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Pierre Bourdieu

La fabrique de l’habitus
économique

J’ai assisté, dans les années 1960, en Algérie, à ce qui nées dans une économie précapitaliste et le cosmos
m’apparaît rétrospectivement comme une véritable économique importé et imposé, parfois de la manière
expérimentation sociale. Ce pays dans lequel certaines la plus brutale, par la colonisation, obligeait à décou-
populations montagnardes reculées et isolées, comme vrir que l’accès aux conduites économiques les plus élé-
celles que j’ai pu étudier en Kabylie, avaient pu conser- mentaires (travail salarié, épargne, crédit, régulation des
ver, à peu près intactes, les traditions d’une économie naissances, etc.) ne va nullement de soi et que l’agent
précapitaliste tout à fait étrangère à la logique du mar- économique dit «rationnel» est le produit de conditions
ché, a connu, avec la guerre de libération, et certaines historiques tout à fait particulières. C’est très précisé-
des mesures de la politique militaire de répression, ment ce qu’ignorent et la théorie économique qui enre-
comme les regroupements de population opérés par l’ar- gistre et ratifie sous le nom de « théorie de l’action
mée française, une sorte d’accélération historique qui rationnelle» un cas particulier d’habitus économique his-
a fait coexister (ou se télescoper), sous le regard de l’ob- toriquement situé et daté sans s’interroger le moins
servateur, deux formes, ordinairement séparées par un du monde, tant il lui paraît aller de soi, sur les condi-
intervalle de plusieurs siècles, de système économique tions économiques et sociales qui le rendent possible,
aux exigences contradictoires1. et la « nouvelle sociologie économique2 » qui, faute de
Je voudrais ici évoquer brièvement, sans revenir disposer d’une véritable théorie de l’agent économique,
sur le détail des analyses déjà publiées et en donnant la reprend par défaut la Rational Action Theory et omet
priorité à des informations inédites, conservées dans mes d’historiciser les dispositions qui, comme le champ
carnets de terrain, ce qui m’est apparu en pleine clar- économique, ont une genèse sociale. C’est sans doute
té dans cette sorte de situation de laboratoire : la dis- parce que je me suis trouvé placé dans une situation où
cordance entre des dispositions économiques façon- je pouvais observer de visu le désarroi ou la détresse

1. Les lieux, conditions et objectifs des investigations sur lesquels cet article revient sont spécifiés en détail dans deux livres parus simultanément au début des
années 1960 : Travail et travailleurs en Algérie (Pierre Bourdieu, avec Alain Darbel, Jean-Pierre Rivet et Claude Seibel, Paris-La Haye, Mouton, 1963), sur la trans-
formation des dispositions économiques et des structures sociales accompagnant la diffusion de l’émigration, de l’urbanisation et du travail salarié à travers l’Algérie ;
et Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie (Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Paris, Minuit, 1964), sur les bouleversements de la
société rurale, principalement en Kabylie, résultant de la colonisation et surtout de la politique de déplacement forcé, dite de « regroupement », par laquelle l’armée
française cherchait à détruire les bases sociales de l’aile armée du mouvement nationaliste. Les principaux résultats de cette recherche sont récapitulés de
manière succincte dans le premier chapitre d’Algérie 60 (P. Bourdieu, Paris, Minuit, 1977), « Le désenchantement du monde ». 2. Pour un échantillon représen-
tatif de ce courant de la sociologie nord-américaine, issu de la réappropriation de Polanyi et de Weber et du développement de l’analyse des réseaux visant à
rompre avec une conception atomisée des agents économiques, voir Richard Swedberg (éd.), Explorations in Economic Sociology, New York, Russell Sage
Foundation, 1993 ; et Mark Granovetter, « The Old and the New Economic Sociology : A History and an Agenda », in Roger Friedland et A. F. Robertson (éds), Beyond
the Marketplace, New York, Aldine De Gruyter, 1990, p.89-112 ; « Economic Institutions as Social Constructions : A Framework for Analysis », Acta Sociologica,
35-1, 1993, p.3-12. Pour une approche visant à réinscrire la sociologie économique dans la « théorie du choix rationnel » étroitement définie qui révèle la philo-
sophie de l’action utilitariste et individualiste qui leur est commune, on peut lire James S. Coleman, « A Rational Choice Perspective on Economic Sociology »,
in Neil J. Smelser et Richard Swedberg (éds), The Handbook of Economic Sociology, New York, Russell Sage Foundation, 1994, p.166-180. Pour le contraste
avec la même problématique posée en termes ethnologiques, voir Stuart Plattner (éd.), Economic Anthropology, Stanford, Stanford University Press, 1989.

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 150 p.79-90 79


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d’agents économiques dépourvus des dispositions taci- conforme au sentiment de l’équité, le capital ne pouvant
tement exigées par un ordre économique pour nous tout jamais être perçu et traité comme tel. Tout se passe
à fait familier, où, étant une structure sociale incorpo- comme si la transaction devenait de plus en plus rédui-
rée, donc naturalisée, elles apparaissent comme allant te à sa « vérité » économique à mesure que le rapport
de soi, naturelles, et universelles, que j’ai pu avoir l’idée entre les agents concernés par l’échange devient plus éloi-
d’analyser statistiquement les conditions de possibilité gné, donc plus neutre et impersonnel, le poids relatif de
de ces dispositions historiquement constituées. la générosité et du sentiment de l’équité décroissant
alors continûment, dans ces rapports structuralement
ambigus, au profit de l’intérêt et du calcul3.
Quelques propriétés
Les rapports réduits à leur dimension purement
de l’économie précapitaliste « économique » sont conçus comme des rapports de
Toutes les caractéristiques majeures des pratiques guerre, qui ne peuvent s’engager qu’entre étrangers. Le
économiques précapitalistes peuvent se rattacher au fait lieu par excellence de la guerre économique est le mar-
que les conduites que nous considérons comme éco- ché, moins le marché de village ou de tribu, lieu où l’on
nomiques ne sont pas autonomisées et constituées côtoie encore des familiers, que les grands marchés
comme telles, c’est-à-dire comme ressortissant à un des petites villes lointaines (Bordj bou Arreridj, Akbou
ordre spécifique, régi par des lois irréductibles à celles ou Maison-Carrée, dans la bouche des informateurs) où
qui régissent les relations sociales ordinaires, notamment l’on s’affronte à des inconnus, et au plus redoutable
entre parents. d’entre eux, le maquignon, et où l’on est exposé, du
Dans la société kabyle de la fin de l’ère coloniale, les même coup, à toutes les ruses et les supercheries de la
échanges entre parents ou entre voisins obéissent à la guerre sans merci. Et l’on peut dégager des innombra-
logique du don et du contre-don. Les personnes hono- bles récits des infortunes du marché quelques règles
rables ne vendent pas du lait (« Tu parles! Il a vendu du de prudence : quand l’objet de la transaction est bien
lait ! »), ni du beurre ou du fromage, ou encore des connu, sans équivoque, comme une terre, un rapport
légumes ou des fruits, mais on en « fait profiter les voi- d’échange anonyme est possible et le choix se porte en
sins »… Le meunier qui a un excédent de farine ne son- priorité, sinon de manière exclusive, sur la chose ache-
gerait pas à vendre un produit qui, comme la farine, est tée; quand il est mal connu, équivoque et peut donner
la base même de l’alimentation. La logique de l’échan- matière à tromperies (comme un mulet qui peut se
ge de dons se combine avec la logique mythico-rituelle révéler rétif ou un bœuf qui peut être artificiellement
pour interdire de rendre vide un ustensile: ce qui est ainsi «grossi» ou donner des coups de corne), le choix se porte
renvoyé est appelé el fel, c’est-à-dire « le porte-bon- en priorité sur le vendeur, et, en tout cas, on
heur », comme ce qu’on donne au maçon, œufs ou s’efforce de substituer un rapport personnel à un rap-
volailles, lorsqu’il va travailler hors du village. Même port impersonnel et anonyme, notamment en prenant
chose pour les services, régis par des règles strictes de toutes sortes de garanties et en mobilisant des «garants»
réciprocité et de gratuité; et aussi pour les prêts. Ainsi, et des témoins, qui visent en quelque sorte à noyer la rela-
la charka du bœuf (par laquelle un paysan prête un bœuf tion de l’acheteur et du vendeur dans un réseau d’in-
pour une durée déterminée contre un certain nombre de termédiaires4.
mesures de grains) ne peut s’instaurer qu’entre quasi- Les stratégies d’honneur qui régissent les échanges
étrangers (c’est-à-dire en cas de défaillance des plus ordinaires ne sont pas totalement absentes des échan-
proches) et elle est entourée de toutes sortes de dissi- ges extra-ordinaires du marché: ainsi, comme cela se fait
mulations et euphémisations destinées à en masquer ou aussi à l’occasion des mariages, le vendeur, après les
en refouler les potentialités mercantiles: le plus souvent, échanges verbaux qui se concluent par la fixation du
les deux « contractants » préfèrent la cacher d’un com- prix, rend ostensiblement à l’acheteur une part relati-
mun accord, l’emprunteur essayant de dissimuler son vement importante de la somme « pour qu’il achète de
dénuement et de laisser croire que le bœuf est sa pro- la viande aux enfants». Et l’on raconte de nombreux cas
priété, le prêteur se prêtant au jeu parce qu’il est mieux d’achats de terres déterminés par le souci de protéger
de tenir cachée une transaction qui n’est pas strictement un parent ou une parente contre la dépossession au pro-

