LIBERTE ET POUVOIR
Entretien avec Noam Chomsky
Egalement dans ce numéro :
. Bourdieu et l’Etat » Angela Davis a Paris + Dante inédit +
i sue des Livres _ ufologies littéraires et ovni: iques * «C’est ma mere,
revuedeslivres.fr | Juillet regarde-la dans les yeux quand tu lui parles»
n° 006 soaane
FAT
ie
cuiSOMMAIRE
Im prven RALLWARD, Le point sur
Liberté et pouvoir pater cicuiou,
Entretien avec Noam Chomsky p02 Troiscercles
vce vatuers critique et thCorie entre crise et espoirs pw
Pierre Bourdieu et Etat Expérimentations politiques
~a propos de Pictre Bourdieu, mrs ants
Sur P Eat, Cours au College de France. Emmaiis Lescar-Pau:
1989-1992 pI Une pépinitre alternatives 6
Avice Karan, Le portrait
Le rive frangais: Angela Davis it Pa
p22 Mpanins zatoms,
IN DANTE ALIGHIERI FT ANTOINE BREA, bis ereberce
Enfer, chant 33 p34 Pour une confre-istire dui p70
(@ cHARLOFTE NORDMANS, Géographie de la critique
anxe sony
«Non mais c'est ma mie, elle est la,
regarde-Ia dans les yeux quand tu lui parles >
Entrctien avee Aicha, Them
Nawel et Saloua B. par
‘Le phénomine ancideussch +
‘Une singularité de la gauche
radical alle
mvs cirtoy,
‘Ufologies litéraires et ovnis politiques
=a propos de Dominique Viart et
Laurent Demanze (dir), Fins de fa littérature
Exthétiques et discours de la fin
Christophe Hanna, Nos disposiifspostiques :
Olivier Quintyn, Dispositfs/ Dislocations
Collectif « Toi aussi, tw as des armes »
Poésie et politique : Domini Jenstey,
Théorie du fietionnatre :et La Rédaction,
Les Berthier. Portraits statistiques ps0
Sisosyouleeque ote
chun de journals
=
= Questions poliiques suite de« Liberté et powoir. _« « Marx te ibéaisme »entreten avee Domenico
nteationavee Nour Chomsky » par Pot Hallasd osu, par Pam Nogales and Ross Wolfe
+ Suite de « Questions Franck Poupeat propos de s+Dante Alighieri la Divine Comedie
‘Sur Etat de Perte Bourdick >, par Francois Athan tsestraductions francais», par Amoine Brea
«Liseole, méme selene te donne pas ole te monte
Jechemin »,entretien vee AichaB., par Charlotte Nordmann
Iconographie: Céline Guichard
(Celine Guichard est dessinatrce. Elle a publié Yokai (Le dernir evi, 2012): Thanatos (French Foutch, 2013)
Preceuses, olteportefoli (Derrire la salle de hans, 2011); et aie, monoeraphie sxiraphie
{strane Dizon, 2010) Muar, roman graphique (Marchand de feviles, 2009) set De Famowr, monographieséigraphige
(strane Diioni, 000) pilcelinegushard. ame
Remerciements
Bernard Chamayou, Christophe Jaquet, Petr Hallward (Racal Philosophy),
Shan Salehi (Agence global pour The Nation)
La Ral n* 7 (nowvelle formule!) sera en klosque le samedi 1* septembre
et en librairie le 14 septembre.
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‘inellectuel engage amd
‘icin, Proesseuremerite
Massachusetts Instte
Df Technology, ia fondé
latinguistigue renative
Deniers izes rads en
fransais: Réfeions sur
Université (Raisons asin,
utes proches Liber nd
pendance eimperaisme au
"Ar siele (Lux). Awtopste des
ferrorismes. Let atenats
ireptembre 001 et ordre
‘mondial (Agone) et Sorta
nature dt langage Ago),
Poioe Halla enseigne
la philosophic Kingston
University. Cet un spécialiste
dela philosophiecontempo:
raine francaise ainsi que
desthéoris de la globalisation,
‘ie postcoloniatsme st
de Fhistoire contemporaine
de Han Hest membre da
collect it
alc Pio
al de a revue
POUVOIR ET LIBERTE
UN ENTRETIEN AVEC NOAM CHOMSKY,
PAR PETER HALLWARD
Pressé par les questions du philosophe PETER HALLWARD", NOAM CHOMSKY"* revient ici sur
des interrogations fondamentales : peut-on penser notre liberté ? peut-on en rendre raison par
tune explication matérialiste ? Notre incapacité actuelle & le faire témoigne-
elle d'une impossibi-
lité réelle ou seulement des limites de notre compréhension ? Revenant & Descartes, Hume, Locke
et Newton, et aux sources de ses propres élaborations théoriques, Chomsky nous encourage
Jel ne pas céder sur natre volonté de rendre le monde intelligible et ly affirmer notre liberté.
Peter Halwaed :'aimerais commencer par vous
interroger sur certains de vos prineipes philoso
phiques fondamentaux, et débuter par votre com:
prchension de a liberté maine et dela eréatiit
Dans la tradition européenne moderne, du moins
celle que je connais le mieux, la liberté est un
theme philosophique dominant, de Descartes
jusqu’a Kant en passant par Rousseau, Avec Kant
Aapparait Pidée d'une liberté absolue vis-ivis de
toutes causalités extéricures, mais cette liberté
reste relativement abstrate, un probleme qui ne
concerme que a «raison pure pratique», Cette abs-
traction est Yorigine de tout le programme post
kamtien: de Hegel et Marx jusqu‘aux membres de
Ecole de Franefort et leurs contemporains exis-
{entalstes, Penjeu est alors devenu de parvenir &
penser la liberté, ou plutot le processus d’éman-
cipation, de maniére a ce qu'elle intéere micux
Jes déterminations sociohistoriques eoncrdtes.
