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Georges Deherme, in La Coopération des Idées, n° 29, juin 1898.
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dispensés, utiles à tous les citoyens et, en premier lieu, aux plus modestes, dans
l’apprentissage de leur rôle social :
Nous nous proposons d’instruire aussi, mais pour éduquer, c’est-à-dire élever. Et c’est
l’instruction supérieure qui nous paraît le mieux favoriser cette éducation. Nous
n’entendons pas l’instruction supérieure qui est distribuée, dans nos Facultés et nos
écoles supérieures, trop généreusement peut-être, à une multitude de jeunes gens, dont
beaucoup sont, hélas ! des « déracinés » du sol natal et du sol moral, mais une
instruction supérieure moins pédante, moins sèche, plus large, plus vivante, qui agira
plus sur l’âme que sur la mémoire…Nous ne ferons pas des érudits, mais des hommes.
Faire des hommes, des volontés énergiques, des consciences hautes et claires, des cœurs
ardents, des intelligences saines, tel est notre but.2
2
G. Deherme, ibidem.
3
Voir l’article de Pierre Michel, « Rubén Darío, Tailhade et L’Épidémie », Cahiers Octave Mirbeau, n°
12, 2005, pp. 291-300.
4
Jean Jaurès, Lugné-Poe, Firmin Gémier ou encore l’acteur Mévisto ont aussi fait partie des orateurs et
artistes présents au sein du Théâtre Civique de Lumet.
5
Beaumarchais, Molière, Victor Hugo sont régulièrement représentés, ce qui ne semble pas exceptionnel,
tant la popularité de ces auteurs était grande, mais Corneille et Racine également, ce qui surprend davantage ; la
tragédie française constitue, certes, un pan important du patrimoine culturel inconnu du grand public, mais son
appréhension est plus difficile, ce qui exclut en général ces auteurs des répertoires de théâtres populaires.
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socialement. Ainsi, Maurice Pottecher6, Lucien Descaves7, Louis Marsolleau8, Jean Hugues9,
Jean Jullien ou encore Mirbeau fournissent des pièces au contenu didactique, ou plutôt, au
sens brechtien, d’édification critique. Tous sont dreyfusards, la plupart d’entre eux se
retrouvent au sein du comité de la Revue d’Art dramatique, la même année, afin de créer un
Théâtre du Peuple à Paris. Le lien avec les Universités Populaires, nées dans le sillage de
« l’Affaire » et consacrées à l’accessibilité de la culture, est donc patent. Pourtant, les
déclarations liminaires refusaient cette politisation du spectacle :
Georges Deherme a fait de la prison en tant qu’anarchiste et Louise Michel est une
spectatrice assidue, deux faits qui suffisent à donner le ton, surtout si l’on ajoute la volonté
d’éduquer politiquement le citoyen par le spectacle, thème central du théâtre populaire.
D’ailleurs, la censure, qui s’applique à toutes les formes de spectacle jusqu’à sa suppression
officielle, en 1906, n’épargne pas les programmes des Universités Populaires, surveillées de
près par la Préfecture de police. Ces manifestations, pour théâtrales qu’elles se donnent,
suscitent la méfiance des autorités eu égard à leur contenu didactique.
Octave Mirbeau, ami de l’anarchiste Jean Grave11, militant libertaire, se retrouve tout
naturellement dans ce groupe qui compte plusieurs de ses confrères et de ses intimes. En mars
1899, lorsque la Coopération des Idées, Société des Universités Populaires, est définitivement
constituée, sous la présidence de Gabriel Séailles, elle nomme rapidement un Comité de
propagande, où figurent Louis Lumet, Lucien Descaves, Maurice Bouchor, Henry Bauër,
Gustave Geffroy12. Ces noms vont aussi s’aligner sur l’acte de fondation du comité de la
Revue d’Art dramatique destiné à créer un théâtre du peuple. Loin d’être une simple
coïncidence, ce fait souligne la parenté entre l’idée d’une éducation populaire et celle d’une
démocratisation du spectacle ; le point commun réside dans la communion citoyenne réalisée
au sein du public, dans l’instruction, sous toutes ses formes et pour tous. Pour Deherme,
6
M. Pottecher a fondé le Théâtre du Peuple de Bussang, dans les Vosges, en 1895.
7
L. Descaves, journaliste à L’Aurore au moment de l’affaire Dreyfus, est l’auteur des Chapons, avec
Georges Darien, et d’Oiseaux de passage, avec Maurice Donnay. Sous-Offs, roman militaire a causé une vive
polémique en raison de ses prises de position antimilitaristes.