3. J’ai montré ailleurs qu’une semblable répression de l’intérêt strictement «économique» tend à gouverner le champ de la production artistique au fur et à mesure
de sa constitution historique (P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992). 4. Pour une analyse convergente du
point de vue de la théorie de l’information, voir la dissection du fonctionnement du bazar de Sefrou au Maroc opérée par Clifford Geertz (« The Bazaar Economy :
Information and Search in Peasant Marketing », American Economic Review, 68, mai 1968, p.28-32). Un même mécanisme de réduction de l’incertitude entou-
rant l’échange économique est décrit par Charles W. Smith dans son ethnographie des ventes aux enchères (Auctions: The Social Construction of Value, Berkeley,
University of California Press, 1990). 5. On trouvera une analyse similaire des facteurs empêchant que la terre ne devienne une pure marchandise dans les campa-
gnes du Béarn qui m’a permis, à l’époque, de mieux déchiffrer la logique de l’économie paysanne algérienne dans «Célibat et condition paysanne» (Études
rurales, 5-6, avril 1963, p.32-136, repris in Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002). 6. P. Bourdieu et A. Sayad, Le Déracinement, op. cit.

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fit d’un étranger ou, dans une autre logique, pour affir- traité comme un simple moyen de production (au sens
mer le point d’honneur d’un groupe en face d’un grou- de l’économie), s’introduit la logique de l’investissement
pe rival. Bref, la logique du marché, c’est-à-dire de la et du calcul des coûts et des profits, en lieu et place des
guerre, n’est jamais vraiment acceptée et reconnue en satisfactions de l’accomplissement autarcique que pou-
tant que telle et ceux qui s’en accommodent, maqui- vait procurer au paysan propriétaire de tout ou partie
gnon, collecteur des droits du marché ou usurier, sont d’un moulin à eau le fait de moudre son propre grain :
voués au mépris5. un vieux fellah se souvient d’avoir utilisé le moulin
Une brève parenthèse sur les relations entre les pay- dont il possède les trois quarts pendant trente-cinq
sans et les artisans, notamment les forgerons et les jours d’affilée, soit durant le quart de la période
meuniers, et sur leurs transformations, corrélatives de d’activité; l’utilisateur du moulin mécanique, si pauvre
l’apparition de véritables métiers de commerce, per- soit-il, se trouve converti en client et le meunier se
mettra de vérifier que la logique proprement écono- comporte à son égard en commerçant soucieux de ren-
mique n’est pas indépendante de la logique des rapports trer dans ses frais.
sociaux dans lesquels elle est immergée. Ainsi, dans la Cette transformation des activités « artisanales »,
Kabylie des années 1950, le travail des forgerons était toujours subordonnées jusqu’alors à l’activité agricole
l’objet d’une transaction non monétaire le plus souvent et le plus souvent exercées par des catégories stigma-
réglée par le droit coutumier, le forgeron du village tisées, comme les Noirs, ou par les plus pauvres, à titre
devant assurer à chaque paysan les réparations néces- de complément du khammessat (forme traditionnelle
saires à l’entretien de son matériel en échange d’un pré- de métayage au quint) ou du métayage, en activités à
lèvement annuel d’une part de la récolte proportion- part entière, en véritables « métiers », a son équivalent
nelle au nombre de paires de bœufs possédées. Le dans l’ordre du commerce qui ne pouvait être, autre-
cas des moulins à eau d’Aghbala, que j’ai étudié avec fois, qu’une activité complémentaire, associée à l’agri-
Abdelmalek Sayad, permet de saisir l’interpénétra- culture (on aurait considéré comme un « paresseux »
tion des relations sociales et des relations écono- celui qui serait resté « assis sur une chaise », des « jour-
miques : du fait que, à la différence des forgerons, nées entières », « à l’ombre »). Aussi veillait-on à n’ou-
très fortement stigmatisés, les meuniers n’étaient pas vrir boutique que le matin, avant le départ aux champs,
exclus de la communauté, bien qu’ils comptent parmi et le soir au retour du travail, pendant la belle saison.
les plus déshérités, chaque moulin s’attachait, par le Le local imparti au commerce faisait partie de l’habi-
jeu des échanges de services et le chassé-croisé des rela- tation et les familiers (ou, quand on n’avait pas droit à
tions et des alliances, une clientèle stable, traitée avec cette intimité, la vieille de la maison) n’hésitaient pas
des égards spéciaux, un peu comme des hôtes, et pré- à appeler ou à entrer dans la maison pour se faire
levait une part (un dixième) des grains traités en servir un paquet de café ou de sucre (soit par le
échange du service rendu. maître de maison, soit par une des femmes, soit par un
Avec le déclin de l’agriculture lié à l’introduction des garçons spécialisé à cet effet).
d’activités nouvelles (artisanat, commerce, etc.) et à Tout vient à changer lorsque, dans les années 1960,
l’apparition de ressources non agricoles liées à l’émi- on voit apparaître le commerçant à plein temps qui ne
gration6, le recours aux moulins à eau traditionnels veut plus exercer le métier de paysan, laissant ses ter-
régresse (on s’approvisionne directement en semoule au res, s’il en a, à son fils, son frère ou à un khammès.
lieu de faire moudre le grain récolté) et le moulin à Présent en permanence dans sa boutique, désormais dis-
moteur prend la place, ruinant, comme par magie, tout tincte de la maison, pendant des heures d’ouverture bien
le système des conventions qui régissait le jeu de la soli- fixées, souvent habillé autrement que le fellah, il a le sen-
darité collective dans le cas de la mouture traditionnelle. timent de faire quelque chose en tenant boutique (et non
Ainsi, par exemple, il était de tradition de traiter gra- de perdre son temps), même lorsque, dans les regrou-
tuitement et en priorité toute charge de grains n’ayant pements, produits de la fausse urbanisation opérée par
pas été apportée à dos de bête; il ne pouvait s’agir que l’armée, son activité est en fait très réduite (sa boutique
de la petite réserve d’un pauvre, issue du glanage, des devenant en fait un lieu de réunion où l’on vient pour
dons de l’Aïd, de la dîme prélevée sur les récoltes, de bavarder sans consommer). Cette « ascension » des
l’aide d’un parent plus riche ou encore de la mendici- commerçants est, pour les vieux paysans attachés à
té auprès des aires à battre, quantité trop réduite en tout l’économie de la bonne foi (niya), un des signes de l’ef-
cas pour pouvoir être amputée encore d’un dixième et fondrement du monde ancien, comme l’explique tel
trop impatiemment attendue pour qu’on puisse en dif- informateur du regroupement de Aïn Aghbel.
férer la transformation. À travers le moulin à moteur, « Même les bouchers se moquent maintenant des
acquis le plus souvent à force d’économies (au lieu cultivateurs. Il leur suffit d’avoir un magasin, une
d’être simplement un bien d’usage hérité), et perçu et chemise spéciale pour le travail, de changer de vête-

