbolisme du
baptéme, il écrit : « II faut d’abord que tu meures au péché,
pour pouvoir étre enseveli avec le Christ » (Comm. Joan., V. 8).
Mais tout en insistant sur l’importance des dispositions,
Origéne enseigne l’efficacité du sacrement en lui-méme. Dans
un texte remarquable il le compare aux guérisons miracu-
leuses du Christ : « Il faut savoir que, de méme que les 8uvapers
étonnantes dans les guérisons opérées par le Sauveur, sym-
boles de ceux qui, de tous temps, sont purifiés par le Logos
de toute maladie et de toute souillure, furent néanmoins
efficaces, dans leur réalité corporelle, en appelant a la foi
ceux qui avaient regu la grace, de méme aussi le bain de
purification par l'eau, symbole de la purification de l’'dme ,
lavée de toute souillure et de toute malice, est non moins
que Ja vertu des invocations a la Trinité adorée, pour celui
qui s’offre 4 la divinité, principe et source des graces divi-
nes » (Comm. Joh., VI, 17; IV, 142). Le parallélisme établi
ici entre ’humanité du Christ et le rite visible comme ins-
trument de la grace invisible est tout a fait remarquable
et situe bien le sacramentalisme dans son vrai plan.
Mais le rdle du catéchéte n’est pas sculement de préparer
les coeurs, mais aussi d’instruire les intelligences. Aussi, Ori-
gone précise-t-il la nature de la «grace» baptismale. Elle
est un mystére de mort et de résurrection avec le Christ :
« Ceux qui sont baptisés sont baptisés dans la mort du Christ
et sont ensevelis avec lui par le baptéme dans la mort »
(Comm, Rom., VIII, 5). Origéne retrouve ce mystére dans
VExode : « Souviens-toi de ce qui a été lu plus haut, lorsque
Moise disait au Pharaon : Nous ferons un voyage de trois
jours dans Ie désert et nous immolerons au Seigneur notre
Dieu. C’était le triduum vers lequel se hatait Moise ct 4 quoi
s’opposait Pharaon, II ne permettait pas aux fils d’Israél de par-
venir au lieu des miracles, il ne leur permettait pas de s’avan-
cer, en sorte de pouvoir jouir des mystéres du troisi¢me jour.
Ecoute, en effet, le prophéte qui dit : Le Seigneur nous res-
suscitera aprés deux jours et le troisitme nous ressusciterons
et nous vivrons sous son regard (Osée, VI, 3): Le premier
jour est pour nous la Passion du Seigneur, le second, celui
ob il est descendu aux Enfers, le troisiéme, le jour de la résur-
rection. Et ainsi, le troisiéme jour, Dieu les précédait, pen-
dant le jour dans une colonne de nuée, pendant la nuit dans
une colonne de feu. Que si, selon ce que nous avons dit plus
haut, dans ces paroles, l’Apétre nous fait voir a juste titre
le sacrement de baptéme, il est nécessaire que ceux qui sontLE BAPTEME ‘ 69
baptisés dans le Christ, soient baptisés dans sa mort, qu’ils
soient ensevelis avec Lui et qu’avec Lui ils ressuscitent des
morts le troisiéme jour, selon le mot de l’Apétre : Il nous a
ressuscités avec Lui et nous a fait asseoir avec Lui dans le
ciel. Lorsque donc tu recevras le mystére du troisitme jour,
le Seigneur commencera de te conduire et de te montrer
lui-méme la voie du salut » (Hom, Ex.,V, 2; Bachrens, 186).
Nous avons, dans ce texte, la fusion de deux interprétations
pauliniennes du baptéme : d’une part, allusion a I Cor., X,2:
Je baptéme dans la nuée et dans Ja mer; et de l’autre, 4 Rom.,
VI, 3, le baptéme comme mort et résurrection avec le Christ.
Un autre aspect du baptéme, trés cher au christianisme
primitif, est qu'il est une libération a |’égard de Ja puissance
du démon. Nous retrouvons ceci chez Origéne. C’est encore
& propos de la sortie d’Egypte qu'il est amené a traiter ce
sujet. I] rattache celle-ci 4 l'interprétation paulinienne :
Nobis qualem tradiderit de his Paulus Apostolus intelligentia
regulam videamus (Ho. Ex., V, 1; Bach., 182, 2). Et il ajoute :
«Vous voyez combien la tradition de Paul différe du sens
littéral. Ce que les Juifs estiment traversée de Ja mer, Paul
V’appelle baptéme; ce qu’ils croient une nuée, Paul établit
que c’est l’Esprit Saint. » Origéne ne développe pas autre-
ment cette interprétation sauf sur ce point qui nous inté-
resse, mais qui est trés important pour l’intelligence de la
signification primitive du baptéme : «{Paul] nomme ce
[passage] baptéme accompli dans la nuée et la mer pour
que toi aussi qui es baptisé dans le Christ, dans ]’eau et dans
1'Esprit Saint, tu saches que les Egyptiens te poursuivent et
veulent te ramener a leur service, je veux dire « les domina-
teurs de ce monde » et « Jes esprits mauvais » (Eph., VI, 12)
que tu as servis jadis. Ils s’efforcent de te poursuivre, mais tu
descends dans l’eau et tu deviens sain et sauf et, purifié des
souillures.du péché, tu remontes, homme nouveau, pret a
chanter le cantique nouveau » (V, 5; 190, 6-5). Nous trouvons
ici un aspect essentiel du baptéme, celui du renoncement &
empire du démon et du passage au régne du Christ. C’est
a cet aspect que se rattache la renonciation 4 Satan et la
confession de foi au Christ. Et c’est par 14 que le baptéme se
tattache 4 la théorie de la rédemption comme victoire sur
Satan. Il se prolonge par ailleurs par le martyre, considéré
Jui aussi comme victoire sur Satan. Ceci représente tout un
aspect de la pensée d’Origéne ot il est un fidéle écho de la
foi commune de I'Eglise, parce qu’il plonge profondément
dans sa propre expérience chrétienne de catéchéte et de mar-
tyr.70 ORIGENE ET SON TEMPS
Mystére de mort et de résurrection,.mystére de sortie du
régne du démon et d’entrée dans le royaume du Christ, le
baptéme est encore bien d’autres choses pour Origéne. Il
est nouvelle naissance, participation 4 la nature divine dans
Ja charité (Comm. Rom., IV, 9; P. G., XIV, 997 C; Joh. XX,
37; P. 377). Ul est agrégation au corps de I’Eglise (Comm.
