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L’ANTIMONDE PIRATE Le monde contemporain au prisme de la piraterie somalienne Egalement dans ce numéro: : Sexe, race, classe, les identités ambigués + Traverso, La Revue des Livres putter et la judeité aujourd'hui « Repolitiser le travail « revuedeslivres.fr | Nevermore Union européenne : la grande dé-démocratisation n°O14 2014. Politiques du théatre : entretien avec Olivier Neveux SOMMAIRE ‘esempaives dela a ante 33 Editorial vexOate Vida, Pour en finir avec la grande dé-démocratisation européenne Lembarras européen Géographie de la critique La piraterie somalienne: tun antimonde contemporain (1) ‘Géoaraphie de Ia critique La piraterie somalienne: tun antimonde contemporain (2) Entretion Propos ecwelis par Benoit Laurea st Rerome Vidal La fabrique scientifique des sexes a propos de Anne Fauso-Strling Comps en tous genres “a propos de Ana Laura Stole La Chair de Fempire:et Ann Lava Siler et Fredrick Cooper, Repenser le colonalsme “aPrendre au sérieux la race». Laver du féminisme et la question raciale a propos de Nancy Fraser, Le Féminiome en moavenents Vers un marxisme queer? Apropos de Kevin FW a Reication di desir Pour un theatre émancipé. Entretien ix Horo Ewanje Eee , 22 aoiit 2013, accessible en ligne sur hussonet fr, En intitulant fouvrage qu'il a dirigé ot publlé aux éditions La fabrique En finir avec Europe, Cédric Durand ne pouvait que susciter protestations et cris d'Indignation. La provocation était calculée, et les risques de malentendus assumés, II s'agissait d’engager un dialogue polémique et péda- -gogique au long cours avec tous ceux qui hésitent encore a tirer avec toute la rigueur nécessaire les conséquences du désastre que constitue la grande entreprise de dé-démocratisation qu'est l'Union européenne. Cédric Durand répond cl & I'un de ses contradicteurs les plus exigeants, Michel Husson. Cnmssezouste syndrome Canin ui désow vert ce mal au mois de juin dernier lors d'un Iskashato (dont le ‘nom signifierait en somali, 2 en croire le collectf, ‘des gens qui mettent en commun efforts, savoir- Jaire et moyens de production afin de eréer ou trans Former et partager égalitairement») apporte a ces {questions toutes sortes de réponses dordre politique. social ou économique, et avance une analyse pour le ‘moins inédite des moyens déployés par la commu- nauté internationale pour combattre « ennemi com: mun»: «Denowveau, le mythe sinvite dans le récit, et les journalistes ont voulu forger une nouvelle figure ‘maléfique, qui menacerait le bien-étre des consom ‘mateurs occidentaux en perturbant les importations de pétrole et de marchandises produites dans les pays d bas salaires: le pirate somalien comme bar- bare occidental, mii non par le fanatisme politique cou religieux mais parle plus vil appa du gain » (p. 7). La recrudescence de I Les causes de la piraterie somalienne contemporaine sont nombreuses et tiennent essentiellement aux pro- blémes sociaux, religieux, politiques qui touchent la population du pays. Les comprendre isée et exige de faire historique sécent dela situation de la Somalie et d'studier sa séographie actuelle, deux aspects parfaitement pré- sentés dans Fouvrage Suite au départ des forces américaines et onu- siennes apres léehee de Vopération Restore Hope, les troupes occidentales quittent la Somalie en 1995, laissant le pays aux prises avec des miles locales ert les différentes puissances régionales (comme en témoigne notamment les interventions récurrentes de I Ethiopie et du Kenya, censément pour lutter contre les shebab, le groupe islamiste somalien qui controle la majeure partie du Sud somalien Leexploitation des ressources balicutiques des cétes somaliennes par les pays européens, contem- poraine de Tetfondrement de Etat en 1091. apparait comme Pune des raisons initials dela recrudescence de activité pirate. Le «pillage» de ees ressources, travers notamment la péche au thon, correspond 3 sce qui est appelé dans les textes juridiques nterna- tionaux PIUUF («lIllegal, Undeclared, Unregulated Fishing»). [.-] En s'attaguant pour commencer aux chalutiers des grandes flotes de péche, les pirates se sont dailleurs présentés comme les ‘gardes-cbtes” de leur pays, défnissant leurs activités comme de Fauto~ défense. La société somalienne les considere comme des jusiciers des mers (p.19). ‘hen Lisa el xtigueIitéraire et sorta de réaction de la Ral Par ailleurs, pendant de nombreuses années avant etaprés ia chute de TEtat somalien en 1991 es fonds ‘marins ont été le dépotoir de tous les déchets hospi- tuliers, industries, toxiques, dangereux ou encom brants dont le traitement était estimé trop cotiteux. Apri avoir pollué la mer, ces fits échouent sur les plages, ol personne nose les ouvrir:en fet rien ne permet de savoir ce quils contiennent exactement. Les rares organisations et associations venues sur place ne peuvent que constater leur présence, tandis {que les habitants en sont réduits a supputer le lien centre ces déchets et ‘augmentation en leur sein des infections, brilures chimiques et maladies infantiles Si, parmi les acteurs de ce trafic, quelques repentis reviennent aujourd'hui sur ces activités qui avaient conduit a Passassinal, en 1994, dTlaria Alp ,jour- naliste italieane venue enquéter sur la fliére des déchets toxiques, aucun d'entre eux ~ ni aucune industrie responsable ~n'a4c2 jour été inquité. Ces ravages sanitaires ont provoque de nombreuses réac tions de «defense » de la part de pécheurs somaliens ‘qui attaquaient les bateaux occidentaux en train de ‘charger leur cargaison toxique. «Des les anné 1990, [ces réactions on! été qualifies acts de pira- terie par les institutions internationales et les médias 4qui fermaient les yewx sur Pune des plus graves et crapuleuses affaires de pollution criminelle» (p.19. Enfin, une autre cause de augmentation des actes de piraterie est la fragilisation progressive de la situation économique et sanitaire en Somalie, elle-méme issue de la conjonetion de plusieurs fae: tours, De manidre générale, la chute structurelle du volume des précipitations, 'accaparement des terres ényanes et éthiopiennes par des investisseurs étran- gers et les conflits qui rongent la Somalie depuis 1991 ont accéléré la dégradation de la situation &co- nomique de la région, déja dramatique auparavant. Plus récemment, le tsunami qui a frappé les e6tes, thailandaises en 2004 a non seulement déplacé le risque sanitaire et écologique lié a la pollution des ‘mefs en rejetant sur les plages somaliennes les fats de déchets toxiques évoqués plus haut, mais il a aussi détruit de nombreuses habitations et embarcations de pécheurs, en méme temps qu'il provoquait une perturbation durable des ressources maritimes. En 2011 enfin, dans ce contexte économique déja pro- fondément dégradé, la plus grande sécheresse depuis, 1984 provoque une inflation spectaculaire du prix des matigres premitres agricoles (dans le Sud de la ‘Somalie, certains aliments Voient leur prix augmenter de 240 %), conduisant & une crise alimentaire sans précédent. Dans ce contexte, les éleveurs nomades sont de plus en plus contraints Ja sédentarisation et, 10 LA PIRATERIE SOMALIENNE (1) ROL N'14 — NOV-DEC. 2015, vee les pecheuts privés de leurs outils de travail, ils viennent gonfler les rangs des candidats ila piraterie. Le «petit peuple» de la piraterie En 2012, les pirates seraient au nombre de 5 000 sur Tensemble de la cOte somalienne (le pays comp- tant 10 millions habitants). Du commanditaire au simple garde chargé de surveiller les prisonniers, la piraterie est organisée selon une hiérarchie tres pré- cise. A chaque «grade» correspond un réle et une sémunération, étant entendu que le gros de la rangon revient aux responsables qui commanditent, et done financent, Pattaque. Des proces qui se sont déroulés con France ces cing dernigres années, il ressort que la plupart des pirates arrétés et jugés sont des jeunes gens enséiés & la tache, qui ne savent rien de Vorga- nisation commanditaire Concrétement, le mode opératoire des pirates somaliens consiste a prendre en otage des batiments, ct leurs équipages afin de réclamer une rangon ou de sion servir comme monnaie d'échange pour négocier la libération de pirates prisonniers. Les pirates ne font pas de distinction entre navies de plaisance et tankers. La rbgle est que le captifs restent en vie et soient correctement traités ce qui est généralement le cas. I existe d'ailleurs des chartes de conduite Gerites —sortes de code de déontologie & usage des pirates fixant les regles a respecter vis-a-vis des prisonniers (p. 26). Le principe en est simple, chaque ‘mawvais traitement ou vol A Vencontre des prison- niers, ou chaque utilisation par wn pirate de ce qui leur est alloue (nourriture, toilette, etc) est passible de sanctions sous forme de retenue sur le salaire qui doit étre versé aux pirates a issue de la prise otaze. La mer est dangereuse et elle !'a toujours é «comme a écrit le “piratologue” Peter Lamborn Wilson (plus conus sous le nom d’Hakims Bay), le de -xiéme bateau jamais constrait fut sans doute un vais- ‘eau pirate Lavoie maritime étant lun des canaux principaux d'approvisionnement de Europe en mar- chandises et en énergie le trafic maritime mondial ‘ augmenté de manire exponentille, et avec lui la angerosité des mers. «lest aussi facile et peu dispen- dieu de semparer d'un vaisseau marchand moderne a Vaide d'un canot et de quelques petoires qu'il est diffcte et onéreux de surveiller, descorter ou de pro- ‘ger ad vitam aeternam fous les navires qui naviguent & proximité des cotes presqu'enticrement peuplees de laissés-pour-compte de Vaccumutation capitaliste» (p.1). Les ritéres de rentabilité, qui touchent le tra- fic maritime au méme titre que n'importe quel com- merce, ne sont pas étrangers a cette vulnérabilité EXTRAIT / LA SOMALIE DEPUIS LE DEBUT DE LA GUERRE CIVILE. UNE CHRONOLOGIE L surat te cloise nancn 16 pat es Anglais au Nord et pa es aliens a Sud, Leven es éncral Mohamed Sind Barre a8 pouvoir ‘dps 1969 part rice d'un putsch Sst elfondeé en 991 apts deux ans de roubles insurrections declenches par lasanglante epression une émeute lors ‘Pun match de fathal. Ds es pays stent dans une periode Faaehie sit nd de guerre civil, pendant laquelle casquesbleus. diférontes factions. que cesoentdesclans nies opportunises on des frimationsslanistes cals, sene-dechient pow le pouvonr, Parl site les provoquant la mort de cemtaines de millers fleperaonnes. victimes des combat dela famine, et Téxaporation de PEtatsomalien, En ig92.[.