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ments, d’avoir des ouvriers qui égorgent [les bêtes], Les conditions économiques de l’accès aux
qui nettoient, qui vendent sur les marchés, pour ces- pratiques économiques
ser d’être des bouchers [métier traditionnellement
Ce long monologue haut en couleur évoque, pêle-mêle,
méprisé, comme celui de forgeron] et devenir des
quelques-uns des facteurs tels que l’émigration ou l’ac-
“riches”. C’est devenu un “métier” [en français].
tivité classificatoire de l’armée française, grande pour-
Maintenant, tout est métier. Quel est ton métier,
voyeuse aussi de fausses activités, qui, avec la généra-
demande-t-on ? Et chacun de se trouver un métier.
lisation des échanges monétaires et l’introduction
Qui, pour avoir entreposé trois boîtes de sucre et
d’innovations techniques, ont introduit, jusque dans
deux paquets de café dans un local, se dit commer-
le monde rural, la logique de l’économie monétaire et
çant; qui parce qu’il sait clouer quatre planches se
du calcul économique dit rationnel. Mener en milieu
dit menuisier; les chauffeurs ne se comptent plus,
rural l’étude des transformations des pratiques éco-
même s’il n’y a pas de voitures, il suffit pour cela
nomiques permet de voir mieux, et plus complète-
d’avoir en poche son permis. Est-ce que cela donne à
ment, ce qu’elles mettent en jeu, c’est-à-dire tout un
manger ? C’est l’armée [française] qui a fait un peu
style de vie ou, mieux, tout un système de croyances.
ça, qui a donné un métier aux gens. Il y a eu d’abord
Si bien qu’il faut parler, pour les décrire, non d’a-
l’autodéfense, c’est le premier métier […]. Il y a eu
daptation, mais de conversion7.
par la suite les harkis, les goumiers, les moukhazni,
Pour faire comprendre à des lecteurs qui, comme nos
les sardjan [sergent], kabran [caporal], serdjan chef,
économistes et nos sociologues de l’économie, sont
il y a eu le sakritir et le khodja [cadre], sans parler
dans l’économie dite rationnelle comme des poissons
du maire (el mir) et ses conseillers (iqounsayan-is).
dans l’eau, que le mot de conversion n’est pas trop
Après ça, il suffit que le lieutenant apprenne qu’un tel
fort, et pour provoquer en eux la conversion de tout
sait faire ceci ou cela, pour qu’il le mentionne comme
l’esprit qui est nécessaire pour rompre avec l’univers de
ayant ce métier; petit à petit tout le monde est venu à
présupposés profondément incorporés qui nous font
oublier qu’il y a le travail de la terre que l’on néglige.
juger évidentes, naturelles et nécessaires, donc ration-
Au recensement, j’ai entendu Mohand L. s’insurger
nelles, les conduites économiques en usage dans notre
parce qu’on l’a porté comme cultivateur, alors qu’on
monde économique, il faudrait que je puisse ici évoquer
a trouvé un vrai métier à tous les autres inscrits :
la longue suite d’expériences souvent infimes qui m’ont
“Vous me méprisez; les vrais cultivateurs, vous leur
fait éprouver de manière sensible et concrète le carac-
avez trouvé un métier, moi, parce que je ne possède
tère contingent et arbitraire de ces conduites ordinai-
pas un arpent (thamtirth), vous faites de moi un
res, marquées du sceau du plus parfait naturel, que nous
fellah. Voilà des cultivateurs, de la terre, ils en ont
accomplissons tous les jours dans la routine de nos
jusqu’au seuil de leur porte, et pourtant l’un est
pratiques économiques. Comme, par exemple, le fait de
chauffeur, l’autre commerçant. Je ne parle pas de
se faire rendre la monnaie, dans un magasin, au lieu
Hocine M. qui, lui, est elkhodja gel biro (khodja
d’arriver chez le « commerçant », comme en Kabylie,
dans le bureau) ! Moi aussi, j’ai un métier !” »
avec, dans la main, la somme minutieusement décomp-
Et il continue en racontant comment ce personnage tée correspondant exactement au prix de l’objet que l’on
s’est improvisé maquignon (tadjar) et intermédiaire et, vient acheter.
contre commission, assure des ventes de bois ou appro- Je me souviens encore être resté de longues heures
visionne le village en paille ou tout autre bien : à poser des questions à un paysan kabyle qui essayait
« Il y a aussi le travail en France qui nous a valu des de m’expliquer une forme traditionnelle de prêt de
soudeurs, des peintres-tapissiers, des travailleurs sur bétail parce qu’il ne m’était pas venu à l’esprit que le
machines. La mine a donné des piqueurs, des boi- prêteur pût, contre toute raison « économique », se sen-
seurs, des coffreurs. Il ne manque que des ingénieurs. tir l’obligé de l’emprunteur au nom de l’idée que celui-
Tous ces gens ont cessé de travailler depuis fort long- ci assurait l’entretien de la bête qu’il aurait bien fallu
temps, ils gardent toujours leur métier, surtout si sur nourrir en tout cas. Je me souviens aussi de la somme
leur carte d’identité il y a le métier; c’est la preuve d’observations anecdotiques et de constats statistiques
irréfutable. À ceux qui n’ont pas de métier, il reste la que j’ai dû accumuler avant de comprendre la philo-
possibilité d’être antriti [retraité, en retraite] ou anfa- sophie implicite du travail, fondée sur l’équivalence
liditi [en invalidité]. » du travail et de la rémunération en argent, que j’enga-

7. En l’absence d’une telle conversion, c’est l’ensemble des stratégies de reproduction qui se trouvent enrayées et en fin de course bloquées, et la reconversion
devient impossible, menant le groupe à la démoralisation, voire à l’auto-extinction, comme on le voit bien dans le cas de paysannerie française (cf. Sylvain
Maresca, Les Dirigeants paysans, Paris, Minuit, 1983).

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geais dans mon interprétation spontanée de ce monde C’est sans doute la familiarité quasi indigène avec la
et qui m’empêchait de comprendre complètement cer- logique pratique de l’économie précapitaliste que j’avais
taines conduites ou certains étonnements de mes infor- acquise à travers l’enquête ethnographique et qui avait
mateurs (celui du vieux Kabyle découvrant la multi- «réveillé», par une sorte d’anamnèse8 méthodiquement
plication des « métiers » que j’ai cités ci-dessus) : la provoquée, des souvenirs profondément enfouis de mon
conduite, jugée suprêmement scandaleuse, du maçon enfance campagnarde (j’avais ainsi été envoyé, plus
qui, au retour d’un long séjour en France, demanda d’une fois, avec la monnaie exactement comptée dans
qu’on ajoute à son salaire une somme correspondant au la main, chez l’épicier, qu’il fallait faire venir en criant
prix du repas offert à la fin des travaux auquel, par un « houhou » à l’entrée de la maison) qui m’a permis
manquement inouï à la bienséance, il avait refusé de d’apercevoir tout ce que pouvait avoir d’historique-
prendre part; ou le fait que, pour un nombre d’heures ment extra-ordinaire, dans son apparente banalité, l’his-
ou de jours de travail objectivement identiques, les toire, rapportée par les journaux du 29 octobre 1959,
paysans des régions du sud de l’Algérie, moins affectées de ces enfants de Lowestoft, en Angleterre, qui avaient
par l’émigration (et par la politique d’encadrement de créé une société d’assurance contre les punitions pré-
l’armée), se disaient plus souvent occupés, comme pay- voyant que, pour une fessée, l’assuré recevrait quatre
sans, que les Kabyles, plus enclins à s’attribuer un shillings et qui, devant certains abus, étaient allés jusqu’à
« métiers » ou à se dire chômeurs. Cette philosophie établir une clause supplémentaire selon laquelle la socié-
allait pour moi tellement de soi qu’il ne m’apparaissait té n’était pas responsable des accidents volontaires.
pas qu’elle me dissimulait le travail d’invention et de C’est aussi cette compréhension pratique d’une éco-
conversion que ceux que j’étais en train d’observer nomie des pratiques économiques devenue parfaite-
devaient accomplir pour s’arracher à une vision, pour ment exotique qui m’a permis de découvrir et de com-
moi très difficile à penser, de l’activité comme occupa- prendre que, comme le rappelle Bergson, « il faut des
tion sociale socialement reconnue, indépendamment siècles de culture pour produire un utilitariste comme
de toute sanction matérielle, et pouvant, à la limite, se Stuart Mill» ou, autrement dit, que tout ce que la scien-
réduire à l’accomplissement de la fonction propre d’hom- ce économique se donne comme un donné, c’est-à-dire
me, qui ne perd pas son temps, lorsqu’il parle avec l’ensemble des dispositions de l’agent économique qui
d’autres hommes à l’assemblée ou lorsqu’il distribue le fondent l’illusion de l’universalité anhistorique des
travail aux membres de la maisonnée. catégories et des concepts utilisés par cette science,
De même que j’avais dû m’imprégner suffisamment est en fait le produit d’une longue histoire collective, et
de la logique du système mythico-rituel kabyle pour doit être acquis au cours de l’histoire individuelle, dans
être capable de commettre délibérément des « barba- et par un travail de conversion qui ne peut réussir que
rismes» dans les questions que je leur posais (en faisant sous certaines conditions. Cet « utilitariste » ainsi res-
par exemple intervenir un objet fabriqué par le feu, un titué à son exotisme, j’ai voulu, après tant d’autres,
peigne à carder la laine, dans un rituel où l’on attendait comme Weber9, Sombart10 ou Tawney11, que je lisais
un objet féminin, comme l’eau ou la laine) afin de sus- avec passion, contribuer à comprendre comment il
citer le démenti ou le rire de mes informatrices, plus s’était peu à peu inventé, tout au long de l’histoire, en
capables, comme nous en matière de langue, de repérer me donnant pour projet explicite d’observer les
des fautes que d’énoncer des règles, ce qui est l’affaire processus d’acquisition de toutes ces dispositions qui
des grammairiens et non des simples locuteurs, de sont accordées d’emblée aux petits écoliers « sponta-
même, mais sans doute plus difficilement, parce que rien nément » stuartmilliens de Lowestoft, comme le calcul
ne me préparait à penser l’économie, la mienne surtout, des coûts et des profits, le prêt à intérêt, l’épargne, le
comme un système de croyances, j’ai dû apprendre peu crédit, l’investissement ou même le travail; et même
à peu, à travers des observations ethnographiques cor- d’établir rigoureusement, par les voies de la statistique,
roborées ensuite par l’analyse statistique, la logique les conditions économiques et culturelles de l’accès à
pratique de l’économie précapitaliste, en même temps la conduite économique dite rationnelle.
que j’essayais tant bien que mal d’en écrire la grammaire. Le principe de tous les renversements de la vision du