Rom., VII, 5; P. G., XIV, 1168). I] est retour au Paradis
(Frag. Gen.; P. G., XII, 100). Tl est une onction sacerdotale
(Hom, Lev., 1X, 9; VI, 436). Je n’en retiendrai qu’un, le bap-
téme comme union mystique du Christ et de 1’Ame : « Vous le
voyez partout, les mystéres se répondent : il y a accord des
figures entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Dans |’An-
cien, c'est aux ‘puits et 4 leurs eaux que l’on se rend pour
trouver des épouses (allusion 4 Rachel et 4 Rebecca); et c’est
dans le bain de ]’eau que I’Eglise s’unit au Christ » (Hom.
Gen., X 5; Lubac, p. 193).
Nous avons remarqué qu’Origéne expose ordinairement
Ja théologie du baptéme au moyen de figures empruntées &
YAncien Testament. En ceci également il dépend de la
méthode catéchétique primitive. Et cela est d’autant plus
intéressant que c’est la trace dans son exégése d'une dépen-
dance de Ja typologie traditionnelle, alors que son orientation
est toute différente. La traversée de Ja mer Rouge était une
de ces figures traditionnelles du baptéme. Le Jourdain en
était une autre : « Pour que nous admettions l’interprétation
du Jourdain trés potable et pleine de grace, il sera utile de
citer Naaman, ce Syrien guéri de la lépre. De méme qu’aucun
n’est bon, sinon un seul, le Dieu Pére, ainsi parmi les fleuves
aucun n’est bon sinon le Jourdain, capable méme de libérer
de la lépre celui qui, avec foi, lave son Ame en Jésus. » Un
second épisode est la traversée du Jourdain par Elie et Elisée :
« I] faut aussi observer ceci qu’Elic, au moment d’étre enlevé
par l’ouragan dans le ciel, ayant pris son manteau le roula
et en frappa l’eau qui se divisa en deux, et ils passérent I’un
et Vautre, Elie et Elisée (Reg., IV, 2, 8). Il fut rendu plus
apte 4 étre enlevé en haut en étant baptisé dans le Jourdain,
puisque Paul, comme nous l’avons dit, a nommé la traversée
miraculeuse de l'eau, baptéme » (Co. Joann., VI, 46; P. 155).
Ce passage éclaire un passage mystérieux des Ecloge pro-
phetice de Clément d’Alexandrie : « Est-ce que le baptéme
Iui-méme, qui est signe de la régénération, n’est pas sortie
hors (%x6aec) de la matiére par l’enseignement du Sauveur?
Ce fleuve de la mati¢re, deux prophétes l’ont franchi et l’ont
ouvert dans la puissance du Seigneur» (Ec. proph., 5-6;
Stahlin, p. 138).SS
LE BAPTEME 7
Toutefois, sur ce point, Origéne, tout en utilisant un thtme
| traditionnel lui donne une forme particuliére. La tradition
connaissait en effet, deux figures du baptéme qu’elle employait ‘
équivalemment, la traversée de la mer Rouge et la traver-
‘ sée du Jourdain. Origéne les combine comme deux moments
{de Vinitiation chrétienne. Voici ce qu’il écrit dans les Homé-
‘ies sur Josué (IV, 1) : « Toi qui ayant tout juste abandonné
les ténébres de l'idolatrie désires accéder a l’audition de la
oi divine, tu commences par abandonner |’Egypte. Lorsque
jtu as été agrégé au nombre des catéchuménes et que tu as
commencé d’obéir aux préceptes de l’Eglise, tu as passé la
mer Rouge... Si, maintenant, tu viens 4 la source sacramen-
telle du baptéme et que, en présence de l’ordre sacerdotal et
lévitique, tu es initié 4 ces vénérables et majestueux mystéres
que connaissent sculs ceux 4 qui il est permis (fas) de les
connaitre, alors, ayant passé le Jourdain avec le ministére
des prétres, tu entreras dans la terre de la promesse » (voir
aussi Hom. in Jos., 1, 4). Ici Vitinéraire total de la sortie
d’Egypte a l'entrée en Terre Promise figure les étapes de
Vinitiation. Ceci est caractéristique de la maniére d’Origéne.