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L. Marsolleau est l’un des poètes membres du Club des Hydropathes, en 1880, puis écrivain du célèbre
Chat Noir de Rodolphe Salis. Son drame Mais quelqu’un troubla la fête, en 1900, développe un thème
anarchiste.
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Hugues est l’auteur d’une pièce au titre-programme La Grève.
10
Georges Deherme, cité par Eugène Tavernier, « À propos de l’Université Populaire », in Revue des
Deux Mondes, 15 septembre 1904, 74e année, 5e période, tome 23, p. 400.
11
Jean Grave a d’abord travaillé dans des journaux comme La Révolte ou Les Temps nouveaux, où il tient
une chronique dramatique, ce qui prouve l’intérêt du théâtre à ses yeux. Il est aussi l’auteur d’une pièce,
Responsabilités !.
12
Le Comité compte en outre Ferdinand Buisson, Charles Gide, Emile Duclaux, Henry Béranger ou
encore Daniel Halévy.
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l’insertion de représentations dramatiques a également pour but ouvertement affiché de lutter
contre l’influence de l’alcool et des débits de boisson, jugés néfastes pour l’ouvrier :
J’y ai entendu lire toutes sortes de choses : du Sophocle, Tartuffe, Phèdre, Bérénice,
etc., et j’ai noté ceci : tous les sentiments vrais, sincères, humains, le peuple les
comprend. Ce qu’il n’admet pas, c’est l’artificiel et le convenu. Ainsi l’amour, ce que
13
Georges Deherme, « L’échec des Universités Populaires expliqué par son fondateur », in le Matin, 29
juin 1909. Les Universités Populaires sont à l’origine de la création de l’Union française antialcoolique, en 1891.
L’ouvrier sous influence de l’alcool, ne peut défendre ses intérêts et Deherme déclare : « Il faudrait pouvoir
lutter victorieusement contre les cafés, les marchands de vin, avoir de vrais cercles tempérants qui permettraient
de vaincre l’alcoolisme, cette lèpre mortelle. » (La Coopération des Idées, n° 24, janvier 1898).
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C’est Courteline qui détient, sans conteste, le record de pièces jouées, avec Théodore cherche des
allumettes, Le Commissaire est bon enfant, Monsieur Badin, Un client sérieux, L’Article 330, La Lettre chargée,
Les Balances, Petin Mouillarbourg et Cie, Le Gendarme est sans pitié, Lidoire, Boubouroche, Le Droit aux
étrennes, Les Boulingrins.
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nous appelons l’amour…l’amour joue un rôle fabuleux dans le théâtre bourgeois. À en
croire nos faiseurs de pièces, il semblerait qu’il n’y eût au monde que l’amour, le crime
d’amour, le sacrifice d’amour, et tout ce qui s’ensuit, adultère, divorce, suicide, etc.
Or, cela n’est pas vrai. Il y a d’autres passions qui soulèvent l’humanité, il y a des
intérêts, des besoins, des souffrances…Eh bien le peuple sent cela obscurément.
Si les vaudevilles typiques des scènes bourgeoises, avec leur éternel triangle
amoureux, ont fait les beaux soirs du Faubourg Saint-Antoine, les drames, les tragédies et les
pièces sociales y ont connu une existence plus qu’honorable. Et, bien entendu, Victor Hugo et
Émile Zola occupent une place de choix, eu égard aux visées républicaines de l’établissement.