8. La même anamnèse peut être déclenchée par la réappropriation historique des croyances et des pratiques économiques effacées par l’histoire économique,
i.e. la transmutation de dispositions et de représentations collectives devenues littéralement impensables pour nous, telle celle provoquée par la révolution symbo-
lique (dans le domaine de la religion, de la statistique, de la famille et de l’entreprise) qui a « mis la mort sur le marché » et rendu possible l’invention de l’industrie
de l’assurance-vie à la fin du XIXe siècle en Amérique (Viviana Zelizer, Morals and Markets : the Development of Life Insurance in the United States, New York, Columbia
University Press, 1979). Elle peut être également favorisée par cette sorte d’involution économique brutale qui rend subitement obsolète l’habitus économique
formellement rationnel d’un ancien cosmos économique ordonné, telle que l’analyse Burawoy dans le cas de la Russie post-communiste (Michael Burawoy, Pavel
Krotov et Tatyana Lytkina, « Involution and Destitution in Postcommunist Russia », Ethnography, 1-1, été 2000, p.43-66). 9. Max Weber, Gesammelte Aufsätze
zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, Tübingen, Mohr, 1924. 10. Werner Sombart, The Quintessence of Capitalism: A Study of the History and Psychology of
the Modern Business Man, Londres, Unwin, 1915. 11. Richard Henry Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, Londres, John Murray, 1926.

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monde n’est autre chose que l’acquisition de l’esprit de sollicitations13) et, de manière plus générale, l’adapta-
calcul, qu’il faut se garder de confondre avec la capacité, tion aux exigences de l’économie moderne. C’est tout
sans doute universelle, de calculer. Soumettre toutes les le groupe qui, tant que reste vivante l’économie de la
conduites de l’existence à la raison calculatrice, comme bonne foi, impose des obligations d’honneur qui sont
le veut l’économie, c’est rompre avec la logique de la phi- parfaitement incompatibles avec la loi froide du calcul
lia, dont parlait Aristote, c’est-à-dire de la bonne foi, de intéressé.
la confiance et de l’équité, qui doit régir les relations Ainsi, tant dans les villages campagnards de Kabylie
entre les parents et qui repose sur le refoulement ou, que dans les regroupements ou dans les bidonvilles
mieux, la dénégation du calcul. Refuser de calculer autour d’Alger, les relations entre les commerçants et
dans les échanges entre familiers, c’est refuser d’obéir leurs clients n’ont pas la simplicité et la transparence des
au principe d’économie comme propension et aptitude échanges de supermarché ou même des petites bou-
à économiser ou à faire des économies (d’efforts, de tiques qui peuvent (et doivent) afficher que « la maison
peine, puis de travail, de temps, d’argent, etc.), au lieu ne fait pas de crédit ». Paradoxalement, l’emprunt sup-
de donner sans compter, refus qui peut sans doute à la pose une relation de confiance: on ne sollicite pas n’im-
longue favoriser une atrophie des dispositions calcula- porte qui; mieux, on ne sollicite en quelque sorte que
trices. C’est refuser de sortir d’un monde où la famille, quelqu’un qui sera tenu de répondre à l’attente, c’est-à-
et les échanges dont elle doit être le lieu, fournissaient dire un membre du groupe à l’intérieur duquel joue
le modèle de tous les échanges, y compris de ceux que une certaine forme de solidarité. Et même, à l’intérieur
nous considérons comme « économiques », pour entrer du groupe, on ne s’adresse qu’à des pairs qui sont en droit
dans un monde où l’économie, désormais constituée et en devoir de «réciproquer», par exemple, à l’occasion
comme telle, avec ses propres principes, ceux du calcul, de la twiza des labours, des propriétaires de paires de
du profit, etc., prétend devenir le principe de toutes les bœufs (et non des journaliers qui, s’ils sont conviés, ou
pratiques et de tous les échanges, y compris au sein de viennent de leur propre initiative, doivent être rétri-
la famille, au grand scandale du père kabyle auquel son bués). De même, on ne sollicite le crédit que de celui que
fils réclame un salaire. C’est de ce renversement de la l’on sait tenu de l’accorder. Le commerçant auquel on
table des valeurs qu’est née l’économie telle que nous demande de faire crédit se doit de l’accorder, parce qu’il
la connaissons et dont certains économistes particuliè- n’ignore pas l’épreuve extrêmement rude à laquelle a été
rement intrépides, comme Gary Becker, ne font qu’ac- soumis l’honneur de son solliciteur, contraint, pour
complir jusqu’au bout la logique, dont leur pensée satisfaire aux besoins primordiaux de sa famille, de faire
même est le produit impensé, lorsqu’ils appliquent à la une démarche déshonorante, pour lui-même, et aussi
famille, au mariage ou à l’art, des modèles construits pour toute sa famille, qui n’a pas su lui assurer les res-
selon le postulat de la rationalité calculatrice12. sources permettant de l’éviter: «Ne me déshonore pas»,
On comprend que l’apprentissage de l’économie « Je me couvre de déshonneur, ne me déshonore pas ».
moderne ne se réduit pas, comme on pourrait le croire, Hors du cadre social où la réponse est possible, le refus
à sa dimension purement technique (qui n’est sans ne viole pas la loi de l’échange et l’acceptation prend le
doute pas négligeable). Adhérer à la vision “utilitariste”, sens d’une aumône, don sans contre-don qui s’établit
c’est rompre avec tout un art de vivre et, du même entre inconnus, ou d’un véritable crédit, au sens moder-
coup, avec tous ceux qui le partagent et qui se sentent ne du terme, qui suppose la restitution, donc les condi-
directement visés par ce qui leur apparaît comme un tions présumées qui la rendent possible.
reniement. Cela ne se voit jamais aussi bien que lorsque C’est avec cette forme hautement ambiguë de rela-
ceux qui parviennent à s’arracher à l’emprise de la tions, qui caractérise si profondément toutes les condui-
nécessité sont rappelés aux devoirs de solidarité par les tes traditionnelles de solidarité, que l’entrée dans le
membres de leur famille. La pression terrible, constan- monde urbain, et l’économie économique, impose de
te, que ces derniers font peser est sans doute un des fac- rompre. Rupture qui suppose une transformation très
teurs qui rendent particulièrement difficiles et périlleux profonde des dispositions les plus fondamentales, celles
les efforts d’ascension sociale (nombre d’émigrés magh- qui définissent tout le rapport au monde économique,
rébins vivant en France sont aujourd’hui inscrits sur la qui est un monde de besoins et d’aspirations, mais inex-
liste rouge des abonnés au téléphone pour échapper aux tricablement entrelacés avec des devoirs et des principes

12. Gary S. Becker, The Economic Theory to Human Behavior, Chicago, The University of Chicago Press, 1976; A Treatise on the Family, Cambridge, Harvard
University Press, 1984. 13. Abdelmalek Sayad, La Double absence, Paris, Seuil, 1999. 14. P. Bourdieu, Algérie 60, op. cit. 15. La même condamnation
morale, dans l’idiome pseudo-technique de l’« underclass » en Amérique et de l’« exclusion » en Europe, alimente nombre d’analyses d’apparence impeccablement
positiviste du sort des fractions déclinantes de la classe ouvrière dans les sociétés avancées dont les dispositions en porte-à-faux avec les exigences de la nouvelle
économie polarisée des services répètent, à différents stades de développement, l’expérience du sous-prolétariat urbain d’origine agraire à travers le monde
colonial de l’Occident.