Il fait allusion 4 V'interprétation commune, mais il la déve-
Joppe dans un sens personnel,
Nous avons vu jusqu’ici la conception qu’Origéne se fait
de la préparation au baptéme, celle qu'il a du baptéme lui- .
méme. Mais il reste une derniére question : le baptéme donne
A V’Ame le principe de la vie spirituelle, mais il ne marque
qu’une premitre étape. Ceci apparait nettement sur le plan
moral dans les reproches que fait Origéne aux baptisés qui
Vécoutent a l’église de Césarée ct A qui il reproche leurs infi-
délités 4 la grace de leur baptéme : « Tous ceux qui sont
d'Israél ne sont pas Israélites et tous ceux qui ont été lavés
par l’eau n’ont pas été lavés du méme coup du Saint-Esprit.
Je vois, en effet, dans les Ecritures, que certains catéchu-
ménes ont été trouvés dignes de la grace du Saint-Esprit et
que d’autres, aprés le baptéme, ont été indignes de la grace
du Saint-Esprit. Ne doute pas que, maintenant encore, il y
a des Corneille dans le groupe des catéchuménes et des Simon
parmi les fidéles » (Hom. Num., UI, 1). La vie spirituelle
tout entire doit étre comme l’a bien montré le P. Hugo
Rahner, le développement de la grace baptismale.
Mais il y a une autre question qui est celle de la relation
du baptéme d’eau au baptéme eschatologique. La perspec-
tive d’Origéne est, en effet, celle d’un triple baptéme : Ie
baptéme figuratif pur, celui de I’Ancien Testament et de
Jean, le baptéme chrétien qui est a la fois réalité par rapport1
=
72 ORIGENE ET SON TEMPS
a la figure et figure par rapport a la réalité future, enfin,
le baptéme de feu de l’entrée dans la gloire. Ceci a été bien
vu par le P. de Balthasar (Mysterion, p. 56-57) : « Le sacre-
ment de I’Eglise est a la fois figure et vérité. Il enléve de soi
toute souillure, il remplace de soi le feu dévorant de l’esprit. |
Mais, & condition que les dispositions du sujet _soient par-
faites comme celles des Apétre .. La pensée d’Origtne, loi
dopposer définitivement vines € bien est donc celle dund
analogie multiple dont les degrés ne sont pas rigoureusement
séparés. »
Cette perspective remarquable nous permet, d’une part,
d’établir une relation entre les différents degrés de la purifica~
tion : le baptéme, les purifications mystiques, le purgatoire
sont trois aspects d’une méme réalité, qui est la nécessité
pour ce qui doit étre uni au Dieu Saint d’étre purifié de toute
impureté et transformé en sainteté. En second lieu, cela donne
au baptéme un caractére eschatologique, prophétique, qui
est bien dans la ligne de l'économie sacramentelle, encore
qu’on le méconnaisse souvent. On peut lire a ce sujet l'article
du P. de Montcheuil sur la signification eschatologique du
repas eucharistique (R. S. R., 1945). Ce qui est vrai de ’Eu-
charistie l’est aussi du baptéme : il couvre tous les temps :
Recolitur memoria, mens impletur gratia, future gloria pignus
datur, Il est mémorial de la Passion et de la Résurrection,
communication actuelle de la grace, figure de la transfigu-
ration eschatologique.
Les textes d’Origéne se trouvent d’abord dans le Commen-
taire sur Saint-Mathiew : «Ceux qui ont suivi le Sauveur,
seront assis sur douze trénes, jugeant les douze tribus d’Tsraél
et recevront ce pouvoir a la résurrection des morts; et c’est,
cela la régénération (xadtyyevesiz) qui est la nouvelle naissance
(yévectg), quand la terre nouvelle et les cieux nouveaux seront
créés pour ceux qui se sont renouvelés et que la nouvelle
Alliance sera donnée, et son calice. De cette régénération,
le préambule est ce que Paul appelle le bain (,ouzpéy) de la
régénération et ce qui, de cette nouveauté, suit le bain de
Ja régénération dans le renouvellement de l’esprit. Et, sans
doute, dans la génération nul n’est pur de péché, pas méme
si sa vie n’a qu’un jour, 4 cause du mystére de notre généra-
tion, dans lequel chacun en naissant peut s’approprier les
paroles de David : Ecce in iniquitatibus conceptus sum. Mais
dans Ja régénération par l’eau, tout homme qui a été engendré
d’en haut dans l’eau et l’esprit sera pur du péché et, si j’ose
Je dire, pur «en miroir et en énigme ». Mais dans l'autre
régénération, lorsque le Fils de l’homme sera assis sur lesauueues ' alt an ene enn
\ LE BAPTEME 73
tréne de sa gloire, tout homme qui parviendra a cette régéné-
ration dans le Christ, sera absolument pur du péché, dans
Je face 4 face — et c’est en passant par le bain de la régénéra-
tion qu’on parvient a cette régénération... Dans la régénéra-
tion par l’eau, nous sommes ensevelis avec le Christ. Dans
la régénération de feu et d’esprit, nous sommes conformés au
corps de la gloire du Christ, assis sur.le tréne de sa gloire
et nous-mémes assis sur les douze trénes, si, du moins, ayant
tout laissé, en particulier par Je baptéme, nous I’avons suivi »
(Comment. Mth., XV, 23).