Georges Deherme déplorait le manque d’intérêt manifesté par les auteurs à succès, tels que
François de Curel, Eugène Brieux ou Jean Jullien, « auteurs probes, sincères, vraiment épris
de beauté », qui n’ont pas fourni de pièces à destination de la Coopération des Idées, même si
leurs noms figurent aux programmes. La Coopération des Idées a créé, sous l’impulsion
d’Henri Dargel15, une troupe théâtrale. Elle joua plus de 200 pièces entre 1899 et 1904, avec
une prédilection pour Courteline, Édouard Pailleron, Labiche, Meilhac, Porto-Riche, Eugène
Brieux et Octave Mirbeau. Lui-même dramaturge, Dargel a écrit Le Droit d’aimer pour
l’Université Populaire. N’oublions pas que l’un des enjeux de l’institution était de se
distinguer des loisirs ordinaires, ceux des riches bourgeois, donc de ne pas reproduire le
divertissement digestif, qui laisse le spectateur dans une méconnaissance totale des réalités,
qui aveugle même l’ouvrier et entrave son jugement critique. La légèreté, les intrigues
érotico-amoureuses, matrimoniales, sont déplorées par les artistes d’avant-garde autant que
par les militants politiques : faiblesse esthétique pour les premiers, faiblesse sociale pour les
autres. Les convictions politiques dominantes gouvernent le choix des conférences, des pièces
lues ou représentées, des chansons.
D’autres établissements se constituent sur les mêmes concepts populaires : ainsi, à
Montmartre, en décembre 1894, a lieu l’inauguration du Théâtre Social à la maison du
peuple, avec La Pâque socialiste, « pièce sociale en 4 actes du citoyen Emile Veyrin.
Conférence par le citoyen Maurice Barrès. Entrée 75 centimes16 ». En 1897, le Théâtre Social
accueille une soirée présidée par Jaurès sur le thème de la justice. Après une conférence et des
lectures de classiques par l’acteur Laurent Tailhade, la pièce de Mirbeau L’Épidémie est
donnée. Le nom et l’œuvre de Mirbeau se retrouvent régulièrement sur les affiches des
théâtres populaires et ce n’est évidemment pas un hasard. Ses convictions politiques, son
engagement en faveur de la démocratisation du spectacle – notamment au sein du comité
réuni par la Revue d’art dramatique en 1899 –, mais aussi le ton de ses écrits expliquent cette
omniprésence. Il connaissait bien les animateurs et leur offrait spontanément ses pièces, qui
présentent l’avantage d’appartenir au courant contemporain, d’une part, et de proposer des
thèses en harmonie avec l’esprit du théâtre populaire, d’autre part. Dès lors, les directeurs
15
Ancien Polytechnicien, Dargel est haut fonctionnaire à la Compagnie des Chemins de fer de l’Ouest.
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Programme de la représentation, cité par L’Illustration, décembre 1894.
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échappaient à la mainmise des classiques sur la programmation et pouvaient honorer la
mission éducative assignée à leurs établissements.
La question des interprètes constitue une épine parfois redoutable. Les acteurs sont
recrutés parmi le public ou empruntés à des groupes amateurs. Certains adhérents intègrent en
effet les petites troupes de théâtre, formées au sein des Universités Populaires, à l’instar des
chorales et orphéons. Composées de bénévoles, elle permet donc des économies financières et
autorise – donnée capitale – une entière maîtrise du répertoire. La venue de professionnels,
aimablement prêtés par les établissements subventionnés et le Conservatoire, imposait des
programmes qui ne correspondaient pas toujours aux idéaux et objectifs. Couvelaire, ancien
élève du Conservatoire, permit ainsi de monter des reprises de classiques et de pièces
contemporaines ; les élèves de déclamation et leurs professeurs, des initiatives personnelles de
membres de la Comédie-Française apportaient une caution artistique pour le public, donc la
garantie d’un succès et d’une salle pleine17. Les troupes amateurs, quant à elles, forment un
réservoir diversifié dans lequel il est facile de puiser, tant leur multiplication était
conséquente18 ; elles offrent, de plus, un débouché pour les auteurs débutants qui composent
spécialement pour le cadre de l’Université Populaire. Louis Jouvey, ainsi qu’il orthographiait
son nom à l’époque, et Gabrielle Fontan jouent à la Coopération des Idées en 1909, dans
Maison de Poupée, d’Ibsen. Ne pas être seulement un lieu de diffusion, mais encore de
création, constitue une exigence artistique élevée, pas toujours accessible aux groupements.