-[Je gouvernement american, nationale ui avaitauparavantsoutens te ndgime de Siad Barre pour des expédiionnaite a stratgiques declenche operation estore Hope lePeatagone dépéche quelques tooupes wirequipes pour restaurer mon Soqom mie Eat ela qlee es marches legard de Fapprovisionnement en expedition, aus médiatsée qu pve de bonnes incnions est souronnée par un choc euisant on 1993, lors doa cle Iatile de Mogadisio capita de Pena out attendee 20 est ducal somalien et vaste pitge pour le corps rain, logue repast Promplement, aged ems ls ames, nse jurant quan ne Ty prendaps ni “Tout au log des années 199015 alone, ddconnectés te organisation clanique traditional prospérent ts enforcent, notamment 1 Mosadiscio, grce 3a eaptation de Taide des organisations bumaniaies. Les patlce Nations 1963 pour prtéger a distribution de side humana eparten notamment Ethiopic et le Kenya prostent feta carence de Etat en Somali ct de oar 9 Iver, aves pls ins de sucebs, de multiples cursos hs tilitsires, Lous interventions se fonts Prtexte de combate, en soue-tritants de FOceideatimpuietant,Phydreisimnigue et 1a barbarie clanigue, mais leur bul re est ddesathrmer comme piscine repionale Ise de factions soutenues par les poissanoos occideaals ot par Organisution de unite atricaie (OU) side Waboed au Keay, ergant aucun contre sur le pays, hors de quelques quartirs de Mogadis Fn 2006, cst une organisation slamiste Union des eitunst islamigues. dom le bras armeé est Jenomme Sheba (Us Jeunesse) qui pond Pascendant dans Je Sud dl pay, tours en proie a guerre des clans. ct parent instaurer tn somblant ordre & Mogadiecio. Dx la finde cote tie penne inervient ef déroute des sbcbab. qu faient Moe [invasion diopionne permet aut déctarer gouvernement defacto contalont la majeure partied Su recon Sappayaat Sut une force aultinatio ‘mse sue pied par FOUA, TAMISOM. Iskashato,Frver dea cite, Mémoire en ‘jens des praessomaliens,trqués partonic prsencct du on Montel, alors que le pays Insomnia, 2015 9.145 nd di ord asd en ‘frentes emits, pus ou moins plies, our eso eres Fe Gouvernement Federal fe transition (GTF},censé euvrar§ laren featon du pays ota restart de PEt. ROL _N'14 — NOV-DEC. 2015 LA PIRATERIE SOMALIENNE (1) Ces mastodontes — tankers, porte-conteneurs, pétro- liers...~ de plusicurs dizaines ou centaines de metres de long. qui transportent des charges phénoménales, sont manceuvrés par une poignée de marins et se déplacent 8 une allure tres réduite. De son coté, la piraterie s'est adaptée. Si les skills, embarcations legates et rapides, sont encore ulilisés, les bateaux arraisonnés servent également désormais de «bateau :mire» et permettent aux pirates dlexercer leurs acti vités dans Fensemble de Focéan Indien, parfois & plu- sieurs centaines de kilometres des postes pirates de la cote somalienne, La tache des militaires dépéchés au secours du commerce mondial est done toujours plus delicate, dans la mesure oit la zone concernée par la piraterie ne cesse de s'étendre. Il apparait en méme ‘temps de plus en plus nécessaire & nos responsables politiques de sécuriser ces autoroutes, afin de com- hattre les forces menagant la rentabilité das transits Un arsenal militaire et juridique Dans son Repport pour les questions juridiques lies 4a piraterie au large des cies somaliennes présenté devant 'ONU le 25 janvier 2or0, Jack Lang, alors conseiller spécial du secrétaire général de ONU, lance un appel pressant: «le retiens de mes diverses consultations un sentiment dextréme urgence |. 4 déployer des mécanismes efficaces de lute contre fa piraterie, avant que le processus de professionnali- sation, damplification et ntensification de la pira terie natteigne un point de non-retour.» Sion en se sen [.-] Nombre de pays et de socités ont wot eu, Sour periphire- des icy Ties ot mémt des virrédentistes>:[.] des rebelles qui font la guerilla: des seigncurs ila gucrre qui pressureat des popu serves; des bamdes qu razeient rule tment des villages ouataine, mal protege {Les uns rejttent la socité sloble les autres ont choi de a paras Les une font a creux du system, ct on wven, Les STs pourtours dy pays, souvent a onlrire és rvs enti, le profond, te mal maftrise e rvs et nse peuvent dre dans des montages ef des forts centrale ten plein eer des jungles urbains, od eisoent ct auto brent des qunrtirs «mal farts, partis de veritable ghettos, A leurs porte sarate Tai commune, impurssame et hatouse [-]antimonde sen te Monde cache, prépare, i confors Ie combat ete ie aust reste épars en atchipe ncevdtrs. cat mal conn ct veile 8 Pere. On pourrait explorer eveux: se a tricot caries led aqui tentent les exploraturs. En foccur- Tene, ce sat plus des journalists que des cgraphes.Pourtan, ily al de belles analyeesspaialsfie. de elles ‘vGlations sur les sri teriorales Roger Bronet. Robert Ferraset Hervé ‘Thiry, Les Mons dela gcographi Dictionnaive critique Montpelier Paris, ReskisLa Documentation francaise, 1992, P.3838 ROL _N'14 — NOV-DEC. 2015 LA PIRATERIE SOMALIENNE (2) des limites sont Pun des invariants des antimondes. Stendue spatiale de sa zone diexercice rend la pira terie somalienne difticilement saisissable et, par son ampleur, elle assure en retour une visibilité au phénoméne. ‘Comme tout antimonde, la piraterie somalienne, Slarticule avec le monde et entretient des liens avec lui, Parmi les synapses révélant cette proximité, on peut relever par exemple le fait que des responsables du port de Mogadiscio, censés combattre cette act Vité, aient transmis aux pirates des informations sur la localisation des navires & aborder (selon un rap- port des Nations unies). De fagon plus générale, la prospérité de la piraterie somalienne ~ extension, de la superficie du territoire sur lequel elle est prati quée, Faugmentation marquée du nombre de pirates ent notamment au fait qu'il s‘agit d'un véritable bbusiness,fonetionnant selon le principe vernaculaire des razzias, avec une redistribution du produit des rangons enire la population et les autorités locales. Entin, immensité de la zone d'activité des pirates est, telle que la sécurité des navires ne peut étte assurée pat les grandes puissances étatiques. L'antimonde _génére alors en retour, au sein du monde, une éco- homie licte, celle des sociétés d'assurance, de sécu rité et de sOreté maritimes, ou encore dexperts en négociation charges de gérer les situations de crise. Devant la pirat quelle réponse? Au regard de votre analyse de la piraterie soma- lienne, comment jugez-vous les réactions occi- dentales ~ notamment les interventions armées sur Ie territoire somalien, les «enlévements» de pirates et leur jugement par les tribunaux occiden- taux ~ ot quelles solutions préconiseriez-vous? Face a Fincapacité des autorités somaliennes da surer la sGourité du trafie maritime, des missions (RC, p.13). Cela signfie aussi penser conjointement le-colonisateur et le colonisé, en prenant garde a ne pas réduire leurs rapports 3 une opposition binaire. Ce « principe » conduit Stoler & se montrer parfois 18s critique envers les études (post)coloniales lorsque celles-ci reconduisent plutot qu’elles n’ana- Iysent «la iendance des politiques coloniales @ opérer ame nett distinction entre cotonisatewrs et colonisés» (RC, p.13); lorsque, par trop tributaires «du modéle européen du xix siécte et de son parangon, Inde britannique , elles préferent «les différences mar ‘quées entre colonisateur et colonisé @ Vespace plus désordonné sur lequel sexereat !autovté impériale» (CE, p.287) Ce quil faut bien plutot élucider, ce sont les mé nismes, complexes et parfois contradictoires, de construction d'une véritable « grammaire de la dif- ference», qui est avant tout une grammaire raciale ‘Stoler ne sintéresse pas tant & ce que recouvrent les ccatégories raciales qu’a leurs modes de production, 2 la fabrication de Ia race: la eatégorisation est «ttn ‘acte politique puissant» qui crée les différences et + Orazio rea est docteur en philosophic et cherchcur associ Funiversté Pars "+ Malthiow Renal est doctearen philosophic et chercheur postdoctoral niversité Pare, 24 UNE GENEALOGIE DE LA SEXUALITE ET DELA RACE ROL N'14 — NOV-DEC. 2015, appartenances plutot qu'elle ne se contente de k enregistrer. Or, comprendre ces actes de catégor sation exige de préter attention aux frontieres q séparent les races, les cultures, les nations (CE. p. 120); des frontiéres qui ne sont pas seulement des « frontieres extérjeures, mais également, dit Stoler (Ginspirant d’Etienne Balibar, ainsi que des réflexions de Foucault sur «!'ennemi intriewr»), des frontires intérieures» (CE, p. tis): la race divise les ‘, tout-puissant, animé d'un immuable et inflexible projet de «colonisation des corps et des esprits » (CE, p.26). La politique coloniale est également une «politique des sentiments», lesquels ont eux aussi une histoize, Ces sentiments, il Sagissait de les contrdler de les prohiber ou de les encourager, mais aussi et avant tout de les faire naitre et de les former, dioit le rdle capital dévolu & Véducation. Etre blanc, étre bourgeois Prenant notamment appui sur les passionnants tra vaux d’Uday Singh Mehta concernant les relations entre impérialisme et libéralisme’, Stoler montre que cette « éducation sentimentale cette «éduca- tion raciale du désir», était inséparablement un pro- cessus d'acquisition d'une identité et d'une civilité bourgeoise: Vordre colonial était par définition un ordre bourgeois. Cest pourquoi la marginalisation, pour ne pas dire Veffacement, dont la «classe » (et l'économie politique) a fait Fobjet dans les études coloniales doit etre contestée: «on ne peut |. pas comprendre a construction de la “blancheur” sans explorer sa dimension de classe» (RC, p.75). Cela nVimplique pourtant absolument pas daffirmer la primauté @'une catégorie sur autre. En effet, dans les métro- poles comme dans les colonies. la «conscience de classe» était elle-méme impréznée par la «rhéto- rique d'une nomenclature “raciale” » (RC, p.77): «La pensée raciale ne uit pas Fordre bourgeois, elle le constitue» (CE, p.198). Lon ne sétonnera done guére que Stoler porte une attention scrupuleuse au probleme des «Blancs pauvres», des «petits Blancs», uiconstituaient une constante source d'inguiétude ~et un objet des «politiques sociales réformistes» — dans la mesure ou leur simple existence (leurs modes de vie, leurs relations leurs gods, etc.) incarnaient la ‘menace d'une transgression des frontiéres raciales, sibien que se posait la question de savoir si oui ou non, ils étaient (ou restaient) de «vrais Buropéens. Metre a Pépreuve la abolte & outils» foucaldienne Toutes ces problématiques, ou presque, se réfractent dans un prisme foucaldien, ainsi qu'en témoigne le cinguitme chapitre de La Chair de empire, « Une lecture coloniale de Foucault», qui protonge les analyses développées des 1995 par Stoler dans Race and the Education of Desire®, Stole fut sans dou la premiére & mettre en paralléle le cours de Foucault de 1976 au College de France, «I faut défendre la société (a Pépoque encore inédit), avec le premier volume de I'Hfistoire de la sexualité (La Volonié de savoir) afin de monteer Tenchevétrement, chez le philosophe, des questions de la sexualits bourgeoise (en Europe) et de la naissance du racisme dEtat Stoler adoptait ainsi deja une perspective