Cet admirable passage applique a l’ordre sacramentel la
doctrine paulinienne de l'opposition du speculum et du face
a face. Le baptéme est une régénération in speculo, c’est-a-
dire non pas irréelle, mais qui est seulement l’ombre de la
purification totale. Ces deux régénérations sont dans le pro-
longement l'une de I’autre. Toute une théologie sacramen-
taire peut s’édifier & partir de 14. Mais, par ailleurs, il n'in-
dique pas la nature de la seconde régénération, celle qui
précéde l’entrée dans la gloire. L’Homélie XXIV in Lucam
précise ce point : « Quand Jésus baptise-t-il dans l’Esprit-
Saint et quand baptise-t-il dans l'eau? Est-ce que c’est au
méme moment ou 4 des moments différents : Vous, dit-il,
vous serez baptisés dans I’Esprit Saint aprés peu de jours.
Les Apétres furent baptisés aprés son ascension au ciel dans
VEsprit Saint; qu’ils aient été baptisés dans le feu, ’Ecriture
ne le rapporte pas. Mais de méme que Jean invitait au baptéme
certains de ceux qui venaient au bord de Jourdain et en écar-
tait d’autres, ainsi se tiendra dans le fleuve de feu le Seigneur
Jésus avec l’épée de feu en sorte que tout homme qui, a la
sortie de cette vie, désire entrer au Paradis et a besoin d’étre
purifié, il le baptise dans ce fleuve et le conduise au lieu de
ses désirs, tandis que celui qui n’a pas les marques du premier
baptéme, il ne les baptise pas dans le fleuve de feu. II faut,
en effet, d’abord étre baptisé dans l’eau et esprit, afin que
Jorsqu’on arrive au fleuve de feu, on montre qu’on a gardé
les purifications de l’eau et de esprit et qu’on mérite alors
de recevoir le baptéme de feu dans le Christ Jésus » (Hom.
Lue, XXIV).
We dernier passage a été étudié longuement par C.-E. Eds-
man (Le fleuve de feu). Nous n’avons pas & examiner ici les
conceptions eschatologiques qu’il suppose, ni non plus ses
origines ; nous remarquerons seulement que le théme de
l’épée de feu du Paradis y est rapproché de celui d’un fleuve
de feu eschatologique. Ce qui est important pour nous, c’est
la structure baptismale de ce theme eschatologique. Nous la74 ORIGENE ET SON TEMPS /
retrouvons ailleurs dans Origéne. Dans les Homélies sur}
UExode, VI, 3, ilest mis en relation avec celui de la mer Rouge,
qui détruit les pécheurs et 4 travers laquelle les justes passent’
sans dommage. I] donne a la théologie du baptéme son pro-
Jongement eschatologique et achéve d’en faire la partaite
expression de la foi commune de |’Eglise.
2, L’EUcHARISTIE.
Avec l’Eucharistie nous revenons au contraire aux perspec-
tives personnelles de notre auteur. La doctrine eucharistique
dOrigéne n’avait dans l’antiquité été l'objet d’aucune discus-
sion. C’est, au contraire, un des points qui ont le plus attiré
Yattention des théologiens modernes. Les protestants, en
effet, se sont appuyés sur Origéne pour nier la présence réelle
et affrmer une théorie symbolique de 1’Eucharistie. Les
catholiques n’ont pas eu de mal 4 montrer que certains textes
affirmaient clairement la présence eucharistique. Mais, pour
les textes évidemment symboliques, ils les rejettent générale-
ment comme sans rapport avec l’Eucharistie 1. Or, cette
séparation des textes fait violence 4 la pensée d’Origéne et
vient de ce qu’on ne voit pas Ja perspective qui est la sienne,
comme I’a bien vu U. von Balthasar (Mysterion, p. 545).
Il faut ici comme partout, si l’on veut comprendre la pensée
sacramentelle d’Origéne, se rappeler trois choses : la premitre
est sa conception typologique : les institutions de l’Ancien
Testament sont les figures des réalités invisibles du Nouveau
— et non des réalités de 1’Eglise visible; en second lieu, Ori-
géne, didascale, insiste toujours beaucoup plus sur le sacre-
ment de la prédication que sur celui de la liturgie; enfin, en
troisiéme lieu, les signes visibles du culte — et c’est ici sa
mentalité platonicienne qui apparait — l’intéressent comme
signes des réalités spirituelles. Ceci dit, il ne nie aucunement
Ja réalité de ]’Eucharistie, mais on voit que, pour une triple
raison, il sera amené a la minimiser, Le témoignage qu’il lui
rend n’en a que plus de prix.