Toutefois, si la Coopération des Idées ne manqua pas de prétendants, la gestion des
susceptibilités et la tentative de cohérence et d’harmonie de l’interprétation posèrent de
sérieux problèmes :
Il y eut jusqu’à quatre troupes à la fois, rangées chacune sous l’autorité, plus ou moins
contestée (plutôt plus) d’un camarade.
À ce moment, par exemple, ce fut le théâtre de Babel. Les quatre troupes ne
professaient les unes pour les autres qu’une estime artistique très relative, et quand l’une
d’elles jouait, les trois autres cabalaient dans les coins. […].
C’était tout à fait comme dans les grands théâtres ! […].
Ajoutez qu’il n’y a eu que peu ou point d’organisation : des directions éphémères,
beaucoup d’artistes capricieux, qu’aucun intérêt pécuniaire ne retient, et qui s’en vont,
aussi rapidement qu’ils sont venus, pour rien, pour un mot qui les a froissés, pour un rôle
qu’on leur a retiré ou qu’on ne leur a pas distribué ; des répétitions faites à la diable et
17
Mmes Lherbay-Fiorentino, Dudlay et Delvair, de la Comédie-Française, M. Céalis, du Théâtre Sarah-
Bernhardt, René Ulmann, professeur de diction, les comédiens Jean d’Yd, Marchal, Roger et Duquénelle font
partie des personnalités ayant accepté de soutenir, par leur prestation, le travail dramatique de la Coopération des
Idées.
18
Les associations des Amoureux d’Art, de la Société de musique et de déclamation, du Cercle théâtral de
l’Émancipation, de l’Association populaire pour la propagation gratuite de l’Art, de la Lyre sociale de la Rive
gauche, de la Marianne ou encore du Groupe théâtral universitaire ont toutes apporté leur concours à la
Coopération des Idées.
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où l’on n’est jamais au complet ; de terribles susceptibilités d’amour-propre, à propos de
fort innocentes observations sur le ton à prendre, le geste à faire.19
Cette proximité avec le cabotinage et les rivalités typiques du théâtre commercial met
en valeur la difficulté pour le théâtre populaire de vaincre les « vices » ordinaires – égotisme
du comédien, conflits d’orgueil, exigences financières, absence de désintéressement artistique
– et de se distinguer par une éthique, une communauté d’esprit et une réelle fraternité. Dans le
désir de lutter contre les excès et la déchéance des spectacles industriels, « de
consommation » dirait-on aujourd’hui, il fallait bien se rendre à l’évidence que les humains
demeurent avec leurs défauts, nonobstant l’idéologie démocratique professée par l’Université
Populaire. Néanmoins, l’entreprise poursuivit inlassablement son œuvre et parvint à créer des
pièces inédites, comme La Marieuse, de Mme Herter-Eymond, ou Dis donc Ugène, de Mme
Herter-Eymond et Breher.
Une autre difficulté à résoudre concerne les locaux des Universités Populaires, qui
sont le plus souvent rudimentaires, non prévus pour le théâtre :
Dans ces conditions, la préparation de spectacles de qualité, dotés d’une mise en scène
élaborée, s’avère plutôt délicate. Certains pensent que l’essentiel consiste à transmettre un
message politique et social au public, à lui dispenser une instruction culturelle, sans trop se
préoccuper des détails purement esthétiques ; d’autres, en revanche, estiment que l’on doit se
présenter au peuple avec ce que l’on a de meilleur et que ce dénuement diminue la portée de
l’effort. L’Université Populaire est inséparable du concept de théâtre populaire, qui se
développe à la même époque et pour les mêmes raisons politiques et sociales. Les promoteurs
se retrouvent indifféremment dans les deux organismes et les répertoires sont très similaires.
Il est vrai que l’Université Populaire se donnait aussi pour objectif l’instruction plus classique,
la construction de logements à bon marché, l’instauration des colonies de vacances,
l’assistance médicale et juridique ; mais le théâtre populaire, tel qu’il fut plus tard conçu au
sein des Maisons de la culture, ou dès l’ouverture du Trocadéro, en 1920, sous la présidence
de Gémier, ne mettait-il pas au programme les projections cinématographiques, les
19
Henri Dargel, « Le Théâtre du Peuple à la Coopération des Idées », in la Revue d’Art dramatique, 15
avril 1903, 18e année, pp. 119-123.