décentrée par rapport la formation des sujets Bourgeois euro péens, au sens oi son entreprise exigeait léeriture ‘une histoire «déplacée » prenant en consideration «les étymologies coloniales dela race» eta politique impériale, Lite de mani&te comparative ou «contra- untique- comme aurait pu le dire Edward Said ~ les discours sur la sexualité que Foucault avait cexhumés pour Europe des xvi et x1x* siveles signifiat donc les fare se relléter au miroir des situa tions coloniales oi avaient germées les perceptions impériales des Autres racialisés, qui avaient renda possible affirmation d'un soi bourgeois. La démarche de Stoler est 'autant plus inté sante quelle ne surréte pas, comme d'autres ont pu le faire, au constat que Foucault a limité es analyses aux archives frangaises et européennes, sans se Sou cer de savoir comment la sexualtéet la race étaient sles formes de gouvernementalité coloniale et sans s‘apereevoir que la sexualité dans les métropoles ne pouvait étre isolée des rapports raciausx dans les colonies. Au contraire, Stor fait de cette absence le point de départ d'un questionnement critique: il sagit de tester la «boite outils» foucal- diene en Vappliquant au probleme de articulation de la race et de la sexualité au sein de «formations Jmpériales> traversées de tensions entre colonies et métropoles, colonisés et eolonisateurs - afin de pro- uire d'autres chronologies et dautres zénéalogies, ‘qui ne soient pas eurocentrées, D'apreé’s Stoler, cette approche permet de remettre en discussion certaines des hypothéses qui sont an fondement des réflexions dde Foucault: «En repensant Phistoire de ta sexualité 4a travers Uhistoire de empire, on stapercoit que le racisme moderne esi moins “ancré” dans les tecko- dogies du sexe européenmes que ne le pensait Michel Foucault» (CE, p.198), Le racisme, ou la fabrication (précalre) des Européens ‘Crest pourquoi Stoler refuse T'idée selon laquelle le racisme dériverait simplement de lordre bour- geois et affirme que ceux-ci enaissent d'une dyna- ‘mique partagée. La pensée raciale ne suit pas Vordre bourgeois, ele le constitue» (CE, p. 199): e racisme 26 UNE GENEALOGIE DE LA SEXUALITE ET DELA RACE ROL N'14 — NOV-DEC. 2015, Ya pas tant pour fonction de gérer un Aute lointain que d'inscrire la fabrique bourgeoise des popula- tions et individus européens dans le cadre plus large une formation impériale. Loin de ne retenir que la dimension institutionnelle propre aux « Etats taxi- rnomiques eta leurs formes de gouvernementalité coloniale, Stoler montre que la productivité coloniale des discours sur la sexualité et la race est constitu- tive de «savoirs charnels» qui se déploient dans les - cenvers tout ce qui échappe aux calculs de la gouver- nementalité coloniale et trouble sa rationalité poli- tique et racialisante... d’oi notamment lattention portée par Tauteure aux modalités de traitement de la question du métissage par les autorités coloniales. A travers cette réinscription des questions raciales dans le cadre colonial, Stoler démontre qu'il serait {rompeur cela vaut pour aujourd’hui comme pour hier ~ d'interpréter le racisme «cominte un dévelop- pement pathologique et exceptionnel d'une autorité étatique en crise» (CE, 9.215). A Vinstar de Foucaul, ct comme le fait trésjustement remarquer Eric Fassin dans sa préface, elle congoit le racisme comme «a condition dacceprabilité de la mise d mort dans une société de normalisation’ »: le racisme traduit, c'est- a-dire reproduit et transforme, une relation de type guerrier («situ veux vive il faut que Fautre meure ») en une modalité de gouvernement entiérement com- patible avec Pexercice du biopouvoir. Cotte perspective conduit Stoler&situer le racisme dans une histoire du présent ~ soulignons qu’a la fin des années 1990, Stoler a par ailleurs mené des enquétes sur le Front national dans le Sud de la France — et & affirmer quien tant que savoir disqua- lifig le racisme ne sappuie pas sur une prétention 8 la validté scientifique, mais est «saturé d'un sentimen- talisme qui renforce son attractivité» (CE, p.216); un sentimentalisme qui affecte les conduites et les ima- ginaires se forgeant au sein des espaces domestiques A travers des régimes raciaux d'éducation, La nature polyvalente des discours raciaux, leur indétermina- tion et leur plastcité, autorisent alors toutes sortes de - suivant des «généalogies politiques non linéaires » quil serait fondamental de retracer afin de problé- ‘matiser notre actualité. I1s'agiait alors de repérer les opérations, toujours conjoncturelles et stratégiques, de récupération partielle et d'assemblage de gram” ‘aires raciales ainsi réinserites et transplantées dans une grande variété de projets politiques que Yon ne saurait livrer la critique sans en restituer la com- plewité et l'épaisseur historique. Politiques de la comparaison Siles travaux de Stoler sont si précieux, c'est enfin parce qu’ils permettent de dépasser alternative, pour le moins tenace au sein des Gudes coloniales, entre ce que Fon peut appeler schématiquement une «approche glabale» du fait colonial et une «approche locale» des situations coloniales. Stoler, elle, préfére la comparaison. II n'y aurait 1 rien dextrOmement original si la comparaison n’6tait EXTRAIT / UNE POLITIQUE DE LINTIME Dirieigtgianal natin enfants de Necrlandais de oacr avec ceux des domestiques les auorités arguant Sql iaguersient srs tds apidement ‘de «parler et penser en Javanaie» ot ‘demander aut nurse locales de porter les enfans lin di corp pour quis senent pus «edeur de lev sear renvoait a des ‘enjcux plus complexes que la seule difference ulturelle, Cex demandes fnsaien partie ‘Tun ensemble pus lange de prinipes deins Pour apprendre aux enfants européens dans ls eelonos es rpires et Ls ens sociaux adéquats- Gstant ainsi quis meso imétamorphosen» en Javanais, les part ‘ipaieat de Tinvestissoment de Etat colonial ‘danse savoir ura chai, lessons tI sen Sibi ot de som engagement constant dans ce que jai appelé «education du desir Sije prolong ces articulations entre les dynamiques macros du gouverne rent colomal et lee ites limes de om implantation. ce nest pas parce que e=s dernier ilusireraent un champ plas Tatge ov fourniraient, dune éhelle plus duit, de touchans exemples ot ‘Silss mstaphores dt pons eolonial ‘Ces bien davantage parce que atime ‘eupe une place important dans les peresptons et Tes politiques des drigcants (Ces espaces nous permetient ent fr ce que Foucault surat pu appeler ‘une mizrophysique de Tordre colonial ctdonaent vir ce que applleai la Togiqueaiective del politique colonia ‘Ann Laura Soler. La Chatr de empire, Savers times et pouvoes colonians, ea. de 8, Roux, Pats, La Deciverte, 2013.9.23 ROL _N'14 — NOV-DEC. 2015 UNE GENEALOGIE DE LA SEXUALITE ET DELA RACE 27 ‘qu'un instrument méthodologique servant A mest- rer des ressemblances et des différences entre des contextes, des histoires et des licux, en eux-mémes «indifigrents» les uns aux autres. Mais la compa- raison est pour Stole bien plus que cela; elle habite les politiques coloniales elles-mémes: «dabord outil analyse, elle est ensuite devenue objet détude. Les fonctionnaires coloniauc |.] ont souvent envisage la comparaison de maniére stratégique » (CE, p.275). La condition de possibilité, mais aussi parfois, Feffet, de ces «politiques de la comparaison » rési- daient dans ce que Stoler et Cooper appellent les cinterconnexions impériales» — dont t&moignent, exemple parmi tant d'autres, les grands congrés coloniaux (RC, p.78-80). Lunivers colonial fut le liew de constantes circulations, bien au-dela du seul axe métropole-colonie: circulation des fonctionnaires et des élites(colonisatrices et colonisées), «circulation des savoirs au travers des frontiéres impériales» (CE, 1.263), «circulation des modéles de gouvernement d'un type de territoire impérial é un autre» (RC, P26) Ces politiques de comparaison ne sont pas seu- lement un fait passé, cest aussi, avec de tout autres objectifs bien sir, une tiche présente; une tiche scientifique done, mais aussi et indissociablement tune tche politique, comme le prouve Stolerelle- ‘méme dans son effort pour, selon les termes de Fassin, «inclure dans son analyse exemple, long- temps acculté, de la colonisation israélienne des tr- ritoires occupés> (CE, p.16), Mais penser et euvrer la comparaison, nous enseigne-Lelle, exige de cou- per le cordon ombilical qui rattache I'historiographic coloniale & la nation (RC, p.73): i s'agit de défaire les cadees épistémologiques nationaux dans lesquels restent trop souvent continges les études coloniales. NOTES 1. Voir Pascal Blanchard, «A propos de A. L Solr &F. Cooper, Repenser le colonialamen, Contretemps web, 2. Haunted by Empire (2006); Imperial Formations (2007) “Along the Archival Gren (ao): Inperial Debris (201) 5 Ann Lauea Stoler, «Dans les pls coloniaus (entrelien avec Seloua LusteBoulbina)» Rue Descartes, 2012.9" 78. p& 44 ce jet et dan le demsine francophone, voir Emmantle Stada, Les Enns del colonie. Les tis de empire Seancals entre suionetctoyennet, Pais, La Découvert, 2007 5 Ble inspire en particulier de article Uday Singh Mehta, “Liberal Straagics of Exclusion» (490) centre sur Ie Quelgues ‘pensees sur lsuciton de John Locke st eprodit comme pr tier chapitre de Tensions of Empire. Mebia est également Fa teu de Liberalism and Empire. Study in Nineteenth Century British Libera Thought, Chicago et Londres, Chicago Univesity Pres, 19, 6, Amn Laura Stoler, Race and the Education of Desire. Foucault's History of Sexuality and the Colonial Order of Things, Durham et Londres, Duke University Pres, 1995 7. Michel Foucault « favs défendre i société», Cours aw College de France. 