NOUVEAU
«NOUS ASSISTONS A
L’ECROULEMENT D’UN MONDE,
DES FORCES IMMENSES SONT
SUR LE POINT D’ETRE DECHAINEES»
Entretien exclusif avec Frédéric Lordon sur la crise de la dette
Egalement dans ce numéro : Le climat de l’histoire * avenir
des communs selon David Harvey * Politique des zombies +
Woody Guthrie * Les dix commandements de Mike DavisRemerciements
Aorelien Blanchard im Cohen,
Thomas Coste, Emmanvel
Delgado Hoch (Slepse), Cede
Darand, Les Economists ater,
es Empécheurs de tourne en rod
Julienne Flory (La Decouverte),
Nicolo Haeringer (Mowsement)
Hossein et Lola (Le Lisu DD,
Christophe Jaequt, La Fabrique,
{Caroline Martin, Marc-Lavre
sual (KD Presse) Christophe
Pany (Seven 7), The Rag Bos
Kail History Revie, Mathilde
‘Vidal os camarades de La Poste
Paris Brune
SOMMAIRE
aPéofaic LonDox.
«Nous assistons 4 Fécroulement d'un monde,
des forces immenses sont sur le point d°étre
déchainges» entretien p02
‘= VéxONIOUE DUBARRY ET STEPHANE LAVIONOTTE,
Résister west pas eréer. Pour une analyse
théologico-politique de Walking Dead
~ 2 propos de Robert Kirkman, Tony Moore
et Charlie Adlard, Walking Dead p20
Le climat de Phistoire et histoire du climat
= propos de Dipesh Chakrabarty, « Le Climat
de histoire: quatre theses»; ot Emmanuel
Garnier, Les Dérangements du temps
‘500 ans de chau et de froiden Europe p.28
‘= DAVID HARVEY, tad. A. Blanchard,
‘Quel avenir pour les communs p36
ELADRENT LEVY,
Le centenaire d'une autre Amérique:
Woody Guthrie, 1912-2012
=a propos de Joe Klein, Woody Guthrie, A life
Ed Cray, Ramblin’ Man, The Life and Times
of Woody Guthrie ; Robert Santelli et Emily
Davidson (dir), Hard Travelin’: The Life and
Legacy of Woody Guhrie :et Wil Kaufman,
Woody Guthrie, American Radical
Sartre, un «socialiste révolutionnaire »
=A propos de Tan H. Birchall, Sarire et extreme
gauche francaise. Cinguante ans de relations
umultueuses ps0
IRPASCALE CASANOVA,
Saint Georges et le dragon.
Rejeter Ia langue coloniale
=A propos de Ngugi wa Thiong’o,
Décooniser Vesprit
p56
Le portrait
Anibal Quijano et la colontalité dl
pouvoir p.60
Géographle de ta critique
Le travail des enfants: les enjeus
une controverse
p.64
Le point sur
smcuistorne BONN EUIL
Sciences: le sacre du citoyen? p.6s
Expérimentations politiques
lBNIKE DAVIS, tad A. Blanchard
Les Dix Commandements
du parfait militant
p77
ssistom 4 éroslement Cun monde
Suite de Tentetien dcx muro
‘Les Tuisiensdoivenis payer lesdttes de Ben I
Dela clbation ala globalisation: P= Ouests comme
Tamer ndenne
décembre 2019 a4 Shangal Art Museum
‘Atle pale dans La Revue ternational des lures
des des (15,2010), tad. C. Nordmann
Lebllan de Peuve politique de Sartre
Entra de fan HBr, Sartre etre sche rane
Cequante ase relatos umuatueuses (La Fab, 2010)
Préeentation de Neue wa Tong's
Extrait de Newgi wa Thion’s Decolonier esprit
(La Fabriqus 001)
Peut-on critauer cole sansanalser sce mutations?
Repome 3 Charlotte Norman
=f panos de Charlotte Newman, «Peon defend
ole ans a crstique» (Raw)
Iconographie: Eoyote,révolution 20 par Xavier Malafosse
‘Xavir Malafoese ex ng em 078 vit entre Montpeliect Casablanca, Historen ct ographe deformation, arabica.
suérese aux questions exvironpementales ct soiales tla problématique des risques. Ses terrains de pédicetionsoa! la
“Mediterrane etl mone araho-mnralman, Hl ollhore dept cro anes Tazence Wostk Press (ww mnostokrest.com)
Cate sess de photographs sce rls entre ks 23 e127 novembre 2011 a Cate principalement place Tabi ete
Mohammed Mahmoud o ssontfocalss ls combats ene manifesta et pis. La contestation et es dmeutes sot
néce ddr de vires miltsiter der le pommel ple rapidement, Ls affontements on ft dee diznnes de mots
‘des comaine de Bless, dant ne grande pari arballe pa aephy ispx employ par kes pliers tnt trie
‘meme pour an usage iisre parla Convention de Geneve. (Ls photographie de spate nperieue dela p74 reper
‘Bouthtina Kamel. journalist et candidate 4 Teleeion présdeutele egyptian de 2012, ct 00 ati)
wo aavirnalfose tr
La RdL nt 4 sera en kiosque le jeudi 1" mars 2012 et en librairie le vendredi 16 mars 2012.Frederic Loedon est €sonomiste
est ester de echoes CNRS,
st ehercheur at Cente de socal
fe européenne (CSE). Ses derniers
‘uvrages pats sont Dun retourne
iment autre. Come seieuse sla
fre financlre. En qutreaces. een
slecaedrins Sei 201) Captiome,
Mes et orvtade. Mare ot Spinoce
(62 Fabrque sot) et fetes
rerun. Esl unthropologle econo
nique (La Découvete2011)
«NOUS ASSISTONS
A VECROULEMENT
D’UN MONDE, DES FORCES
IMMENSES SONT SUR LE
POINT D’ETRE DECHAINEES»
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON*
Dans ce grand entretien, Frédéric Lordon nous livre ses commentaires et analyses de la crise
économique actuelle at de ses crigines. Avec un ton incisif et un regard acerbe, il revient sur les
causes et effets de la crise elle-méme, mais commente également le traitement de l'économie
par les médias, la place de 'économle au sein de institution universitaire, et 'éventuelle sortie
de euro. Sonnant le glas du projet néolibéral, actualité est, nous dit-il, une occasion unique de
changements profonds: un monde s'éeroule Sous nos yeux.
dL: Que se passe-til? Questce qui est en train
arriver sous nos yeux, depuis au moins une tren.
‘wine d années, depuis 2008, depuis quelques mots,
ces dernigves semaines?
Frédéric Lorcion: Cest une legon de choses his-
toriques. Ouvrons bien les yeux, on n'a pas souvent
Toccasion d'en voir de parelles. Nous assistons &
{écroulement d'un monde et ga va faire du gravat
histoire économique, en tout eas celle quia fait
le choix de ne pas ée fotalement bornée—je veux
parler auteurs comme Kindleberger, Minsky ou
bath ~a depuis longtemps medité Tetfrayant
pouvoir de destruction de la finance libéralisée,
I fallait de puissants intéréts ~trés évidemment
constitués ~ la eécité historique pour remetire
sur les rails ee train de la finance qui a déja causé
tant de désastres; en France, comme on sat
‘gauche de gouvernement qui sen est chet
De sorte que, la lumitre de ces legons de This
toire, on pouvait ds le premier moment de la
dérégulation financiére annoncer la perspective
(Cune immense catastrophe, et ee sans pourtant
savoir ni ou, ni quand, nj comment exactement
elle allait se produire. La catastrophe en question
aura pris vingt aus pour survenir, mais voill, nous
y sommes. Notons tout de méme qu'un seénario
{que certains avaient envisage d'assez longue date
considérait Phypothese de la succession de erises
‘inancitres sérieuses,rattrapées mais, aueune des
contradictions fondamentales de la finance de mar-
ché n’tant résolues, enchainges selon un ordre de
_gravité croissante, jusqu’a la big one. Sous ce rap-
port, la premitre crise de la sério n'aura pas pris
Un an pour se manifester puisque le grand krach
Dhoursierse produit en 1087... aprés le hig hang de
1986, Puis elles se sont sucoédé a intervalle moyen
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON
de trois ans. EC nous voila en 2007. 2007, nes
pas et pas 2010, Carle dscours libra na rien de
plus pressé que de nous faire avaler Vidée d'une
rise des dettes publiques tout fait autonome,
européenne dans son principe, etimputable dune
fatalitédescence de Etat impcunieux. Or le ait
sénératcur est bien la crise dela finance privée
dgelenchée aux Etats-Unis, expression dalleurs
Iypique des eontradietions de ee quion pourrait
appeer, pout late simple, le capitalisme de basse
pression salarialc, dans lequel la double contrainte
de a rentabiltéactionnarialeet dela concurrence
libre-échangiste voue a rmunération du travail &
"une compression continue eta laisse F'autre solu
vion la solvailsation de a demande finale que le
surendettement des ménages, C'est cette configu
ration qui expose dans le segment particulier
és Hypothécaire [plus connus sous lenom de
subprimes] et qui va, en un an, déstailiser tou le
systéme financier éasunien, puis, interconnexions
bancaires obligent, européen, jusqu'au moment
Leliman, La, on est au bord deTeffondrement total
til faut sauver les Bangues. Jedi il faut sauver
les banques>, car la ruine complete du systéme
baneaite nous rane en cing jours equivalent
éeonontique de état denature, Maisil ne sagt pos
de le sauver et puis rien! Or eest ce que font tous
les gouvernements, en se contentant a partir de
2009 d'annoncer des projets de re-gulation ot le
‘on martial le dispute &Finnoeuié. Trois ans plus
tard la e-répulation financitre n'a pas quité le
sade vellétaie ~ce qui est tout fai
car lesystéme baneaire est encore plus vulnérable
{qu'en 2007, alos que point une erise dun format
tubs supérieur. Ente-temps, les banguiers emis
41 flot jurent ne plus rien devoir ala société sous
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012prétexte que a plupart centre eux ont remboursé
des aides durgence regues& Tautornne 2008, Ev
ddemment, pour tabi leur bonne conscience en
‘éme temps que leurs bilans financiers, i leur
faut feindre dignorer Fampleur dela recession
aque le choe financier alissée derritre lui, C'est
dle ce choe méme que viennent dans un premier
temps Feffondrement des recettes fscales,Tenvol
mécanique des dépenses sociales, le ereusemtent
des défcts,Pexplosion des dettes puis, daus un
sieuxidme temps, les plans Gaustéri. réclamés
pat la méme finance qui vient d’tze sauvée aux
frais de PEtat! Done, depuis 2010 et Péclatement
de la tise precque, la finance rescapde massacre
Jes titres souverains sur les marchés obligataires
alors quelle auraitrépassé «les Etats ne staent
pas saignés pour la rattraper du néant. C'est to:
Jement énorme que cen est presque beau... Pout
couronner le tout les marehés exigent et bien si
dobtiennent~ des Etats des poligues de restriction
coordonnées qui ont le bon goat de conduire au
résultat exactement inverse de celui supposément
recherché: a restriction généralisée est tlle que
les receltes scales seffondrent aussi vite que les
» iterposés, Ou que le regard se tourne, i
ne trouve que régressions phénoménaes.
ly aeafin, et peutétre surtout, la cite histo
rique de Tidée de souverainet,attaquée de deux
cotgs, Duce des marchés nancies, puisq'l est
‘maintenant Evident que les politiques publiques ne
font pas conduitesdapts les intéréts (sels) le
times du corps seis, maisselon les injonetions des
créanciersinernationau, devenus «corps social
concurrent, tiers inirus au contrat socal, ayant
spectaculairement évineé Pune de ses parties
Et ducdté de la construction européenne, puisqu,
en «bonne lopique», i faut reconduite et approton
dir ce qu s'est dja monteétoxigue &soukait: en
ROL NP 5 — JANV.-FEV. 2012
occurrence le modle européen tel quil soumet
les politiques économiques nationales, d'une part
la tutelle des marchés de capitoux, autre part
un apparel de regles dont le dureissement est en
train de conduire tla dpossession complete des
souverainetés au profit d'un corps de contrdleurs
(la Commission) ou de contraintes constitution-
nelles («:égles d'or»), et dont il faut simplement
‘maginer la dépression ob elles nous auraient plon-
és, cussent-elles été appliquées dés 2008 —celle-
Ja méme en fait vers laquelle nous nous dirigeons
gaillardement
Mais peut-étre la vraie legon de choses com:
‘mence-Lelle maintenant seulement car des forces
énormes sont sur le point d’étre déchainges. Si,
comme on pouvait le pressentir en fait dés 2010
au moment du lancoment des plans d'austérité
coordlonnés, ghee macroéconomique annoneé
conduit une vague de defauts souverains, leffon-
drement baneaire qui sensuivra immédiatement
(ou qui le précédera par un effet anticipation
des investisseurs) sera, Tinverse de celui de 2008,
irrattrapable, en tout cas par les Etats puisque les
vill financidrement sur le lane: il ne restera plus
que Faternative de Imission monétaire massiv
(ou de 'éclatement de la zone euro si la Banque
centrale européenne (et Allemagne) se refuse
A cette premitze solution. En un week-end, nous
changerons littéralement de monde et des choses
inouies pourraient se produire: réinstauration
de contrdles des capitaux, nationalisations flash,
voire requisition des banques, réarmement des
banques centrales nationales ~ cette dernicre
‘mesure signant delle-méme la disparition de la
‘monnaie uaique, le départ de ! Allemagne (sui
vie de quelques satellites) la constitution d'un
éventuel bloc euro-sud, ou bien le retour a des
‘monnaies nationales. Quand cette conflagration
survienda-telle ? Nul ne peut le dite avec cert:
tude, On ne peut exclure qu'un sommet européen
parvieane enfin 3 taper suffisamment fort pour
calmer un moment la spéculation, Mais ce temps
sagné nlempéchera pas la macroseonomie de faire
son @uvte lorsque s‘imposera, d'ici six & douze
‘mois, le constat de la récession généralisée, elle-
:méme résultat de Faustsrité généralisée, et que les
investisseurs verront monterirrésstiblement le lot
des dettes publiques supposées devoir etre arro-
‘Ges par les politiques restritives, la conscience de
impasse totale qui se fera a ce moment entrainera
les operateurs & nommer eux-memes une «capi-
tulation», cest-a-dire une ruge massive hors des
compartiments obligataire et, parle jeu des méea-
aismes de propagation dont la finance libéralisée
ale secret, une dislocation totale des marchés de
capitaux tous segments confondus,
Expendant ce temps les tensions politiques S'ae-
ccumulent — jusqu‘au point de rupture? Comme tous
Jes seuilsevitiques dy monde social-historique, on
ne sait pas ex ante ob il se trouve ai ce qui déter:
_mine son franchissement, La seule chose qui soit
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON
La finance rescapée
massacre les titres
ssouverains sur les marchés
obligataires alors quielle
aurait trépassé si ies Etats
re s‘étaient pas saignés
pour ia rattraper du néant.
