1 Grand lecteur de journaux, Léon Bloy suivait attentivement les critiques littéraires de Mirbeau qui
l’avait spécialement gâté lors de la parution de La Femme pauvre, son deuxième roman. Voir Octave
Mirbeau, Combats littéraires, présentation de Pierre Michel et Jean-François Nivet, L’Âge d’Homme,
Lausanne, 2006.
2 Mon journal, Dix-sept mois en Danemark (1896-1900), in Journal, t. I, édition de Pierre Glaudes,
collection “Bouquins”, Robert Laffont, Paris, 1999.
3 Octave Mirbeau, Contes cruels, présentation de Pierre Michel et Jean-François Nivet, Librairie
Séguier, Paris, 1990, t. I, pp. 323-327.
4 Léon Bloy, op. cit.
5 Ibid.
peintre, que le diariste avait hébergé et soigné pendant de nombreux
mois les années précédentes, dans les conditions de précarité que l’on
devine. Marié, père d’une petite fille, de Groux partage la misère du
mendiant ingrat. La publication inespérée de son journal 6 vient éclairer la
personnalité particulière de cet artiste isolé et qui le restera toute sa vie.
Disons-le tout net, le plus fou des deux n’est point celui qu’on pense. En
effet, on peut lire, en date du 15 juin 1900, Bloy, sa femme et leurs
enfants étant à peine installés chez le peintre, que ce dernier est de plus
en plus persuadé que la malheureuse Jeanne Bloy a formé le projet, non
seulement de l’assassiner, lui, mais de tuer Marie de Groux et la petite
Elisabeth. De plus, Bloy, qu’il admire malgré tout, le saurait et ne ferait
rien pour s’y opposer. Une angoisse indicible ne cessant de peser sur lui
durant ce laps de temps, de Groux s’en sort comme il peut en expulsant
trois jours plus tard l’écrivain et sa famille. Le 18 juin, il envoie une lettre
extravagante où il menace Bloy de rétorsions au cas où celui-ci
s’obstinerait à essayer de renouer avec lui.
De toute évidence, de Groux a été victime d’une crise de démence
où, reconnaissons-le, ce conte de Mirbeau, aussi cruel soit-il, n’a pas dû
jouer un grand rôle. L’épisode lamentable que met en scène l’imagination
délirante d’un artiste a été surtout favorisé par l’atmosphère spéciale qui
règne en cette fin de siècle, et particulièrement autour de Léon Bloy et de
sa femme, jouets d’un mysticisme que les catholiques positivistes ne
comprennent plus, d’où les déboires du mendiant ingrat auprès du
monde des croyants. D’autre part, trop souvent, que ce soit chez
l’écrivain ou l’artiste, la misère matérielle est extrême. Il faut trouver
sans relâche des expédients pour simplement survivre. Les limites sont
depuis longtemps dépassées. On ne peut pas penser que ces tensions et
ces débordements n’aient pas eu un sévère retentissement sur un
psychisme déjà lui-même fragilisé. Bloy, à la date du 12 mai 1900 7, note
d’ailleurs : « Lettre folle d’Henry de Groux. Par une sorte de prodige, il
m’écrit trois pages pour ne Rien me dire, sinon que sa vie est
mystérieuse. » Mais auparavant, on a pu constater leurs fêlures. Ainsi
Bloy, le 12 août 18978 : « Apparition imprévue d’Henry de Groux, ayant
laissé sa femme je ne sais où et revenant d’un lieu dont il paraît lui-
même incertain. On l’installe comme on peut. Sa présence ramène un
peu de désordre. Le pauvre diable va-t-il se remettre à nous faire
souffrir ? » Puis, en septembre, le 99 : « La présence d’Henry de Groux,
6 Henry de Groux. 1866-1930, Journal, sous la direction de Pierre Rapetti et Pierre Wat. Sources,
Editions Kimé, Institut national d’histoire de l’art, INHA, Paris, 2007, 326 pages, dont 33 illustrations de
l’œuvre et de l’artiste.
7 Léon Bloy, op. cit.
8 Ibidem.
9 Ibid.
venu avant-hier, produit son effet ordinaire. Trouble, paralysie, incapacité
de travail, impuissance de me ressaisir. Amitié à faire peur. » Bloy ne
s’explique pas davantage. Sans doute n’ose-t-il pas dévoiler ce qui le
hante. Autre grave motif, le plus dirimant : l’incompréhension
intellectuelle qui règne désormais entre le peintre et son mentor. De
Groux s’est émancipé de l’influence de Bloy. Il est devenu dreyfusard,
admirateur de Zola, ce qui ne peut que désoler l’écrivain. Mais Bloy
n’anticipe pas la fin brutale de leur amitié. S’il avait eu accès aux écrits
intimes du peintre, il aurait cependant pu être averti par ce paragraphe
du 25 septembre 1899 : « “L’Affaire entre décidément en sommeil”.
Quelle honte cet “apaisement” !… Enfin, j’en prends très mal mon parti,
me consolant comme je peux de voir enfin éclater l’affaire Bloy 10. » Ce
qui revient à dire qu’il se prépare à régler son compte à Bloy en
l’accusant de complicité d’assassinat. Le diariste revient, le 10 décembre
190111 , dans une lettre à Rachilde, sur leur rupture : « Si donc il y a de la
folie dans son cas, ce n’est certainement pas une folie très innocente ni
très sympathique. Comme je sais qu’il y a en outre, là-dedans, beaucoup
de Dreyfus, beaucoup de Zola, beaucoup de cul et beaucoup d’absinthe,
vous ne trouverez pas étonnant que je me sois réfugié dans le mépris,
après avoir grandement souffert. Croiriez-vous, Rachilde12 , qu’il en était
venu à soupçonner que je me livrais à des pratiques religieuses pour que
Dreyfus fût maintenu à l’île du Diable ! » Sans l’attribuer nommément à
Bloy, de Groux avait noté cette surprenante réplique : « Vous savez que,
si je vais à la messe et si je communie tous les matins, d’après
Clemenceau, c’est pour que Dreyfus demeure à l’île du Diable, et que si
le Pape est au Vatican, c’est également pour cela ? » (Journal, 28
novembre 1898) En 1898 précisément, la crise couvait, Bloy notant le 27
juillet13 : « Lu dans L’Aurore un entrefilet disant que de Groux a lllustré
d’un portrait de Zola la brochure d’un jeune porc glorifiant le vieux pour
avoir fait la guerre au catholicisme… Envoyé la coupure à de Groux avec
ceci : “Joli ! Tout s’explique. Devenu l’ami et le collaborateur de ces
crapules, pourquoi viendrez-vous chez moi ?” » De son côté, de Groux,
dans son propre journal : « […] j’apprends que Bloy, sa femme et sa fille
sont venus déjeuner à la maison. Je m’en aperçois avant qu’on n’ait rien
dit : les portraits de Zola accrochés au mur sont retournés. J’apprends
qu’il s’est emporté de nouveau contre le portrait de Wagner accroché au
mur également et qui a selon lui “une tête d’avoué”, d’avoué sordide !
De la part de Bloy, je puis nettement m’attendre à tout ! »
20 En dépit d’un article très favorable publié sur son œuvre à l’occasion du Salon d’automne de 1911.
(Voir Henry de Groux 1866-1930, Journal, loc. cit)..
21 Henry de Groux, loc. cit.