Jusqu'aux années 1930 au moins, pour un grand
nombre de penseurs de cette tradition, le réle
agent médiateur était d'une maniére ou d'une
autre joué pa le proletariat, ce dernier étant eongu
comme une classe tendanciellement universelle
‘Te suis eonscient que vous aver. réléchi ces
problemes depuis un point ce vue tout a fait df
férent, mais, comme beaucoup de vos lecteurs
je suis curieux de savoir comment vous considé
rez. ces deux aspects de votre pensée : d'un edt
Vaspect libertaite, guidé par une affirmation
inransigeunte de laliberté, et, de Faure, Faspect
social et historique, guidé par une eritique tout
aussi intransigeante du capitalise, de Fimpé
rialisme, de la propagande et plus généralement
de toutes les formes de domination. A premibre
‘ue, beaucoup de vos princes et de vos priortés
de longue date — la pensée de la liberté que l'on
peut trouver cher Descartes, Humboldt et autres
penseurs libgraux classiques ; votre eritique du
bbchaviorisme, votre fdélité& certains asp
Ja tradition anarchiste et de la tradition socialiste
libertaire, ete. ~ semblent former un ensemble
cohérent qui émaille ensemble de vos travaux.
Est-ce que vous vous perceve7. ai
vos idées principales se sont m
A petit, avec le temps, ou y a-til eu des débats ou
POUVOIR ET LIBERTE
des rencontres qui ont correspondu A des moments
de cristallisation de ces idées?
Noam Chomsky : Eh bien, je me souviens que les
idées anarchistes mintéressaient déja dans mon
enfance, mais je ne me suis familiarisé avec la plus
vvaste tradition rationaliste et romantique que tar-
divement, dans les années 1960, aprés avoir déja
Adéveloppé la plupart de mes idées sur la question,
Je me suis toujours intéressé & la tradition anar-
te elle-méme, je Pai Gtudie, et je me disais &
Tepoque quelle avait Pune maniére ou d'une autre
«40 étre mal interprétée. Mais je ne peux pas aller
jusqu’a dire que la tradition anarchiste mya directe-
‘ment influeneé ~ était plus comme la découverte
de origine historique d'un certain nombre didées
que je défendais déja depuis longtemps, P'aidlaboré
ima critique du béhaviorisme tr8s tt, dds que j'ai
Aécouvert ce que était, en fait Tétais en troisieme
cyele & Harvard au début des années 1950, ot le
ghaviorisme radical était absolument partout
ait Vorthodoxie. Une poignée d'entre nous, en
troisiéme cycle, n'y croyait pas. Nous étions extré-
rmement critiques vis-a-vis du behaviorisme : vi
A-vis de la manire dont il était utilisé dans étude
du langage, évidemment, mais aussi vis-2-vis de son
utilisation en psychologie et en sciences sociales, et,
plus généralement, dans la philosophie américaine.
PH : Parce que e’était un instrument dingénierie
sociale’?
NC: Oui, aussi, mais 'époque e'était surtout une
critique de sa prétention scientifique. Par exemple,
le behaviorisme était incapable dexpliquer V'acqui-
sition du langage, et il passait 4 cOt6 de tout ce qui
sefaisait important en biologie A 'époque. Alors
‘nous nous sommes tournés vers une littérature qui
était bien peu lue & cette époque - les recherches
européens en éthologie, la psychologic compa-
rative, des penseurs comme Nikolaas Tinbergen
‘ou Konrad Lorenz, qui avait vantage de propo-
ser une maniore trés dftérente de comprendte les
systémes comportementaux et cognitifs & Toeuvre
dans les comportements. Plus tard, fai éerit une
critique des implications sociales et politiques du
behaviorisme, et, juste & ce moment-la, disons
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202autour de 1960, je commengais & découvrir une
tradition plus ancienne de la philosophic du lan-
gage et de la philosophie de esprit, celle dont font
justement partie Descartes et Humboldt. Cette
tradition était quasiment ignorée, ici. Quand j'ai
smeme pas.
acc’s aux documents les plus fondamentaux aux
Etats-Unis! Fai di aller au British Museum pour
‘metre a main sur une traduction de la Grammaire
de Port-Royal. E1j'ai également découvert qu'un
certain nombre de traductions standards, comme
celles de Leibniz, par exemple, étaient partois
commencé a travailler sur elle, je nav
cextrémement imprécises,
PHL: Ce qui frappe avant tout dans votre approche,
du moins pour un non-spécialiste comme moi, Cest
these scientifique féeonde.
NC: Cait un choix:
substanes
la maniére dont vous interprétez V'affirmation cat-
tésienne de existence d'une substance pensante
ou spirituelle (séparée de la substance étendue
ou corporelle, et, par conséquent, affranchie de
Ja causalité mécanique qui semble gouverner le
domaine des eorps) non seulement comme un
principe métaphysique, mais comme une hypo
jentifique tres raisonnable
Descartes a postulé lexistence d'une seconde
ares cogitans [le pensant, la chose
pensante}, et es raisons quile poussérent ile faire
festent toujours aussi convaincantes aujourd'hui!
Ce postulat a plus tard été ridiculisé par les philo
‘sophes modlernes — vous save7, le « fantme dans
CHOMSKY ET LE BEHAVIORISME
e béhaviorisme est un courant
ide pensée tres divers et influent,
notamment aux Etats-Unis, au
xx" sigele, Nous exposerons deux.
de ses principes,
Promier principe. La pens
d'autrui ne nous est pas accessible,
Si vous avez de lappetit, je ne peux pas
le savoir autrement qu'en observant
votre comportement, verbal ou gestuel,
‘Or toute science exige qu'on se fonde
sur des constats object, publiquement
observables et mesurables, En effet,
souvent les gens se leurrent sur
‘eux-mémes en parlant d’eux-mémes,
‘comme le montre Vexpérience.