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L’Illustration, décembre 1894.
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expositions, les auditions musicales ? De même, la Fédération des Universités Populaires a-t-
elle noué des liens avec l’association L’Art pour tous, fondée avec l’aide de Louis Lumet,
pour organiser des visites de musées, mais aussi avec les industriels du cinéma, comme
Gaumont, qui commentent les projections régulièrement données. Cette polyvalence, cette
interdisciplinarité sont communes aux deux tentatives, car il s’agit de décloisonner les savoirs,
les arts et les classes sociales. Pourtant, la confusion était – et demeure – grande entre
Université et théâtre populaires, tant l’adjectif, polysémique, suscite la polémique :
Interminable comparaison entre le peuple compris comme la foule des plus démunis et
le peuple compris comme l’ensemble de la communauté, valse hésitation entre deux formules
radicalement différentes d’envisager le théâtre, qui divise les animateurs et les théoriciens. À
la Coopération des Idées, on affiche la volonté de ne pas repousser les intellectuels ou les
nantis, tout en cherchant à séduire davantage les humbles. Au fur et à mesure que le
mouvement se développe, on ne peut que constater que les conférences et les cours attirent
trop peu d’adhérents, alors que les activités récréatives, représentations théâtrales, récitals de
chansons, bals et banquets, permettent aux familles de se distraire et de se reposer d’un dur
labeur. Très vite, les dirigeants des Universités Populaires ont donc pris la mesure de ce que
pouvait représenter l’art dramatique dans le cadre de l’éducation, qu’elle soit culturelle ou
politique. De plus, les soirées de spectacles étant réalisées en général par des amateurs, les
adhérents peuvent se reconnaître dans les artistes, ne sont plus éloignés de l’art. Le théâtre
constitue pour ces animateurs un puissant moyen de propagande, destiné à servir la cause
sociale, à éduquer le citoyen. Ils se divisent parfois sur les causes défendues par le biais de la
représentation, car certains font de la scène une tribune politique, voire anarchiste, tandis que
d’autres espèrent simplement réunir un public uni par le plaisir dramatique. Les opinions
politiques de Deherme, son hostilité au socialisme parlementaire, ont probablement causé son
éviction, peu de temps après l’ouverture de la Coopération des Idées du Faubourg Saint-
Antoine. C’est Henri Dargel, ancien polytechnicien et haut fonctionnaire de la Compagnie des
21
Henri Dargel, « Le Théâtre du Peuple à la Coopération des Idées », op. cit., p. 114-115.
8
Chemins de fer de l’Ouest, qui va fonder une nouvelle Coopération des Idées, dans le XIe
arrondissement. Ce même Dargel qui combat, aux côtés d’Eugène Morel, Maurice Pottecher,
Romain Rolland et Octave Mirbeau, pour défendre la création d’un théâtre populaire. Pour
certains animateurs d’Universités Populaires, la propagande, déjà menée dans les colonnes
des journaux et au sein de cercles, s’étend aux divertissements, si bien que l’on a cherché à
instaurer « un théâtre fondé dans un but de critique négative et pour la production d’œuvres
pouvant servir la cause révolutionnaire. Il a pour objet d’appeler à l’aide d’un théâtre ouvert
à toutes les révoltes et, avec l’art comme moyen, d’attirer l’attention des esprits cultivés et
des artistes sur les iniquités de l’heure présente22. »
À titre personnel, Mirbeau envisageait plutôt un théâtre destiné à l’ensemble de la
nation, démocratique et propagateur de beauté. Mais il s’associait à la volonté d’éduquer ce
public élargi grâce à un répertoire choisi – et, en première ligne, grâce au sien ! –, c’est-à-dire
offrant toutes les qualités stylistiques, sociales, politiques. Même si Mirbeau eut une plume
acérée dans les journaux, il n’utilisa pas à proprement parler la scène comme une tribune, en
tout cas moins qu’il ne le fit dans la presse. La question de l’art était première pour lui, ce qui
restreignait nécessairement la propagande, trop sèche et trop repoussante. Le théâtre populaire
ne devait être ni un digestif insipide pour les riches, ni un plat écœurant pour les pauvres ; un
mets à la fois raffiné et copieux, voilà ce qu’il devait être. Il demeure que le choix d’un idéal
politique entraîne une conformation ou une autre de l’établissement : entre les Universités
Populaires qui accentuent la formation du prolétaire et celles qui privilégient l’éducation
culturelle, un fossé existe. Les divergences idéologiques seront d’ailleurs fatales aux
Universités Populaires.