est tellement énorme que
cen est presque beau.Apres m‘avoir fait
longtemps tres peur,
Ja perspective de cet
effoncirement miest
presque devenue agréable,
ear Foceasion serait
entin créée dabord de
nationaliser intégralement
Je sectour bancaire par
salsie pure et simple, puis
de le faire muter sous
Fespéce d'un « systéme
socialisé at eréetit»
certaine est que la dépossession généralisée de la
souveraineté (par la finance, par l'Europe néoli
Dérale)travaille en profondeur les corps sociaux et
duils'en suivra nécessairement quelque chose — et
Diencore on ne sit pas quoi. Le meilleur ou le pire
On sent bien gui y aurait matidre a x6écrire une
version actualisée de La Grande Transformation
de Polanyi, en reprenant cette idée que les corps
sociaux agressés par les libéralismes finissent tou-
jours par réagir t pariois brutalement ~& propor-
tion, en fait, de ce quils ont préalablement enduré
et «accumulé », Dans le cas présent, ce n'est pas
tant la dcomposition individualist corrélative de
Ja marchandlisation de la terre, du travail et de la
‘monnaie qui pourrait susciter cette violence réac-
tionnelle, mais l'insulte répétée faite au principe
de souveraineté comme élément fondamental de
la grammaire politique moderne. On ne peut pas
Jaisser les peuples durablement sans solution de
souveraineté, nationale ou autre, peu importe, faute
de quoiils la récupéreront toute force et sous une
orme qui éventuellement ne sera pas belle voir
ull. + La werige de la dette» est abord une erse
dela zonceuro, on les déséquilbressaccumulaient
et que (a crise financiere a désiabilsée. Il sagit
donc dune crise monétaire, de facon encore latente
{car Feuro n'a pas encore dévissé ni explosé) mais
évidente. Le probable effondrement de Veuro
‘pourrait prendre plusieurs formes: une forme aité-
inuée, avec la création de deux zones monétaires
= selon un partage entre le Nord et te Sud (dont
1a France) ou entre le centre (dont la France) eta
périphérie-, ow une forme plus dramatique, avec
la pulvérisation génévate de euro ete retour dix
sept monnaies nationales. La monnaie etant une
construction politique, a question qui se pose est
ordre politique: a quelles conditions (politiques)
cet effondrement pourrait ne pas provoquer le
Iriomphe des affecs nationalists ef xénophobes,
mais au contrairefavoriserun rapprochement de(s)
(certains) peuples pour de nowselles constructions
(monétaires, fnancidres, budgétaires, politiques...)
solidaires? Si la sortie de Veuro esi aujourd hui
probable, comment (bien) en sortir?
FL: Je serais d'ahord assez tents de reprendre
les termes mémes de la question pour souligner
ce paradoxe que ce qu'on nomme la «crise de
Teuro»,précisément, nes pas en premitre instance
une crise monétaie. Lune des particularités des
événementsactuels tient au fait que la monnaie
européenne ne fait Yobjet aucun rejt, ni de la
part des résdents de la zone ni des invesisseurs
{nternationaus, comme en témoigne le fait que la
parité curo-dollar se maintient& quelques fuc-
tuations prbs. En tout cas oil fait: i n'y a pas
(pour Pheure ) de fuite devant Peuro, i interne mi
extomne. Y en auraitil une qu'elle ne serait que le
Ii, justifiant pleinement son prétixe,
nest done pas douteux, et sil était probablement
écessaire au début de «torre fe baton dans Uautre
sens , il ne faudrait pas non plus oublier tout ce
que le xégime actuel aconservé du libéralisme cas
sique entendu comme abattement des dispasitifs de
contention permettant de retenir I'élan des puis
sances privées, Je ne partage done pas 'idée que
la lecture «libéraliste» du ngolibéralisme était un
contresens ital A Tévidenee, elle manque la positi-
normalisatrice du «néo» et Tinstauration d'un
ime trés particulier de diseiplinarisation, mais
elle saisit néanmoins le prolongement et Ipprofon
dissement des traits du libéralisme le plus elassiqu:
défaire es cadres insttutionnels, réglementaires. et
sot
Jegaux qui contraignaient les actions des
ROL NP 5 — JANV.-FEV. 2012
Jes retenaient ~ pour les plus puissants en tout cas—
de pousser leur avantage au-dela d'un certain seuil
alfecte décisivement la distribution des ressources
de pouvoir dans la société et notamment le rap-
port de force capital-traval. Test tres clair que ee
rapport change du tout au tout selon que Fon passe
«une économie od des droits de dovane font régner
un protetioninisme modéré, oi er
tissements directs est sous contrOe strict, la finance
rigoureusement encadrée et compartimentée dans
des espaces réglomentaires nationaus, les banques
surveillées et (souvent) nationalisées, la Bourse
et le pouvoir actionnarial quasi inexistants,& une
Economie ote libre-Echange fat jouer le plus vi
Jemment possible la concurrence entre espaces &
standards socio-productifs abyssalement dill
it le régime des investissements dire
libéralisé déchat
‘otalemer
Sappesantir?), et ot le pouvoir actionnarial regne
en maitre sur les entreprises. Or les dynamiques
Geanomico-politiques qui se mettent en place du
{ait de ces transformations structurelles procédent
bord tesclassiquement de la libération des élans
de puissance privés, du fait de Tabaissement des
relenues institutionnelles; soit pour le dire plus
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDONimplement: «une extension du laisser-faire et exci
me si cette extension ne sopete pas sponta sta
:mais suppose intervention déxéglementalrice,exo-
sone, des politiques publiques. nationalement ou
par traiés européens, accords ct organismes inter-
nationaux (OMC. AGCS, ete) interposés.
Tteste en tout eas que bon nombre des phéno-
ménes de la période actuelle reldvent en premier
lieu de cet effet d'élargissement de l'ensemble
stratégique des agents ~ quelle est la latitude
des actions licites qui soffrent & eux? ~ de telle
sorte, évidemment, qu'il ne protite qu‘aux plus
puissants. Des lors que ces derniers peuvent faire
des choses qui leur étaient interdites, ls les feront
sils peuvent en tirer avantage. Si délocaliser (ou
menacer dele faite) aide a gagner sur le niveau
dos salaires t les conditions de travail, ils dlo-
caliseront: si njonction dextraire toujours plus
de rentabilité des capitaux propres permet din
tensilier Ia produetivité ils enjoindront, et ainsi
dd suite. Pour autant, ily a moins & opposer les
effets du «néo et du evetéro » qu’ les articuler
c'est effet «laisser-faire » qui soutient Felfet
‘normalisation ». I faut avoir dabord entamé la
négativite des cadres institutionnels pré-existants,
cet que les dominants aient étendu leur ensemble
Stratégique, pour pouvoir instaurer de nouvelles
positivités normalisatrices, Les normes de l'éva-
Tuation qui ravagent tant de secteurs de la socigté
‘ouvent sans doute pour partie leur origine dans
la révolution finaneidre qui a imposé et diffus
lun peu partout ses propres schémes normatifs —
rating, reporting, benchmarking... Le paradigme
de valuation permanente, c'est la finance libé
ralisée ~ qui, comme son nom Findique, a été
libéralisée ! Pour que ces schémes apparaissent.
ila @'abord fallu abatire des barrigres quirestrei-
‘gnaient la latitude stratégique des investisseurs.
Décompartimenter, déréglementer, désintermé:
diet, dénationaliser ont été les prérequis de la
nouvelle positivité normalisatrice de la finance,
cet toutes ces aetions ont A voir avec la question
= négative ~ des limites. Si bien qu'il faudrait
peut-etre se donner un nouveau concept de la
FAUSSE EVIDENCE: LES MARCHES
‘SONT FAVORABLES A LA CROISSAI
FINANCIERS
NCE ECONOMIQUE,
intégration finaneitre a porté le
pouvoir de la finance & son 2
par le fait qu'elle unifie et centralise
|a propricté capitalste & échelle
ésormais c'est elle qui
ddgtermine les normes de rentabilité
exigées de Yensemble des capitaux.
Le projet était que la finance de marché entrepri
se substitue au financement hancaite
des investissements. Projet quia U'il-
leurs échous, puisqu’aujourd'hui, glo:
bhalement, ce sont les entreprises qui
financent les actionnaires au lieu du
contraire. La gouvernance des entre-
prises s'est néanmoins profondément
Iansformée pour atteindre les normes
mondiale
«en sorte que les intéréts des dirigeants
jth _soient désormais convergents avec ceux
des actionnaites
Le ROE (Return on Equity, ou
rendement des capitaux propres) de
15 % 2 25 % est désormais la norme
quimpose le pouvoir de la finance aux
‘taux salarigs. La liquidité
cet instrument de ce pouvoit, permet
tanta tout moment aux capitaux now
satisfaits aller voir ailleurs, Face &
cette puissance, le salariat comme la
souveraineté politique apparaissent de
par leur fractionnement en état 'infé-
iorté. Cette situation déséquilibeée
conduit des exigences de profit déai
de rentabilité du marché. Avec la montée_ sonnables, car elles brident la crois-
en puissance de la valeur actionnariale,
est imposée une conception nouvelle augment
de Ventreprise et de sa gestion, pensées
‘comme Stant au service exclu
tioanaite, Lidée d'un intérét commun,
propre aux différentes parties p
liges a Fentreprise a disparu, Les diri-
geants des entreprises cotées en Bours
sance économique et conduisent & une
ion continue des inégalités
de revenu, D'une part les exigences de
deTac- _ profitabilité inhibent fortement Tinves
tissement: pus la rentabilité demandée
intes est élevée, plus ilest difficile de trouver
des projets sullisamment performants
[pour la satisaire. Les aus dinvestisse-
‘ont désormais pour mission premiére de ment restent historiquement faibles en
satisfaire le désir Cenrichissement des
Europe et aux Etats-Unis, D'autre part,
actionnaires et ui seul, En conséquence, ces exigences provoquent une constants
ils cessent eux-mémes.
comme le montre Feavolée démesurée
reds salarigs, pression Ala buisse sur les salaires et le
de leurs rémunérations. Comme Vavanee la demande. Le freinage simultané de
la théorie de «l'agence», il sagit de faire Vinvestissement et de la consommation
‘pouvoir d'achat, ce qui n'est pas favorable
conduit une croissance faible et un
chOmage endémique. Cette tendance
été contrecarrée dans les pays anglo
ssaxons par le développement de lendet-
tement des ménages et par les bulles
finaneitres qui eréent une richesse fictive,
permettent une croissance de Ia consom-
‘mation sans salaires, mais se terminent
par des krachs,
our remédier aux etfots négatits des
‘marches financiers sur Factvité ée0-
‘nomiique nous mettons en débat trois
~ renlorcer sgnificativement les
contre-pouvoirs dans les entreprises
pour obliger les directions a prendre en
compte les interéts de fensemble des
parties prenates
cctotrefortement imposition des
hautsrevenus pour décourager la
course aux rendemients insoutenables:
réduite la dépendance des entre-
prises vis-a-vis des marches financiers
én développant une pobiique publique
du eréit (aux préiérentiels pour es
activites proritaires au plan social et
environnemental
ridence a 2 (hiv terres.)
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012configuration présente du capitalise: il agit non
pas simplement de nolibéralisme au sens foucal-
dien que le terme a désormais pris, mas, le baton
tordu et puis détordu, de quelque chose qui ferait
les parts égales du «néo> et de Peultra
Rd: Hy a quelque chose d’assez « fou», dassez
ahurissant dans tout cela, dans notre ineapacité
collective darréer a catasrophe en cours. Est-ce
due le qualificatf de «suicidares », appliqué aux
“alites» poliques el économiques, estapproprie?