Liintrospection, les explications
que les gens donnent de leur propre
comportement ne permettent pas
acoder aux motivations véritables
des actions. Il en résulte que la science
de homme doit mettre entre paren-
theses les états mentaux. Aucun terme
désignant un état mental ne doit
prendre place dans une explication
scientifique. Plus encore, tous les
termes scientifiques doivent désigner
des éléments observables. La psycho-
logie n'a pas A parler de la peur : elle
rie peut considéter que les comporte-
ments dagressivité ou de fuite, seuls
‘objectivement constatab)
done de traiter Fesprit comme une
Doite noire. Des informations (stimuli)
yy entrent ; des comportements yerbaux
‘ou moteurs en résultent (eponse)
Stimuli et réponse sont accessibles
2 Finvestigation scientifique, non pas
Tespritlui-méme, Ainsi on pens
Traction humaine comme Véthologie
analyse le comportement animal
selon le Schéma siémulus-réponse.
Second principe, Les reponses
sexpliquent par la répéttion de
certains stimuli: €est le eondition-
nement, Un méme organisme humain,
exposé & des conditionnements
dittérents, donnera des réponses
différentes. Hen résulte que tout
ce qui fait le comportement humain
(actions et paroles) est acquis. Hest
essentiel au behaviorisme, du moins
dans sa version standard, que Finné
ait une place nulle ou négligeable
Ce point a déclenché les foudres
«de Chomsky contre le béhaviorisme.
Sila Gert une Linguistique cartésienne
(Paris, Seuil, 1969), Cest que Descartes
avait eu intuition de Fimportance
de Vnné pour ce qui concerne Vesprit
(enéme si cette these entrainait chez
Descartes lide discutable d'une
séparation de lame et du corps). Il faut
sage (8 peu pres tous les hommes
parlent) et l'absence totale, dans les
codes de communication animaux,
de cette propriété que l'on trouve
dans toutes les langues humaines :
la générativité, Chomsky désigne par
Ia notre capacité, 4 tout moment, de
faire des phrases inédites, que nous
sfavons jamais entendues, et qui jamais
ne {urent prononcées avant nous
Cela permet d'aifirmer que esprit est
essentiellement doté de eréaivit
laquelle est une caractéristique de
tous les locuteuss de toutes les langues
humaines. Envisager le langage sur
un mode bchavioriste (= conditionne-
ment-stimulus-répon.
une aberration. Car cette méthode
{mplique (a) que le stock de réponses
possibles est in, en raison de la
nécessaie finitude des condo
nements et des acquis et que (b)
les comporiements linguistiques
un sujet seront toujours les memes
le meme stimulus se repete,
ce qui est faux.
La refutation du behaviorisme
linguistique par Chomsky (dans la
revue Language 1959) a marqué
un tournant dans Phistoire réeente
des sciences de homme, Remettant
Tesprit au centre, ce texte contribu
4 ouvrir espace des sciences cosa
tives. Outre es arguments scientifiques
‘Chomsky faisait remarquer que le
«tout est acquis » du béhaviorisme
estune conception commode pour
les sysiemes otaltaires. Si tout en
nous résulte du conditionnement, sans
une seule part dinné dans ce qui nous
fait humains, il n'y a, selon Chomsky,
rien & opposer a une politique qui
conditionnerait les gens dans des
camps pour en faire des esclaves
dociles et dépourvus diniiative
Sur toutes ces questions, ef. Robert
Barsky, Noam Chomsky, une voix
discordante, Patis, Odile Jacob,
1998, ch. IIL
Frangois Athané
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
POUVOIR ET LIBERTE 3Ja machine », ce fantome qu'il faut exorciser si fon
veut résoudre le probleme du corps et de Fesprit,
le probleme corps-esprit. Mais je erois quill ya un.
malentendu. Si le probleme corps-esprit, cest-a-
la théorie cartésienne des deux substances,
aru avec Newton, c'est parce que le corps a
paru. Newton a montré, 8 son grand désarrai
que nous ne dispasons pas d'un concept clair dit
corps ou de la matiére, que la physique est bien
obligée de reconnaitre ou de postuler Fexistence
de forces attraction, de répulsion, actions &
distance, ete., apparemment immatérielles et
mystérieuses. La comprehension du corps qui est
celle du sens commun disparait, en méme temps
que la théorie de la causalité mécanique qui sous-
tendait la plus grande partie de la vision scien-
tifique du monde au début de la modernité. Le
corps avait été « exorcisé », mais,en tevanche, rien
depuis west jamais arrivé au fantOme, a esprit.
Ce quil s'est passé, c'est que, a la fin du xvur et
tout au long du xvii sidele, ily a ew une grande
tentative dexploration de ce que Yon a appelé,
cen histoire de la philosophie, « la suggestion de
Locke »— savoir lidée que, de la méme manigre
que la matiere posstde des proprigtés qui nous
restent incompréhensibles, n'y a aucune raison
de douter que Dieu ait pu rajouter a la matidre la
faculté de penser, exactement comme ila mis dans
la matiére les eapacités incompréhensibles de Vat-
traction et de la répulsion. Le cadre théologique
sur lequel Sappuie cotte idée est bien sir superilu,
et dailleurs Locke s'ubstient ré
citer dans sa correspondance ps
En laissant de c6té Ia question théologique, done,
tout ceci nous mene une théorie de la « matigre
pensante », dans laquelle la pensée ne serait rien
‘autre qu'une propriété propre un certain genre
clo matiére organisée, tout comme Fattraction ou ka
répulsion, On retrouve cette idée chez Hume, ou
encore, particuliérement développée, dans leeuvre
du philosophe et chimiste Joseph Priestley, ot elle
est encore hien présente au xix" sigcle’. Les obser
vations de Descartes sur la pensée, le langage, la
perception, etc. uraient dd y etre intégrées, mais
‘ga n'a pas été le cas, Elle a fini par sépuiser puis
par disparaitre.
