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Article traduit - « Bandura : ce n’est pas le moment de se passer des psychologues »

« Bandura : ce n’est pas le moment


de se passer des psychologues »

Cet article a été publié dans Stanford Campus Report sous le titre « It’s no time to shun
psychologists, Bandura says » (11 juin 1986).
Il est traduit par Carmen Compte, PhD, professeur en Sciences de l’information et de la
communication (laboratoire CRECI, université de Paris 7-Denis Diderot).

Notre pays aurait besoin d’un bon psychologue.


Les Américains ont perdu le sentiment de leur suprématie ; ils sont tendus,
manquent de confiance en eux-mêmes, ils croient que la violence peut résoudre
les problèmes mais ils en redoutent les conséquences pratiques. Nous vivons
dans un pays qui a perdu ses marques.
Un des plus célèbres psychologues américains, le Pr. Albert Bandura de
l’université de Stanford, ancien président de l’Association américaine de psychologie,
considère que ce n’est guère le moment, pour la nation, de fuir ses
psychologues ou de réduire le soutien à la recherche psychologique, qui traite
justement de la condition humaine.
C’est pourtant ce qui se passe. Les 50.000 psychologues que compte
l’Amérique se sentent marginalisés, alors que l’on a vraiment besoin d’eux.
« Les psychologues doivent continuellement lutter contre les autorités
fédérales pour conserver un financement minimal aux sciences sociales »,
déclare Bandura. « Le soutien du gouvernement se réduit chaque année et nous
sommes obligés de solliciter l’appui du Congrès pour contrer les décisions
visant les coupes budgétaires ».
« Ce sont les sciences sociales qui ont subi le plus gros des coupes drastiques
imposées au budget de la recherche ».
Interrogé sur ce point, à savoir si cela constituait un frein à l’amélioration de
l’état psychologique de la nation, Bandura répond : « En tant que profession,
nous essayons d’exercer une certaine influence, d’avoir notre mot à dire dans les

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affaires publiques. Il n’existe pas beaucoup de précédents où les psychologues


soient représentés dans ces instances. Nous avons la réputation de défendre
des positions libérales, ce qui nous vaut dans le présent climat social et
politique, attitude de méfiance ».
« On qualifie parfois les psychologues de prêtres laïques, mais nous avons le
plus grand mal à trouver une église ou une chaire d’où prêcher ! ».

Selon Bandura, une autre raison expliquerait l’accueil glacé que l’on réserve
aux psychologues dans certains cercles gouvernementaux. C’est que les
psychologues sont souvent messagers de mauvaises nouvelles. « Nous mettons
en évidence les effets négatifs des pratiques sociales et politiques préjudiciables,
et en faisant cela, nous nous retrouvons au centre même des critiques ».
« Une grande partie de l’opinion publique perçoit le psychologue comme
une menace. Cette situation s’explique. L’histoire des sciences montre combien
le public a généralement réagi de façon négative au développement d’un savoir
qui bat en brèche les croyances établies ».
« Les premiers physiciens se sont fait malmener pour avoir soutenu que la
Terre n’était pas le centre de l’univers. À ses débuts, la médecine devait se baser
sur des analyses physiologiques effectuées en cachette ».
« Beaucoup plus que les autres, les chercheurs en sciences sociales sont
confrontés à ces réticences, car nous sondons la psyché, l’essence des hommes.
Ce sont là des questions qui ne laissent pas les gens indifférents ».
« Par exemple, Jerry Falwell déclare à ses nombreux partisans que nous
sommes de dangereux humanistes laïques qui soumettons les enfants des écoles
à un lavage de cerveau. Ainsi, régulièrement, des pressions sociales sont mises
en place pour limiter l’application des outils développés par la psychologie dans
les écoles. On a déposé un projet de loi au Sénat des États-Unis visant à
interdire l’utilisation d’approches psychologiques dans les écoles, y compris les
jeux de rôle ».
« Phylls Schlafly a rédigé une liste de 48 démarches psychologiques qu’elle
veut faire exclure des systèmes scolaires ».