Comment une tell hybris est elle sociofogique-
iment possible? Comment se fbriquent des clits
iss «fates»?
1 En genéral,i est de bonne méthode de ne
recourr qi le pus tard possible. et méme pref
rablement pas tout, aux cat pores de a psycho-
Pathologie pour rendre compte d'un phenoméne
focal, mais i faut bien reconnaitre que dans le
tas peésent on ne pet pas sempoeher dy songer.
Dans Le 18 Brumiire de Lous Bonaparte, Marx
imivconsterné,mi-sareastighe, soulignat dja Tin-
capacité de la bourgeoisie 8 dépasser ses imtérts
lespls« bornéset malpropres» Unite et demi
pus tard on ne peut toujours pas dire que la ratio=
halt, fle eel des interes particuiers des
dominant, soit le moteur de histoire, Dane cor
c marie. faut en prendrs la meilee part.
apis tout, Iacatastrophétant sans doute le mode
historique le plus etisace de destruction des s+
tmes de domination, Faccummlation des errs
des «dltes» actus, incapablesde voir que leurs
“rationalités» de court terme soutiennent une
fiantesque itrationalté de long terme, est ela
fmte qui nous permet cespérer voir ce systeme
crouler dans son ensemble
Test vrai que hypothese de Thyhris, comprise
comme principe dillimitaion, nest pas dénuge
de valeur explicative. C'est d'alleurs une fagon
‘Fen revenir la discussion préesdente sur le néo-
libéalisme. ou plutt sur ce qui subsiste en li de
svstero», et meme deultran, Cares! bien Tabat
tement des dispositf instittionnels de conten-
tion des puissances qui pousseirrsistiblement
Jes puissances a propulser leur lan et reprende
Jeur marche pour pousser Favantage aussi loin
due possible. tila bien quelque chose comme
tine ivresse de Lavancée pour fire perdre toute
mesure et rinstaurer le primat du « malpropre»
etdu «borne dans la «rationalité» des dow
hans. Ainsi, un capitaliste ayant une vue sur
Jelong terme afaurait pas eu de mal identifier
TEtatprovidence comme le codtfinalement rela
tivement modéré del stabilisation sociale et de a
consolidation de adhésion a capitalise, sit un
élément institutionne! utile la preservation de la
domination capitalist ~2 ne surtout pasbazarder!
Evidemment, st quils ont ent faiblire rapport
de fore historique, qui aulendemain dea seconde
guerre mondiale leur avait impose Ia Sécurité
Sociale ~ ce qui pouvait pourtant leur arriver de
ROL NP 5 — JANV.-FEV. 2012
‘mieux et contribuer & leur garantir trente années
de croissance ininterrompue -, les capitalistes se
sont empressés de reprendre tout ce quils avaient
«d0.concéder, Aux Blats-Unis, les conservateurs,
qui n'ont pas peur de se montrer pour ce quiils
sont, oat danné & cotte perspective de reconquite
son nom le plus clair: «a roll back agend
I faudrait pourtant s‘interroger sur les méca-
nnismes qui, dans Tesprit des dominants, conver-
tissent des énoneés d'abord grossibrement taillés
apres leurs intéréts particuliers en objets d'ad-
hésion sincére, endossés sur le mode la parfaite
énéralité, Et peut étre faudraitil cette finrelire
la proposition 12 de la partie III de Ethique de
Spinoza selon laquelle «(esprit sefforce d'ima-
‘giner ce qui augmente (a puissance d'agir de son
corps», qu’on retraduirait plus explicitement en
‘nous aimons & penser ce qui nous réjouit (ce qui
nous convient, 2 qui est adéquat & notre position
dans le monde ete)». Nul doute qu'il ya une joie
intellectuelle particuliére du eapitaliste & penser
apres la théorie néoclassique quella réduction du
chOmage passe par la lexibilisation du marché du
travail. Comme ily en a une du Ginaneier 2 eroire
la méme théorie néoclassique, selon laquelle le
libre développement de Finnovation finaneitre est,
favorable la croissance. Le durcissement en énon-
88 validité tout a fait générale d'idées dabord
manifestement formées au voisinage immeédiat
des intéréts particuliers les plus grossiers trouve
sans doute dans cette tendance de Fesprit son plus
Puissant renfort, Cest pourquoi la distinction des
yniques et des imbéciles est de plus en plus dift-
eile & faite es premiers mutant presque fatalement
pour prendre la forme des seconds. A bien yregar-
der, on ne trouve guere d'individlus aussi «nets>—
saudrait dite aussi ntegres que le Patrick Le Lay
de TF qui, peu décidé a sembarrasser des doc-
tines ineptes et faussement démocratiques de la
«,slévision populaire >, déclarait sans ambages
‘avoir d'autre objectif que de vendre aux annon-
cours du temps de cerveau disponible; rude fran-
chise dont je me demande s'il ne faut pas lui en
savoir gré: au moins, on sat qui on a en face de soi,
et est une forme de clarté loin dere sans mérite.
Pour le reste, ily a des résistances doctrinales,
faciles 2. comprendre: la finance, par exemple, ne
désarmera jamais, Elle dira et fera tout ce quelle
peut pour faire dérailler les moindres tentatives
de se-réglementation, Elle y artive fort bien dail-
leurs! II n'est que de voir Peffrayante indigence
des velleités régulatrices pour sen convainere,
comme Fatteste le fait que, depuis 2009, si peu a
646 fait que la crise des dettes souveraines menace
A nouveau de Sachever en un effondrement total
de la finance internationale. Pour le coup, rien nest
plus simple a comprendre: un systtme de domi-
nation ne rendsa jamais les armes de lui-méme
et cherchera tous les moyens de sa perpetuation.
‘On congoit aisément que les hommes de la finance
nfaient pas d'autre objectif que de relancer pour
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON
Un capitaliste ayant
lune vue sur le tong
terme n'auralt pas eu
‘de mal é identifier "Etat-
providence comme
un élément institutionnel
utile 6 (a préservation
de ia domination
capitaliste ~ 8 ne surtout
pas bazarder!
WVoll te drame de Vépoque
est quiau niveau de
ces gens qu'on continue
2 appeler des « éittes »,
n'y a plus nulle part
aucune force de rappel
intellectuetle susceptible
‘de monter un contro
alscours.
2
‘un our suppkémentaire le systéme qui leur permet
, dont Vefficacté surpasse,jusqu’d
‘maintenant, notre capacité @ transformer noire indi-
-ghation en puissance dagir collective. Quels sont
les ressorts de cette fabrique de Vimpuissance?
FL: Ilya fen effet un mystére qu'il appar
tiendrat & la sociologie ou a la science politique
'éelairer... Mais s'il m’est permis de risquer
quelques intuitions, je me demande, pour com.
meneer, s'il ne faudrait pas poser le probleme
cexactement & Tenvers: ce quil y a a comprendre,
ce mest pas quill n'y ait pas de mouvement d'indi-
gation mais que parfois ilsen produise! Je crains
‘que déplorer Finertie ou Fapathie des masses ne
procede d'un sociocentrisme typique de la skhiole
intelloctuelle ou militante,’est-a-dire de gens qui
‘ont elosi, pour les uns de prendre la vue de Sirius
«t, pour les autres, d'envisager systématiquement
le passage a T'action puisque le passage 4 Vaction
est par definition essence méme de leur activité,
(On pourra trouver que c'est un argument qui ne
vole pas haut, mais il ales robustes proprigtés
«un matérialisme rustique: & quoi es gens ont-
ils la possibilté d'occuper leur temps? A part les
minorités intellectuelles et militantes, le monde se
sépare entre les gouvernants dont c'est activité &
plein temps de rir la vie des autres, t les gouver-
és qui consacrent Fessential de leur temps évellé
2 eur reproduction matériele, se trouvant de fait
renvoyés en toutes autres matieres la passivité de
ccoux que Ton régit. Cette élémentaire asymétrie
temporelle ontre organisateurs, délégues ct payés
plein temps pour organiser, et les «organises,
‘copportunément » accaparés par les nécessités de
leur survie privée, est le plus sir garant de la sta
Dilite du pouvoir par un simple effet de saturation
lemporelle. Les militants, en tout eas ceux entre
ceux qui ne sont pas des activistes professionnels,
rémunérés comme tels par une organisation, savent
assezce quil en cote de fatigues supplémentaites,
‘ou de mise sous tension de leur vie personnelle,
de sextraire de la passivité& laquelle les vouerait
normalement leur condition matérielle: aprés
huit heures de travail quotidien, les « organisés»
sont plus que les interstices (les soirées. parfois
les nuts, es Week-ends) pour trouver A redire aux
organisatcurs ~ qui, eux, apres avoir « organisé»,
FAUSSE EVIDENCE: IL FAUT REDUIRE LES DEPENSES
POUR REDUIRE LA DETTE PUBLIQUE
Diet pena de dete
publique résultat en partie d'une
hhausse des dépenses publiques, couper
dans oes dépenses ne contribue-
rait pas forcément ala solution. Car
Ih dynamique de la dette publique n'a
pas grand-chose & voir avec eelle d'un
‘ménage: la macroéconomie a’est pas
réduetible & Péconomie domestique.
La dynamique de la dette dépend en
toute généralité de plusieurs facteurs le
niveau des déficits primaires, mais aussi
Fécart entre le taux diintérét et le taux de
croissance nominal de l'économie,
Carsice dernier est plus faible que
le taux d'intért, la dette va sa
mécaniquement du fait de «ei
de neige: le montant des intéréis
explose, et le déficit total (y compris les
intéréts de la dette) aussi. Ainsi au début
des années 1990, la politique du frane
fort menge par Bérégow
smalgré Ia récession de 1993-94 Sest
traduite par un taux d'intérét durable~
ment plus élevé que le taux de eroissance,
expliquant le bond de la dette publique
de la France pendaat cette pétiode. C'est
le méme mécanisme qui expliquait Tavs
mentation de la dette dans la premitre
moitié des années 1980, sous Fimpaet de
la revolution néolibérale et de la politique
de taux d'intérets élevés menée par
Ronald Reagan et Margaret Thatcher.
Mais le taux de croissance de Véco-
nomie Iui-méme n'est pas indépendant
des dépenses publiques: court terme
TFexistonce de dépenses publiques stables
limite Tampleur des récessions (« stabi-
lisateurs automatiques ») :& long terme
les investissements et dépenses publiques
(ducation, santé, recherche, infrast
tures...) stimulent la croissance. Il est
faux d'affirmer que tout défict public
‘aectoit d'autant la dette publique, ou
{que toute réduction du déticit permet
dde réduire la dotte. Sila réduction des
“stcits plombe Pactivité économique,
Ia dette salourdira encore plus,
Les commentateurs libéraux soulignent
‘que certains pays (Canada, Suéde,
Israél ont réalisé de trés brutaux ajuste-
‘meats de leurs comptes publics dans les
années 1990 et connu immeédiatement
‘aprés un fort rebond de la croissance.
Mais cela nest possible que
‘meat concerne un pays islé, qui regagne
rapidement de la compétitivité sur ses
cconcurrents. Ce quioublient évidemment
{es partisans de Fajustement structurel
européen, c'est que les pays européens
‘ont pour prineipaux clients et concur-
rents les auties pays européens, l'Union
‘européenne étant globalement peu
‘ouverte sur lextéricur. Une reduction
simultanée et massive des dépenses
ppubliques de l'ensemble des pays de
Union ne peut avoir pour effet qu'une
sécession aggravée et donc un nouvel
ourdissement de la dette publique.
Pour éviter que le rétablissement des
finances publiques ne provoque un
désastre social et politique nous mettons
ddebat deux mesures:
~maintenir le niveau des protections
sociales, voire les améliorer (assurance-
ch6mage, logement...);
~ accroitze effort budgétaire en
satire d’éducation, de recherche,
nvestissements dans la reconversion
eologique... pour mettre en place les
conditions d'une eroissance soutenable,
permettant une forte baisse du chémage.
ridenc a 5 (iver)
4 ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012rentrent dormir, La force de pesanteur qui résulte
decette division du travail est Varrigre-plan avoir
en t81e pour réaliser demblée combien le su
sement d'un mouvement social d'ampleur releve
‘une sorte de miracle ~ en tout cas pour réaliser
tous les obstacles, tomporels, c'est--dite matérels,
4quil lua fallu vainere.