Aujourd’hui, cette vieille image de la matidre
pensante est ressuscitée et présentée comme s'il
Sagissait d'une idée toute neuve. Si vous lisez les
{travaux des biologistes qui sintéressent aux neu-
rosciences, par exemple Francis Crick, vous y
dscouvrirez « lids stiante » selon laquelle
LE PROBLEME CORPS-ESPRIT
Gittins Deseta Pardeld | ondimie que nos en svn
nature et culture, Pavis, Gallimard, Cette distinction qualitative est-lle
2005), toutes les cultures, plausiblement, pure apparence, illusion, ou bien
‘ot pensé experience humaine renvoie-telle a une différence entre
fondamentale d'une différence entre _ deux sortes d'@tres, deux «substances», verre, je eve la main pour parler, etc)
le vécu mental et les choses du monde une «pensante, ame ou espr
extérieur & nous. En philosophi autre « étendue», la matidre, comm
contemporaine, expression «probleme Ta écrit Descartes?
corps-esprit» désigne une constella- Ce qui conduit a la deuxitme nos décisions peuvent-elles déclencher
tion de difficultés liges entre elles, difficulté, Nous pensons que des états des évenements physiques, dans
‘concernant la relation du physique physiques du monde, dotés de locali- le corps puis le monde exterieur &
avec le mental. Nous présenterons sation, volume, et., (par exemple, nous? Plausiblement, nous n’avons
ici deux d¥entre elles. La premitre de Teau qui tombe sur un rocher) aujourd'hui aucune explication a cela,
est la différence qualitative entre, produisent des états mentaux Done nous ne savons pas si idée qui
une part, le vécu des événements _(entends le bruit de Ia eascade, ou je fonde & peu pres tout notre rapport
de notre pense (un r2ve, un souvenir, men souviens). Peut-on dire quil yal au monde est vrae.
un sentiment, un doute), et autre cause et effet? Ce n'est pas sir. Carce Le probleme corps-esprit est central
part les caractéristiques apparentes que cause, de fagon certaine,onde dans la philosophie moderne depuis,
des choses corporelles. Ces dernitves sonore, est une stimulation de mon Descartes. Dans la philosophie
semblent dotées d'une masse, d'un nerf auditif, puis de tout mon systéme _anglo-saxonne contemporaine,
volume, d'une localisation dans nerveux. Mais ce sont Ia des événe-
Tespace, et autres propriétés que nous ments physiques. Quant a savoir
isons matGrivlles ou physiques. Etnos comment de (els états physiques du
‘mains, nos jambes, notre cerveau, corps peuvent produire des événements de nourrir les eeuvres de Davidson,
tous nos organes, donc notre corps, __phénoménalement dépourvus de Putnam, Fodor, Dennett, Kim, entte
sont dotés de telles propristés. Tandis masse, volume, etc, il est plausible beaucoup d'autres.
qu'une croyance, un sentiment, un quaujourd’hui personne ne puisse
reve paraissent dépourvus de masse, _expliquer. De méme pour la relation _-Frangois Athané
de volume, ete, dans Fexpérience inverse : notre rapport aux autres et
A nous-mémes se londe sur T'idé
une décision) peuvent produire des eats
physiques dans le monde (je saisis mon
Mais comment ees choses apparemment
1 sans masse, ni magnétisme, ni charg
électrique, que sont nos volontés ou
il a été remis en chantier par les theses
bchavioristes de Ryle (La Notion
esprit, 1949) etna pas cessé depuis
POUVOIR ET LIBERTE
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202wait de bons arguments sur la question,
jours dactualité
RDL N° 6 — JUILLET-AOUT 2012 POUVOIR ET LIBERTEPH : Bt qu’en est.l de alternative que propose
Spinoza a Tapproche cartésienne, qui aura tant
de conséquences sur les rationalismes européens
plus tardifs? Spinoza congoit la pensée comme
Tun des attribuis d'une nature ou substance uni-
verselle unigue, un attribut paralléle mais parfai-
tement distinct de 'étendue ou de la matigre. Pour
ce qui vous conceme,est-ce que vous pensez qu'un
tel point de départ bloque & Tavance des manizres
POUVOIR ET LIBERTE
plus productives de penser le probleme, une fois
quil a été posé dans les termes de la « matidre
pensante »?
NC : Sans rentrer dans la subiiité de la pensée
spinoviste, on peut considérer que, depuis la démo-
lition par Newton du concept le plus courant de
matigre (une matire corporelle, physigue, etc),
il west plus possible de discuter réellement de
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202quelque chose qui soit « parfaitement distinct de
étendue ou de la matiere » sans rendre compte
d'une maniére cohérente de Ia nature de cette
< matitre ». Or, cela n'a jamais été fait ~ si Ton
met de cOt6 les meilloures théories dont les scien-
tifiques sont capables 8 une étape particuliére du
développement de la science. Il me semble que
‘nous ne pouvons pas légitimement nous porter au-
dela d'une certaine idée de la « matiére pensante »,
idée selon laquelle « matiére » doit sentendre
comme un mot vague recouvrant en gros tout
ce qui existe. Peut-dtre la matidre n’estelle rien
autre que des bouts d informations, réponses aux
requétes que nous faisons a la nature, comme I'a
suggéré le célebre physicien John Wheeler? En ce
qui concerne la pensée, notre quéte est faclitée
par 'aeception de Phypothése internaliste (souvent
rejetée dans la philosophie contemporaine) selon
Iaquelle la pensée est une propriété de Yindividu
(et, surtout, du cerveau).
PH: Si nous reconnaissons aujourd'hui la capa
de penser, et plus particuliérement la capacité de
penser d'une maniére eréatrice et libre, comme
lune capacité appartenant a certains systémes
organiques, pourquoi alors, en principe, cette
‘capacité devrait étre plus résistante a Panalyse
‘que nimporte quelle eapacité d'un tel systeme ?
Par le passé, vous avez mis P'accent sur le « besoin,
créatif de la nature humaine » (au cours d'un débat
vee Foucault) et sur notre « instinct de Liberté »
(Giré de vorre lecture de Bakounine),tout en insis-
tant sure fait que notre capacité & agir et a parler
de manidre créative —c'est-dire & agir et parler
‘d'une manidre appropriée et qui ne soit pas pure
‘ment déterminge par une cause extérieure —restait
‘pour lessentielle fort mystérieuse. Vous aver dit
«c'est un mystere, et la raison pour laquelle c'est
un mystere est également un mystére’.»