Bandura affirme qu’il est extrêmement difficile d’essayer de faire


comprendre aux législateurs ce que font les psychologues et qui ils sont
réellement. Il dit avoir pris conscience de ce problème il y a quelques années en
s’exprimant devant un comité du Congrès sur le rôle que la psychologie
pourrait jouer dans un programme national de santé.
« Les gens s’affaiblissent physiquement et meurent prématurément à cause
d’une mauvaise hygiène de vie que l’on pourrait prévenir. J’ai prouvé qu’il est

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possible d’améliorer sa santé en changeant des comportements, c’est un sujet


sur lequel la psychologie a beaucoup à apporter. Un député de Los Angeles n’a
pas caché sa surprise en apprenant que la psychologie traitait de ces problèmes.
Il a expliqué que, pour lui, l’image de la psychologie était plutôt associée à la
méditation ésotérique et aux rencontres de naturistes ».

Comment la psychologie pourrait servir la nation


« Les psychologues devraient jouer un rôle plus actif en mettant leur savoir
au service des politiques publiques. Quand j’étais président de l’Association
américaine de psychologie, nous avons créé à Washington une organisation
permettant d’assumer les responsabilités sociales plus larges qui sont devenues
les nôtres. Nous faisons de notre mieux pour essayer d’influencer la mise en
place de lois portant sur les enfants, la famille ainsi que sur les méthodes de
lutte contre la délinquance, la drogue et la violence. Ces efforts ont porté leurs
fruits. Nous surveillons les projets de lois déposés, nous témoignons, nous
communiquons beaucoup d’informations aux personnels du Congrès. Nous
avons gagné le respect des gens du Congrès par notre capacité à rassembler des
faits sur des sujets intéressant le législateur. Tous les ans, l’Association américaine
de psychologie nomme deux psychologues au secrétariat fédéral. Ce service est un
instrument supplémentaire pour faire entrer la psychologie dans les actes
législatifs qui touchent l’ensemble de la société ».
« Nous exerçons également une influence sur le plan international. Ainsi,
nous avons cherché à mobiliser des psychologues des pays membres de l’Union
internationale de psychologie pour créer un système permettant de repérer les abus
politiques de l’utilisation de la psychiatrie lorsque les régimes totalitaires s’en
servent pour réduire les critiques au silence. Nous essayons de susciter une
pression sociale quand de tels cas sont détectés ».

Bandura ne souscrit pas à l’idée communément répandue selon laquelle on


assisterait à une augmentation notable du nombre de crimes commis avec
violence aux USA. « Les statistiques indiquent que les crimes violents ne sont
pas en hausse, à l’exception des viols », affirme le psychologue. « Les craintes
d’une explosion de la violence reposent principalement sur la surmédiatisation
des actes de violence. Les bulletins d’information américains diffusent à peu
près deux fois plus de reportages sur la violence et y consacrent deux fois plus
de temps que ce n’est le cas au Canada, par exemple ».
Comment expliquer cela, a-t-on demandé à Bandura : s’agit-il de l’intérêt des
Américains pour les sujets violents ou des décisions des médias afin de faire de
l’audimat ? « Notre image de la réalité doit beaucoup aux médias », répond-il.

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« La quantité d’expérience directe que nous avons de notre environnement


physique et social est extrêmement limitée. Chacun de nous évolue dans le
même cercle réduit, voit plus ou moins le même groupe d’amis ou de
connaissances et fréquente un nombre d’endroits restreint. Notre perception de
la réalité sociale est donc largement basée sur ce que nous voyons, entendons et
lisons ».