Comme si ce n’sait pas sufisant, il faut comp.
ter avee bien dautres diffieultés. Et notamment
avec toutes celles qu’on pourrait faire eatrer sous
la catégorie générale de la trahison des média-
teurs. Celle des médiateurs médiatiques pour
commencer il vient d’en étre question — qui tra
vaillent a faire passer pour normales (conformes
a ordre des choses ou aux instructions de la
‘ctaison») les situations les plos anormales. Mais
il faudrait prendre fe temps d'une analyse com.
plete des mécanismes qui conduisent les média.
teurs médiatiques & ne plus rien médiatiser c’est-
a-dire A maintenir dans Vinvisibilité les situations
sociales et leurs déterminants véritables dont la
seule exhibition suffirait a nourrie de légitimes
fureurs -, et laisser inaudibles les analyses cri:
tiques a quelques exceptions pres systématique-
ment sous-teprésontées quand elles ne sont pas par
principe déclarées carrément tricardes, & moins
dqu‘on ne leur offre des formats si pauvres quelles
sont bien certaines de alavoir aucune chance de
porter». Les médias sont de fait gestionnaires
du bien collectifen quoi consiste Tacees nécessai-
rement raréiié& 'arbne publique, et par IA teaus 3
‘une obligation de diverstg, il faudrait méme dire
une obligation dasymétrie dont devrait béné-
ficier la critique puisque Vordre social béné!
gja de toute Fasymétrie contraite des forces dela
domination, Mais ils ont en quelque sorte privatise
ce bien collectif au protit d'une infime minorité
de précepteurs qui, a quelques differences négli-
geables prés, tionnent tous le méme langage et, pat
Jeur homogéneité, viennent ajouter la domination
symbolique a la domination matérielle. De sorte
que, & travers les médias supposément médi
‘ours mais définitivement oublieus de leur voca.
tion, plus ien ne passe sinon ce qui seul célobre,
encourage, ou bien excuse et réhabilite sans cesse
ordre néolibéral et ceci,tr2s spectaculairement
aujourd'hui, a Vencontre méme des erises les plus
relentissantes de ce dernier. Je dois contesser
quil mfarrive de penser qu'un renvoi massif de la
clique éditorialiste et experte présente pourrait
voit instantanément des consequences politiques
considérables: qu'on imagine les effets possibles
de la dénonciation répéiée du caractére odieux du
pouvoir actionnaial, de sa responsabilité disecte
Gans les souffrances des salariés — jusqu'au su
cide ~. la démonstration insistante de Vinanité des
politiques daustérité, ou encore la mise a la ques-
tion systématique de certains partis (de «gauche »)
qui refusent obstingment de mettre sérieusement
a leur agenda des problémes comme l'Europe
libérale ou la mondialisation, Mais je confesse
ROL NP 5 — JANV.-FEV. 2012
également que c'est probablement [a une expe
rience de pensée oiseuse, et & de multiples tttes.
Dans ordre des trahisons médiatiques (lao
sensu). la pire cependant est sans doute celle des
médinleurs politiques: partis d’opposition qui ne
sS‘opposent plus & rien ou bureaucraties syndi-
cales devenuies expertes a perdre dans les sables
les coléres populaites. Esti utile de consacrer ua
quart d’heure de plus & anatomie pathologique
dlu Parti socialiste? On peut difticilement lviter
ne serait-ce que dans la perspective de I'leetion
présidentielle, et pour faire le constat que, pour
cette édition, ie candidat Hollande s'y prend non
pas, comme le commandait jusqu'ici un léger
reéflexe de vergogne, huit jours avant le deuxitme
tour, mais huit mois avant le premier pour faire
offre dalliance avec les centistes, péripétie anec-
dlotique au premier abord, mais en fait raccourci
fulgurant qui dit tout ou presque de ce qu'il est
permis dattendre d'une hypothétique présidence
socialiste en matiére de transformation écono-
‘mique et sociale ~ savoit rien. Tout a deja ete dit
sur la compromission historique dela social-démo-
cratic, spécialement Irangaise, avee le néalibéra
lisme mais, pour fermer au plus vite ce lamentable
chapitre, on peut tout de méme mesurer le degré
de faillite historique d'un parti qui ose encore
Stappeler «socialise» son ineapaeité a metire en
cause le capitalisme nolibéral au moment oi sa
crise apoplectique ouvre une fenétre d’opportu-
aité historique sans équivalent -et lon fnit par
se demander quelle sorte d'événement, quel deeré
de devastation serait maintenant requis pour quien
cette matire Félectto-enesphalogramme socialiste
<émette de nouveau un bip.
Le drame aetuel de la période tient done & Pab-
sence de toute force politique autour de laquelle
faire précipiter les affects communs de colere et
indignation, Car voild le probleme: il ne faut
pas surestimer la capacité des multitudes & sauto-
organiser 4 grande échelle. La période actuelle
le démontre a contvario puisqu’aucun des corps
sociaux maltraités par les politiques d'austérité
n'a encore dépassé le stade des manifestations
sporadiques et sans suite pour entrer dans ua
mouvement de sédition généralisée. Les amis de
la multitude libre sujet de U'histoite m'en vou
dront certainement, mais je me demande si pour
‘manifester sa propre puissance politique, elle n'a
pas besoin d'un «péle qui fasse focalisation et
condensation, et quia rence —ou par lequel elle se
rende— «cohérente» Saul arester diffuse, il faut &
Ja multitude des points focaus ot «a précipite>
par lesquels elle prend consistance et conscience
delle-méme ~ méme si je ne méconnais nullement
tout ce qui peut se passer ensuite decaptation et de
épossession A partir de ces points focaus... mais
‘enfin co alest pas ici qu'on va tégler le probleme de
horizontalité démocratique, méme si fon peut au
‘moins dite que, précisément, elle est un probleme,
ct pas une donnée d'évidence, Pour Mheure, faute
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON
(On peut mesurer le degré
de fallite historique
fun parti qui ose encore
Sappeler «socialistes
4 son incapacité & mettre
‘en cause le capitalisme
néolibéral au moment
0 sa crise apoplectique
‘ouvre une fenetre
opportunité historique
sons équivarent.
6Le formidable
bouillonnement de coléres
qui avait fait descendre
Jes gens par millions dans
a rue en 2009 et 2010
n'a non seulement trouvé
aucun leader syndiical
(ou politique) pour
verbaliser sa vérité, mais
‘a été conselencleusement
ditapidé par les vores
habitueltes dle fa
aéambulation aussi rtuello
quinoffensive,
16
«auto-organisation constatée et de force politique
susceptible de fare pole constituant ou agrégateur,
;estent que des coleres diffuses, non coordon:
incapables de se rjoindre faute de lieu,
Et ce n'est pas sur les ditections syndieales qu'il
faut comptes, Ou si l'on doit compter sur elles,
est plutot pour produit les résultats exactement
inverses, 8 savoir ramener la poussiere les germes
de colére en voie de fusion. Car, et Yon appréciera
Ja performance, il faut un certain talent dans
ordre de la négativité pour avoir si artistement
volatilisé l'énergie des mobilisations massives de
janvier-mars 2009 et des retraites a automne 2010.
‘On ne sat pas sl faut invoquer le dogme fabsurde)
dela séparation du syndical » et du «politique»
(comme siaction su les questions sociales navait
pas un earaetdre profondément politique) ou bien
(Gurtout) Ia compromission des institutions syndi-
cales, comme tees organiquement intéerées dans
le jou institutionnel général et devenues inaptes &
sien extraire pour le remettre fondamentalement
fen cause. Mais le fait est IA: le formidable bouil:
Jonnement de coléres qui avait fait descende les
{gens par millions dans la rue en 2009 et 2010 et
ui, au-dela de Foccasion formelle des retraites
par exemple, avait pour mobile manifeste Ie rejet
de tout un modile de société, n'a non seulement
‘rouvé aucun leader syndial (ou politique) pour
verbaliser sa vérité, mais été consciencieusement
ilapidé par les voies habituelles de la déambula-
tion aussi rituelle qu’inotfensive, dans des quartiers
soigneusement choisis pour ne fee¢ler aucun point
chaud symbolique ~ qui a vu sur le trajet Répu-
Dlique-Nation le moindre ministére, un sidge de
‘banque ou de grand média’? Je me dis que bientot,
sur cette belle lancée, on n’aura plus qu’a pous-
set jusqu’au Bois de Vincennes: on aura dérangé
‘quelques écureuils et on rentrera en disant qu’on
abien pris lair.
Rall: Ou'estece qui permettrait d'enrayer cette
Jfabrique de Vimpuissance? Comment reconsituer
ame capacité d'agir collective, ransformatrice et
émanciparice, dans la situation actuelle?
FL: Strctement dépourvu de toute expérience
st de tout talent entrepreneur politique, je n'a
pas la moindre idée des voies par lesquelles se
reconstituent des capacités agit collective, &
défaut de quoi je nak gudre autre solution que
de faire retour 8 ma position scolastique et & son
point de vue extérieus Les multitudes se mettent,
én mouvement quand elles passent certains seuils
alfecifs. Mais ces seils sont les mémes pour
tout e monde? Non! Et ob se trouventilsexac-
tement? On ne le sit pas ex ane, Les conditions
‘atérilles,telles quieles déterminent impact
ditlérentel de la crise au travers de la stratsica-
tion sociale, linégale distribution des dispositions
:ATacceptation ou la mobilisation, sont autant de
données qui «hétérogénéisent » la «multitude»,
éatégorie dont Phomogeneitétrompeuse est un pur
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON
effet de nominalisme. Porque mouvement des
Indignés al si bien pris en Espagne, aux Etats
Unis méme, et si peu en France ob nous sommes
pourtant ports nous gargarser de notre «trad
tion» manifestante et revendicaive? Dans le cas
de TEspagne, on se demande sila réponse ne tint
pas entiérement dans un cfr: 4 % de taux de
{homage des jeunes. cest-dte en particulier une
Production massive de diplomés qui voient leurs
“naturelles espérances professionnellesbrtle-
‘ment niges par lexclusion de l'emploi dont ils sont
Ie victimes. Ce sont les enfants dela bourgeois
bien dotés en copital culture et scolaire, mais se
8 une
ddémonstration déchelle (quasi) nationale. On peut
compter sur les confédérations frangaises pour
ze pas apporter le moindse soutien aux Indignés
dc La Défense... Le feraient-elles ailleurs que
ces derniers sen metieraient comme de la peste,
pressentant, non sans raison, la récupération de
‘bas étage. La seconde tare francaise bien si. c'est
Télection présidentielle et son inoxydable mytholo-
sie qui continue de faire croire a beaucoup quelle
est Je moment politique par excellence, que c'est
{que les choses se déeident vraiment et, ustement,
sa tombe bien, ’est dans huit mois seulement, done
rendez-vous en mai... On daube actuellement sur
Thybride Merkozy, mais on rira peutétre moin
‘moment de découvrir le Sarkollande.
Dans ce paysage ot tout est verrouillé, ol Ia
capture «litaire> a annihilé toute force de rap-
pel, je Onis par me dire qu'il n'y a plus que deux
solutions de remise en mouvement: une détériora-
tion continue de la situation sociale, qui conduirait
au franchissement des «seuils » pour une partie
majoritaire du corps social, c’est-d-dire a une
fusion des coleres sectorielles et A un mouvement
colleetif incontrdlable, potenticllement insurrec-
tionnel; ou bien un effondrement «critique» du
contradictions
= évidemment & partie de la question des dettes
publiques ~ et d'un enchainement menant d'une
série de défauts souverains & un collapsus ba
aire ~ mais cette fois autre chose que la bluette
«Lehman»... Disons clairement que la deusitme
hhypothse est infiniment plus probable que la pre-
igre... quoiqu’elle aurait peut-atre, en retour, a
propriété de la déclencher dans la foulée. Dans
{ous les eas il faudra saerément attacher sa cein-
ture. Et surtout continuer de réfléhir aux formes
politiques d'un mouvement social capables de lui
Sviter toutes les dérives fascistoides. A constater
le degeé de verrouillage d'institutions politiques
devenues absolument autistes et interdisant m
tenant tout processus de transformation sociale
froid, je me dis aussi parfois que la question ultra
taboue dela violence en politique va peutetze bien
devoir de nouveau étre pensée, fat-ce pour rappe-
Jer aux gouvernanis cette évidence connue de tous
les stratéges militares qu'un ennemi n'est jamais
sipréta tout que lorsqu'il a été réduit dans une
Impasse et privé de toute issue. Or il apparsit d'une
part que les gouvernements, entigrement asservis,
Ala notation financitre et dévoués ala satisfaction
des investisseurs, sont en train de devenir tendan-
ciellement les ennemis de leurs peuples, et autre
part que si, force d'avoir méthodiquement fermé
toutes les solutions de délibération démocratique,
ine reste plus que la solution insurrectionnelle,
il ne faudra pas sétonner que la population, un
jour poriée au-dela de ses points dexaspération,
décide de lemprunter ~précisément parce que ¢&
sera la seule.