LES NOTIONS
Cogito. Littéralement, « Je pense ».
Is.agit de Texpérience de pensée
fondamentale de la philosophic
de Descartes. Il veut par-la mettre
cen relief deux proprigtés remarquables
de la pensée consciente. 1) Lorsque
nous pensons, nous pouvons penser
‘que nous avons des pensées : propri
de la rétlexivité. 2) Je pense, et
je constate que je pense. Mais c'est
‘du méme coup constater que je suis
le fait avoir des pensées conscientes
cloppe Vindubitable certitude
d'etre. Je pense, done je suis; cogito,
ergo sum.
Fondationnalisme, On désigne parla
les doctrines qui tentent de
se présenter sous une forme intégrale-
ment déductive. D'un petit nombre
de principes, ou fondements, xéputés
indubitables, évidents, ou certains
par eux-mémes, on tente alors de tirer
parle raisonnement un discours
integralement rationnel et control
A visée systématique, Liguvre
de Descartes représente une des
tentatives fondationnalistes les plus
marquantes dans histoire de
la philosophie. Jusqu’a la fin du
xix* sitele, on a considéré la géométrie
d'Euclide (1s. av. .C,) comme le
meilleur exemple d'un discours assuré
de ses fondements.
Hypothése internaliste. Elle consiste &
affirmer que mes états mentaux sont
internes & mon organisme : sje pense
une fourchette, cette pensée peut
tre dite « en » moi, Elle oppose
notamment & Vhypathése externaliste,
‘ou holiste, qui sontient au contraire
ue les états mentaux sont des événe-
ments relationnels entre un organisme
et son environnement naturel ou social.
La pensée est alors une propriété du
tout que je forme avec mon environ-
semen. Sije pense qu'un chien est
entrain d'aboyer, cette pensée n'est
awiapparemment« mienne » En fat
e en une relation entre
eme cognitif et certains
objets, généralement aboyants,
de mon environnement,
Just-so-stories. Dans Vidiome des
théoriciens de évolution, on désigne
par cette expression, en référence
aux Histoires comme ca de Rudyard
Kipling, a propension a inventer
des secnarios évolutionnistes vagues
‘ou dépourvus de preuves conerétes
afin d'expliquer tel ou tel détail saillant
de la nature : la trompe de Téléphant
sSexplique par sa dispute avec
Te crocodile qui lui mordait le nez:
quant aux girafes, a force de tendre
cou, et.
s évolutionnistes et récits adapta:
Uuoanistes, Cette distinction provient
d'un débat qui a marqué
la théorie de évolution par sélection
naturelle, Dans les années 1970,
Richard Lewontin et Stephen Jay
Gould ont tenté de montrer que
‘Fevolution des especes ne se réduit
pasa des phénoménes d'adaptation
En effet, si 'évolution sélectionne
lun organe pour ses vertus adaptatives
(par exemple, les grffes des tigres),
elle sélectionne aussi, du méme coup
cet nécessairement, des propriéiés
collatérales dépourvues de vertu
adaptative (par exemple, la couleur
ces mémes griffes). Men réslteait
ise la sélection naturelle
‘comme des adaptations, erreur qu’ils
4qualifient, en bon voliairiens, de
panglossisme. Les nécessités adapta-
tives, dans la nature, produisent done
toutes sortes de choses qui elles-mémes
ne sont pas des adaptations. Ce point
est souvent admis; plus discutée est
son importance réelle, sur le long
terme. Carly a de fortes raisons de
croire qu'une propriété sélectionnée
collatéralement (Ia couleur des grifes,
dans notre exemple) est, une fois
-ctionnée, immédiatement soumise
clle-méme A une pression sélective,
selon son caractére plus ou moins
adaptatif (certaines couleurs de griffes
peuvent étre plus ou moins adaptées
‘tel ou tel milieu.
Frangois Athané
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
POUVOIR ET LIBERTE 7Cest juste,
PH : Ceci a pour conséquence que le vieux pro-
bleme du libre arbitee semble alors hors datteinte
de la recherche scientifique. Vous avez soutem
quilest probable que «0s capacités de eréations
scientifiques soient tout bonnement incapables
explorer |...] les domaines impliquant Vexer-
cice de fa volonté », et yous avez postulé que « fa
réponse & Vénigme du libre arbitre se trouve dans
une science potentielle que Uesprit humain ne
pourra jamais mattriser en raison des limitations
dde sa structure génétique’ »
Ces affirmations semblent impliquer que si nous
sommes capables de comprendre en partie nos
mécanismes structurants (leurs dimensions biolo-
giques ou génétiques), nous ne sommes en revanche
pas capables d'en comprendre les capacités. Mais si
Ja liberté peut étre comprise en termes de nature,
instinct ou d'organisme, pourquoi devrait-elle
done rester mystérieuse ? Pourquoi ne pour-
rait-on pas, par exemple, en avoir une approche
olutionniste?
NC Je me suis intéressé & un certain nombre de
ces questions dans un article récent sur « les mys-
‘Gres de la nature »°. Isouvre sur une citation de
LiHisioire de UAngleterre de David Hume — un livre
tus peu lu par les philosophes. Hume consacre un
chapitre & Newton, «un des plus grands génies de
son époque », etc. et il affirme que l'une des plus
grandes réussites de Newton est avoir levé le wile
sur certains mysteres de la nature, tout en montrant
Auil est des myst@res que nous ne percerons jamais
~ce ne sont pas ses mots exacts, mais c'est en gros
Vidée, Ce qu'l voulait dire, pour le reformuler en
termes contemporains, c'est que nos esprits sont
essentiellement des organismes biologiques, et
REPERES REPERE!