84
La fabrique de l’habitus économique

éthiques, qui s’expriment dans le langage de l’honneur, Un économiste spontané


de la dette, du dévouement, de la reconnaissance, etc.
J’avais entendu les propos que tenait ce cuisinier
Ayant ainsi rappelé l’immersion des choses écono- kabyle d’Alger, au cours de l’été 1962, au moment où
miques dans l’univers des croyances et des valeurs ulti- j’achevais l’analyse des données statistiques et des
mes, celles qui ont rapport avec l’idée que chaque entretiens qui devaient servir de base à mon livre
homme (ou femme) a de lui-même devant lui-même et Travail et travailleurs en Algérie, avec un étonne-
devant les autres, il restait à analyser les variations des ment admiratif. Cet homme doté d’une petite éduca-
pratiques et des stratégies économiques selon différen- tion élémentaire disait, avec ses mots, français ou
tes variables, économiques notamment, et faire ainsi berbères – à propos des choses de la tradition –,
apparaître que les dispositions calculatrices en matière l’essentiel de ce que j’avais pu découvrir par ailleurs
de travail, d’épargne, de logement, de fécondité ou d’é- au prix d’un long travail de déchiffrement : le nouveau
sens imparti au travail, avec la « découverte » du tra-
ducation sont liées, par la médiation des dispositions à
vail salarié et la dévaluation corrélative des activités
l’égard de l’avenir, à des conditions économiques et
agricoles, l’acquisition de nouvelles habitudes tem-
sociales qui sont des conditions économiques et socia-
porelles, la logique économique des conduites appa-
les de possibilité et d’impossibilité. En deçà d’un certain remment anti-économiques des petits commerçants
seuil, défini (ou, mieux, repéré) par un certain niveau éco- ambulants, les effets importants du travail salarié sur
nomique et culturel, les dispositions rationnelles ne peu- la sphère domestique et les relations hommes/femmes,
vent pas se constituer et l’incohérence est le principe de le lien entre les conditions économiques et les ethos
l’organisation, foncièrement désorganisée, jusque dans économiques, populaires, petit-bourgeois et bour-
le rapport au temps et à l’espace, de l’existence des geois, la recherche permanente d’une sécurité maté-
sous-prolétaires. Plus largement, l’accès au jugement rielle dans un univers économique marqué par une
économique éclairé, dans l’acte d’achat, d’emprunt ou insécurité et une imprévisibilité submergeantes, l’in-
d’épargne, a des conditions économiques et culturelles trication complexe de stratégies matrimoniales, édu-
catives et économiques, la dépendance des aspira-
de possibilité. J’ai en effet pu établir empiriquement
tions, en matière d’éducation des enfants notamment,
que, en deçà d’un certain seuil de sécurité économique,
à l’égard des possibilités objectives d’ascension socia-
assuré par la stabilité de l’emploi et la possession d’un
le et de la structure du capital à transmettre ou à
minimum de revenus réguliers, les agents économiques acquérir, etc.
ne peuvent concevoir ni accomplir la plupart des condui- À la manière d’un économiste spontané, ce cuisinier
tes qui supposent un effort pour prendre prise sur l’a- proposait en quelques heures une vision globale, digne de
venir, comme la gestion calculée des ressources dans le la discussion scientifique, d’un univers sur lequel il avait
temps, l’épargne, le recours au crédit ou le contrôle de pu prendre une vue à la fois approfondie et distanciée, du
la fécondité14. C’est dire qu’il y a des conditions écono- fait de la position qu’il occupait au sein de la société colo-
miques et culturelles de l’accès à la conduite que l’on a niale: position à la fois centrale – à la différence de la plu-
tendance à considérer comme normale pour tout être part des ouvriers et des employés, il voyait le monde des
humain normalement constitué ou, pire, comme natu- Européens de l’intérieur – et, malgré tout, marginale,
parce qu’il n’avait jamais rompu les liens avec tous les
relle. Faute de poser la question, pourtant typiquement
compagnons d’infortune qu’il avait côtoyés au cours d’une
économique, de ces conditions, la science économique
existence picaresque.
traite comme un donné naturel, un don universel de la
La publication de la transcription de cet entretien
nature, la disposition prospective et calculatrice à l’égard (enregistré au domicile d’intermédiaires de confian-
du monde et du temps, dont on sait qu’elle est le pro- ce) permet au lecteur, quarante ans plus tard, de sai-
duit d’une histoire collective et individuelle tout à fait par- sir le sens pratique économique orientant les actions
ticulière. Ce faisant, elle condamne tacitement sur le plan et les représentations d’un membre particulièrement
moral ceux que l’ordre économique dont elle enregistre réceptif de la classe ouvrière algérienne au moment
les présupposés a déjà condamnés dans les faits15. de son émergence à l’aube de l’indépendance du pays.
Cet entretien retrace en termes biographiques très
••• vivants le processus d’acquisition collective d’un
habitus économique par lequel sont passés ces
Algériens de la génération de la guerre qui dispo-
saient du minimum nécessaire de capital économique
et culturel pour y accéder.

85
Pierre Bourdieu

“ J’ai essayé de travailler un peu partout, en mettant la main à la pâte, j’ai appris à faire la cui-
à faire n’importe quoi ” sine. Mon premier patron a vu que ça m’intéressait,
il m’a aidé… C’était d’abord un petit restaurant,
J’avais treize ans quand j’ai fui mon village et ma là j’ai appris à faire la cuisine ordinaire; ce n’était pas
famille. J’allais encore à l’école, mon père était parti encore le métier. Le métier, je l’ai appris quand je suis
travailler en France. J’étais donc seul. C’était en 1928. passé dans les grands restaurants où fonctionnent des
Un parent (le fils de la sœur de ma mère) qui avait brigades entières: un chef cuisinier, un maître d’hôtel,
déjà trouvé à s’employer à Alger me promit de me un maître de rang, un chef hors-d’œuvrier, un chef
trouver du travail. Je vins donc avec lui à Alger. saucier, rôtisseur, légumier, poissonnier, etc.
Je fus placé comme chasseur dans une maison C’est un métier que j’aime beaucoup mais il présente
de couture, de haute mode féminine. J’avais 200 de grands inconvénients. L’horaire: très tôt le matin,
francs par mois, l’abonnement et un costume (livrée) tard le soir. Parce que la clientèle n’est pas régulière.
de drap bleu marine, avec une casquette et les insi- Par exemple, il arrive que de 7 heures à 9 heures
gnes de la maison. La maison appartenait à trois du soir, il n’y ait pas un seul client et, à 22 heures,
sœurs, il y avait 23 ouvrières. Je faisais les livraisons vous n’avez pas une table. On travaille près du feu,
de robes. La première fois que j’entrai à l’hôtel Aletti, on boit énormément. J’ai pris l’habitude de boire
je n’en revenais pas, je venais de la montagne, dans ce métier. Puis j’ai quitté les restaurants. J’avais
c’était la première fois que je voyais un grand hôtel, travaillé surtout au Casino de la Corniche. J’ai voulu
que je montais dans un ascenseur, que j’étais reçu avoir les deux, faire mon métier et être fonctionnaire.
par un portier. Je devais livrer une robe de soirée, J’ai travaillé à Maison-Blanche à l’AIA. J’ai perdu
j’avais le nom de la cliente, le numéro de sa chambre, ma place après la grève de 1957. Malgré toutes
elle me donna 100 francs de pourboire, la moitié les promesses, je n’ai jamais été repris. Après ça,
de mon mois. Je gagnais assez bien, on travaillait j’ai loué un petit local pour 1 100 francs par mois.
pendant la saison : l’été, l’automne, l’hiver. Le prin- Je vendais les légumes. J’ai mangé tout mon argent
temps, c’était la saison morte, les patronnes partaient dans ce commerce. Je l’ai fermé et j’ai transformé
chercher les cartons et les modèles de la saison ce local en habitation. Depuis sept mois, je suis
à Paris. J’avais malgré ça mon mois et je faisais en congé de maladie.
quelque chose d’autre à côté… J’envoyais tout mon
argent à la maison. Tant que je leur envoyais de l’ar-
gent, ça a marché, ils n’ont jamais voulu me retenir “ Quand on ne peut pas acheter un casse-
au village. croûte, on achète 10 francs de cacahuètes ”
Au début je vivais chez mon cousin avec qui j’étais […] Pendant la guerre de 1942, j’ai fait moi aussi
venu, après j’ai été habiter chez une des ouvrières. marchand ambulant. Je vendais des blocs de glace,
Elle était très gentille. Elle faisait des heures supplé- sur un étalage. Je m’en sortais assez bien car, à cette
mentaires, elle travaillait parfois jusqu’à 23 heures, époque, il n’y avait pas autant de courant pour faire
minuit. Ensuite je la raccompagnais. Son père était marcher les frigos. Il n’y avait pas autant de frigidaires
boulanger. J’ai fait deux saisons dans le magasin comme maintenant. On avait des glacières.
de couture. Je commençais à grandir, c’est un métier C’est dur de s’en sortir dans ce métier; certains
que je ne pouvais faire constamment, on n’apprend arrivent à faire de bonnes journées, d’autres gagnent
rien à transporter les robes. Je voulais quelque chose juste de quoi manger maigrement. Les plus malheu-
pour l’avenir. J’entrais donc chez le boulanger. reux, ceux qui font ça pour faire quelque chose,
J’étais apprenti la nuit et je faisais la tournée le matin. ce sont les marchands d’eau colorée. Ils achètent
Je partais à 7 heures avec une corbeille de pains, un colorant et de la glace et proposent des verres d’eau
je montais aux quatrième, cinquième et sixième jaune, verte, rose pour 5 francs le verre ou 20 francs
étages. J’étais mal payé; à cette époque, on n’était pas la bouteille. Ne gagnent rien aussi les marchands
payé comme maintenant à la balle. J’ai commencé de merguez, de brochettes. Je ne te parle pas
à apprendre le métier, ça ne m’emballait pas. J’aimais des marchands bien installés dans les cafés :
beaucoup le cinéma. J’étais au cinéma toute la journée, ceux-là se font de l’argent, 60 francs la brochette,
j’aimais la vie moderne. La nuit je ne dormais pas, 40 ou 50 francs la merguez, je te parle de ceux de
je ne pouvais pas tenir. Je suis resté deux ans chez la place du Gouvernement. Ils font frire des boyaux,
ce boulanger. des poumons, c’est-à-dire les abats non mangeables,
J’ai essayé, après, de travailler un peu partout, que l’on ne peut même pas broyer pour les merguez.
à faire n’importe quoi. En 1935, j’étais plongeur dans Ils font frire des sardines aussi. Ceux-là sont aussi tra-
un restaurant. Petit à petit, en voyant faire, et puis qués par la police; le peu qu’ils gagnent, ils le gagnent