1975-1976, Pats, Seuil/allimard, 1997, pak EXTRAIT / GU'EST-CE QU'UN « EUROPEEN»? “autor colonale reposait sr deus prémisses aussi pulssantes que fauses, [La premirebyposiés postulate lex uropeens, dans ls colmies, consistent tune enité biologique et socal sparse et slscment identiable une communauts ‘naturelle au eaactristiquespartagées: interete de case, atebuts actu. alfinités politiques et culture supricue Laseconde iced la premibre,atemait ae les froniéres ene le eolonisatewr ttle colons tient cident et faces 3 tracer. Mais aucun de ces poatulats ne efit télé colonial A Perception des colonies comme Ia Rhodes et FAlgsnic tee confit intercuropcens étaient ‘olen explicit les tensions entre hharesucrateset planter, cles mpantés st nomads, missonasires tdesidurs Politiques de metopol, ou pots Blanes ot Fiche entrepreneurs ont ttjour ft des ‘omimunauts colonials euopecnnes des fensombles ion plus divises t paltique ‘ment tapes que ne pouvsient Taltemer la plopart de leurs membres Les divisions interne se nourriseaint do la concurrence ve ports poigues et économiques comoneFatesten, pa exemple, es cots ‘sutour de Tacote atx ressources indigenes, des méthodes a employer pour preserve le pouvoiret les privileges européens et des eriteres a retenir pour itéprer Feit colonial et pemetre sa reproduction. En anthtopologie ne plus comsdeser os lites colonies comme des comma {és dintrets homogenes aconsitus une olution notable. marquant un changement majeur dans la manire de penser ls relations de genre en contexte imperial Les ‘margueurs de Tidealite européenne eee exibeesTappartenance ha communauté ne sont plus apparus comme desatrbuts fges, mis comme des caracterieiqase fides, perméables et historiguement comiroversées. Ain la politique colonise ‘Fexcusion dependat dela construction feeatégoies. Le controle colonials afr ‘ait par Videntiaton des «Blanc, des indigenes», des enfants sascepibls de ‘devenirdescitoyens pus que des sets, et dota légituté relative des deseendances Dis lors, les caractéistiques physiques inividulles ntaent pas des entéres stants} fll aussi determiner got Ton pouvait eompter comme « Europten» ‘et parguels moyens. La couleur dela em ‘nat op ambigue es comptes bancaires twop capriceuy et a croyance religeuse et éducation, bien que fondamentaes, ttoient jamais sulfisamment dines.) [Les dynamiquesinchision et excision sppelaent ainsi une eégultion sex conjugal et domestique de lave des colons européens et de leurs suits. wb ‘Aan Lara Stoer, La Chair de empire, Savors intimes et poxvois colons, ead de, Rows, Pats, La Découverte, 2013, 9.7172, «PRENDRE AU SERIEUX LA RACE» LAVENIR DU FEMINISME ET LA QUESTION RACIALE PAR BRENNA BHANDAR* APROPOS DE Naney Fraser, Le Féminisme en mowvements Des années 19604 Vere néolibérale, trad. d°E. Ferrarese, Paris, La Découverte, 2012, 336 p. 24 € Cet article reprend une courte mais remarquable intervention donnée par Brenna Bhandar le 8 juin dernier’ sur quelques questions clés auxquelles doivent se confronter les mouvements féministes qui se réciament de la gauche radicale - et auxquelles doit se confronter la gauche radicale si elle prétend se réclamer du féminisme. n @ fail remarquer combien, lors des récentes manifestations antifascistes contre English Defence League et le British National Party°, les troupes de la gauche étaient pour essentiel compo- sées de Blanc-he-s, Sur la base de ce constat, certains concluent que nous devons nous donner pour objec- tif de cultiver une politique antiraciste & gauche qui ‘mobiliserait bien plus de non Blanc-he-s, Favancerai idée que Tune des raisons de cette absence notable réside dans le fait que nombre de non Blane-he-s & gauche peuvent avoir limpression que les organi- ions et partis appartenant au courant socialist® ont jamais réellement pris au sérieux les questions A reconnaitre que le racisme est une réalité: cela touche au cevur de la maniére dont nous analysons les problemes politiques. C'est ce sur quoi je ticherai dde me concentrer aujourd'hui. Construire un réseau ou un mouvement politique de gauche radical implique de prendre au sérieux la race et le racisme, si que le gente et a sexualité( salement ajouter le handicap), Biew quilexiste des exemples notables de lutes conjointes ct de solidarité entre des organisations de gauche et des campagnes spécifiques, des obstacles importants, “opposent encore de réelles avaneées sur ce front. Le récont ouvrage de Nancy Fraser, Le Féminisme en mouvements. Des années 1960 a Vere néolibérates illustre de fagon particulitrement révélatrice l'échee des recherches [éministes d'inspiration socialiste a faire des questions de race et de racisme une dimension centrale de leur analyse de 'oppression de genre, Une table ronde intitulge « The Future of Feminism » s'est tenue récemment & Londres": il envisager Pavenir du {éminisme & partir du travail de Fraser. Les organisateurs et organis tices navaient apparemment pas jugé nScossaire d'y convier une femme non-blanche ou un-e universi- taire dont le travail porterait de fagon centrale sur les rapports entre race et genre. L'une des intervenantes a dailleurs relevé 2 la fin de sa présentation que la composition raciale de la table ronde en question posait probleme, Ceci n’a rien d’anodin, puisque cela ‘montre bien que les féministes de gauche savent que la race devrait étre prise en compte dans la pensée féministe Ces questions de représentation sont complexes. Le probleme n'est pas simplement celui de la viibi Iilé des femmes non-blanches ~ méme si cela reste une question importante, étant donné que nous sommes trop souvent absentes de ce type de débat let que nos points de vue sont effectivement invisl lisés. La question de la représentation souleve des problémes bien plus larges et plus complexes, au sens ol le moins qu’on puisse dire est que la gauche nest pas allée tres Join dans sa reconceptualisation des catégories d'analyse qu'il est dusage d'employer pour comprendre un phénomene politique tel que le patriarcat. Sila race était devenue une dimension centrale des analyses des féministe(s) socialists) si Ton en était déja Ia, alors la question de savoir stelle tribune est composée exclusivement de blanches ou ppas ne serait pas aussi importante, Mais il n'est pas impossible que le point de vue et le cadre épistémo- logique de chacun soient encore détermings par propre expérience. Comment se peutil que, 40 ans apres la publication de Sex, Race and Class (1974) de Selma James et 30 ans apres la parution de Femmes, race et classe d’Angela Davis (1981), la race ne soit + Brenna Bhan ext maitre de conférences a facuité de droit de la School of Oriental and A‘ricen Studies de Tuniversité de Londres ROL _N'14 — NOV-DEC. 2015 PRENDRE AU SERIEUX LA RACE» 28 pas encore devenve une eatégoriefondamentale des arilles d'analyse a travers lesquelles le féminisme socialiste apprchencl le patriareat et le capitalise? ‘Crest ick que Yon peut brigvement évoquer Tou. vrage de Fraser (bien que ces mémes critiques ceussent out aussi bien pu etre adressées & autres), cet certains des problémes posés par son cadre ‘danalyse, en particulier le fait quil ne semble pas tenir compte des recherches des féministes noires, des féminismes non blancs, subalternes ou posteo- loniaux. Le Féminisme en mowvements unit divers essais publiés par Fraser sur trois décennies. Ce recueil témoigne de Foriginalité et de Fimportance majeure de la contribution de Fraser aux champs de lathéorie féministe et dela philosophic. ‘Concernant la question de la race, du genre et de la sexualite je ne suis certes pas la premiere & criti quer la manire dont la race figure (par son absence méme) dans es éerits de Fraser. Le chapitre intitulé «Une généalogie de la «dépendance ». Enguete sur un concept cl de Etatprovidence américain» (coé- crit avec Linda Gordon) analyse les «sous-textes de la race et du genre» des discours sus la dépendance vis 8-vis des aides sociales aux Etats-Unis. Sice texte retrace utilementcertaines des évolutions politiques du terme de “dépendance”, et notamment ses dimen- sions coloniales et néo-impérialistes, la récurrence des quatre figures de la «femme au foyer», de «indi gent», de leindigene» et de leesclave», au eur de toute son analyse, rappelle directement les critiques formulées par les féministes noires Gloria Hull, Patricia Bell Scott et Barbara Smith. Pour ees, dés lors qu'on considere comme des catégories analyt ‘quement distinetes la race le genre et la sexualité,on Sinterdit de penser le fonctionnement de l'oppres- sion, qui repose précisément sur leur entrelacement Cestce que suggére et résume lettre de leur ouvraze de 1982 All the Women are White, All tke Men are Black, But Some of Us are Brave (soit: « Toutes les femmes sont blanches, tous les hommes sont noirs, mais certain(e)sd'entre nous sont courageu(se)s»). Dans d'autres essais plus tardifs, Nancy Fraser Sattache & la nécessité de mettre en place un Etat providence postindustriel. Dans « Apres le reventu familial. Exercice de réflexion postindustrelle», la ace disparait purement et simplement de sa réflexion sur le travail salariéet les travaux domestiques. Elle évoque le problome de Vinégalité de salaire entre les hommes et les femmes sans prendre en comple la manitre dont la race et le racisme contribuent & la dévaluation du travail des femmes de couleur, alors meme que ces processus de dévaluation se distinguent fortement de ceux que subit le tra- vail des femmes blanches. En réalité, la «justice cthno-raciale» et la justice en matiére de gente sont congues comme des visées radicalement séparées, uil convient d' du travail des Southall Black Sisters eroupe britannique de lute contre les violences faites au femmes, fondé en 1979 au nord de Londres etconsti- ‘ué de femmes appartenant a des minorités]. Malgré sa bridvelé,ce fut une contestation bienvenue de la Légitimité de la distinction analy tique entre «poli- tique de reconnaissance » et «politique de redistr bution» ~une distinction centrale & la théorie de la reconnaissance de Fraser. Dans le cadre théorique iis en place par Fraser, la question de la race est pour lessentel duit a une question de diftérence culturelle et de «diversité». La race est done défi- niv comme une eatégorie relevant de Fidentité et, & partir de I, Fraser développe une critique de ka poli- tique de reconnaissance fondée sur identité (out en ‘admettant son importance): celle-ci aurait détourné attention de la visée politique bien plus fondamen- tale et urgente quiest la redistribution. Cependant, en refusant de prendre en compte la {agon dont les femmes de couleur se sont trouvées contraintes de faire fusionner leurs revendications égalité, de reconnaissance et de redistribution (parce qu'il est impossible de séparer ces revendi- cations, tant d'un point de vue théorique que pra- tique, ds lorsque le racisme et le sexisme constituent {toujours dja la forme spécitique de Fexploitation de classe a laquelle elles sont confrontées), Fraser conteste toute pertinence a leurs expériences, leurs histoires et leurs travaux de recherche. Comme Orlem Aslan et Zeynep Gambetti Font habilement démoniré dans un contexte proche, le travail de Fraser a tendance a «négliger les differences existant entre les mouvements feministes selon leur contexte culturel, politique et géographique'. Lun des effets de cette approche (et de absence de critique dont il fait objet) est d universaliser Tex- périence des femmes blanches et ~ le plus souvent — bourgeoises. Le mot «femme » est utilisé comme s'il s‘appliquait a toutes les femmes, alors qu‘en réalité ine représente que les expériences et les histoires des seules femmes blanches. Ceci veut dire que les expériences des femmes noires ou asiatiques (et plus généralement, dans d'autres contextes, des femmes indigenes) sont effacses ou refoulées par les théo- ries et les politiques des féminismes de gauche. Les analyses proposées des problémes politiques sont par conséquent partiales et incorrectes par défi- nition ~ car (comme nous le savons) le capitalisme est construit travers la dépossession colonial, le commerce atlantique des esclaves, et, aujourd’ hu, tune forme mondialisée du capitalisme qui dépend du travail du Tiers-Monde et dont les valeurs restent définies ~dans une certaine mesure — par le racisme et par la croyance persistante dans la supériorité blanche. Ce probléme n'a bien sar rien de nouveau, et je ne ferai ici que sugaérer quelques explications possibles Ala résistance des feministes blanches & inscrire la race au ceur de leur interprétation du patriarcat et du capitalisme. Cette résistance provient peut- ire d'un aveuplement volontaire. Il est également possible qu’elle résulte d'une réticence - peut-étre Inconsciente ~A renoneer aux privileges qui échoient a ceux et celles qui sont racialisés comme blancs Enfin, peut-étre est-ce Fexpression de Vincapacité & voir que ce n'est pas la méme chose de simplement reconnaitre que le racisme est un probleme, et de réellement titer les conséquences dune analyse cri tique de la race quant 2 la théorisation de Foppres- sion de genre, I me parait clair par ailleurs que des féministes «qui apparticnnent pas a des organisations marxistes et socialistes font une partie de ce travail, et, dans certains cas, elles vont bien plus loin qu‘elles sur ce plan. Pour en prendre la mesure dans un contexte “universitaire, i sufit de se pencher sur la littérature des Critical Ethnic and Critical Race Studies Prendre en compte la race, le genre et la sexualité Dans la pensée radicale noire et le féminisme ‘marxiste i existe une longue tradition de tentatives varies pour « étendre les catégories marxistes > ~ selon la formule de Frantz Fanon - afin de rendre compte du colonialisme. Il importe de reconnaitre que les relations d'exploitation établies pendant le ROL _N'14 — NOV-DEC. 2015 PRENDRE AU SERIEUX LA RACE» a colonialisme n’ont pas dispar, Meme si la déco- lonisation formelle a progressivement gagné toute Afrique et YAsie depuis 1947, les schémas contem- porains de Vexploitation capitaliste mondialisée reposent sur des relations et des schémas politiques 1 économiques qui ont été étabtis pendant le colo- nialisme. La colonisation n'est ailleurs pas un phé- ‘noméne qui faurait plus d'actualité: elle se poursuit aujourd hui aussi bien en Palestine qu’au Canada, en Australie ou ailleurs. Du point de vue des com: munautés indigenes et des Premiares Nations (« First ‘Nations, le coloniatisme n’appartient pas au pass Pour prendre un autre exemple de travail alliant une analyse de genre et de race, Silvia Federici a soutenu (en sappuyant explicitement sur les travaux. antérieurs de féministes comme Selma James) que apparition du prolétariat n'a été possible que grace ‘hun systéme capitalste structuré par le sexisme et le racisme, Elle éerit ainsi: « accumulation primi- tive ne fut pas seulement une accumulation et une concentration de travailleurs exploitables et de capi taux. Eile fut également une accumulation de diffe rences et de divisions au sein de la classe ouvriére, griice auxquelles les hiérarchies consiruites sur le genre, comme sur la “race” et lige”, devinrent constitutives du fonctionnement de la classe et de ta formation du protétariat moderne'®.» "Nous voyons done que le type d'analyses que nous, devons cultiver si nous voulons prendre au sérieux la race, le gente et la sexualité sont de celles qui reinterprétent et transforment notre boite 8 outils conceptuelle. C'est ce qu'a fait Federici pour Ia salggorie de proletariat et Cheryl Harris pour Ia propriété. le genre et Ia blanchitude (awhiteness»): Cest également ce qu’ont fait les historiens de 'escla- ‘age et de la revolution (comme Erie Williams ow C-L.R James) concernant notre compréhension de In fagon dont la race fagonne les relations de travail ot de proprité. Et Yon pourrait encore en donner tine multitude d'exemples ‘Quand on nva invitée A participer a cette ren- contre, un membre de I'International Socialist [Network a vogue fait que les jeunes militants qu Sinteresaient au féminisme et a antiracisme ctaient intressés par Iidée d'intersectionnalité. La notion ntersectionnalts est apparue dans le cadre d'un certain discours universitaire américain liberal ui visait transformer les cadres juridiques afin qu'ls prennent mieux en compre ls Bens soutfrant de dis- Crimination a plusieurs lites, non uniquement en raison soit de leur genre, soit de leur race, soit de leur sexualité SiTintersectionnalitéa servi a ouvrir un dlébat au sein dela recherche juridique en Amérique ddu Nord et, vingt ans plustarden Grande-Bretagne, surconiment améliorer les lois conte Ia discrimina- tion, il me semble quelle «aujourd hui perdu toute Utlité, Lintersectionnalité exprime avant tout un projet liberal de gauche de reforme juridique et n'a pas grande utlité pour penser la classe. En tant que Siscours avant tout académique et orienté vers une EXTRAIT / MYOPIE DU FEMINISME BLANC ons un artiste écent, «How Feminism Became Capitals’ Handmalen ~and How to Reclaim I! + (Comment feminism ext devenu a servants du apitalime el comment ele P90 Prer»). Nancy Fraser s'ppuic sur ses propre travaux analyse politique pou firmer que le féminisme a au miou dé instrumemtatise parle neliberalisme ou au pre représenté Tun des aspects du projet néolingal. Alors qu’ premitre ‘ue on pourrait coir aver afi an hori fleet dao-analyse wn effort pour asumer la esponsa passé ct dela edlbration de déisons Strategiques en vue de Tamiortion dela ve ds femmes ils anere a Vexamen quc se ‘manifest ie srtoat a myopic recurente {hs femme bane et om nsapas fondamentale a prendre en consideration, dialoguer et penser avec les eminssmes des Non- blancs td Tiers Mende, Depuise debut des annses 1970 ct Jusquaujourt hs, ls chorcheurs ct los nnilants de es feminismes ont Gabor’ lave asi une ertique fminate systématique non seulement et exptalisme ‘apitalisme mondiaiséancré dansles heritages coloniaue. Ces femsnismes oat jamais fi prime le «aexisme culturel» sur tation économique. Les érits «quis ont produits sont considérales. les ‘xemples de ces analyses innombrable, Alesorte qui est partiulierement lassant ‘Tentendre ls fEministes blanchee paler de Tadleusime vague dy fm leg années 1960 a Etats-Unis] comme i fa scul «feminism eistant ct ‘tise le promo «nous pour déploer les deers de leurs ltles, isonet out net: on ne peut pas parler du «feminism» n gincral et ln crtque dp jamais cu une seule source. Cette unité Fantasmatiqae a explo de e moment 08 Sojourner Truth a prononcé cette phrase: SAM La woman?» , fonrnal of International Women Studies, 2004.53). P.75- 80. 12 Richard Seymout, «Death by the Barracks», 24 mai 2013, acceso lie sus bog Lenin's Tom, wa leninoba VERS UN «MARXISME QUEER» ? PAR JEN HEDLER HAMMOND" APROPOS DE Kevin Floyd, La Réification duu deésir. Vers un marxisme queer, trad, de M. Dennehy, M. Duval, 312p.,21 €. . Garrot et C. Nordmann, Patis, Eaitions Amsterdam, 2013, Associer marxisme et théorie queer, comme prétend le faire Kevin Floyd, parait relever de la gageure. Cette perspective doublement hétérodoxe s‘avere pourtant fructueuse. Elle permet ainsi de rapprocher 'essor du mouvement queer d'un certain état du fordisme, en montrant son lien avec certains modes de consommation, ou encore de rapporter ses difficultés actuelles a avancée du néolibéralisme, et notamment aux processus en cours de privatisation de I'espace public. Ilne s'agit pas d’affirmer qu'une convergence est possible entre deux mouvements poli iques heté- rogenes, mais de démontrer laffinité profonde entre ces cadres théoriques et pratiques. Reste maintenant, selon Jen Hedler Hammond, prolonger ce renouvellement théorique - en prenant ar exemple en compte la situation spécifique des femmes. eux théoriciens sont au ceur de impor tante contribution de Kevin Floyd au débat sur Vavenir du marxisme: Judith Butler et Fredrie Jameson. Kevin Floyd entend les faire dialoguer, et avec eux Michel Foucault, Georg Lukées, Herbert Marcuse, Eve Sedgwick, Michael Warner et David Wojnarowiez. II Sagit par la de confronter les concepts de totalité et de réification avec les ques- tions du genre et de la sexualité. A Vorigine de La ‘cation du désir, écrit Kevin Floyd, ily a le pro- jet de traquer «les divergences et les convergences» centre théorie queer et théorie marxiste (p. 19) ~mais ee qu'il accomplit est en fait bien plus complexe. A certains moments du livre, une position théo- ‘ique prime sur Faure, Par exemple, dans sa lecture historique de la masculinité, lessor du taylorisme et du consumérisme sont invoqués pour expliquer com: ment des conceptions nouvelles de la sexualité, duu désir et du genre masculins se sont développées dans lInculture américaine, Lorsquil aborde les critiques dela totalité et dela réification, en revanche, c'est la théorie queer qui permet de comprendre pourquoi ces termes ont peu a peu été désalfectés, et com: ment ils pourraient étte revitalisés. Kevin Floyd ne se contente pas de montrer combien la théorie queer et le marxisme sont utiles, et combien ils gagnent tre utilisés ensemble: il claire d'un jour nouveau certains des termes clés et des arguments classiques de chacune de ces théories. Des pensées de la totallté es divergences entre théorie queer et marxisme sont bien connues, c'est pourquoi Floyd commence plutot par ce sur quoi elles s'accordent, Un élément ‘commun aux théories marxiste et queer est la pensée de la totalité. Dans le marxisme, cela prend la forme une critique impitoyable de la logique particulari- sante du capitalisme; dansla théorie queer, de Vinsis- tance sur le caractére central de la sexualité dans tous les aspects de la vie. Tandis que la théorie queer ouvent soulizné (avec raison) que Tattention por- {Ge parle marxisme aux conditions de production, & Jaconsommation et a Yaccumulation le rend aveugle Ala centralité du sexe dans histoire humaine, Kevin Floyd montre de maniére convaincante que objet de Ja plupart des textes de la théorie queer est impact de Thétéronormativté sur des aspects de la vie, de la pensée et de la politique au mieux tres indirecte- ‘ment ligs la sexualité. Ces deux courants ont en ‘commun le désir de comprendre le social comme un tout, refusant ainsi toute division stricte entre public et privé, ou normal et anormal, Dans La Réification du désir, copendant, la totalité devient plus ins sable, car Floyd Putilise également pour parler de formations sociales spécitiques qui ont pour but la {otalisation, Dans le dernier chapitre, qui porte sur le ccaractére fragmenté des mouvements sociaux queer a Theure de la privatisation néolibérale, il réfléchit a la revendication portée par certains théoriciens ‘queer de «construire des mondes », détinis comme -des totalitéshistoriquement conditionnées de pra- tique sociale, sexuelle, épistémologique et critique» (p.288). Lattention qu'il porte la nature historique de ces groupes témoigne d'une fagon nouvelle de concevoit la totalité, une remise en question de sa stabilité; elle révdle le désir omniprésent dans son texte de maintenir en mouvement tous les termes clés. Ce caracte insaisissable nest pas un probleme: “Jen Hedier Hammond es dostorante 8 univesté de inks, Chisego. Ses travaux portat notamment sur Ecole de Francfort, ct esthatique. 