Nous avons vu, dans le passage de 1’ Homélie sur les Nombres
dont nous sommes partis, Origéne parler de « Ja maniére de
recevoir I’Eucharistie et de I’explication du rite selon lequel
elle s’accomplit » (V, 1). L’allusion 4 un sacrement de I’Eucha-
ristie ne peut étre plus claire. Le Contra Celsum contient un
autre texte intéressant : « Nous qui rendons graces au Créa-
1, Batiffol, L’Eucharistie, p, 270,L'EUCHARISTIE 75
teur de I’Univers, nous mangeons les pains offerts avec action
de graces (ciyaptatia) et pri¢re sur les oblats, devenus en
quelque sorte un corps consacré par la priére et qui sanctifie
ceux qui en usent dans une bonne disposition » (VIII, 32).
Nous avons ici une allusion précise a la priére consécratoire
sur les pains, appelée eucharistie, 4 la réalité consacrée de
ces pains, aux effets sanctifiant de la communion et aux dis-
positions qu’elle requiert. Le texte ne peut étre plus clair..
Plus loin, nous lisons : « Nous avons un sacrement (s6y.60A0v)
de l’action de graces envers Dieu appelé Eucharistie » (VIII,
57). Ce texte, loin d’affaiblir le précédent, comme on l’a
soutenu, ne fait, au contraire, que le confirmer. Nous avons
deux autres allusions précises 4 des rites accompagnant l’Eu-
charistie. La premiére concerne le baiser de paix : « De ce
texte (Rom., XVI, 16) et d’autres semblables, la coutume
s’est‘transmise dans les églises qu’aprés les priéres, les fréres
se donnent l’un a l'autre un baiser. L’ap6tre appelle ce baiser
saint, par quoi il nous enseigne d’abord que saints sont les
baisers qui se donnent dans les églises, ensuite qu’ils ne doivent
pas étre simulés. Que le baiser du fidéle porte en lui la paix
et la simplicité dans une charité non feinte » (Co. Ro., X, 33.
Voir aussi Co. Cant., I; Bachrens 92). Un autre passage fait
allusion a l’usage de recevoir le pain consacré dans la main
droite : « Vous savez, vous qui avez l’habitude d’assister aux
divins mystéres, comment, lorsque vous recevez le corps du
Seigneur, vous le conservez avec beaucoup de précaution et
de vénération de peur qu’il n’en tombe une parcelle et que
quelque chose du don conservé ne soit perdu » (Ho. Ex.,
XIII, 3).
Ceci dit sur les rites, le point sur lequel Origéne met le
plus l’accent, ici comme pour le baptéme, est celui des dispo-
sitions nécessaires pour recevoir le sacrement. Rien ne lui
est plus étranger qu’une conception qui insisterait exclusive-
ment sur l’efficacité du sacrement comme tel et minimiserait
Y'aspect spirituel. Citons d’abord un texte clair et de portée
assez générale : « Tu méprises le jugement de Dieu sur Jes
négligents et les avertissements de 1’Eglise. Tu ne crains
pas de commiunier au corps du Christ, en t’approchant de
YEucharistie, comme si tu étais pur et innocent, comme s'il
n’y avait rien en toi d’indigne et tu penses en tout cela
échapper au jugement de Dieu. Tu ne te souviens pas de ce
qui est écrit :« Ty a parmi vous des infirmes et des malades. »
Pourquoi beaucoup sont-ils infirmes? Parce qu’ils ne s’éprou-
vent pas eux-mémes, ni ne s’examinent, ni ne comprennent
ce que c’est que communier a l'Eglise ou approcher de siI
> ae
-_—
76 ORIGENE ET SON TEMPS
grands et excellents sacrements » (voir aussi Ho. Lev., XIII,
5; Ho. Ps., XXXVII, U, 6; P. G., XII, 1386). Nous avons
ict comme un écho des priéres d’humilité qui précéderont la
liturgie cucharistique.
Mais il faut reconnaitre que dans d'autres passages Origéne
met a ce point I’accent sur les dispositions qu’il semble
évacuer l’action du sacrement comme tel. Ainsi dans ce
- passage important et difficile : « Done, s'il s’agit du corps du
Seigneur, l’efficacité en est pergue par qui en use, a condition
qu'il participe A ce pain avec un esprit pur et une conscience
innocente. Ainsi ni, si nous ne le mangeons pas, par le fait
méme de ne pas manger de ce pain sanctifié par la parole
de Dieu et Vinvocation (%vrevttc), nous ne sommes privés
d’aucun bien, ni, si nous Je mangeons, {par le fait méme de
le manger], nous ne sommes comblés d’aucun bien; en effet,
Ja cause de la privation est la malice et les péchés et la cause
de l'abondance, la justice et les actes de vertu, selon Je mot
de Paul : Ni si nous mangcons, nous ne sommes dans l’abon-
dance, ni si nous ne mangcons pas, nous ne sommes dans la
privation » (Mt. Co., XI, 14). Ce texte est d’abord intéressant
par Vallusion précise 4 la consécration. Il l’est plus encore
par la force avec laquelle il met I’accent sur la nécessité des
dispositions pour recueillir la grace de la communion. II
semblerait méme qu'il ait air de nier que le sacrement
comme tel, ait une efficacité. Mais nous avons vu, par ailleurs,
que ce n’était aucunement la pensée d’Origéne. Ce qu’il veut
dire simplement est que la manducation matérielle comme
telle, séparée des dispositions spirituelles est inutile a l’4me.