Le défi majeur
« Lorsque les médias sont surchargés de scènes de violence, les gens
développent une image de la société qui leur inspire la peur et ils peuvent eux-
mêmes devenir victimes d’actes violents. D’une certaine manière, cela crée un
cercle vicieux. Un des défis majeurs à relever consiste à faire baisser non
seulement la criminalité, mais aussi la peur du crime. De nos jours, de plus en
plus de gens évitent de sortir la nuit, en restant enfermés chez eux et en
s’équipant de plus en plus d’armes létales ».
La répétition constante de scènes violentes dans les médias influe sur le
comportement social, poursuit Bandura. « La télé et les journaux véhiculent
continuellement de nouvelles stratégies d’agression. L’imitation et la
reproduction d’actes antisociaux est un comportement qu’on observe dans
presque tous les domaines : on met des capsules de poison dans les
supermarchés, des lames de rasoir dans les gâteaux Girl Scout, on place des
bombes pour tuer des innocents. Ce processus désinhibe la conduite
antisociale. Les super héros qu’on voit à l’écran, tuant sans discernement et
avec satisfaction, fournissent une sorte de caution à ceux qui les prennent pour
modèle. Notre image de la réalité en est ainsi pervertie ».
Pour Bandura, le colonel Kadhafi fait pâle figure en regard de la tendance à
la violence irrationnelle et stupide que connaît le monde aujourd’hui. Le
terrorisme est actuellement une menace pour la plupart des pays développés. Le
pouvoir des médias est tel que quelques actes isolés sont capables de
transformer la vie de sociétés entières.
« Deux ou trois poseurs de bombes dans des endroits publics peuvent
compromettre la qualité de vie de tout un pays. Quand une population est
terrifiée elle paye volontiers pour s’acheter une protection contre la menace ».
En Allemagne, à la suite de plusieurs actes terroristes, la police a été autorisée à
procéder à des fouilles dans les foyers sans aucun mandat.
« C’est un résultat recherché par les terroristes. Ils espèrent ainsi favoriser la
création d’états policiers, en suscitant un mécontentement de masse ils génèrent
une ambiance propice à la révolution ».

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L’ironie est qu’une bonne partie de la violence qui choque la société, surtout
les sociétés les plus avancées, est commise pour des raisons humanistes.
« Souvent ce sont des personnes intelligentes et pleines de bons sentiments qui
font exploser des bombes pour promouvoir ce qu’ils pensent être une cause
digne de compassion, que ce soit celle des droits des animaux, de l’avortement,
ou bien d’autres ».

Bandura travaille sur un modèle conceptuel qui se propose de comprendre


comment le contrôle de soi peut empêcher un individu de donner une caution
morale à des actes destructeurs. « La justification morale est un mécanisme
puissant de désengagement. Une conduite destructive est rendue
personnellement et socialement acceptable lorsqu’on l’imagine au service d’une
cause morale. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’appels à la non-violence
n’ont aucun effet. Chaque partie en conflit peut se justifier en arguant de
l’immoralité de l’autre. Les bombes que nous avons lâchées sur des enfants
libyens, nous les justifions par la mort de nos enfants tués dans les avions que
nos ennemis ont fait exploser. On n’adopte pas un comportement violent tant
qu’on n’est pas convaincu de la moralité de sa cause, ce qui donne à celui-ci le
sens d’un impératif moral ».
« Il n’est pas nécessaire de changer les principes comportementaux de
quelqu’un ou sa personnalité. Il suffit tout simplement de créer les conditions
d’un “désengagement” du contrôle moral ».
En guise d’exemple, Bandura évoque le cas du sergent York, un soldat
originaire du Tennessee, très religieux, et qui a été objecteur de conscience
jusqu’au moment où un officier lui a cité un chapitre et un verset de la Bible
pour le convaincre que c’était de son devoir en tant que chrétien de combattre
et de tuer. York a fini par devenir le tireur d’élite au « tableau de chasse » le plus
imposant de la Première Guerre mondiale.
Ainsi, Bandura fait remarquer que si les gens ne sont pas convaincus de la
moralité de ce qu’on leur demande de faire, ils résistent : « La division
provoquée au sein de la nation par la guerre du Vietnam en est une bonne
illustration ».