ES NOMS PROPRES
Francis Crick (1916-2004). Biologiste Richard Lewontin (ameéricain,
britannique, prix Nobel de médecine _né en 1929) est une grande figure (4908-2000), logicien et philosophe
et physiologie en 196a avec James de la thSorie de la sélection naturelle. _américain. Avec celles de Wittgenstein
‘Watson et Maurice Wilkins pour eur Ses apports ala comprehension de et de Chomsky, son auvre est une
découverte delastructure de AD. _Tvolution des espéces sont nombreux des plus influentes sur la philosophie
Personnage controversé pour ses et décisits, depuis 1960. est Tauteur contemporaine de langue anglaise
prises de position en faveur de poli- en 1979, vee Stephen Jay Gould John Searle est un philosophe
tigues eugénists d'un des articles les plus debattus américain, né en 1932. Ha travaillé
|Wilhtelm yon Humboldt (1767-1835) de la biologie contemporaine, sur les actes de langage, le probleme
‘tat un Linguiste,philosophe et «The Spandrels of San Marco and —_corps-esprit, Ia normativité et la
diplomate allemand (qu'il ne faut the Panglossian Paradigm: a Critique structure des phénoménes cultures
pasconfondre avec son rere cadet of the Adaptationist Programme ».__Depuis plus de quarante ans, le débat
Alexander, naturaliste et eéographe), __Engagé a gauche, Lewontin est célébre _parfois
labore une méthode de deseri POUT ses inlassubles critiques de Noam Chomsky sur Tanalyse des fits
tion et de comparaison Finguistique, la sociobjologie, de la psychologic linguistiques oriente une bonne part
notamment pa tude croisée ‘olutionniste er maintenant de dle la recherche internationale
Ju latin et du busque. I congoit Tindustie des OGM. en philosophic du langage.
finsila possbilité d'une grammaire Colin McCinn est un philosophe Nikolaas Tinbergen (hollandas,
Universlle. Ministre de FEducation britannique, néen 1950, quienseigne 1907-1088) et Konrad Lorenz
en Prusse, il a promu certaines 4 Miami. II s'est fait connaitre pour {autrichien, 1903-1989) sont deux.
doctrines pédagogiques parmi ses positions originales sur le probléme figures majeures de Téthologie (étude
les plus inventives de son temps corps-esprit, plaidant pour Tide quil comparative du comportement
Esprit universe et ibéral,intéressé est humainement insoluble, en raison des animaux). ls ont regu ensemble,
pat la religion hindoue comme par de lac cloture cognitive» de notre avec Karl von Frisch, le prix Nobel
les langues d'Océanie, ilenvisageait esprit, cest-i-dre lingvitable limita. _de physiologie et de médecine en 1973,
chacune des langues humaines comme tion de nos moyens de comprendre olin Wheeler (911-2008). est un
‘un monde culturel en soi.Son auvre le monde. physicien américain qui a travaillé sur
et une influence considérable sur Joseph Priestley (1733-1804), physicien Ia fission nueléaire,Télectrodynamique
des exprits aussi divers que John et chimiste britannique. , illusions (p. 23). 46
sition collective» (p.19),owencore de « ftiche»
(196). cest en prenant au sériuxTétrange pro-
priété de cette fiction juridique, source d’«illusions
dont les effets sont loin d’étre illusoires® » («ill
sions bien fondées » au sens de Durkheim). Qu’
saisse des valeurs de «service public», uxquells
les fonctionnaires sont amenés& se conformer ou
de I «intérét général». au nom duquel plaident
ceux qui occupent (ou aspirent a occuper) des
fonction electives, mais éealement de la fi placée
dans la valeur des titres solutes ou de proprigté,
le démystficateura toutes les chances de se myst
fier uiméme s'il omet d'ntégrer dans analyse ls
ressorts et les effets nom illusites de ces ftiches.
Comme Féerit Bourdieu, «il sagt done pour moi
étudier la création de ce créateur et garant de
fétiches pour lesquels tout on partie de ta nation
est préted mourir (p. 196).
Vers une sociogenése de l'état
Revenons a la question initialement posée par
Bourdieu: comment penser I'Etat sans faire
entrer, en contrebande, une pensée d’Etat ? La
nécessaire restitution critique de «Tespace des
problémes», tel quil sest constitué & propos de
Etat dans ies s sociales, ne saurait suf
fire. C'est pourquoi le sociologue, s‘inspirant
explicitement de Norbert Elias, va chercher dans
analyse de la sociogenése de IEtat le moyen de
se déprendre des évidences d'Ftat.
Comprendre et suspendre, au moins par la
pensée, emprise que peuvent exereer sur nous
aussi bien les hiérarchies d’Etat (qu'on pense, par
exemple, a a stratification ts fine que produit
tout ystéme d’enseignement) que les actes d'Ftat
(ne serait-ce que Vencadrement temporel qu’as-
sure Fétablissement d'un calendrier) ou encore
Jes rituels Etat (examens scolaires, formulaires
Aadministratfs, et.),revient done selon Bourdieu
mettre au jour es conditions historiques dans
Jesquelles a pu émerger, au sein de sociétés dis
tinctes et sous des formes variables, quelque chose
comme un «Etat»,
En effet, comme y insist le sociologue & plu-
sieurs reprises, «dans les commencements, les
choses obscures sont visibles ~ des choses qui,
aprés, wont plus besoin de se dire parce quallant
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
de soi» (p. 97), En tevenant sur les processus de
formation des Etats dans différents pays (en loc-
currence Ia France, Angleterre et le Japon), ce
«qui équivaut en rien cher Bourdieu a une vaine
auéte de Vorigine, on a done toute chance de ren-
contrer des situations historiques dans lesqueles
Temprise de Etat n'est que fragilement assurée
et oll se donnent a voir, de manigre plus visible,
les conditions de son action et de sa domination.
Constat apparemment banal mais auquel
Bourdicu donne une importanee inédite: toute
Politique publique, quilsagisse de fisalite, du
Cation, de logement, d'emploi ou de sécurité, sup-
pose que sit acquise et assis la gitmité de Etat.