Dans ce paysage ol! tout
est verrouillé, I n'y @ plus
ue deux solutions
dle remise en mouvement.
une détérioration continue
dle fa situation sociale
ou bien un effondrement
«critique» ou systéme
50Us fe fax de ses propres
contradietions
NOTES
1 Futic London, La Cris de rp,
Pari Faron,
de sles et cde ides, 1,
lett 209.3 Maurin Lazzaro,
Leuba deomine onde Pai
"YeesCitonet
POUR VOUS ABONNER A LA RDL
RENDEZ-VOUS SUR
WWW.REVUEDESLIVRES.FR
ROL NP 5 — JANV.-FEV. 2012
ENTRETIEN AVEC FREDERIC LORDON
vLES RENCONTRES DE LA RDL
LA «DE-DEMOCRATISATION» NEOLIBERALE, LA «CRISE»
DE LA DETTE, L’EUROPE ET LE PRINCIPE DE SOUVERAINETE
Le lundi 23 janvier 2012, 819 heures
‘au Lieu-Dit, 6 rue Sorbier, 8 Pars,
(Mt Méniimontant)
Rencontre avec Frédéric Lordon
autour de
«Nous assistons a l’écroulement d’un monde, des forces immenses sont sur le point
d'étre déchainées » entretien exclusif publié dans Ral, La Revue des Livres (n° 3, janv.-fév. 2012)
etde
La Crise de trop. Reconstruction d'un monde failli (Fayard)
Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (La Fabrique)
D’un retournement l'autre. Comédie sérieuse sur la crise financiére
En quatre actes, et en alexandrins (Seuil)
L'Intérét souverain. Essai d’anthropologie économique (La Découverte)
ici et maintenant, Contrairement a un
slogan devenu fameux, résister n'est pas toujours
créer. Cest méme souvent le contraire, dans Wal:
king Dead! comme dans les combats pour un monde
plus juste. Leszombies,en arrire-plan du récitne
sontils pas Timage de impasse dans laquelle se
ARCHEOLOGIE D'UN INTERET
Antitinesde ct ait ty
a des lectures anciennes. Nous
pourrions nous contenter de citer deux
ouvrages: Christian Grenier, Le Solet!
va mourir (1977) et Pierre Bordage,
Les Portes d’Occident (1996). Ces deux
livres ont joué un role important dans
les debuts de nos réflexions et enga-
ements politiques respectifs, puis
‘communs. Le premier, un roman de
SF en littérature jeunesse, raconte
comment le soleil et donc la terre
risquent de disparate & cause d'une
gestion imprudente (en existe-til une
de prudente ?) des déchets nucléaires:
le second traite de Fenfermement des
sociéiés oecidentales et du (mauvais)
sort fait aux populations de pays
dévastés par des guerres nucléair
Et puis ensemble, nous avons vu
la totalité dela série TV Battles
tar Galactica et cela nous a largement
inspiré sur les difigrentes tensions
repérées également dans Watking
Dead. Cette série développe une the-
matique supplémentaire par rapport
cette dernitre: In question de la survie
de humanitéenticre, quia perdu ses
plandtes et doit lutte contre des robots,
sihumains!
Depuis, nous avons lu d'autres
livres, sur des thématiques proches.
‘Métro 2033 (2010) et Metro 2034 (2011)
‘de Dmitry Glukhovsky sur le theme
de la guerre nueléaire et ses consé-
‘quences sur une société fermée. Les
‘Wop rares lives d’Octavia Butler sont
dde veritables manuels de survie: son
éroine décrit quels terrains choisir
‘pour un potager viable, & proximité
de quelles ressources il faut se trouver
(par exemple un bois) et au eontraire
‘de quoi il vaut micus se tenit éloigné
(les routes); vous ne trouverez nulle
part ailleurs une liste aussi complete
dde ce que vous devez mettre dans votre
sae pour survivre en milieu hostile (Lat
Parabole du semeur, 1994). On trouve
‘dans les ouvrages d’Ayerdhal (Transpa-
rence, 2008 et Résurgences, 2010), une
réllexion sur linvisibilté de certaines
personnes, réflexion que l'on pourrait,
Gtendre A des classes sociales entidres
ct que Ion zetrouve aussi en partic dans
le dernier livre de China Mieville, The
City and the City: deux villes dans un
‘méme espace mais que les habitants de
Tune et de Tautre passent leur temps &
éviter du regard (8 «évisers), Dans La
Maison quu glissait (zor) Jean-Pierre
Andrevon trite également dela dif
culté d'une micro-société& conserver
des régles, savoir comment on Kiche ou
pas son humanité,tandis que dans Le
‘Monde enfin 2006/2010). il est question
une «aprés-fn dur monde» (lige ette
fois un virus qui tue Ia quasitota-
lite de Phumanité) et dela réappropri-
tion de la plane pas a nature. Les
autres livres de Pierre Borage, ceux de
Norman Spinrad (sur lesquel i faudrait
revenir plus longuemen), ceux de Pierre
Pelot et plus anciens, ceux de Peete D.
Simak et ¢'Ursula K. Le Guin donnent
Avoir des socités futures totalement
différentes: Bordage (et autres avant
et depuis) expliquat lors d'une comté-
rence a Institut protestant de théologie
de Parisen mars 2004 que la seience-ie-
tion est art de partie d'un detail de la
situation aetuelle et den tier le il e plus
Join possible, Suivant les centres dinté-
8s des auteur cites, on Fetrouve ainsi
‘ua monde peuplé de chiens dans leguel
Je mécanisme de domination est nversé
Demain les chiens, 1944, 6e Chiford
Donald Simak) ou des inerrogations sur
Je genre (Ia quasi-totalits de Fecuvre de
UK. Le Guin,
26
RESISTER NEST PAS CREER
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012{rouvent souvent les human
1és ou les mouvements sociaux.
sment antisocial et antigeologique du néo-
Libéralisme? Ils restent ecoincés» dans la souvent
néeessnire «résistance » sans savoir (ou pouvoir)
inventer», Coineés, ni vivants, ai morts, entre
résistance et invention. Autre sens possible du «Et
pourtant, is sont nous» & propos des zombies dans
Je premier Romero, expression que Ton retrouve
quasiment mot pour mot dans la bouche de Rick
sur trois pages qui coneluent le quatriéme tome:
«C'est nous les mortsvivants!» (4, p. 136-138)
La difficulté & lacher prise
Watking Dead nous met ainsi en garde contre la
séduction de la résistance et la nécessité de licher
prise pour inventer. Mais le récit est réaliste et
‘nous tend attentit ala dificult de ce lacher prise.
On voit par exemple dans la bande dessinge de
Kirkman comment, d'un cOté, des adolescents
reprodiuisent de manitre trés classique le rituel
«du mariage (demande faite en offrant une bague,
autorisation demandée au pére de la mariée) alors
4que plus aucune institution, ni religieuse ni Etat,
ne es y contraint; et d'un autre c6té, comment des
adultes échouent a inventer un mariage & trois,
Cette difficulté& lacher prise est de trois
elle est lie & la persistance des anciennes fagons
de vivre, sentir, réagirliges la socialisation dans
ancien monde
‘Deuxiémement, n'est-ce pas aussi une diffi-
culté trouver la bonne fermeté dans la prise? Ne
pas sagripper a ancien pour donner de Tespace
au nouveau, mais ne pas licher ce qu’est qu'étre
hhumain ? Cette difficulté traverse déja les deux
premigres tensions évoquees (eux/nous, justice!
Joi): ne pas trop licher et ne pas trop ese licher »
pour ne pas laisser le scntiment de toute-pi
sance nous transformer en hourreau ou en assas-
sin: garder une bonne image de soi mais licher les
anciennes visions que nous avions du « nous dans
Ja relation avec les autres: Hicher les a priori que
nous avions des «autres» Kicher prise de l'image
que nous avions de la justice quand elle deviemt
injuste en reproduisant les anciennes regles et
dominations
‘Troisidme difficult celle du renouvellement du
regard. Tous les récils religieux d’Apocalypse tra
dluisent un débat sur la question des «signes de la
Jin des temps: faut se focaliser sur les signes qui
annoncent la catastrophe ou sur ceux qui montrent
ne sagit donc pas de tourner le dos aux histoires
Sconomiques, sociales otculturolles du capitaisme
LE CLIMAT DE LHISTOIRE ET LHISTOIRE DU CLIMAT
sglobalisé, puisque, en mettant an jour les aligna-
tions de la modernité,celles-ci font euvre émanc-
patrice. Cependant, elles sont incapables d'envisa-
ser les paramétres naturels de Phistoire bumaine
{qua mis au jour le RCG, ni @envisager ce dernier
utrement que comme une crise de management
capitaliste, Alors que histoire de la mondialisation
dévoile Vimpossibilité de concevoir une moder:
ailé unique, et insste au contraire sur la diversité
sociale, économique et culturelle des modernités,
Ja notion d’Anthropocene nous impose de réintro-
dluite de I'unité biologique en faisant de Tespece
humaine le personnage central de Vhistoire. Pour
cela, les historiens doivent dépasser leurs préjugés
diseiplinaires et envisager histoire longue des
formes de vie humaine sur la terre, Quatritme
these: la nouvelle histoire de TAnthropocéne doit
prendre acte des limites d'une histoire centrée sur
la compréhension de experience des acteurs. Faire
histoire de la maniéte dontl'espece humaine s'est
constituée en force géologique, c'est inventer une
forme d histoire universelle «négative , puisqu'il
est impossible de reconsttuer «l'expérience» dun
universel comme Pespice humaine.
Uhistolre sociale
avec quelques degrés de plus
Ce plaidoyer est d'autant plus étonnant quil
provient d'un historien du colonialisme et de
Tun des représentants les plus éminents de la
démarche « compréhensive » en histoire et en
sciences sociales. Cette derniére, par opposition &
la démarche «explicative»,cherche a comprendre
es historiques 8 hauteur homme
et non pas en prenaat le point de
Vue surplombant du savant qui en sait toujours
davantage que les individus dont il explique les
comportements. Universitaire reconm, professeur
histoire dla prestigiouse université de Chicago,
D. Chakrabarty est en effet un spécialiste Phis-
tire sociale conn pour ses travaux sur la classe
ouvritre du Bengale pendant l'époque coloniale,
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012‘qu'une figure importante des études post-
coloniales, au sein desquelles son ouvrage Pro-
Vincialiser Europe fat tigure de classique. I est
ainsi devenu le porte-parole d'une histoire dou
bblement «comprehensive», remettant en cause
non seulement la prétention des élites sociales &
expliquer les classes populaires, mais également
celle des savants européens 3 expliquer les peuples
colonisés. D. Chakrabarty est également Pune des
voix importantes de la réllexion sur l'histoire du
capitalisme et de la mondialisation, Sintéresser 3
Texpérience vécue des ouvriers de Tindustrie dela
jute & Calcutta et mettre I'stude de leurs percep-
tions au centre de son enguéte F'a en effet conduit
A dénoncer Peuropsocentrisme des catégories de
histoire marxiste, par exemple en soumettant
les notions de «capital» et de «travail» & une
critique anthropologique. En cherchant a libsret
Thistoize de la modernite capitaliste de ses faux
universalismes, i est devenu lune des références
_majeures pour une histoire non pas de [a globali-
sation, mais de la diversite de ces globalisations
S‘efforant aujourd'hui & sa manitre, apres bien
autres, de surmonter le elivage entre nature et
socisté, D, Chakrabarty prend bien garde de souli-
agner quillne veut rompre ni avec Phistoite ducapi-
talisme mondialisé, ni avee Papproche comprchen-
sive en sciences sociales. Il demande plutst que la
premibre edialogue» avec les sciences naturelles,
et que Fon reconnaisse les «imies » dela seconde.
La difficulé est dés lors de bien comprendre pré.
cisément ce qu'il entend parla.
‘Oiiva-toon situerles limites de histoire compré
hensive? Chaque discipline, écrit D. Chakrabarty
asa propre manitre laborer ses concepts, qui
la conduit & laborer une vision heuristique mais
nécessairement créductrice» de etre humain. Lin.
‘oduction en sciences sociales de concepts issus de
histoire naturelle, tels ceux d'Anthropocéne ov
espece humaine, souleve des difficutés méthodo-
Jogiques qui ne sont pas seulement des «préjugés»
4quon pourrait surmonter par davantage de «ia
logue» ou par la evonnaissance des «limites» de
approche comprehensive, mais engagent la nature
méme des sciences sociales. Ces dernitres, bien
avant que le RCG ne soulbve & nouveau la ques
tion de ses rapports avec le sciences de la nature,
so sont largement construites autour du projet de
ser de déterminisme ou Wanthropocentrisme, leur
peur d'etre accusés de rabattre histoire humaine
sur celle du climat, nest pas que le signe de leur
i sciontfique» qui romprait avec les erreurs
re pré-scientifique; c'est aussi la reprise d'un,
lieu commun ancien. Au moment méme ot Mon-
tesquieu publiait L'Esprit des Lois, qui devaitser-
vir de symbole (quelque peu fantasmé) de cette
conception déterministe du climat, Hume publiait
ainsi son célebre essai sur le tempérament natio-
nal dans lequel il déconstruisai systématiquement
les explications physiques ou climatiques. Des
cette époque, la théorie des climats devint une
LE CLIMAT DE L'HISTOIRE ET LHISTOIRE DU CLIMAT
sorte de repoussoir constamment évoqué par les
partisans des explications morales", Comme I'a
écemment montré Vladimir Jankovie a partir des
tits des médecins britanniques du xvii sitele,
les notions de risque environnemental et de vul-
Grabilité dateat elles aussi des origines de la
notion moderne de climat". Elles sont issues de
la construction de nouvelles conceptions de la
Irontidre séparant Vextérieur de Vinérieur: que
ce sit la peau humaine, les murs dela maison, ou
les frontires d'une région géographique, la notion
de risque climatique a té élaborée autour de nou:
velles divisions scientifiques et symboliques, que
ppousse aujourd'hui & leur limite Tidée de risques
Geoloziques globaux,
La notion d’Anthropocéne, au premier abord
une invention des climatologues de ces dernivres
années, date également du xvur siete. Lidée que
Jes humains modiliaient le climat, pour lamélio-
rer ou le détériorer, bref qu'ils le fagonnaient &
leur image, est 'un des fils directeurs de histoire
intellectuelle de la notion de climat forgée autour
de 1750!°, Lidée d'un climat plastique et politique
inscrivait éyalement dans les aglements fores-
tiers, les savoirs agronomiques, ou les dispositifs de
santé publique™. Le climat était une catégorie de
gouvernement des corps et des esprits, sur lequel
‘ces dernicrs agissaient en retour. Comme léerivait
en 1863 un des peres fondateurs de 'écologie poli-
tique amérieaine, George Perkins Marsh: « Méme
s'il est difficile de toujours distinguer les effets de
son action des causes purement géologiques, il
est certain que Fhomme a beaucoup contribué a
‘modeler la surface de la terre; et que la desiruc-
tion des fordts, le drainage des lacs et des marais,
et Faction combinge de Télevage et des arts indus-
tiels a provogué importants changements dans
les conditions hygrométriques, thermoméiriques,
Aleciriques, et chimiques de Vatmosphere'* ».