Ceci, d’ailleurs, était précisé plus haut par Origéne disant
que «ce qui est consacré par la parole de Dieu et la prigre ne
sanctifie pas nécessairement celui qui en use; autrement, il
sanctifierait aussi celui qui mange indignement le pain du
Seigneur ».
Origéne est moins clair dans l’explication qu’il donne
ensuite. Il distirgue deux aspects dans «l’aliment sanctifié
par la parole de Dieu et l’invocation » : « En tant que matiére
il va dans le ventre et il est évacué; en tant que la priére
est survenue sur lui, selon J’analogie de Ja foi, il devient
efficace, il cause le discernement de l’esprit, qui voit ce qui
est efficace. Et ce n’est pas la matitre du pain, mais la parole
prononcée sur le pain qui est efficace pour celui qui le mange
d'une maniére non indigne du Seigneur. » L’expression est
maladroite. Mais la pensée est claire. Origéne affirme que ce
qui sanctifie, c’est bien le sacrement. Mais ce n'est pas le
pain comme tel, mais le pain avec ’invocation. Reste qu’Ori-Geet en eeeaeeneneaeatae
L’EUCHARISTIE 7
géne semble distinguer deux aspects dans Ie pain. La théo-
logie thomiste distingue la substantia et la species. La dis-
tinction d’Origéne, plus platonicienne, irait & distinguer deux
zones d’existence, la matiére corruptible apparente et la
réalité incorruptible du corps du Christ.
Il n’y a ainsi aucun doute que, si certaines formulations en
sont encore incertaines, la théologie eucharistique d’Origéne est
orthodoxe. Mais ce qui reste vrai, et ce qui rejoint l’ensemble
de la doctrine origéniste du culte, c’est qu’Origéne déprécie
quelque peu l’Eucharistic au profit de la manducation spiri-
tuelle de la parole scripturaire. Origsne continue : « Ceci
soit dit du corps typique et symbolique (tuxtxod nat cvpboduxod).
Car on pourrait dire aussi beaucoup du Verbe lui-méme, qui
s'est fait chair et vrai aliment. » Nous voyons 4 nouveau,
apparaitre l’opposition des deux manducations, la mandu-
cation du corps sacramentel et celle du Verbe lui-méme,
présent dans la parole. Nous retrouvons cette opposition
ailleurs. Elle est une des constantes de la théologie eucharis-
tique d’Origene. Ainsi dans Ho. Num. : « On dit que nous
buvons le sang du Christ, non seulement dans le rite des
sacrements, mais aussi quand nous recevons les paroles »
(XVI, 9; VI, 152). Ici l’opposition des deux sacrements, celui
du rite et celui de la parole est trés clair. Or de ces deux
modes de réception du Verbe, Origéne semble bien mettre
Ja seconde le plus haut. Ainsi dans le Co. Jo. : « Que le pain
et le breuvage soient pris par les simples (2n)ovstépots) selon
Vacception la plus commune de YEucharistie, mais par
ceux qui sont capables d’entendre plus profondément, d’aprés
Ja maniére plus divine, comme il convient pour le Verbe de
vérité fait nourriture » (XXXII, 24; Pr. 468). De méme,
dans un passage que nous avons déja cité en partie, Ori-
gene, aprés avoir rappelé avec quel soin les chrétiens évitent
de laisser perdre les miettes du pain eucharistique déposé
dans leur main droite continue : « Si vous usez de tant de
précaution pour conserver Ie corps, et vous avez raison d’agir
ainsi, comment pensez-vous qu'il soit moins coupable de
négliger le Verbe de Dieu que son corps » (Ho. Ex., XII, 3).
Nous ne pouvons pas ne pas penser, en lisant ces textes,
& Vopposition qu’Origéne faisait, 4 propos de Paque, entre
la foule, qui a besoin de signes sensibles, et les spirituels, qui
n’ont besoin que de la Paque spirituelle. Le culte visible et
les sacrements semblent nécessaires seulement pour les
simples. Il y a une affirmation claire de la supériorité de la
manducation spirituelle, Il faut noter, 4 ce sujet, que pour
Origéne, le pain est un symbole du Logos, aussi bien dans78 ORIGENE ET SON TEMPS
VAncien Testament que dans le Nouveau. II n’est pas une
figure de l’Eucharistie, mais du Verbe lui-méme. Nous retrou-
vons toujours la méme difficulté 4 situer le monde des sacre-
ments dans la pensée de notre auteur. Ici, les textes sont
nombreux qui nous donnent cette interprétation des textes
de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dans Ho. Le. : « Le
Seigneur a dit : Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon
sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Jésus, parce qu’il est
tout entier pur, toute sa chair est nourriture et tout son
sang breuvage, parce que tout ce qu'il opére est saint et tout
ce qu’il dit vrai. C’est pourquoi sa chair est vraiment une
nourriture et son sang vraiment un breuvage. Par la chair,
en effet, et par le sang de sa parole, comme avec une pure
nourriture, il abreuve et restaure tout le genre humain »
(VII, 5; VI, 387).