86
La fabrique de l’habitus économique

sur le pain. Ils achètent le petit pain 35 francs, à devenir un peu permanents, ils ont leur clientèle,
peut-être même 28 ou 30 francs, ils le revendent généralement des ouvriers qui habitent loin et vien-
en six petits morceaux à 10 francs le morceau. nent exprès faire l’approvisionnement pour toute
Dernièrement, les CRS, à la suite d’un article paru la semaine. C’est plus économique pour eux.
dans le Journal d’Alger, ont fait une descente sur eux. C’est facile, avec rien on démarre. Avec 500 francs
C’était la fin du mois, il devait y avoir des abonnés on achète une friperie, un pantalon, on va le vendre
de la RSTA qui étaient venus pour renouveler leurs cent mètres plus loin 550 francs, 600 francs,
cartes d’abonnement, ils ont eu peur d’être salis 700 francs. Ça fait toujours ça de gagné, 100 francs,
ou bousculés ou bien ils ont dû prendre mal en respi- 150 francs. Et 100 francs c’est beaucoup pour quel-
rant les vapeurs et toutes ces odeurs, ils ont dû écrire qu’un qui n’a pas deux francs en poche (je ne sais pas
au Journal. Le Journal a fait un article violent contre si vous avez fait l’expérience). Quand j’ai 1000 francs,
eux avec photos, il a demandé à ce qu’on les con- 100 francs pour moi c’est le prix d’un café, j’achète
damne et non pas seulement qu’on leur confisque un journal pour 100 francs, je donne 100 francs
leur matériel, il a parlé d’hygiène, de laideur, de honte à un gosse qui mendie. Mais quand je n’ai pas ces
pour la ville de donner un pareil spectacle. Autant 100 francs, je vous assure que pour les trouver on
de choses qui n’ont pas de sens pour nous et surtout dirait que c’est la lune, c’est plus de 1000 francs,
pour les intéressés. […] Le lendemain de la descente plus de 5000 francs, plus que 10000 francs. Eh bien,
des CRS, ils étaient aussi nombreux qu’avant. pour cet homme aussi, c’est la même chose. Quand
Vous avez les marchands de légumes et de fruits qui il n’a que ça, 100 francs pour lui c’est une fortune.
gagnent, les marchands de cacahuètes aussi. Parce Celui qui n’a jamais manqué d’argent ne peut connaî-
que, quand on manque d’argent, le commerce qui est tre ça, ne peut le comprendre.
touché le premier et le plus, c’est celui des objets et J’en ai vu plusieurs dans ce cas. En vérité, ils sont
des produits non consommables, seulement ensuite l’a- très nombreux, maintenant, car il y a beaucoup
limentation: d’abord la plus chère, celle de luxe, ensui- de réfugiés qui n’ont pas de travail et qui sont tenus
te, catastrophe, les denrées de première nécessité: pain, de rapporter de l’argent. C’est le seul moyen qui leur
semoule… C’est alors que se vendent le plus reste. Par un moyen ou un autre on arrive toujours
les petites quantités, les produits qui ne coûtent à entrer en relation avec un commerçant qui vous
pas cher, les choses qu’on peut acheter à 10 francs, donne un peu de marchandises à lui vendre
15 francs, surtout quand on a faim. Quand on sur la place. Ça permet de faire un peu de bénéfice.
ne peut pas se nourrir à la maison, on mange pour J’ai vu des personnes commencer par vendre pour
150 francs à la gargote. Quand on ne peut pas, un boulanger une corbeille de croissants et brioches,
on mange un casse-croûte place du Gouvernement d’autres un peu de vaisselle, d’autres quelques mètres
pour 60 francs, 80 francs. Quand on ne peut pas, de tissu dans les quartiers populaires sur le devant
on achète 10 francs de cacahuètes. Ceux-là ils sont des portes. On arrive toujours à travailler.
toujours assurés de vendre, ils achètent les cacahuètes Bien sûr, ça dépend ce que l’on entend par travail.
150 francs le kilo, il les revendent 500 francs. Si travail ça veut dire un métier, l’exercer de façon
stable et en vivre de façon correcte, ça c’est pas pour
tout le monde et c’est une autre chose. Si travail,
“ Ça dépend ce que l’on entend par travail ” ça veut dire faire quelque chose, faire n’importe quoi
Les marchands de légumes aussi, parce qu’ils sont pour ne pas rester les bras croisés, pour gagner sa
bien organisés. Ils sont tous de la même région: croûte, là, il n’y a que les paresseux qui ne travaillent
Djidjelli, Taher, Collo, El-Milia. Ce n’est pas pour rien. pas. Un homme digne qui ne veut pas vivre aux
Aux Halles – j’ai vu ça quand je vendais des dépens des autres, même s’il doit vivre d’expédients,
légumes –, tous les vendeurs sans exception sont doit travailler. S’il ne trouve aucun travail, il peut
de cette région. Il y a un peu d’escroquerie. Ces ven- encore vendre à la sauvette. Beaucoup se sont trouvés
deurs donnent la marchandise à moitié prix à des ven- obligés de faire ça pour vivre, si bien que maintenant
deurs de chez eux qui l’emportent et la vendent sur pour rien au monde ils ne feraient autre chose.
la rue. Ils font ça soit par solidarité, soit parce qu’ils Ça, c’est mauvais parce que ce qui était une nécessité
touchent un peu. Le mandataire n’est au courant de au point de départ devient une forme de paresse. […]
rien. C’est cette façon qui assure aux revendeurs une Les Kabyles, eux, ont résolu le problème: ils ne
certaine marge de bénéfices et qui leur permet de vend- cherchaient même pas à travailler ici, ils partaient
re les tomates 40 francs quand un marchand de légu- carrément en France, sans expérience. J’ai connu moi
mes est obligé de les vendre 75 francs et l’épicier ou deux crises où il y a eu vraiment du chômage: 1936
le mozabite 120 francs. D’ailleurs, dès qu’ils arrivent et les événements récents depuis décembre. 1936,