4 VERS UN «MARXISME QUEER»? ROL N'14 — NOV-DEC. 2015, ilsemble méme essentiel a son projet que des termes. comme ceux de « totalité» et de «xéification» restent cen jeu. Cependant, il serait nécessaire de préciser le sens que peut avoit le terme de «totalité» dans des formations sociales comme le mouvement queer. La réification, du travail & la sexualité Le concept de totalité conduit névessairement celui de réitication, et cest le cas la fois dans le marxisme ef dans la théorie queer. Ce terme apparait avec le plus de force lorsque Floyd esquisse une histoire de Ja masculinité de la fin du xre"sigcle & nos jours. Articulant Lukées et Foucault, Floyd affirme que les i de l'usine tayloriste sur le corps masculin ont AE similaires aux effets de la théorie psychanaly- tique sur le genre et la sexualité. Dans les deux cas ilssagit d'un processus de réification. Pour le traval- leur, le temps de travail devient tellement abstrait que le travail en vient & &tre séparé de son produit, de sorte que finalement toute connaissance de la pro- duction est déplacée et transformée en connaissance de la consommation. Pour le patient en analyse, la sexualité est localisée dans un lieu particulier du psyehisme et de la famille (et non pas au sein d'un ensemble social). Ainsi, le désir~ sexuel, de produe- tion, et de consommation ~estréifié: les objets sont isolés, abstraits du lieu de leur création, Les évolutions dans l'usine et sur le divan de Vanalyste ont eu un impact immense sur le gente. ‘un impact analysé aussi bien par les chercheurs queer ue par les chercheurs marxistes. Cependant, la lec ture combinatoire mise en ceuvte par Floyd ajoute une nouvelle dimension a ce changement historiqu ‘Tandis que la masculinité a toujours é16 associée & Ja sphére publique et au travail (la féminité étant, elle, associée & la sphére domestique et 2 un type de travail tout a fait différent), Pabstraction crois- sante du temps de travail ~ en méme temps que 1a définition de la sexualité comme un événement psychologique ~ signifiait que la maseulinité ne pouvait plus étre réalisée [performed] seulement par le corps. La consommation a ainsi remplacé activité comme caractéristique définitionnelle de a masculinité. Floyd retrace lessor des périodiques. rmasculins consaerés aux loisirs, montrant que d activités comme la chasse, a péche, et enfin le tr vail sur les voitures ont été redéfinies comme des activités proprement « masculines » & partir du ‘moment oit elles ont été évacuées de la sphere du travail. Comme Floyd le montre dans un chapitre ultérieur, cette culture de la consommation a joué un role fondateur dans les débuts du mouvement queer. [ci apparait clairement la tension entre le marxisme (qui doit juger négatif lessor du consumérisme et du {tichisme de la marchandise) et la théorie queer (qui est fondée, dans une certaine mesure, sur les réseaux rendus disponibles par la consommation et le (i= cchisme de la marchandise). A lire cette période en se conformant a lastricte orthodoxie queer ou marxiste, ‘on manquerait lessentiel de cette histoire. Cela se eristallise dans la lecture que fait Floyd de Hemingway, les personnages hypermasculins du romancier sefforgant selon luid’opérer une réappro- priation du corps maseulin du travailleur. A partir d'une scdne de péche emblématique de Le soleil se eve aussi, Floyd observe que, alors méme que Jake Barnes rencontre le naturel en péchant 2 la truite, le style froid et énumératit d’ Hemingway fait du poisson une marchandise de plus dans la masse des biens fabriqués en série et exposés dans les magasins. Floyd crit ain «Bien que de telles échappatoires a 'ennui du travail déqualifié dans (a nature constituent des retours supposés a des formes de travail et de vi plus simples, vraisemblablement pré- ow exiracapitaistes, le laconisme eélebre de ces descriptions aboutit fina Tement a une réification de fa nature, produisant un aysage de pure imanédiateté, qu'on pourrait appeler, Gla suite de Lukiies, une “seconde nature” qui ne vise (quid transcender Vabsiraction du travail imposée par le capital» (p.149. En suivant la trace de la norme du travail ouvrier ‘masculin depuis le corps jusqu’au moi, et enfin & la relation avec a nature abstraite et réitige, Floyd révele Veffet de la production capitaliste sus les conceptions taditionnelles de la masculinité et montre comment la totalité du capital englobe tout - particuligrement a cette période: méme la nature n'est pas & Fabri du processus Wabstraction et de réification Marcuse et le mouvement queer Une fois retracée 'évotution de la eprésentation nor ée du comportement masculin, Floyd passe 3 une lecture du mouvement queer des années 1960 et 1970, lune lecture qui repose sur eet espace abstrait de la masculinité, Floyd uilise ici Marcuse. en partie du fait de son importance centrale pour les débuts du ‘mouvement queer, mais aussi en raison de usage nou- veau quil fait du concept de réitication dans Eros et civilisation, Marcuse d&crit les effets du capitalise comme analogues une repression (est une des ra- sons pour lesquelles Marcuse tient une telle place dans cet ouvrage, qui siefforee de déterminer les conver gences et les clivergences entre, notamment, Lukcs et Foucault), tandis que la rétication lui appari comme Ja possiblitéd'Schapper a cette repression. Marcuse {raque ii Fopposition entre un corps rifié pour le tra- vl une reification considérée comme positive danse capitalisme) et un corps réifig pour le plaisir (e qui est AFinverse considéré comme négatif). Cette seconde sification la ification érotique ~ est selon Marcuse capable de défaire la réification négative du travail. VERS UN «MARXISME QUEER»? ROL N'14 — NOV-DEC. 2015, Eros - qui, dans cette euvre de Marcuse, est représenté en des termes principalement homoéro- tiques -est a fopposé du «principe de performance» qui domine la vie capitaliste. Floyd éerit ainsi -sidentfiant le principe de réaité&la “productivté”, et le principe de plaisir & ta “réceptivite”, Marcuse affirme qu Orphée et Narcisse les figures mythiques. centrales pour Marcuse] représentent une relation passive et réceptive au monde naturel» (p. 191-192). Narcisse et Orphée rejettent tous deux la sexualité hétéronormée : le premier se retire du monde pour stabimer dans la contemplation de soi, et le second, maleré Thistoire damour hétérosexuelletragique qui fait partie de son mythe, est identifié par Marcuse 4 son rapport la nature et & son eamour pour les jeunes garcons» (p.192). On comprend aisément que ces personnages aient pu devenir centraux pour le ‘mouvement queer ses débuts. Putt que dimaginer les sujets homosexuels comme similaires aux sujets hétérosexuels, la majeure partie du mouvement queer Sefforcait de substituer & une situation d’hétéronor- mativité une homonormativité (imaginaire). De Ja méme fagon que Marcuse remaplagait les figures ythiques traditionnellement an eceur de Ia philo- sophie ~ Prométhée, Edipe, etc. — par d'autres, le ‘mouvement queer imaginait qu'en objectifiant des pratiques sexuelle, il pourrait se substituer a Pheté- ronormativité dans le monde. Fordisme et érotisation du corps masculin Floyd semploie alors a imerpréter une autre ceuvre de fiction, avec un chapitre consacré & Macadam Cowbox,un ilm de 1969. Floyden éearte les lectures Jes plus courantes, qu sont centrées su a fagon dont est représentée Fhomosexualité entre Joe Buck et ses clients, ou entre Joe Buck et Ratso Rizzo, pour mon- ter que film est une allégorie du passage historique clu capitalisme fordiste au néolibéralisme. Le person- ‘nage du cowboy -dont Joe Buck, fraichement débar- qué a New York, est persuadé qu'il attirera en masse les femmes riches et esseulées de la ville, prétes & dspenser tous leurs dollars pour coucher avec ui~ est devenu, la fin des années 1960, un sex-symbol queer, que s était definitivement approprié la communauté hhomosexuelle.. C'est dans les ilustrés masculins deve- ‘nus populaires pendant les années 19s0 que Floyd voit Forigine de Pappropriation queer de figures tra- ditionnelles de la masculinté, incarnée de fagon para- digmatique par les Village People. Ces magazines, présentant des photographies d'hommes jeunes uni {quement vétus des signes permettant de les associer & dls travailleurs masculins («le marin », « 'ouvrier du batiment» ef, naturellement, «le cowboy»), étaient cessentiellement vendus par correspondance, fournis- sant ainsi un exutoire aux hommes gays conservateurs au placard, et assurant des revenus aux photographs, aux mannequins et aux éditeurs. Ainsi, la marchan- dise fétichisée (et 'on en tient peut-étre la Texemple Je plus littéral de toute la littérature marxiste) a une fonetion libératrice tout en manifestant 'emprise croissante du capitalisme. Alors méme que ces magae zines préparaient le terrain pour Tapparition d'une communauté gay underground qui allait exploser en 1969, is illustraient également la fagon dont le capi {alisme, au moins pendant le taylorisme, était capable cde marchandiser n'importe quel domaine, aussi éloi gné soit de la culture grand public. La présence de Toe Buck, un cowboy aussi authentique quon peut EXTRAIT / DE L'INTERDICTION DES COMMERCES PORNOGRAPHIQUES A LA DESTRUCTION DES «MONDES QUEER» Livustrmaten tines Suen jan Disneyland urban s inset dans ua semvemble pis large dvolions qu inlvent totamment le décret de vonage defend ‘gressivment par Tadmintetion Gialians ft promulaué parle consel municipal de [New York en 1995. Celi-i impos a fermeture de tout commerce crotigue situs & ‘moins de cont caquaate mites dune éeoe ‘Tune église, une zone vesideatcle ou ‘Factvitessimilaizes Comme Font suligne LLausen Beant et Mishac! Warner dans une des premiéresamalsescritiues de sett cvlaton, de tel decretsmenacent Airestement e maitica da monde ques tolleti visible et acessibe, comme pouvat ee la zone autour de Christopher Stee “Parnes miles de personnes gut migrent tu vennentenpélerinase & Christopher Siret, fous ne sont pas des usages de ses boutiques pomographigues, mais tous beneficent du fat que certains lesoien: Aueel dn ceriain pon, un changement ‘quanta decent chargenven qualia Une mase critique se developpe. Larue devin queer. Ele dvelonpe une culture sesuelle dense et publiquement accesible = tant donne la fagon deat, aux Etats-Unis, les formations homms sas oat hist Fiquement enracinges duns des pratiques de consommation - dans des circus de consommation jasqu’ éeemment tesours loca el marginaby inom ax frootiet Os Kigali ke oeneecntoh dela ermeture ov dea dispersion de cot petits commerce wont bien adel de es Commees eux memes. La commer tion locale du sexe dans des espaces comme log ibesries pornographiqus, les bars