La suite du texte montre bien quelle est sa perspective :
«Celui qui ne veut pas entendre ces choses, qu’il les déforme
et en détourne le sens 4 la maniére de ceux qui disaient :
Comment celui-ci nous donnera-t-il sa chair 4 manger? Qui
peut l’écouter. Et ils se séparérent de lui. Mais vous, si vous
étes fils de I'Eglise, si vous étes instruits du sens spirituel
(mysteriis) de ’Evangile, si le verbe fait chair habite en vous,
reconnaissez que ce que nous disons vient du Seigneur. Recon-
naissez que les choses qui sont écrites dans les volumes sacrés
sont des figures et ainsi examinez-les et comprenez-les comme
des spirituels et non comme des charnels. Si, en effet, vous les
prenez comme des charnels, elles vous blessent et ne vous
nourrissent pas. Il y a, en effet, méme dans ]’Evangile, une
lettre qui tue. » On voit bien ici l’interférence des plans chez
Origéne. Dans son esprit, ’opposition est ici entre le culte
juif matériel, qu’il condamne A juste titre, et le culte chré-
tien, purement spirituel. Comme toujours, la signification
du culte chrétien visible est laissée de coté.
Mais ce serait une erreur de croire que cet aspect est pour-
tant méconnu. Ceci apparait bien dans cet autre passage :
«Tl ne dormira pas jusqu’a ce qu’il ait mangé le sang des
blessés. Comment ce peuple si digne d’éloge en viendrait-il a
boire le sang des blessés, alors que se nourrir de sang est
interdit par Dieu en des commandements si forts. Qu’ils
nous disent qui est ce peuple qui a l’habitude de boire le
sang. C’est en entendant ces choses dans I’Evangile que les
Juifs se scandaliscrent. Mais le peuple chrétien les écoute,
y adhére et suit celui qui dit : Si vous ne buvez mon sang,
Vous n’aurez pas la vie. On dit que nous buvons son sang,
non seulement dans le rite des sacrements, mais lorsque nouseee ia aannall
L'EUCHARISTIE 79
recevons les paroles du Christ, dans lesquelles est contenue
la vie » (Ho. Num., XVIL, 9). Ici, nous voyons qu’Origéne
oppose 4 la conception littérale et grossiére des Juifs, non
seulement la manducation de la parole, mais aussi celle du
sacrement, qui rentre donc ici dans le culte spirituel.
Seulement de ce culte spirituel, I'Eucharistie marque le
degré inférieur et V'ivresse ‘mystique le sommet : «Ce pain
que le Dieu-Verbe témoigne étre son corps est le verbe qui
nourrit les ames, le verbe procédant. du Dieu-Verbe et pain
procédant du pain céleste. Et ce breuvage que le Dieu-Verbe
témoigne étre son sang, c’est le verbe abreuvant et enivrant
de fagon excellente les cceurs de ceux qui le boivent. Ce n’est
pas, en effet, ce pain visible qu'il tenait en ses mains que le
Dieu-Verbe appelait son corps, mais le Verbe en sacrement
duquel ce pain devait étre brisé... En effet, le corps ou le
sang du Dieu-Verbe peuvent-ils étre autre chose que le verbe
qui nourrit ou que le verbe qui fait exulter » (Co. ser. Mt,
85; P. G., XII, 1734). C’est un dernier trait qui apparait
ict avec le vin qui enivre. C’est une allusion liturgique au
psaume XXII qui était chanté durant la nuit pascale et qui
constituait une sorte de symbole des sacrements. Par consé-
quent, la liturgie eucharistique est bien sous-jacente. Mais
ce qui est directement exprimé, c’est !’extase que donne Je
Verbe a l’dme, donc encore ici l’aspect spirituel et propre-
ment mystique.
Et ceci nous améne a une derniére conséquence. C’est que
nous voyons apparattre ici un trait qui va désormais rester
un caractére de la théologie sacramentaire de I’Eglise d’Orient
et qui est le parallélisme entre les sacrements et la mystique.
Ce caractére qui apparait chez Origéne, que développera
Grégoire de Nysse, trouvera sa derniére et parfaite expression
chez Nicolas Cabasilas. Il faut lire la-dessus les pages de
M™e Lot-Borodine : La grace déifiante des sacrements d’aprés
Nicolas Cabasilas (Rev. Sc. Phil. Théol., nov. 1935~avril
1936). Le Baptéme est sacrement de l'initiation, le Chréme
du Progrés, ’Eucharistie de l’union. A ces degrés corres-
pondent les trois livres de Salomon : les Proverbes 4 la con-
version, l’Ecclésiaste 4 Villumination, le Cantique & union :