87
Pierre Bourdieu

je ne t’en parlerai pas, c’était la préparation de la de leur place, n’ont plus l’occasion de se disputer,
guerre. Mais la situation est grave maintenant à cause il y en a qui font 100 000 francs par mois. Tiens,
de cette armée de cultivateurs qui maintenant en ville M., le garçon qui nous sert, avec les allocations familia-
demandent à travailler. Ces gens commencent à savoir les, il fait 120 000 francs. Il a six ou sept enfants.
ce que c’est le travail et à se rendre compte que ce (Mais, je t’en prie, qu’est-ce qu’ils mangent les enfants
qu’ils faisaient avant – piocher la terre – ce n’était pas de chez nous. Ils coûtent de l’argent quand ils sont
du travail; donc il y a beaucoup maintenant qui récla- malades ou quand il faut les habiller.) […]
ment du travail et il y a de moins en moins de travail. Le dernier des fonctionnaires a sa voiture
et sa villa avec le prêt du gouvernement. Regarde,
tu ne penses pas que M. soit plus instruit que moi,
“ Le fonctionnaire est roi ” et pourtant moi j’ai fait marchand de légumes.
[…] Ce qui compte, d’abord, dans le travail, c’est s’il J’ai mangé mon argent. Parce que les plus malheureux
est fatigant ou non. Le travail le moins fatigant, c’est ce sont les petits commerçants. Ils gagnent beaucoup
les fonctionnaires surtout, les professions libérales; moins que les ouvriers, ils mangent le plus souvent
et encore, les médecins ont une grande fatigue morale- leur argent. Une des lois du commerce, c’est que c’est
ment. Mais le fonctionnaire fait ses huit heures, rentre l’argent qui rapporte l’argent; or nos commerçants ne
chez lui, a son traitement fixe, c’est une vie assurée. disposent pas de grands capitaux, ont peu d’argent
Après cette catégorie: les commerçants. Plus ils sont au départ, c’est donc inévitable qu’ils gagnent peu.
gros, moins ils se fatiguent. Ensuite les artisans qui Ils arrivent tout juste à vivre et, par rapport à l’ouvrier,
travaillent eux-mêmes: c’est comme les fonctionnaires ils se font plus de soucis: recherche de la clientèle,
moyens, les ouvriers spécialisés, les techniciens. approvisionnement, calcul et constamment la peur
Après ceux-là viennent les ouvriers. Les fellahs sont de déposer le bilan alors que, pour le même revenu,
soit comme les artisans les plus gros qui généralement l’ouvrier fait sa journée et est débarrassé de tous sou-
ne travaillent pas eux-mêmes, soit comme les ouvriers cis, surtout s’il est payé au mois comme un fonction-
agricoles quand ils sont obligés de travailler eux-mêmes. naire. Pour un fonctionnaire, le travail est un capital,
Mais le pire de tous, ce sont les ouvriers agricoles qui il ne l’est pas pour un commerçant. À un fonctionnai-
travaillent beaucoup, très longtemps et qui gagnent re, le gouvernement accorde un prêt, par exemple pour
rien. Chez nous, il y a deux expressions qui disent la construction; un commerçant ne peut avoir de prêt,
bien ce qu’elles veulent dire, c’est d’abord Aqabach ou une avance de la part d’une banque que s’il est sol-
(le défoncement de la terre: les ouvriers agricoles) vable, c’est-à-dire qu’il possède des biens immobiliers.
et ensuite Albala dou ouabiouch (la pelle et la pioche: Un fonctionnaire est soigné par le gouvernement s’il
les manœuvres). est malade; le commerçant ? Rien ! Tout ça pour
Maintenant, si c’est la préférence, tout le monde quels avantages ? Le prétendu libéralisme de la pro-
veut être fonctionnaire. Il y a pas mieux que fonction- fession ? Ce n’est pas vrai. Une profession est libérale
naire, quelle que soit la catégorie. À niveau égal en quand elle rapporte à son homme, quand elle peut
tout, mieux vaut être fonctionnaire, à moins de pou- le faire vivre et toutes le sont à partir de ce moment.
voir, comme médecin, être les deux à la fois: un libé- Un commerçant qui est libre d’ouvrir ou de fermer
ral et un fonctionnaire. Ils travaillent tous à l’hôpital son magasin en théorie, quand il doit attendre
et ont leur cabinet; jamais un fonctionnaire, le plus le client, perd la liberté qu’il a et il n’a rien à faire
haut soit-il, ne peut gagner autant que le dernier d’une liberté dont il ne peut profiter. Même un méde-
des médecins. Et puis c’est le médecin qui a le plus cin n’est pas si libre que ça. Un médecin est tenu
de prestige. Plus que l’ingénieur par exemple. de se rendre chez le malade à minuit, s’il le faut,
D’ailleurs, moi je préfère le médecin, question de mais il y a aucune comparaison avec le commerçant:
responsabilité. […] Ingénieur, médecin, ce sont de le commerçant attend le client tandis que le médecin,
beaux métiers ; avocat aussi… et encore, non, les avo- le client va le trouver.
cats sont tous en chômage en ce moment. Mieux vaut
être juge de paix, à titres équivalents: le juge est fonc-
“ Ce n’est pas parce qu’ils peuvent porter
tionnaire, le fonctionnaire est roi. Avant, le dernier
métier c’était receveur des messageries ou des CFRA.
tous les jours une chemise blanche
Il fallait aller de l’avant à l’arrière des voitures, qu’ils sont des bourgeois ”
se bousculer, contrôler, parfois se disputer avec les […] La bourgeoisie chez nous n’existe pas. On aime
voyageurs; maintenant que les receveurs de la RSTA beaucoup être bourgeois, mais on ne l’est pas. À com-
sont fonctionnaires, ils sont rois; ils sont mieux que bien se comptent les fortunes chez les musulmans ?
les chauffeurs, ont de bons mois, ne bougent plus Quelques noms: Tchkikene, Bensiam, Bellounich qui

88
La fabrique de l’habitus économique

fait du bois et de la glace, Tamzali qui fait huile, juste avant les événements; puis il y a eu les événe-
savon, figues, Tiar qui est un gros commerçant ments, ils ont eu peur que les affaires ne marchent
et industriel, Ben Turki, Mouhoub ben Ali, etc. plus bien, ils ont eu peur aussi de montrer leurs fortu-
Ce sont les plus gros, les seuls bourgeois! Remarquez nes car il y a des sollicitations et des jalousies. […]
que tous ces gens-là ont fait fortune dans le commerce
et l’industrie et si aujourd’hui ils possèdent des mai-
sons, des terres, ils les ont acquises. Ce ne sont donc
“ La morale qu’enseigne la faim ”
pas des bourgeois qui possèdent des terres, des trou- Maintenant dans les affaires ce sont les petits
peaux et des hommes vivant sur leurs terres. qui ont compris, les petites fortunes se regroupent
Cette bourgeoisie est totalement absente en Algérie; maintenant (les moins de 10 millions); mais c’est
si elle a existé avant (les grandes tentes), dommage, ce sont des Kabyles, ils se lancent sur
elle est ruinée maintenant; elle a perdu ses terres. les cafés, après les hôtels et les restaurants, c’est par
J’ai un livre, je peux vous l’apporter, où il y a habitude. Quand on débute dans la restauration,
des chiffres. Je ne me rappelle pas exactement mais même au niveau de la gargote, si on s’enrichit avec
il n’y a pas 1/10, 1/40 et même 1/100 de gros proprié- ça, qu’est-ce qu’on peut faire, à part ouvrir un plus
taires musulmans, et puis on ne peut comparer gros restaurant ? Or les Kabyles ont commencé
un hectare de rocailles sur un versant de montagne comme ça : d’abord garçons de café, serveurs de res-
qu’il faut piocher car une paire de bœufs dégringole- taurants. Et puis un fils de famille à Alger n’ouvre
rait et un hectare en plaine avec l’eau, travaillé pas une salle pour faire la popote et servir à manger,
au tracteur. Des bourgeois propriétaires de terres, il ne vendrait pas une assiettée; c’est donc un métier
qui il y a ? On peut citer Sayah, Bengana, Ben Ali méprisé. Il faut être un montagnard kabyle pour
Chérif. C’est surtout Oran et Constantine qui comp- le faire, comme il faut être un Noir de Biskra pour
tent ces quelques riches colons musulmans. À Alger, faire porteur d’eau : souvent les petits s’enrichissent
c’est une bourgeoisie de commerçants et d’industriels. parce qu’ils n’ont pas la mentalité de « fils à papa »
Ce doit être des nouveaux riches, car notre proverbe et n’hésitent pas à faire des affaires. C’est pourquoi
«La fortune vient des labours ou de l’héritage» ils sont en avance; ils ne disent pas « Moi, je suis
ne s’applique pas à eux. Ils n’ont pas de labours fils d’un tel ou d’un tel ou mon grand-père était un
et ne peuvent hériter d’autre chose puisque la terre tel ». Comme les marabouts de chez moi, ils vivent
et le troupeau sont les seules richesses d’avant. presque de mendicité, c’est honteux. D’ailleurs main-
Quant aux médecins, avocats, gros commerçants, tenant, c’est fini, plus personne ne leur donne quoi
ce ne sont pas à proprement parler des bourgeois, que ce soit, on leur répond : « Votre ancêtre était un
ce n’est pas parce qu’ils peuvent porter tous les jours saint, lui d’accord méritait notre ferveur, mais vous,
une chemise blanche, changer de costume, habiter vous êtes des voleurs; si votre grand-père pouvait
dans une villa, rouler en voiture, bien manger, dépen- vous parler, il vous condamnerait et vous dirait
ser autant qu’ils veulent, qu’ils sont pour ça des bour- “Allez travailler ”. Ce sont les préjugés que tout ça :
geois. Être bourgeois, c’est faire la profession de bour- il n’y a pas de “sous”-métier. Il faut être travailleur
geois, c’est-à-dire avoir des capitaux qui rapportent, et faire tous les moyens, et les parents, les oublier;
soit diriger une usine, soit avoir une entreprise, ils ont tout emporté avec eux – la baraka, le nom,
avoir des actions en banque. Le bourgeois a de l’ar- qualités et défauts. » Ça, les petits l’ont compris
gent mais cet argent doit rapporter et aider à faire tra- devant la nécessité. C’est pourquoi sur beaucoup
vailler les autres. Un médecin, un avocat, un grand de choses, surtout en ce moment avec la guerre,
fonctionnaire, même s’ils ont de l’argent, ne sont pas les petits sont en avance sur les anciens riches des
des bourgeois. Il y aura des bourgeois en Algérie villes. Ces petits sont décidés à aller de l’avant,
quand il y aura des usines, des fortunes très grandes, à tout envoyer balader, à balancer les traditions tandis
des types qui posséderaient des bateaux, des avions, que les riches s’y accrochent encore. Les petits ne
des chemins de fer… Les autobus maintenant ça ne demandent qu’à être aidés dans ce sens et sitôt qu’ils
suffit plus. Quand je dis des bourgeois, ce sont plutôt ont fait le premier pas, ils vont jusqu’au bout sans
des sociétés, des «compagnies». Une chose qui mont- regarder.
re bien que même les bourgeois de chez nous n’ont […] Je me suis mis à fréquenter les familles algé-
pas encore le sens des affaires des véritables bour- roises qui ne jurent que par leur nom et leur origine,
geois, c’est que ce sont des fortunes personnelles, même les femmes mariées. Entre nous, elles trompent
ils n’ont monté aucune compagnie, ne se sont pas plus facilement et plus souvent leur mari que les fem-
organisés; au contraire, ils se font une concurrence mes des ouvriers, car avec les bijoux qu’elles ont,
entre eux, rivalisent entre eux. Ils ont essayé de le faire l’argent, les toilettes, elles s’ennuient plus que celles