Nombre d’études psychologiques menées par Bandura ont porté sur la


manière dont les individus adoptent des codes qui régulent leur comportement
moral. Par exemple, nous avons recours à l’euphémisme afin de changer
l’apparence de ce que nous faisons : « Nous ne disons pas que nous tuons des
gens, mais plutôt que nous « nettoyons » ou que « nous mettons fin à des actes
extrémistes ». Cela aide à transformer une conduite répréhensible en quelque

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chose d’acceptable. Notre contrôle moral n’est pas engagé ou activé lorsque
nous perdons de vue les moyens qu’il faudra mettre en œuvre. Le lien entre
l’action et ses effets nuisibles devient alors obscur. Cela est parfois obtenu par
un déplacement de responsabilités, ainsi on ne fait qu’obéir aux ordres d’une
autorité.

L’exemple du « flocon de neige »


« Une autre forme de désengagement moral est la dispersion de la
responsabilité. Là où les décisions sont prises en commun, où règnent la
division du travail et l’action collective, personne ne se sent responsable ».
Lors de l’un de ses séminaires sur l’agression, Bandura se vit remettre par un
étudiant une plaque portant une inscription qui résume bien ce processus : « Le
flocon de neige ne se sent pas responsable de l’avalanche ».
Interrogé sur le rôle que les psychologues pourraient jouer, Bandura
répond : « Étant donné la variété des mécanismes « d’auto-absolution », la
société ne peut pas se fier uniquement au contrôle de la conscience par les
individus pour assurer une conduite éthique et morale. Bien que le contrôle de
soi opère comme une force d’autodétermination, il peut être neutralisé par des
sanctions sociales lorsqu’il devient destructeur. L’endoctrinement et les
justifications sociales donnent sens aux événements et créent des anticipations
qui déterminent les actions de l’individu. Le contrôle par l’information, qui est
enraciné dans les processus cognitifs, est beaucoup plus présent et fort que le
conditionnement par les événements.
Le développement de l’aspect humanitaire requiert, outre des valeurs
personnelles positives, la construction, dans le système social, de garde-fous
dont le rôle est de contrecarrer des pratiques de sanction attentatoires et de
maintenir un comportement compatissant.
C’est là que les psychologues pourraient aider à poser des fondements ».
Selon Bandura, le problème central au genre humain, est la prise en compte
d’une réalité, celle que la survie de l’humanité dépend du fait que les peuples sur
la terre arrivent à penser en dépassant leurs objectifs personnels.
Il insiste fortement sur le fait que, dans une course de survie, il faut voir au-
delà des profits personnels.
« Nous devons faire face à des problèmes plus graves que celui des
incivilités entre nous. Lorsque les espoirs sont contrariés, les avantages apportés
au train de vie différés et les bénéfices cumulatifs imperceptibles ou en décalage
avec les attentes, les individus deviennent les acteurs obstinés de leur propre
destruction.

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Si suffisamment d’individus reçoivent un bénéfice d’activités qui peu à peu


dégrade leur environnement, alors, à moins d’enfreindre des influences, ils vont
en définitive détruire leur environnement.
Bien que les individus contribuent de façon différente au problème, les
conséquences nuisibles sont l’œuvre de tous.
Avec une population croissante et l’expansion d’un train de vie prodigue
exploitant dangereusement des ressources limitées, les gens devront apprendre
à faire face aux nouvelles réalités de l’existence.
Nous avons, à présent, le pouvoir de créer des technologies qui ont un effet
en profondeur, non seulement dans la vie quotidienne, mais sur celle des
générations futures. Nombre d’innovations technologiques qui engendrent de
nouveaux avantages, dont on profite abondamment, entraînent des risques qui
peuvent constituer un désastre pour les êtres humains et pour l’écosystème.
Lorsque les styles de vie procurent une satisfaction immédiate, les gens ne
sont guère touchés par les notions abstraites que constituent les conséquences à
long terme.
Les psychologues doivent imaginer des mécanismes plus efficaces pour faire
prendre conscience des effets de notre comportement actuel afin de gérer les
dangers de nos perspectives à courte vue ».

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