«La théologie des sacrements, dont la palingénésie baptis-
male a été l'initiation premiére, rejoint la théologie des états
mystiques et ouvre aux Ames chrétiennes la voie de l’évwss-
Gong» (avril 1936, p. 328).EA eee
80 ORIGENE ET SON TEMPS
3. LA PENITENCE.
|Nous retrouverons dans la doctrine origéniste de la péni-
tence les mémes perspectives que dans celle des autres sacre-
ments. A cet égard, le P. de Balthasar a tort d’y voir une
exception. Origéne insiste beaucoup ici encore sur les dispo-
sitions du sujet. Il y insiste tellement que Hal Koch (Pat-
deusis et Pronoia, p. 82) estime que pour lui « le péché n’étant
pas une dette, mais la séparation de la volonté d’avec le bien,
Vessentiel est le retour 4 l’adhésion au bien, non l’apaise-
ment de la colére divine ». En d’autres termes, la pénitence
se raméne a la conversion. Et Koch appuie sa théorie d’une
part sur les théses de Poschmann (Die Stindervergebung bet
Origenes, 1912), qui prétend que la rémission de la faute, dans
TEglise ancienne, était méritée par l’expiation de la peine
et que la réconciliation avec |’Eglise visait uniquement le
for externe et n’était pas une absolution au sens dogma-
tique; et, d’autre part, sur la conception générale qu’Ori-
gene se fait du chitiment, comme essentiellement ordonné
a amener la conversion de la liberté et qui serait fondé sur
la conception de la pénitence congue uniquement comme
peine externe visant l’amendement du pécheur (Koch, p. 135-
139).
Or, la pensée d’Origéne est tout autre. Loin d’abord ‘que
sa doctrine de la pénitence apporte des arguments a la thése
de Poschmann, elle est, au contraire, dans I’antiquité chré-
tienne, la plus explicite sur le réle de l’absolution sacerdo-
tale dans la rémission des péchés. Ici encore, et plus que nulle
part ailleurs, Origine apparait comme un témoin précieux
de la foi de I’Eglise +. Ce qui est vrai, par ailleurs, c’est qu’ici
comme partout Origéne insiste beaucoup sur les dispositions
du sujet et sur la vertu de pénitence. Quant 4 la conception
générale d’Origéne du chatiment congu comme médicinal
et éducatif, elle permet & Origine de donner aux peines ecclé-
siastiques un sens positif et de les faire rentrer ainsi dans le
cadre général de sa pensée, mais il n’est aucunement exclu-
sif d’une rémission des péchés par l’Eglise. Tout au plus pour-
rait-on dire ici encore qu’Origéne insiste peu sur le rite du
sacrement et pense aussitét 4 la guérison opérée par le Verbe.
La question est bien posée dans la seconde Homélie sur le
Lévitique ; «Ceux qui écoutent Venseignement de 1|'Eglise
1. Voir Galtier, L'Eglise et ta rémission des péchés aux premiers sidcles,
P. 184-213.LA PENITENCE 81
diront peut-¢tre : les choses allaient micux pour les anciens
(juifs) que pour nous, puisque le pardon était accordé aux
pécheurs par les sacrifices offerts selon divers rites, tandis
que chez nous il y a seulement un pardon des péchés, celui
qui est donné au début par la grace du baptéme. Aucune
miséricorde, aucun pardon ne sont accordés aprés cela au
pécheur. Et c’est vrai qu’il convient que la régle du chrétien
pour qui le Christ est mort soit plus stricte. Pour eux des
beeufs, des brebis étaient égorgés; pour toi, le Fils de Dieu
est mis 4 mort et tu prends encore plaisir au péché. Pourtant,
de peur que cela ne stimule moins ton énergie vers Ia vertu
que cela ne Ja fasse tomber dans le désespoir, tu as entendu
combien il y avait dans Ja Loi de sacrifices pour le péché,
écoute maintenant combien il y a de rémission des péchés
dans l’Evangile.
«La premiére est celle par laquelle nous sommes baptisés
pour la rémission des péchés, La Seconde rémission est dans
le martyre subi. La troisiéme, celle qui est obtenue par l’au-
mone : Je Seigneur a dit, en effet : « Donnez ce que vous avez
et voici, tout est pur pour vous. » La quatriéme se fait par Ia
méme que nous remettons leurs offenses 4 nos fréres. La cin-
quiéme lorsque quelqu’un raméne un pécheur de son erreur.
L’Ecriture dit en effet : celui qui raméne un pécheur de son
erreur sauve son 4me de la mort et couvre la multitude des
péchés, La sixiéme se fait par I’abondance de la charité,
selon le mot du Seigneur : Ses péchés lui sont remis parce
qu'elle a beaucoup aimé. Il y en a encore une septime, dure
et pénible, qui se fait par la pénitence, lorsque le pécheur
inonde son lit de ses larmes et ne rougit pas d’avouer au
prétre du Seigneur son péché et de lui demander un reméde »
(Hom. Lev., II, 4; VI, 297).
Nous voyons dans ce texte des réalités d’ordre différent
rapprochées. Mais la mention de la confession sacramentelle
est trés claire. Comment était exercé ce ministére de la péni-
tence au temps d’Origéne? Celui-ci nous fournit a ce sujet
des enseignements précieux, en particulier dans un texte du
De oratione : « Celui qui est rempli de l’Esprit par Jésus,
comme les Apétres et aux fruits duquel on peut reconnaitre
qu'il a recu I’Esprit Saint et qu’il est devenu spirituel par
le fait qu’il est conduit par l’Esprit 4 la maniére du Fils de
Dieu, pour se conduire en tout selon la raison, celui-l4 remet
ce que Dieu remet et retient les péchés inguérissables... Je
ne sais comment certains, s’arrogeant une puissance plus que
sacerdotale, encore qu’ils manquent peut-étre de la science
sacerdotale, se vantent de pouvoir remettre les péchés d’ido-
6
omcine