Or.rien nest moins Evident selon le sociologue que
cette égitimité (et les situations de crise de régime,
ou d hésémonie pour paler eomme Gramsci, ot se
trouve eontesie voire suspendiue cette Kstimité
nous le rappellentpériodiquement): «comment ¢
faitil qu'on obeisse Gl’ Etat? C'est au fond ga le
probléme fondamental»(p. 231)
Si la fiscalité Etat, pour ne prendre que cet
exemple, peut ne pas apparaitre comme wn «rac
ket», ou plutot si elle constitue une sorte de «rac-
‘Ket légitime» (p. 206 et p. 323-324). Cest que Etat
tel quilse présente aujourd'hui ~ du moins dans
la plupart des pays riches ~ est le produit un
processus d'accumulation primitive de capital
Symbolique. Crest ce processus qui Ini permet
apparaitre non seulement commie une insti
tion garante d'un ordre aceepté, bon an mal an,
parla grande majorite de la population, mais aussi
comme une «banque centrale de capital symbo=
Tique> (p. 196 e342)
‘Un tel processus daccumulation symbolique a
done accompagné Paccumuation des ressources
financiéres qui, grace a la mise en place d'un appa-
seal ayant peu peu, Amesure quilsiméyrait
Etat, marginalisé ls formes Féodales de pone
tion fiscal, ont permis a Etat de se doter un
apparel de coercion armée, police, justice), une
structure administrative et des services sociaux
inégalementétendus selon les pays (plus precise
ment selon les rapports de forces sociaux qui les
ont fagonnés)
Se différeneiant en cela de Norbert Elias ou
Charles Tily” (voit le cours du 17 janvier 1991,
ou Bourdicu discute ces auteurs), il montre que la
tmonopolisation de ressources fiscales et militares
ne sufi pas a comprendre Témergence de IEtat
(etaftirmation de son emprise) A la définition
classiquement webérienne de Etat, qui caracté
celi-ci comme instance sociale qui dtient
le monopole de In contrainte physique egitim. il
convient dadjoindre la dimension du
(300-324). Etat peut ans tre defi
Finstitution qui revendique avee succts le mono
pole dela violence physique er symbolique légtime
‘est donc trop peu d’affirmer que I'Etat assure
la reproduetion de ordre social existant parla
violence ou Ia coercition, Car on risque alors de
BOURDIEU ET L'ETAT
«Comment se fait-iI
qu’on obéisse a "Etat?
Crest au fond ¢a le
probléme fondamental».
v7Lepport de Bouraiou
consiste 4 mettre
en relief la grande
dlversité des afspo-
sitifs por lesquels
les fonctionnements
ordlinaires de Etat
assurent, sans
armes ni tapage,
la domestication
dles dominé-e-s.
18
nvapercevoir Yaction de IEtat que dans les crises
spectaculaires lors desquelles les classes diri-
geantes affrontées A Feffritement de la lgitimité
étatique, sont amenées 8 user de Vappareil de
coereition pour réprimer des soulevements popu
Iaires. Au contraire, Tapport de Bourdieu consiste
A mettre en relief la grande diversité des dispositifs
pat lesquels les fonctionnements ordinaies et les
routines de Etat assurent, sans armes ni tapage,
Jadomestication des dominé-e-s et, beaucoup plus
Jargement, la normalisation des comportements et
Ja mise en ordre du rel
L’Etat comme métachamp et la nation:
comme «invention d'état»
On waccumule pas du capital symbotique comme
oon monopolise des ressoureesfinancigres ou des
1moyens militares. Se pose ds lors la question des
formes prises par cette accumulation primitive de
capital symbolique dont PEtat est le produit et des
conditions qui Font rendu possible.
Bourdieu montre avec précision que la genése
de Pétatrenvoie aun double processus de forma-
tion et dautonomisation: d'un champ du pouvoir,
one Sopposent pas simpement des groupes mais,
peut-re surtout, des modes de reproduction (ami
lia ou composunte scolaire’) et des princes de
Jégitimation fang ou talent, tradition ou mite):
(pour reprendre le
termede Lénine dans 1 Eta eta révolution), est
wil désigne avant tout un champ qui ses consti-
‘tué peu a peu — dans des conditions historiques
particulidres et proptes & chaque pays — comme
univers partellement autonome, doté de res,
, Revue fram
aise desoctoogte, vl §3.n" 3201113 Pour aprendre une
fxpression ise dex travaux menés par Pierre Bourdie et
deaa-Claide Passeron sr Ecole. Voi: La Reproduction,
Paris, Minuit, 1970. w4. Sur ce concept, voit également
Pierre Bourdicu, Les Méltatons pascalennes, Pari, Sel,
to7.p. 34s. m5 Nonbert Elias, La Dynamique de Ove.
dent, Pats. Pocket. 2003 930]: Charles Tilly Contrainte
tt capital dans la formation de Europe, 994-1990, Paris
‘Aubier, 1992 [so], Sureotte opposition. vor: Pierre
Bourdiew, La NoblesedEta, Pats, Mii, 1989.7, Voir
Benedict Anderson, Ltmaginare national. Refesions sur
Vorigine et Tessor du nationale, tad. de P-E. Dauza
Paris, La Découverte, 1996 [1983]: E. Hobsbawm, Nations
tt naeonalcme depuis 1780, Pars, Gallimard, 1992 [990
{ES Voir Shlomo Sand, Comment ie peuple fifa vente,
tuad.deS, Cohen-Wieselel tL, Frenk, Pars Fayatd, 208
189, Surles imitesd une ele apposition, vot le eapitre que
ourdic a consact a construction catigue du marche de
lamaison: Les Sruetues socials de eonomte, Pais, Seu,
2000, p. 13353. 4010.Sur ce point, vir notamment: Saskia
Sassen Critique deat, Pars, Demopolis/Le Monde dilo-
tmatiguc, 2009, 11, Pour un exemple de ce hémomens en
mater scolaie, vir: Pierre Clement, Guy Dreux, Christan
{valet Francis Vergne, La Nowwelle Ecole opiate, Pati,
La Découverte, 201.