Mirbeau s’était prononcé pour un théâtre politique, certes, au sens large, mais non
propagandiste ; un lieu où le seul contact avec la Beauté serait instructif. La soumission au
pouvoir, quel qu’il fût, lui semblait dangereuse et préjudiciable. Il pensait que les œuvres du
patrimoine international, culture dont le peuple avait longtemps été privé, et que les œuvres
modernes de qualité devaient s’inscrire naturellement au programme. Remarquons, au
passage, que cette notion de « qualité », régulièrement convoquée par tous les animateurs du
mouvement, est tout à fait problématique : à quelle aune juger cette qualité ? Qui pouvait en
avoir la compétence ? Questions qui vont rester sans réponse réelle. Cependant, Mirbeau se
reconnaît bien dans ce « théâtre ouvert à toutes les révoltes » qui appelle à lui les « esprits
cultivés » et les « artistes ». Pour que le théâtre populaire devienne une réalité pérenne, il ne
peut se contenter d’unir ponctuellement des couches modestes de la population ; il lui faut
s’adresser aussi aux intellectuels, capables de dénoncer les injustices et de susciter leur refus
au sein du pays. Toutefois, le public fut majoritairement populaire, au sens restreint du terme,
c’est-à-dire modeste : « familles entières d’ouvriers congrûment endimanchées, avec une
ribambelle d’enfants de tous âges […], d’honnêtes commerçants et de paisibles bourgeois du
quartier, d’employés de bureau très corrects, de commis de magasin bien cravatés23. »
22
Linert, in l’Art social, avril 1893.
23
L’Illustration, décembre 1894.
9
Bien entendu, ce sont les plus démunis, financièrement et culturellement, qui étaient
prioritairement visés dans le mouvement d’éducation populaire, et pour cause ! Mais ce
théâtre qui ne parvenait pas à s’ouvrir aux lettrés, aux bourgeois, devenait alors un théâtre de
classe, un théâtre prolétarien. Et là n’était pas l’objectif assigné par les promoteurs, Mirbeau
en tête. Ces spectateurs, ordinairement privés de divertissement, s’avéraient avides de
représentations, de cours, d’ateliers. N’était-ce pas la confirmation de la nécessité d’un
mouvement culturel de masse en France ? L’espoir d’une éducation qui remette à égalité
chaque habitant du pays ? La mission première des Universités Populaires était celle-ci. Leur
succès, la multiplication rapide des établissements dans l’hexagone, le nombre croissant
d’adhérents atteste leur réussite publique24. Incontestablement, elles ont contribué à
l’émancipation des franges laborieuses, à leur éducation à la fois politique et culturelle. Sur le
plan du théâtre, les Universités Populaires, en général, et la Coopération des Idées, en
particulier, ont un bilan plus mitigé. L’enseignement, le système des « cours du soir », les
conférences ont souvent été privilégiés par rapport aux distractions, y compris théâtrales.
Alors que l’art dramatique avait été perçu, au départ, comme le moyen de toucher et
d’instruire d’une façon ludique ce peuple, on a finalement opté pour une vision plus
fermement didactique.
24
Plus de 50 000 adhérents en 1901-1902, pour 230 Universités Populaires créées entre 1899 et 1908.
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place aux cours. Fait unique dans l’histoire, les Universités Populaires ont apporté aux plus
modestes un savoir, se sont préoccupées d’instruire pour désaliéner le prolétariat et lui
permettre de s’émanciper. En cela, elles ont réussi leur mission, malgré leur extinction au
bout de quelques années.
Nathalie COUTELET
Université Paris VIII
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