ou leg elubs, a joué un ee fondamentl dans te maintion des formations qucer.Cest de «ete fagon ue, par exemple, les hommes fs cont appris ds rover cart. sraphieran monde faclomen accesible ‘contrureFarhiecture d'un espace ‘qieer dans un environnement homophobe ‘Ces évoltions menicent done dec: tement des formes de viexosale qieer cacceribey, dispombles pour lo vémore etentretenues par une activi collective Kevin Floyd, La Réjeation di desi Versem marsiume goer, ‘nad de M. Deanchy. M. Duval {€-Garrot et. Nonimnann, Pais, uhvions Amsterdam, 2013, 9.276-277, ROL _N'14 — NOV-DEC. 2015 VERS UN «MARXISME QUEER? ” ‘en trouver & New York, montre la proximité entre la version classique et la version queer de la masculinit, ct la tension qui les oppose en dernidre instance. Cette différence presque imperceptible entre le cowboy conventionnel hétéronormé et le cowboy underground queer révele, selon Floyd, que, quelle que soit a fagon dont on Ie considre, le cowboy est dgsormais une marchandise, Pour Floyd, ea situant cette marchandise dans le climat socio-économique confus du New York de la fin des années 1960, ot les incitations 4 la consommation contrastent avec la pauvreté de Buck, le film met en seéne le confit entre les valeurs de production fordistes (inearnées par le cowboy américain) et lespace global du capital qui commence & faire vaciller la suprématie américaine au cours des années 1960. Ainsi, le moment ot, la, fin du film, Buck jette son costume a la poubelle peut tre compris comme une allégorie de la fin d'une <époque ola definition de la masculinité allt de soi, mais 6galement celle de la fin d'une dre de croissance continue de la productivité et de la consommation nationale. Le néolibéralisme, ‘ou la destruction du monde commun queer On entre alors dans le chapitre & mes yeux le plus perspivace et stimulant de Touvrage. Lauteur com- ence par opposer la stratégie fordiste a la stratSgie néolibérale, Ia premiére visant A garantir une cer taine stabilité sociale pour consolider les moyens de production et les espaces de consommation, tandis que la seconde travaille au contraire & produire une inslabilité sociale généralisée, Alors que le fordisme a contribué & unifier le monde parle biais du consu- ‘iérisme, le néolibéralisme sépare et privatise les groupes de consommateurs, faisant ainsi obstacle {la création d'espaces de socialisation significatits Les questions politiques aujourd'hui portées par la communauté queer, comme la lutte pour acces gal au mariage ou pour Touverture de Tarmée, ont pour enjeu fondamental légalité, Tandis que les mouvements queer radicaux des années 1970 ima- inaient qu'une planéte queer viendrait triompher de la planete hétérosexuelle, le mouvement queer contemporain s'attache a se rendre égal, ou Equi- valent, i la communauté hétérosexuelle, En consé- quence de cette inflexion, la sexualité, marqueur de difference entre communautés queer et straight, est de nouveau renvoyée au domaine privé. La chose est particuligrement claire & New York, la ville de Stonewall et de Macadam Cowboy, ob le nettoyage agressif opéré par Giuliani a aseptisé des quartiers autrefois ouvertement gays, Avec la fermeture de sex shops, de librairies pornographiques, de bars et de clubs, et avec Vorganisation de la hausse des prix du logement, qui a eu pour effet que seuls les gays Jes plus fortungs soient en mesure de rester dans le quartier, la culture queer bouillonnante et ouverte de New York a quasiment disparu, Ces évolutions font directement obstacle & apparition d'une quel- cconque formation sociale, lespace public cédant la place a Tespace privé. Ainsi, Christopher Street, & Tandis que les mouvements queer radicaux des années 1970 imaginaient qu'une planéte queer viendrait triompher de la planéte hétérosexuelle, Je mouvement queer contemporain s’attache a se rendre égal, ou équivalent, 4 la communauté hétérosexuelle. [New York, est devenu le domaine de la communauté queer blanche et riche, tandis que les homosexuels plus pauvres, dont de nombreuses personnes de couleur, se retrouvent isolés dans d'autres quartiers. Cette ségrégation contrarie toute unification d'un ‘mouvement, Si cette lecture s'attache aux effets de ces transformations sur la communauté quer, im pact de cette ségrégation sur d'autres mouvements sociaux potentiels, qu'ls soient féministes, fondées sur la race, Ia classe ou autre, est évident. A mesure {que notre monde se privatise, espace public oi faire advenie le changement disparait. La Réification du désir est une contribution pré- cieuse aux efforts pour donner sens 2 la place du marxisme a lére du capitalisme ngolibéral. Ses ana- lyses des deux modes de pensée, ainsi que de leurs concepts clés, offrent de nouvelles perspectives sur des concepts que la plupart d'entre nous tiennent pour évidents, Les femmes sont pour Tessentiel absentes de ce texte, sauf quand leur histoire genrée cst distinguée de celle de la maseulinité. Elles sont centidrement absentes de la lecture que fait Floyd de Yepidémie du sida, ce qui est le seul faux pas dans un ouvrage par ailleurs parfaitement orchestré, Bien quill sagisse bien sir c’une critique — une critique ‘qui s‘applique ailleurs la plus grande partie de la théorie queer et marxiste -, Floyd nous offre ici une invitation a prolonger sa perspective en élaborant ‘un ouvrage qui prendrait en compte l'évolution du ««féminin » au cours du dernier sigcle et demi d' toire économique et sociale. C'est une histoire qui mérite d'étre racontée, et qui ne ferait qu'ajouter au ‘travail ouvert ici par Floyd. ‘Traduit par Florine Leplate. POUR UN THEATRE EMANCIPE ENTRETIEN AVEC OLIVIER NEVEUX* PROPOS RECUEILLIS PAR FELIX BOGGIO EWANJE-EPEE™* APROPOS DE Olivier Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du theatre politique aujourd hu, Paris, La Découverte, 2013, 280 p.,22,50€. Olivier Neveux interroge ici la possibilité d'un théatre politique, au-dela de certaines incarnations contemporaines qui réduisent son horizon a un «catéchisme citoyenniste» ou a une pédagogie sociologisante. II réaffirme importance d'un théatre émancipé, qui redonne une place et une efficacité politique aux imaginalres en rupture avec ordre des choses. Qu’est-ce qu'un «théatre politique»? La these forte qui traverse ton livre, c'est que tout théatre politique suppose un spectateur ‘«ldéal ~ et que la «politique» de ce théatre se mesure peut-8tre en partie & sa conception du spectateur. Est-ce que tu pourrals revenir sur cette hypothase et sa genése dans ton travail de recherche sur le théatre politique? Avant toute chose, ce livre est un livre de spectateur. I estsi commode, dans sa solitude, de tracer des perspec- tives émancipatrices surchauffées, de savoir mieux que uiconque et plus que toute intelligence collective ce dont le monde a besoin, que jai essayé de ne pas plier la réalité ce gue je voudeais quill soit (adicalement autre !)-mais de rélléchir & partir des spectacles que je ‘ois avecee que cela comport par ailleurs 'inév- tables arbitraires et de contingences, D‘autres ceuvres rmauraient probablement conciuit ailleurs—mémesije ne suis pas neutre ot que je ne traverse pas es represen tations délesté d orientations préalable Je cherche ee ui, dans la situation présente, fait défaut ou obstacle Ala domination, ce quien fragiise la massivité, ce qui fait vivee poltiquement la contradiction et, sion les €kéments, du moins les indices de la nouvelle société ‘que porte, dja, «dans ses lanes», celle daujourd hui. Jee fais tend et tenu par une interrogation, depuis plusieurs années, sur signification du «theatre poli tique>, dés lors que la «politique » posséde autres contours que les indigentes definitions qui prévalent dans e monde théatral. Contre la flasque «ontologie» d'un «théétre-par-défintion-toujours-déji-politique » ou la tendance a ramener la politique & la représen- tation de quelques contenus et themes, contre sa confusion avec le catéchisme «citoyenniste » ou, & Yopposé, avec une radicalité formaliste supposée arracher Tart & son Vulgaire devenir culture, fessaie dinterroger la possibililé un theatre poi a «politique serait dotée d'une consistance propre, guine se confondrait pas avec Féthique, la morale ou Festhétique, ni méme avec le social, ‘Crest comme cela que ce travail a été engage, de fagon tétonnante, tout dabord dans Tétonnement devant la place que les spectacles, sous couvert d'un dessin politique, me demandaient, plus ou moins brutalement, d'occuper. J'ai pris 'habitude d’inter- roger, systématiquement, le projet politique que les ceuvres « politiques» revendiquaient pour leurs spectateurs: les sidérer, les éclairer, les alerter, les maneiper, les conscientiser, ete. Cette réflexion sur le théaire contemporain m'a ds lors conduit a par- ccourir de nouveau l'histoire du « théatre politique » ct & prendre la mesure de ces «politiques du specta- teur», Cette recherche a croisé en chemin Vouvrage joyeusement embarrassant de Jacques Ranciére Le Spectateur émancipé (2008) et sa discussion, rude, d'un certain nombre de présupposés de l'art critique ~ discussion d’autant plus redoutable quelle se post tionne en regard des programmes quill se donne. “Olivier Neveus est professeur stot el esthéique du thai Funiversté Lume Lyon-2- est notamment Pasteur de Tires cn late, Lethe fujourd hui (20 e militant en France de 1960 4 nos jours (017) ede Poiliques du pectoteur. Les enjewx de there politique Fils Boggio Ewanj-Epe est doctorant& univers Pars 13 et membre d collet torial de la Rd Dansle cadre dun partenariat entre la Ral. et équpe organisatic ducolloque «PenserIémancipation»(penscrlemancipation ne) Ja Ra accuclle dans ses pages des contributions t etre dds roa stir aon, ns de intrvenants et ntervenantesducollogue is tendra A Na ROL _N'14 — NOV-DEC. 2015 POUR UN THEATRE EMANCIPE 39 Crest comme cela que je me suis dirigé dans le continent hétérogene du théatre politique contempo- rain i partir de Phypothese qu’au theatre, en derniere instance (cela ne constitue ni unique entrée ni la saisie exhaustive), la politique résidait dans le type de spectateur idéal qu'un spectacle convoque, dans le projet qu'un spectacle se donne & son égard. Le teouble est allé grandissant & percevoir ainsi lécart centre les spectacles (a partir de coux-ci, et non pas récessairement des discours tenus sur eux par les artistes) et leur volontarisme politique, entre, par ‘exemple, Finfantilisme des dispositfs et le «progres sisme» revendiqué ou le management émotionnel des publics et la radicalité émaneipatrice affichée, Le spectateur a-t-ll besoin d’émanelpateurs? (On comprend dans ton livre que le spectateur ‘est, dans le théatre contemporain, «malmené» ‘en deux sens: ou bien il est Vobjet d'une tentative de violenter son imaginaire, ou bien il est Fobjet d'une pédagogie politique «citoyenne. Quel est le rapport de ces deux modalités dadresse au spec~ tateur avec l'histoire du