La gcotechnie ~Iidée que ces modifications de la
terte par homme poutraient étte provoquées de
maniere volontaire en mobilisant connaissances
scientifiques et outils techniques ~a elle aussi
une histoire. La proposition de Paul Crutzen, en
2006, de projeter chaque année dans atmosphere
uun a doux millions de tonnes de sulfure afin de
ccontrebalancer Veffet de serre s'inscrit dans une
série doja ancienne de tentatives pour modifier
Tatmosphére'’. En reconstituer la trame ne doit
‘pas conduire & relativiser a nouveauté des enjeux
climatiques actuels, mais plutot a mieux saisir la
part de ce qui est nouveau et de ce qui ne Fest pas
dans le projet de «réparer le elimat»
Introduite davantage de réflexivité historique
sur la catégorie de «climat» suppose finalement
de revenir sur la definition méme duclimat & partir
de laquelle les historiens abordent les documents
et les interpretent. Que faire de La distinetion
proposée par E. Le Roy Ladurie entre les « its
rigoureusemeni climatiques » (pax exemple un
rage) et les autres fits (comme une migration ow
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012‘une famine)? Peut-on, comme ile suggere, faire
Ja part entre les «documents climatiques valables»
(comme des relevés barométriques) et les autres
(comme des dates de vendange) ? La réflexion sur
Jes sources adéquates pour retracer T'évolution de
Thumidité et de la température, qu’elles soient li
\raires ou arehéologiques, sinsent dans une vaste
quéte datant dela fin du xvur sigele et du début
«du xix* stele pour documenter Phistoricité du eli-
‘mat et Finscrite dans lévolution de la evilisation,
Deja dans The Climate of Great Britain, en 1806,
en pleine guerre contre la France, Phorticultenr
Tohn Williams utiisait les réflexions sur
Ja produetion de vin d'un moine du xur sigcle,
William de Malmesbury, pour démontrer que le
climat britannique se dégeadait, C’était pour lula
conséquence d'une agriculture trop dominge par
Televage et par les choix des propriétaires terriens
jssus de Varistocratie. Et, deja, ilse faisait attaguer
par la presse conservatrice pour avoir mal sélec-
tionné et interprété ses sources: le fait de produire
une forme de vin au x1F si8ele li rétorquait-on,
niindiquait aucunement que le climat était alors
plus clément. Si une eriture historique tla hauteur
des enjeux du RCG consiste 8 restituer au climat sa
dimension politique, alors il faut commencer par
reconnaitre que la définition des documents ou des
fails «climatiques» est 'emblée politique, Depuis
1750 beaucoup de médecins qui se voyaient en
conseillers du prince ou en législateurs, a image
de Cabanis, ont fait appel 4 la notion de climat
pour expliquer la santé ou les maladies des nations.
Sion suit leurs conceptions, un nombre incaleu-
lable de sources pourraientétreidentifiées comme
des «documents climatiques valables, Défini ces
derniers, c'est aussi adopter une definition impli-
cite du climat et de es liens avec économie et Ia
société. Avec une histoire comprehensive du climat
ui prend au sérieux les conceptions des acteurs
ceuxemémes, la quéte des faits et des documents
climatiques est nouveau ouverte.
NOTES
Lihistoire compréhensive du climat n'est pas
tune forme savante de « pornographieclimatique>.
pour reprencde Fexpression de Mike Hulme, mais
une généalogie des modes de pensée concernant
cette eatégorie instable, la rencontre de la géo-
logic, de la politique et de Téconomie. Elle montre
rnon pas que les débats actuels sont une simple
reprise 'identique de débats passés, mais quils
se déploient dans un langage qui a une histoire
ancienne. Comme le notent Jean-Baptiste Fressoz
cet Fabien Locher, il serait trompeur de penser que
la conscience de impact humain sus Teavitonne-
‘ment n'a émereé que dans les dernigres décennies.
Le débat sur le changement climatique induit par
homme a dgja eu lieu, avant la découverte de
"effet de serse global, Cela ne signifie pas que rien
‘ou presque ne soit neur sous le so pluto
{que nous nfassistons pas a une prise de conscience
de Vimpact des activités humaines sur le climat,
et sur l'environnement. La question est alors de
savoir comment on a pu suffisamment oublier
4quion était dans 'Anthropocene pour avoir besoin
de le redécouvrir, A Pheure de la financiatisation
des questions environnementales et elimatiques il
convient de «comprendre», et non seulement dex-
pliquer, ce que fut le climat du libéralisme écono-
:mique et du capitalisme mondialisé. qui remplaga
le «climat des Lumibres » (Golinski) vers le de
xitme tiers du xax" stele. Le réchauffement glo-
bal erée certes un nouveau contexte intellectuel
et politique pour Vécriture de histoire, comme le
suggére D. Chakrabarty. Mais celui-ci ne doit pas
seulement conduire a de nouvelles passerelles entre
histoire humaine et Phistoire naturelle: le elimat,
phénoméne naturel, est aussi un fait social, 6co-
nomique et politique que nous ravons pas fini de
comprendre. =
Introduire davantage de
réflexivité historique sur
Ja catégorie de wctimat»
‘suppose finalement de
revenir sur la détinition
‘meme du climat 8 partir
de laquelle les historiens
abordent fes documents
et Jes interprétent.
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Diver sor pont
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polosie 3 CUNY (City University
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se moleriollame histor ie ate
{raphique (Syllepse. 2010) ct Le
Caplaltame contre le dou ata vi
Neotisiraiome,urbonisaton, és
‘ances (Haions Amsterdam, 2012)
36
QUEL AVENIR
POUR LES COMMUNS ?
‘Qurest-ce qu'un commun ? Est-ce un bien dont les bénéfices cont partagés, que ce bien soit
accessible & tous ov au contraire exclusif ? Est-ce qui importe qu'l soit local ou mondial, matériel
ou intellectuel ? Une seule chose est sire, slagissant du commun, c'est que le capitalisme menace
en permanence de le détruire, En interrogeant la définition méme des communs, David Harvey
nous propose un modéle qui permettra d'envisager les communs comme unite structuralle 4
meme de fonder de nouveaux rapports sociaux. Par DAVID HARVEY"
Quel avenir pour les communs?
Je ne compte plus le nombre de fois ot fai pu voir
Tarticle classique de Garrett Hardin, «La tragédie
des communs utilisé comme un argument impa.
rable en faveur de I'efficacité du droit de la pro-
PRIGLE privée en ee qui concerne la terre et P'tili-
sation de ses ressources, et, par conséquent, servir
de justification irrefutable a la privatisation. Cette
lecture malencontreuse de la these de Hardin
trouve en partie son origine dans utilisation qu'il
{ait de 1a métaphore du betail: plusieurs individus,
désirant maximiser Putilité individuelle de leur
propristé privée, décident de faire paturer leurs
‘roupenux sur une parcelle de terre commune,
Sie bétail état lui aussi «propriété commune»,
cette métaphore, bien slr, ne tiendrait plus, dans
Ja mesure oi il serait alors lair que ce sont bien
la propriété privée du bétal et les comportements
de maximisation de utilitéindividuelle ui consti-
souvent organisées autour de deux poles: Ia pro=
priété privée d'une part et une intervention autori
taire de Etat de autre, D'un point de vue politique,
Tensemble du probleme est brouillé par une #€ac-
tion épidermique en faveur de Fenclosure, ou contre
lle, énéralement saupoudrée d'une bonne dase de
nostalaie pour une prétendue économie morale de
Taction commune digne des contes de fées,
Dans La Gouvernance des biens commun, Eli
‘nor Ostrom semble rompre avec un certain nombre
de ces présupposés, Fondant sa réflexion sur des
données historiques, sociologiques et anthropa-
logiques, Ostrom montre que les individus sont
capables diinventer des moyens ingénieux et tout
fait efficaces de gérer ls ressources relevant dela
propriété commune (common property resources)
afin de maximiser les hénéfices individuels et col:
lectifs. Ses études de cas «font exploser en mille
‘morceau la conviction ~ fermement enracinée
Les possibilités inédites de gestion des ressources communes
qui existent a une certaine échelle ne doivent pas et ne peuvent pas étre exportées
4 des problémes comme celui du réchauffement climatique.
tuent le cceur du probleme. Mais ce n'était pas Ble
probléme fondamental de Hardin. Son probléme,
était la eroissanee démographique. I eraignait
que la décision personnelle d'avoir des enfants
ait terme pour conséquence la destruction pure
ct simple du bien commun mondial (ee qu'a a.
Jement soutenu Thomas Malthus). Cest dans la
nature familiale et privée de cette décision que
résidait le probleme crucial. Selon lui, la seule
manitre d'y remédier était de mettre en place un
contrBle autoritaize afin de réguler la population.
Un probleme d’échelles
Sije sesttue ici la logique de Hardin, c'est afin de
‘mettre en lumiere le fait que la réflexion sur les
communs eux-mémes se fonde trop souvent sur un
ensemble top étroit de présupposés le plus souvent
inspités de exemple du processus denclosure des
terres mis en ure au xviesitele en Angleterre, ce
{ui a pour résultat que les solutions proposées aux
probldmes posés par les communs se sont Ie plus
QUEL AVENIR POUR LES COMMUNS ?
chez la plupart des analystes politiques ~ selon
aquell a seule maniére de résoudre les problemes
‘posés par la gestion des ressources communes
‘onsiste d imposition par une auioritéextérieure
dune régulation centralisée ou d'une privatisation
complete de ces ressources». Comme le démontre
‘Ostrom, de telles solutions metiraient en ceuvre
«can savant mélange de moyens privé et publics!»
‘Toutefois, la plupart des exemples quielle utilise
‘ne concerneat quasiment jamais plus d'une eentaine
de «co-propristaites» (appropriauor).Tout groupe
plus large (I'un des cas qu’elle étudie implique
‘mille cing cont ulilsateurs) ngcessite une structure
hhigrarchique de prise de décisioa, plutat que des
négociations directes entre individus. Nous avons
ici clairement affaire a un «probléme d'échelle»
qui a Gchappé a Vanalyse d'Ostrom. Les possibi-
lités inédites de gestion des ressources communes
Qui existent & une eertaine échelle, par exemple la
constitution d'un acces & Veau partagé pour une
centaine de fermiers vivant prés du bassin d'une
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012petite rivitre, ne doivent pas et ne peuveat pas étre
exportéesa des problémes comme celui du réchaul-
{ement climatique, ou bien méme celui pose parle
rejet d'un dépot acide par les centrales dlectriques
dans leur environnement immédiat. Si nous fai
sons un «sat d'échelle» (comme aiment a dite les
_éographes), les problémes posés par la gestion des
ressources ot le solutions qu'il est possible de leur
ent radicalement de nature. Ce qui
semble étre une bonne solution & une certaine
Echelle ne Fest plus une autre. Pre, les bonnes
solutions une certaine échelle (isons, locale) ne
nent pas pour former ce qui pourrait ie
erait-ce que des ébauches de bonnes solutions
une autre échelle (disons a Tchelle mondiale)
‘Crest pour cette raison que la métaphore de Hardin
nous ourvoie: il utilise des exemples une toute
potite échelle pour expliquer un probleme mondial
Incidemment, cest aussi la raison pour laquelle les
Jegons ties de a gestion des ressources naturelles
A travers l'expérience des petites communautés
«économie solidaite ne peuvent pas re traduites
en solution mondiale, & moins, une nouvelle fois,
avoir recours 8 une structure hiérarchique de
prise de décision, Malheureusement, de nos jours,
“chigrarehie» est un anathéme pour une grande par-
tie de la gauche radicale,
ROL NP 5 — JANV.-FEV. 2012
Le fétichisme associé & une prétérence orga-
nisationelle (Ia pure horizontalité, par exemple)
tempéche trop souvent de réfléchir 4 des solutions
plus approprices et plus elficaces. Précisons que
je n'iasinue absolument pas que horizontalité
est mauvaise — je pense au contraire quelle est un
excellent object -, mais e pense quril est impor-
onnaitre ses limites en tant que prin:
a adopier de nouveaux modeles «organisation
quand cela est nécessaire
Des formes différentes de communs
Les questions des communs sont contradictoires et
dee fat toujours contestées. Derridre ces contes-
tations se cachent des intéréts sociaux conflictuels,
En effet, comme le remarque Jacques Rancitte, «la
politique, esta sphere dativité d'un commun qui
nnepeut étre que liigiewy». En tin de compte,
lyste se retrouve face & une décision simple: dans
quel camp esti? Quels intéréts cherehe-til a pro-
réget ? De nos jours, les riches ont pris "habitude
de semmurer dans des gated commuunities’ au sein
desquelles sont définis des biens communs A usage
cexclisit arrive également que des colleetifs dela
gauche radicale - partois par le iais de Fexercice
‘du droit de propriété priv (par exemple, quand des
QUEL AVENIR POUR LES COMMUNS ?