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Pierre Bourdieu

qui s’occupent de leurs enfants et de leur petite pièce “ La vie moderne exige que tout le monde
qu’elles tiennent propres. En ce moment, je suis travaille : le mari, la femme, les enfants aussi ”
avec une femme de ce milieu par une relation ; donc
je sais beaucoup de choses sur la mentalité de ces L’instruction ne peut faire de mal. Tout au contraire,
gens; c’est pourri ! La morale est chez les petits, «un fils de rien» ne l’est pas s’il est instruit; sans
c’est la morale du travail, celle qu’enseigne la faim; instruction, il le serait deux fois plus. Je dis ça parce
quand on a faim, il y a un tas de choses auxquelles que longtemps on a dit que l’instruction, c’est
on ne pense pas. la perdition de la fille. Ça y est ! L’envoyer à l’école,
Je cite un exemple. En ce moment, tu prends lui apprendre le français, c’est lui montrer tout ce qui
les filles d’un ouvrier spécialisé qui gagne correcte- se fait chez les Européens, la tenter et lui donner
ment sa vie, a une place stable, un métier sûr, le goût et la possibilité d’échapper à l’autorité des
peut habiller correctement ses enfants, par exemple parents, du mari, en mal évidemment. Voilà ce que
un postier, un agent de l’hôpital, un receveur de l’on a dit pendant longtemps et c’est à ça que s’en
la RSTA. Eh bien ! les filles de ces gens-là vont tiennent encore les riches avec leurs filles, soucieux
à l’école et si elles réussissent dans les études, plutôt de ceux qui auront à hériter de leurs richesses.
les parents feront tout pour les pousser le plus loin Maintenant on commence à se rendre compte
possible, comme les garçons. Même si la fille a vingt qu’au contraire l’instruction est nécessaire dans la vie
ans, vingt-deux ans, le père pense à sa fille seule- et qu’en plus de l’instruction, il y a l’éducation, avec
ment; il sait que plus elle est instruite, plus elle l’éducation on peut faire confiance à la femme, avant
gagnera sa vie, plus elle sera heureuse dans son foyer il suffisait de voir une femme parler à un homme
en donnant un coup de main à son mari, mari que pour la condamner, la voir sourire. Or parler avec un
la fille choisira elle-même car s’il accepte de donner homme, rire et sourire ne veut pas dire coucher avec
l’instruction à sa fille, il sait que cette fille prendra lui. C’est parce qu’il y avait de la haine en nous qu’on
des libertés à l’égard de son autorité à lui, le père. attribuait à nos femmes toujours les mauvaises inten-
Le riche, lui, raisonne autrement. Il se dit, le bon- tions. Heureusement que tout cela commence à dispa-
heur de ma fille, je le ferai avec mon argent, celui raître. C’est la guerre qui l’a fait disparaître. Les femmes
qui viendra épouser ma fille la veut pour la fortune qui n’avaient jamais vu la rue se sont trouvées en face
que j’ai, la veut parce que c’est ma fille, moi un tel. des militaires, dans les bureaux, les marchés. C’est
Mais moi je ne veux pas que ma fortune, donc ma fini, personne ne peut maintenant les condamner;
fille, aille chez n’importe qui, il faut que je choisisse au contraire, il y a lieu de les féliciter si elles arrivent
moi le mari de ma fille. Et pour cela, il faut que
à suppléer à leurs maris, leurs enfants. Les filles ne
ma fille à quinze ans soit à la maison, porte le voile
doivent donc pas être exclues de la scolarisation.
et que je la surveille pour la marier comme je l’entends.
Il faut que la femme travaille et il faut que les jeu-
Ces parents se soucient de leur argent et non de
nes filles soient évoluées pour travailler et non plus
leurs enfants. Conséquence, la fille de l’ouvrier fera
pour vivre à la maison comme avant, nous sommes
professeur, institutrice, infirmière, médecin peut-être,
au siècle de l’atome, il faut faire la civilisation chez
ou simplement petite employée de bureau: et on a
nous. La femme, c’est selon son ménage; il faut tou-
besoin de tout en Algérie; la fille du riche qui est nor-
jours revenir à ça. La femme ne peut travailler comme
malement mieux placée pour s’instruire saura tout
l’homme; l’homme n’a que ça à faire, la femme a un
juste écrire une lettre avec le certificat d’études et sera
une oisive, demandant à se couvrir de bijoux, à s’en- foyer, des enfants. Il ne faut pas faire d’elle un homme
graisser de gâteaux et à fabriquer des enfants. À trente par le travail. D’après et comme va la civilisation,
ans, elle est déjà vieille parce qu’elle s’est mariée à la couture, les soins et d’autres professions vont pour
dix-sept ans. Elle pèse 160 livres parce qu’elle mange la femme.
bien et ne bouge pas du sofa; quand elle va au bain Il faut développer ça et vite car en Algérie,
maure, elle loue un taxi. Ça encore c’est une autre on manque de tout, on a rien (même des infirmières),
«Algérie à papa» dont il faut se débarrasser comme de il nous faut de tout, de A à Z. Actuellement ?
l’autre. Il y va de l’avenir. Ce qui peut sauver l’Algérie, Rien – la vie moderne exige que tout le monde
c’est de donner à toute cette masse de malheureux qui travaille et non pas comme jusqu’ici, un travaille,
ne possèdent rien, ne peuvent rien faire d’autre que dix mangent. Le mari au travail, la femme aussi,
manœuvres, à tous ceux-là, il faut leur donner un les enfants aussi, à l’école, en apprentissage ou au
emploi stable du genre de ceux-là qui n’hésitent pas à travail (bureaux, ateliers, etc.). Il faut de la discipline,
envoyer leurs filles au lycée, à la faculté… Les petits respecter les ordres du gouvernement. Il faut même une
deviennent plus modernes, plus évolués que les riches. dictature pour obliger tout le monde à travailler. […]
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