théatre d’émancipation? ‘Tout @abord, je ne fais pas du spectateur «bien ‘mené» un idéal, et je ne conteste ni la Kegitimité ni importance ni la nécessité de certaines adresses plus agressives. En revanche, je suis pour les appré hhender & Taune des singulartés de notre conjoncture. I sagit éviter de contribuer 8 Phistoire dés-histor cise de Fart critique, qui revient & considérer qu'un, ispositif est en tous femps et en tous lieux pertinent, ‘que Sa subversivité est établie éternellementet que sa radicalité ne saurait étre absorbée ni méme atténuée par les mutations de la domination, J'essaie d'inter- roger les formes et les fonctions de ces propositions a Faune des conséquences de la puissante détaite Politique et sociale de ces dernieres décennies mais aussi de ce que le eapitalisme nous Fait subir, de ses spécificités contemporaines, des contradictions qui se font jour, A ce titre, on reconnail, em effet, dans les concep- tions contemporaines du spectateur, de ce qu'il doit vivre, des inspirations désormais quasi-institution- nalisées voire sacralisées. Pour les uns, ce sera le recours i Artaud (bien souvent amoindri et anec- dotisé) ou une référence a la vulgate situationniste, chaque fois dans la certitude qu'il faut arracher le spectateur & sa passivité, ui faire vivre expérience Tune intensité, d'une violence que sans cela il ne ‘connaitrait pas, qu'il importe de lui révéler la misére de sa condition consommatrice, la vulnérabilté et la finitude de son corps ou encore les pouvoirs du Mal. Le diagnostic de V'apathie politique est rapidement établi: le spectateur contemporain a pour symp- téme de vivre au-dehors de la vie, de ses rythmes et de ses souffrances, il faut donc, par tout un jeu de sidération voire daffolement, le plonger de foree dans la violence insondable du monde... Comme si ce n’était pas la, désormais, le quotidien de millions de personnes que d'étre confrontés sans relache a la brutalité et la précarité, Ce thédtre ne suppose pas ‘que, peut-8tre, nous avons moins besoin, désormas, d'etre précipité dans le monde que de pouvoir, de {agon intermittente, sen délester et sen préserver.. EXTRAIT / LE THEATRE POLITIQUE, UN ECHEC NECESSAIRE? yeti pots en sen inelicace west pas une ke Illement qui argunsent ce regatde on face es peésupposts mimes re, Ets ce theatre Que retenis de cols? Une premiane question: ele theatre pouvait participor rnowve. Traailer sur son histoire vaccine tite de toute illusion sera puistance de ses eles. Et iestpasla seule pratique, ‘rate, dont on puisecomstate, seve te toute ex dSsennies, le lai éehee Cote dernitre notion, illus, est bie suspecte: qui décide d'un chee sce nest In tes provisos victoire de cerain fats contre autes? «Nous avons eu raison ‘favor tot» soutenat Bens qu aeut do ceste dee battre conte les vedic (i suppose «tribunal de histoire» Et de avoir pas fai smnnsen d avoir manga bien souvent sn projet enleve ren de a legitimte de ce qu fot acté. Eux au moins savant pas reas lors méme que de arto, mais quel pri, tant de ggnants de vaingocurs exhibeat leurs conguetes ‘Finguictude tout de meme, ost 8. Mais elle se reve pls gut encore lorsque confondaitpoiique ct pedagogic? On ura ison Gobjectr, et, tellepitce importante de ce «repertoires ly cm et et hotee monde mai pas tant la conscience doses violence qtne translormtion Subjective de ceux qui em sont Ie wictimes (Ce qui abrutit le peuple, ce mest pase defaut instruction, mais la crayance en Vi feriorté de son intcligence>. soutien ainsi, Jacques Ranciére)? Eine peut-on dite avec Isabelle Garo que «le conrave de idéologie nests un autre system de pense uta tein der memes coordonnées sociales, cst Tantepation en acte dun ante rapport de Ia théore dt prague, a remiseen couse aw ‘moins tendanciele dela diesem da travel fu clive, en méme temps que la spersruc tive tes individu quis’ constraint»? [.] Asamanige cette ewe dela capacits? Plast que dre, parm d'autres dailleurs, elu qu vient apporter cou quien Imanguent Iaconsciense de let oppression Sil paticipait ce monde dela capacite? Cotte question en amane une foule autres: cette capacité, ot provient tlle?” Comment nai-elle? On se retrauve devant une difficult: comment pense a ‘ofsbiation d'un thétire soucien de sex éffete et une «capacite»ellememe elf, sembl-ti de rien sce nest du has deta vlonié, du refs, dela converts propre de sacapacitesingulierecgale celle de tout autre, t inalienable)? Olivier Neveu, Poiqus du specie, Paris, La Decouverte, 205, 9.280 a2 POUR UN THEATRE EMANCIPE ROL N'14 — NOV-DEC. 2015, A autre bord, on retrouve comme un brechtisme degradé, qui entend faire ceuvre pédagogique vis- avvis d'un spectateur prétendument vierge de toute intelligence de la situation ou encore un «sociolo- ise» soucieux de constater et d'exposer la «misére ‘du monde > & un publie supposé inconscient de celle~ ci... Ce didactisme peut adopter des justifications plus «postmodernes», apparemment plus humbles: ‘on ne vient plus, des lors, révéler au spectateur ce quill ignore mais le confronter au doute, 3 l'incer- titude, au trouble, qu‘animal imbécile et épais, il aurait pas. Dans tous ces cas, le théatre se donne pour mis sion de venir compléter le spectateur, Faugmenter et enrichir de ce qui ui manque. En quelque sorte, le spectateur a besoin d'un émancipateur ~ comme il existe des civilisateurs. Ta proposition, qui n’a rien d’une prescription pour les auteurs ou les metteurs en scéne, est de cconsidérer aujourd'hui I'émancipation au théatre ‘comme un processus non pas d’apprentissage ou de démystification, mals plutot comme la décou- verte (ou la reconnaissance) dans I'ceuvre de «capacités» intellectuelles ou physiques, Indlvi- duelles ou collectives. Suivant en cela le Ranciére plus politique de La Mésentente, tu insistes sur la déprise subjective que permet le théatre par rapport aux conditionnements, aliénations et Inégalités ~ non pas un oubll de la domination, ‘mais un décalage. S'agit-il d'une conception de Yémancipation qui rompt de facon exclusive avec une démarche didactique? ‘ene conteste pas le didaetisme au nom de son man aquement& art, et de sa trahison du «Beau». Je ne ‘eux pas faire partie du troupeau trop heureux den terrer cette experience car le théatredidactque fut et reste aussi le site d'une expérimentation — au profit «un arillusoirement auatisé pr, délestédumonde ot de tout processus de connaissance. Finterroge le didactisme da point de vue de lémancipation: sa place et sa valeur. Et il me semble que deux points tn fragilisent le recours. Le premier est, en quelque sorte citconstanciel. Il trait une sorte de féi- chisme de la prise de conscience» dans les milieux radicaux, Fidée qu'l faut expliquer jusgu'a ce que comprchension et mobilsations sensuivent: de «ten Soi» a «pour soi», jusqu'a la victoire finale. Cela 8 pour consequence sinon pour eause: tne conception dela politique ramence i de la pedagogie. Les oppri més ne seaient au courant ni de leurs oppressions, ni de leurs forces, ni de lours responsabiliteshisto= Fiques. Mest assez logique qu'une tlle réduetion ait lieu, La periode est difficile, ous vavons pas prise (ou trés peu) sur la alte les rapports de force sont icisidégradés quil est phus confortable de se refugier dans le motif de ignorance pour expliquer la rela- tive atonie politique, se trouver une fonction (celled prof ou de Fagitate) et pereevoir horizon, sans cess retard, lévénement (bien sowent psyebologisé) . Hest réduit, en quelque sorte, la fonction de prestataire de service: qu’ rythme et décore les mots dordre, ou qu'ls viennent popalariser, avec ses rez rouges et ses maquillages, les doctes recherches Cuniversitaires engagés. Lart nest pas pensé dans sa capacité a venir interpeller, déstabiliser, déplacer a politique, i est congu comme le porte-voix de dis- cours et de réflexions qui le précédent. Et pourtant, cest bien & Vinverse quill faudrait penser: A partir de ce que la création ~ dans le large spectre quelle ddgsigne — vient nourrir, complexifier, embarrasser, nticiper Voire conerétement préfigurer de la pensée cel des pratiques émancipatrices. Cest de cela dont ‘témoignent quelques wuvres a cette heure. Dans Fespace aujourd'hui sinistré de la radicalité, {ene vois pas beaucoup d'autres assises & nos persé- vérances, que Itonnement réitéré devant le fait que, _malgré tous ses pouvoirs idéologiques et répressis, la ‘domination rate ~ parfois de manitre spectaculaire, autres fois de fagon plus minime. Il n'y a pas d’en dchors de la socisté, c'est entendu, Cependant, des étres, par accident ou par volonté, d'instinct ou de raison, enrayent la reproduction des rapports sociaux de domination existants. Des euvres aujourd’hui ‘en sont la trace, lexercice ou la singuligre occasion a produire, sans plus attendre, des «communautés dgaux», en intensifier 'expérience: chacun peut faire exception et venir ainsi perturber et dérégler le partage autoritaire du monde pour qui seuls ‘quelques-uns sont aptes la pensée, Ta sensibilitg et, bien souvent, par voie de conséquence, is émanciper. NOTES LIEW. Adorno, Tore enhéique (170), tad. de M, Fieve, Paris, Knekseck, 1995.95 306. LES JUIFS, ENTRE MINORITE ET HEGEMONIE PAR JOELLE MARELLI* APROPOS DE Enzo Traverso, [Fin de la modernité juive. Histoire d'un tournant conservateur, Paris, La Découverte, 2013, 190 p.. 19,506 et de Judith Butler, Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme, trad. de G. Le Dem, Paris, Fayard, 2013, 360 p..23 ©. Naguare « foyer de la pensée critique du monde occidental», les juifs sont-ils désormais passés «edu c6té de la domination», sont-ils devenus des auxi ires du conservatisme? C'est la these défendue par Enzo Traverso dans La Fin de Ja modernité juive. Si cette analyse a de quot frapper, celle repose sans doute sur une Idéalisation et une homogénéisation contestables de «I'identité juive», passée comme présente. Judith Butler aborde quant 4 elle la question différemment et tente, dans Vers /a cohabitation, d'imaginer ce que cela pourrait signifier que de s'appuyer sur des ‘sources juives» pour justement critiquer le « devenir-hégémonique» de la judéité. Car tiem te tne snc de souci convergent de prendre acte de ce que Yon pourrait désigner comme un progressif et déroutant (p. 18-19). Le sionisme, note justement Traverso, correspond & ‘une tentative pour surmonter ees impasses «en trans- formant le peuple du Livre en enité ethno -culturlle et son passé en épopée nationale, jusqu’a son cou- ronnement étatique.» Cette tendance au national, qui est Pune des maniéres dont les juits européens Sefforcent,& partir du xix stele, de résoudre les tensions inhérenies leur changement de statu dans des société elles-mémes en transformation et qui Jeurrestent largement hostiles, entre pourtant pas + Joalle Marelli est radustrice et dtectrice de programme a College international de philosophis,

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