37militants rachétent un centre daetion communau-
taire) -,eréent des espaces dans lesquelsils peuvent
mete en wuvre des politiques dintérets communs.
Is peuvent aussi exer un soviet ou une commu:
nnauté au sein d'un espace protéy
‘Toutes les formes de communs ne sont pas libres
acces. Certains, comme Fair que nous respirons,
sont accessbles tous, tandis que d'autres, comme
les rues des villes, ouvertes en principe, sont en
ségulées, policées, et méme gérées de
_manire privée sous la forme de «zones 'amétio-
tation commerciales». D'autres, enfin,comme par
exemple une source dieau commune eontrélée par
un de fermiers, sont dbs le départ
destinges a usage exclusif d'un groupe social
particulier. La plupart des exemples d'Ostrom
rolovent de ee dernier eas. Plus encore ole limite
son enquéte A des ressources prétendument natu.
relles, comme la terre, les fords, eau, les péche-
ries, ete (Sije dis «prétendument naturelles», c'est
que toute ressource n'est que le fruit une éva-
Imation technologique, économique et culturelle
et que par conséquent, tute ressource est définie
‘avant tout par son tiité sociale.)
Par la suite, & Vinstar de beaucoup de mes col
Regues, Ostrom Sest intéressée a autres formes
de communs: le matériel génétique, la connais-
sance, ou encore la culture, tous aujourd'hui en
‘grand danger du fait de leur enclosue et de leur
‘marchandisation. Il suffit par exemple de penser
A la manigre dont les communs culturels sont
transformés en marchandise (et le plus souvent
cexpurgés) par l'industrie du tourisme historique.
La proprité inellectuelle et le brevetage du maté-
rel génétique et de la connaissance scientifique en
_général constituent clairement l'un des enjeux les
plus importants de notre époque. La question de
savoir ce qui doit ou non faite partie des communs
dela connaissance devient particuliérement &
dente sion pense au fait que les maisons dédition
font payer les lecteurs pour lire des articles tirés
de leurs publications techniques et scientifiques.
Contrairement& la plupart des ressources natu
relles, la logique de la rareté et de usage exctu-
sif ne s'applique pas aux communs culturels et
intelleetuels, comme ont souligné Toni Negri et
Michael Hardt dans Commonwealth. Nous pou-
vons tous, au méme moment, écouter la meme
ission de radio ou regarder la méme émission
svisée. Le commun culturel, Gerivent Hardt
et Nogri «est dynamique, et implique a ta fois le
produit d'un travail et les moyens le la production
EXTRAIT
COMMUNAUX ET ENCLOSURE
-ndant Ia période féodale, méme
‘dans les régions oi la terre était
possédee de manitre indépendante, de
‘vastes étendues de patues, de foréts, de
rmarais et de friches étaient couvertes
par un réseau complexe de droits
communaux. Bien que le seigneur local
soit le proprigtaire d'un bois ou d'une
pure, les paysans avaient le droit de
faire paitte le bétail sur les champs en
friche, d’emmener leurs cochons dans les
foréts et d'y ramasser du bois pour faire
du feu ou pour réparer leurs bitiments
et leurs elitures. Dans certaines régions,
de vastes Gtondues de terres forestiores
laient réservées aux jeux privés du roi
(est le sens légal du mot forét a l'époque
médiévale), Les paysans nfavaient pas
le droit de tuer les cerfs (vous vous
souvener de histoire de Robin des
Boss?) ls navaient méme pas le droit de
leschasser de leurs propres champs, mais
ils pouvaient, en contrepartie, avoir droit
au bois tombé et aux autres produits de
Ia for,
Meme dans les villages ob la terre
‘ait exploitée de manitre indépendante,
‘chacun était limité par les droits des
autres. Une famille pouvait, par exemple,
anit le droit de fare paitre son beta
dans les champs dune autre famille
apres la moisson.
‘Les seianeurs possédaient la tere
mas elle ne leur appartenat pas dans le
sens oll une proprieté privée nous appar-
tient La tradition des droits communaux
les empéchait de modifice usage d'une
terre, Un sejgneur ne pouvait pas, si
était son bon plaisir. faire abatire une
for8t dans laquelle les gens ordinaires
awvaient des droits [..| La socigtéfGodale
‘tat encore guidée par le principe de
Tusage et non celui du gain
Le décln dela fertilité de la terre
fut une des causes du changement des
formes taditionnelles d agriculture.
Diautres pressions vinrent de 'émer-
gence d'une économie de marché qui
se substitua progeessivement &Tco-
nomie féodale |... En Angleterre,
sombre de proprictates arréterent de
culver ls cérales ot les Legumes pour
la consommation locale et se mirent
2 dlever des moutons pour le marché
de a laine en pleine expansion [..
Elever des moutons demandait moins
‘de paysans que cultiver des ceréles.
etait plus facile de le faire dans des
tcrrescloturées, cintes de barritres.
Les profits aussi avaient tendance a étre
mieux assurés quand les décisions étaient
prises par un seul propritaite [.] pluto:
«que par une organisation commianale [..
Les proprigtairesfonciers commen
cérent faire pression pour enclore. Les
cltures en effet transformaient la terre
én propriété privée sous le contrite une
seule personne, détrusant le réseau
de droits et cobligations mutuelles qui
caractérisuicnt le village méagval. Au
xvi sigce, les clotures se multpli¢rent
et sttendirent des foréts et des friches
ax champs et a la terre labourée [..}
La mise en clotures fut spécialement
désastreuse pour ceux qui vivaient en
marge de la soeigté: ceux qui squat-
{aient les prés communaux et les paysans
Jes phis pauvres. qui complétaient des
récoltes trop maigres par le produit de
Ia forét et des marécages: les ouvtiers
agricoles aussi, qui navaient pas de quoi
vivre avec leur maigre salaire
Starhavk.«Appendice Ale empsdes
bchere» Femmes. magi et pole, ri
‘A. Morbi, Paris Les Empécheurs de pensor
enon, 203,» 263268
38 ‘QUEL AVENIP POUR LES COMMUNS ?
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012fuaure, Ce commun, ce n'est pas seulement cette
terre que nous partageons, mais aussi les langages
que nous créons, les pratiques sociales que nous
Gtablissons, les modes de socialités qui définissent
nos relations, et ainsi de suite», Ce commun est
construit a travers le temps, et, en principe, est
accessible a tous. Selon cette logique, i est méme
possible de considérer «/a métropole comme une
sine destinée @ la production du commun’ »
Les qualités humaines d'une ville émergent des
pratiques que nous mettons en ceuvee dans les
divers espaces de celle-ci, méme si ces espaces
sont sujets des enclosures. quielles soient ordre
privé ou le fruit d'une proprieté étatique, du
contrOle social, des appropriations, et des cont
mouvements des habitants destinés & exer
{que Henti Lefebvre a appelé «le droit la ville»
Par leurs activités quotidiennes et leurs Lutes, les
individus et les groupes sociaux eréent le monde
social dela ville, et, ce faisant, erent une sorte de
commun, un cadre au sein duquel nous pouvons
tous vivre. Méme si ce commun issu de la créativité
culturelle ne peut étre détrut parson usage, il peut
tout de méme se retrouver dégradé ct banalise sil
subit trop de mauvais traitement
ROL NP 5 — JANV.-FEV. 2012
Derriére le probléme des communs,
celui de la propriete individuelle
Ime sembte que le vai probleme ii, ce ne sont
pas les communs en eux mémes, mas bien plutt
Techee du doit de proprits priv individvalisé&
satsiire nos interés commans comme il es censé
Iefaire.Pourqui, par exemple, quand on parle de
ln métaphore de Hardin, Taccent est toujours
‘is sure paturage en tnt que commu, jaa
sure troupeat en tant que proprict individulle?
Apr tot, ce qui dans la théorie ibérale juste
Ie droit de propicts priv, est que ee drot peut
servir a maximiser le bien commun quand i es
Integr a la soci park bias dinstittions gaan
tissant un marche libre et equitable, Comme le
soutient Hobbes, ls its prvés conctrentels
rohisent effectivement une sorte de communauté
de bens (commomveath) quand ils sont encadés
par un pouvoir éttiquesutisamment fort. C
pinion, soutenue et développée par des théori
cians ncraux comme Tohn Locke ou Adam Smith
Conte 3 étre ardemment defend, méme si Ton
2 tendance & minimiser la nécesitéc'un pouvoir
lesréfusiés, exi
ies, migrants des grands espaces des Etats cu sud
= Oklahoma, Texas, Tennessee, Kansas, Géor-
ie ~ chases parla mitre, les vents de poussitre
et Tes spéculateurs de leurs teres, et qul devaient
prendre la route pour la Californie, au cceur dela
tise des années 1930, Ceurcla mémes dont John
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012Steinbeck a éerit Pépopée dans Les Raisins de fa
colére, Dans une scene du film tité de ce roman,on,
voit ces migrants dans un camp de réfugiés chanter
au feu de camp Goin’ Down This Road (ilescends
te route) Vune des nombreuses chansons par les-
quelles Woody Guthrie a illsteé cet exode.
Fm goin’ down this road a-feellin’ bad
And Lain't gonna be treated this a-way
Fdescends cte route of je m’sens mal
Er j'vais pas m'laissertraiter comme a!
idole
test done celle selon laquelle
il avait lui-méme été Fun de ces Okies, quil avait
Jui-méme véeu cette épopée dont ila été le chantre
‘majeur. Son premier album eneegistré par un stu
dio commercial comprend les plus grandes chan:
sons du eyele des Dust Bowls, des vents de pous-
Le producteur lui avait demandé cy ajouter
‘une chanson qui rappelat le roman de Steinbeck:
ce sera la ballade de Tom Joad, dans laquelle on
retrouve chaque épisode, et presque chaque detail
du lm, Steinbeck, qui avait rencontré Guthrie et
dnt i restera Vami, Gerira: «J'ai mis irois ans @
écrirece foun bouguin, et cet enfant de salaud en a
fait autant en dix-sept couplets» Encore ignoraitl
4que la chanson avait été crite en une nuit
‘Guthrie aimailt jouer son role d’Okie, de plove,
Lalégende de Guthrie, celle quia fait de lui
dela Beat Generator
que des centaines de pages. La raison n'est pas
seulement &chercher dans son talent elle est aussi
dans Pempathie profonde quiil _prouve a partis de
cette époque pour les désherités. Le chemin de
Damas qui fera de lui un communisie commence
ainsi sous les vents de poussitre. Lorsque, en Cali-
fornie, i déeouvrira les bidonvlles ol stentassent
les rétugiés, ces villes baptisées Hoover Towns en
hommage singulier au président d'alors, il dira
crinement qu'il ne supporterait pas, lui, que soa
rom soit associé a pareilles choses.
Ne résumons pas le roman de sa vie: il est lire,
Le livre de Joe Klein est celui 'un journaliste; le
livred'Ed Cray, celui Cun universitaire. Silsne sont
pas parfaitement interchangeables, es deux sont
également recommandables ~ et mériteraient une
‘aduction frangaise. Lun comme autre font bien la
part de a Kégende et de la vérté biographique. Lun
comme Fuze peignent un Guthrie aussi attachant
«que parfois irritant, un homme complexe et tour-
‘menté, dont la vie est scandée par les malheurs, les
chuecs et es déconvenues. mais qui laissera toutes
celles et tous ceux qui Fauront connu le sentiment
«avoir eu de la chance d'approcher ce mélange de
sinteté et de damnation, d'avoir eroisé la route de
cet extraordinaire étre humain,
A.Los Angeles, Woody est engagé dans une sta
tion de radio, et efit connate pour son impres-
Guthrie aimart jouer son role o’Okte, de pious, de cul-terreux un peu perdu
dans Ja grande ville, qu'l regarce avec surprise et ingénuité
de cul-terrewx un peu perdu dans la grande ville,
quil regarde avec surprise et ingéauité. Cest le
réle qu'il jouera d'abord & Los Angeles, comme
animateur de radio, Cest le role que, deja auréolé
par sa légende, il jouera plus tard a New York.
La vérité est plus complexe, Sila conn la pau
vreté, C'est a la suite des dboires économique
de son pre; mais il est issu d'une famille de la
middle class du Sud. Le pre Guthrie, entre plu-
sicurs situations, a 6té agent immobilier, et aussi
représentant du parti Démocrate~ce qui, a cette
spoque et surtout dans le Sud, était une posture
réactionnaire et volontiers raciste. Le nom sous
Jequel est connu Woody est dailleurs le diminutit
de Woodrow Wilson Guthrie: il avait été baptisé
du nom du candidat a la primaire démocrate, qui
dvait devenis président des Etats-Unis — et enga
gor son pays dans Ia Premire Guerse mondiale
Siila bien connu les «dust storms», les tempétes
de poussibre qui ont ravagé des régions entires
de POKlahoma et du Texas, c'est la ferme des
autres quill a vue disparaitre, et non la sienne.
Plus qu‘acteur de cette histoire, len est le simple
1émoin: mais quel témoin | Deux ou trois chan.
sons de Guthrie permettent den comprendre plus
ROL NP 5 — JANV.-FEV. 2012
sionnant répertoite de chansons populaires, qu'il
aagrémente de ses propres compositions — pour les
besoins desquellesil emprunte souvent la mélodie
au vieux fond folklorique qu'il eonnait si bien ~et
quill agrémente surtout de longs commentaires,
de délires verbaux, de remarques ironiques et
souvent politiques.
Assez vite, il se lie avec des radicaux, en par-
ticulier des militants du parti communiste amé-
rieain, le CPUSA, dont il restera toute sa vie un
proche compagnon, II fait sensation lors d
meeting pour la ibération du vieux militant syn-
dicaliste injustement enfermé depuis des années,
‘Tom Mooney, en chantaat une chansoa spéciale-
‘men! composée pout Toceasion, et en y entrainant
lune assistance qui satlendait a tout saul a voir un
type un peu erasseus et la guitare en bandoulidre
les faize reprondre en chovur un refrain nouveau,
Ise lie ave le comédien communiste Will Geer,
qui lui présente un John Steinheck impressionné
par la connaissance intime que ce petit gars peut
avoir de la vie des gens de rien. Avec Geer, il hante
les piquets de gréve et va soutenir les luttes des
‘ouvriets agricoles, en chanson, mais aussi Tocca
sion avee ses poings.
LE CENTENAIRE DUNE AUTRE AMERIQUE
4sCrest encore Geer qui le conaine de venir &
‘New York A Tissue d'un concert mémorabl pour
es Okiesrtugis, Guthrie fat connaissance avec
deux jounes passionnes de musique popula.
‘Alan Lomax, qui deviendta le grand archiviste
du folklore des Etats-Unis et de quelques tres
regions du monde, et qui lui fait réliser pour la
bibliotheque du Congres ses premiers enrezis
tremens, et Pele Seeger, qui devienda dans les
dcennies suivants le pape dela folk song, Vin
terprete du pls vaste repertoire de ce gente, des
classques anonymes aux compositions des jeunes
auteuts des années 1960
‘Avec eux, Woody collationne un recueil de
chansons consaerées la vie des humbles et aux
Iuttes populaires, ajoutant a celles recuilles
par Lomax quelques-unes de son propre cra:
esera Hard Hitting Songs for Hard Ht People
(Des chansons qui cognent pour ceux qui sen
present plein ta queue) recvellics pr Lomas,
Iranserites par Seeger, et préfacées par Guthrie.
histoire de ce livre, commence en rogo et qu
ne paraitra pas avant 1967, est elle seule tout
‘Nous sommes on plein New Deal, et méme en
plein Front Populire, Avee es nouveaux amis, et
Sowvent dans le cadre d'un groune aux contours
flows, ausiséminal quinformel (le seul groupe,
dira Pun d'emtre eux, qui répete ses spectacles
directement sur la scéne,...), les Almanac Singers,
dnt le noyau est constitué de Pete Seeger st de
[Lee Hayes, Guthrie chants et enrgisre des chan
sons syndlialises, antifascstes. ou traitionnelles
Tout se fait lade fagon collective, des textes aux
srangements musicaux, en passant méme, durant
tun temps, parla vie quotdienne
‘Quand Fadministration des grands travaux qui
commencent sur la cOte Pacifique (des barrages
sur la ivibre Columbia) veut y séaiser un film,
Woody est pressenti pour en fare lx musique
Maisson dossier au FL est dj trop chargé pour
«qu'on puis Ferbaucher directement: sa mission
est réduite Aun mois. Et comme il 'y a pas de
ligne budgstaire pour un gratteur de guitare, i
sera réputé aide-caméraman, N’empéche: au
cours de ee mois iva composer un cyelede ving
hit chansons, dont de nombreuses deviendront
des classiques, et qui seront la matigre de son deu-
sxibme disque commercial, D'autees suivront,
Guthrie rentre a New York au moment od Ton
vient apprendre invasion de 'URSS par les
armées navies, Les Almanae Singers qui, sous
influence du pacte gormano-sovistique, venient
enregisirer en Vabsence de Woody ~ mais i est
peu douteux qu'il y aurait participé s'il avait été
pprésent un album pacifiste et anti-intervention-
niste, mettent cet album au pilon et reprennent
leur fonds de chansons antifascistes, enregistrent
celles de la Brigade Lincoln (les Américains de
In guerre d'Espagne) pour qui Guthrie compose
une chanson sur la defaite de la Farama, et militent
aetivement pour entrée en guerre des Etats-Unis,
Les communistes savent quis sont de ce point de
‘vue deverus les alligs de Roosevelt contre le puis.
sant lobby non interventionniste
New York est le cawur du CPUSA, qui y compte
ln moitié de ses membres ~soit quelque vingt mille
militantes et militants. Les Almanac y jouent
un role marginal, mais chargé d'avenir: toute la
xénération «folk des sixties et seventies sera ses
héritiers directs, et leurs views disques seront des
objets de collection recherches. Tous les groupes
folk venir y trouveront un model, soit directe-
ment, soit travers les Weavers, constitu 8 la fin
des années 1940 lui aussi autour de Pete Seeger
cet Lee Hayes, avec Ronnie Gilbert et Fred Hel:
lerman, et qui diffusera largement, entre autres,
le eépertoire de Woody Guthrie.
‘Quoi qu'il en soit, lorsque la guerre survient,
Guthrie ne se contente pas d’éerire des chansons
destinges 2 mobiliser le peuple — telle Round
Hitler's Grave (Autour dela tombe d’Fitter), qui
seta diffusée a la radio dans des programmes off
ciels, chantée par Fensemble de tous les Almanac
gers accompagnés d'un grand orchestre. Il
Stengage dans la marine marchande, avec son
ami Cisco Houston, lui-méme brillant chanteur
ct guitariste folk.
Le choix de la marine marchande stexplique par
sa voloaté de contribuer & Yeffort de guerre, en en
assumant les risques, mais sans prendre les armes.
Cost aux victimes d'un navire de la marchande
ccoulé par les Allemands qu'est consacrée Tune
EXTRAIT [AIN'T GONNA KILL ANYBODY
fa guerre est un jeu dans lequel ly acertains hommes quine pensent _Trouvez "homme qui profite de Ia
des barjots essayent de s'entre-tuer, jamais Arien d'autre qu'au massacre, —__guerre, supprimer son prolt, etl n'y
Crest le meurtre étudié, prepare ‘Ce sont ces bouchers trempés de sang aura plus de guerre,
et planifié par des esprits déments, {que nous prenons pour des héros.
eux-mémes suivis de toute une bande Les trois cinguigmes de la population Woody Guthrie, Woody Ser «1 aint goa ill
de voleurs. <écident dassassiner les deux autres cin- M9607. Now York, Grosset and Dunk.
‘On ne peut pas ala fois croire dans quitmes, faut bien que ces dernierssy "SP
la Vieet porter Tuniforme dela mort. _mettent leur tour, sls veulent survivre.
46 LE CENTENAIRE D'UNE AUTRE AMERIQUE
RDL N‘ 3 — JANV.-FEV. 2012de es plus belles chansons de Pépoque, The Sin
king of The Ruben James (Le naufrage du Ruben
rage, Gutlrie avait
peasé donner dans le refrain leurs noms, mais ses
eur refrain qui
donne une dimension universelle la chanson en
James). Pour leur rendre ho
amis des Almanae trouvent un.
demandant
What were shetr names, tell me,
What were their names,
Did you have a friend on the good
Rishen James?
etait quoi leurs noms, dis-moi,
etait quoi leurs noms:
Avais-tu un ami sur ce bon Rueben James?
Le processus de composition de cette chanson
illustre bien ce qu’est une chanson folklorique,
tains restent
puisque plusieurs auteurs dont ci
anonymes y contribuent - un nouveau couplet
tant meme ajouté apres-guerre par les Weavers:
Many years have passed and still wonder why
The worst of men must fight and the best of
Bien des anné
encore pourquoi
Les pires des hommes doivent se battre
et les meilleurs doivent mourit.
Lidée des noms que V'on cite sera reprise par
Guthrie dans une autre de ses chansons, une de
ses dernitres, mise en musique bien plus tard, ob
propos d'un accident d'avion dans lequel des
dizaines douvriers mexicains expulses avaiemt
se révolte en entendant
tune dépéche de radio disant «ce n ¥iaient que des
trouvé la mort, Guthri
expulsés», Tl eur donne alors des noms
Goodbye my Juan, goodbye Roselita,
Adios mis amigos Jesus y Maria
ont passé et je me demande
You won't have a name when you ride
the big airplane
And all they will call you will be
Deportees
Adieu mon Juan, adieu Roselita,
‘Adios mis amigos Jesus y Maria
Vous n'aurez pas d'nom quand vous prendrez
ros avion
Et ils ne vous appelleront que des
Expuls
Woody marin reste Woody. Il embarque avee sa
guitare sur laquelle est écrite & jamais a célebre
phrase, qui résume Fart de Woody Guthrie, ou plu-
tot la conception qu'il 'en faisait: « This machine
kills fascists» («Cet engin tue los fascistos»). Et
avec Cisco, il chante pour les marins, sur tous les
centreponts. Le bateau est touché par un bombar-
dement, et Woody chante encore pour maintenir
le moral des hommes. Mais il refuse de chanter
devant un auditoire exclusivement blanc, alors
‘que les Noirs doivent rester & Pesterieur: il faudra
violer le églement, et Woody obtiendra du eapi-
taine le droit exceptionnel de chapter devant tout
Je monde, Blanes et Noirs confondus,
Crest aux victimes d'un
pavire de fa marchancle
ccoulé par les Allemands
qu’est consacrée lune
de ses plus belles chansons
de /époque, The Sinking
‘of The Ruben James.
Apri la victoire il vit une bréve période de bon-
heur avec sa nouvelle compagne et deuxitme
pouse, Marjorie, une danseuse éve de Martha
Graham. Il compose pour ses enfants, et surtout
pour sa petite fille Cathy, des chansons inou-
bliables, que Yon chante encore aux enfants dans
les écoles américaines, sans toujours savoir le nom
de leur auteur, Et puis Cathy meust dans ua incen-
die aecidentel, comme la grande secur de Woody
Jotsquil état enfant. I plonge alors dans la dépres-
sion et dans alcool
C'est aussi la période oi, en duo avec Cisco
Houston, et parfois avec les légendaires musiciens
aoits Sonny Terry et Huddie Ledbetter, dit Lead
Belly, il enregistre pour Moses Ash, patron des
6ditions Folkways, des centaines de titres dont la
EXTRAIT
I'VE BEEN A TRAVELIN’ ON
Jebus comatin jai pas unsou
Jen poche, Ca arrive 8 tout le monde
tre dans une mauvaise passe. Des fos,
quand je pense & tout Vargent qu'il y a
dans le monde, je ne comprends vraiment
plus comment on peut se rotrouver
fauché. Fait un froid de canard 2 ot
jjécris ce matin, alors vous étonnez pas
sien pousse une petite, Fimagine qu'il
‘ya plein de trues quis jouent jamais,
A Washington, Ouais, bon, ja lu le
Daily Worker, imagine que vous aller
bientOt étre au courant. Hy a un chien et
une femme sur la pelouse. On ne sait pas
lequel des deux mene Pautre, La femme
‘veut 'arréter, mais le chien la laisse
‘pas fire. Je sus sr qu'elle fait v
la pression sanguine de son clébard
avant de voter, et puis qu'elle engage
twois docteuts pout revérifier apres,
tout ga pour savoir si les résultats des
: « Mais si beaucoup
Aambiguités et de confusions persistent, Sartre
ddemeuraclairement un socialist revolutionnaire»
{p.336)- Ce qui vaut a Sartre cette appréciation
flaiteuse, sous la plume de Birchall, c'est qu'il
2 toujours maintenu un lien avec la gauche la
gauche da PCF, et co meme lorsque fera «om
pagnon de route». entre 1952 et 1996. «Les quae
dans que durevent dll de Sartre avec le PCF, de
19524 1956, neon pas la période [a plus glovieuse
die sa vie et sont sans doute ceux qui ont donné le
plus dares d ses détracteurs anticomamunistes
‘La plupart des critiques de sa conduit politique
pendant cette période sont pleinement justifies.
‘Mais sa position était complexe et contradictoire.
Pour Vapprécer vertablement, test ndcessaire de
la replacer dans son contexte. Son évolution poli-
tique pendant les années 1950 est souvent presen
se comme un simple dialogue entre dewx prota
_gonistes: Sartre ei fe PCF stalinien. Ce dialogue a
Drieneu lieu, mais il ait accompagné d'un second
dialogue, entre Sartre et les diversestendanees de
1a gauche antistalinienne » (p. 208).
Cette citation, qui ouvre le chaptre x1 inticulé
«Liaison dangereuse », dans lequel Birchall
raconte précisément le compagnonnage sartrien
SARTRE, UN « SOCIALISTE REVOLUTIONNAIRE»
51Disons une fois de plus
que Voriginalité de Nétude
menée par Birchall réside
dans sa vocation
2 embrasser l'ensemble
de ta pratique politique
oe Sartre,
avee le parti communiste, mérite que nous nous y
arrétions car elle permet de caractériser assez jus-
tement la méthode d'analyse développée dans Vou.
vvrage. Quel est le mouvement de Fargumentation?
Une stigmatisation du choix sartrien — légitime,
méme assénée par les anticommunistes ~ pon-