QUESTIONS A FRANCK POUPEAU A PROPOS DE SUR L’ETAT DE PIERRE BOURDIEU
Francois Athané : Vous étes un des res
ponsables deta publication de Sur VEtat
Pourquoi avoir choisi de publier les cours
de ces années-a, avec ce theme de Etat,
plutdt que d'autres?
FP: Ce livre marque laboutissement dun
cyele de recherches sur les formes du
pouvoir, enclenché dans les années 1970
avec les enquétes sur le patronat, le haut
clergé, les mondes intellectuels et acadé-
‘miques, les grandes écoles, ete. ya aussi
le début des enguétes de Bourdieu sur la
maison, qui est une analyse du champ
bureaucratique et de ses relais locaux,
dans un domaine spécifique dimpulsion
de politiques publiques et de régulation
d'un marché (le marché immobilier) qui
nfexisterait pas sans TEtat. Et puis, cest
le lancement de La Misére du monde. I
20 BOURDIEU ET L'ETAT
ya surtout Pécho de tous ses travaux sur
ie capital symbotique, menés depuis les
engutes sur les paysans agériens et héar-
nis, et qui sont réinvestis dans le cours
pour comprendre la logique d'unifiation
impulsée par IEtat dans divers domaines.
Eneeffct, Bourdieu sinspire du fonction-
nement des maisons kabyles et héarnases
pour comprendte,grice un modéle asse7
Subril,la logique de fonctionnement de a
«maison du roi». Et cette notion de capi-
{al symbotique fui permet de marquer sa
différence avec Weber et Elias (dont il
prolonge pourtant intention): PEtat ne
fe definit pas seulement parle monopole
de in violence physique. mais ausi par in
violence spmbotique
Loral permet de méler tous ces fils, ce
«qui serait peu coneevable dans la rédae-
tion d'un livre, Cest mon hypothese
pour expliquer que Bourdieu n'ait pas
fait «son» livee sur «Etat». Comme
Sautorisait a Yoral des choses qu'il n'aurait,
pas faites écrit, parce que moins contro-
Crest ce qui tend a mon sens ce cours
fascinant, et qui a changé dja pas mal la
perception que nombre de lecteurs,socio-
ogues ou non, avaient de Bourdien,
PA: Owestce que ce livre peut apporter
de neuf a ceux qui sinteressent a Yewrre
de Bourdieu?
FP: Dans le travail éditorial, nous avons
cherché a conserver le caractére oral
la parole est plus libre, moins censurée
qua Iécrit. Bourdieu le signale plusieurs
fois, tout en soulignant la difficulté de
transmettre ses analyses & un public tres
hétérogene. I lui faut parler pour des
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202«collegues »sociologues comme pour des
«non initiés ala discipline, D’od retfort
de pédagogie, d'explieitation non seul
‘ment de ses arguments et de ses theses,
‘mais aussi de sa démarche, de sa stratégic
de recherche, de son programme scienti-
fique. Il y a ainsi des pages inédites sur
ce que signifie construire un modéle de la
toire, dela philosophic politique et de la
sociologie, qu'on ne trowerait pas dans
livre, De longs développementsrélexits
sar des enqutes pasées, quien dévoilent
les ressorts et les subrilités.
(Ce que Fon voit dans ces cours, est
avant out la transmission un méter
c'est-d-dire d'un ensemble de schemes
pratigues pour Tanalyse, qui consistent
fn techniques la fois empiriques et abs
traites (border Etat a partir des calen-
driers, des commissions, eet frotter ces
sepetts objets» & de «prandes théories»
sar Etat) en comparaisons parfoisinat
tendues (la maison kabyle et la maison
du Toi, ete), oU en associations d'idées
ui en disent parfois plus qu'un long
développement. Cestausi la découverte
Fauteurs inconms, souvent pas encore
traduits en francais E. P. Thompson
E. Kantorowicz, 8. Hanley, E. Lanmann,
M, Douglas, J. Strayer, G, Steinmetz, ete
(il sutfit de consulter la bibliographic
finale pour se faire une idée de Tetendue
des connaissances brassées). On entend
parler ala fois de P-E, Will, professeur
fu Collage de France et spécialiste dela
‘Chine ancienne, et de la réforme de lor-
thographe qui a iew au méme moment
en France: de H. Brunner sur
de PEtat egyptien antique qu
le « malaise des banlieues> en proie au
retrait de Etat, te.; on pourrait mult:
plier les exempes.
Cecoursest Foccason, pour es ecteus,
. «J'ai
principalement vécu au milieu des miserable
Gerivait Baldwin a propos de ses premiéres ann
expatrié, et, d Paris, les misérables sont alge
riens.» Quiconqne connaissait les deux contextes
nationaux ne pouvait ignorer cette analogie évi-
dente: la lutte des Alzériens arabes pour V'indé-
pendance, apres plus d'un siete de séparation et
inépaité, état comparable, & de multiples égards,
fila situation des Noirs américains qui luttaient
pour leur libération dans le Sud des Etats-Unis.
‘A propos de la manifestation pour les Algériens
‘laquelle elle participa en juillet 196, place de la
Sorbonne, Davis écrit que « quand les flies Vont
dispersée avec leurs puissant ets d'eau, ifs étaient
aussi mauvais que ies fics reacs de Birmingham
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202qui accueillaient les Freedom Riders avec leurs
chiens et leurs lances @ eau.»
Lattentat de Birmingham:
Le Herald Tribune et Paris Match
A Vautomne 1963. la République algérienne
démocratique venait davoir un an quand Davis
et quarante-cing autres étudiantes pastirent en
France suivte le programme d'études d'un an da
Hamilton College. Aprés ce qu'elle avait appris
sur leracisme en France Fété préeédent, on peut
stétonner quielle ait choisi de revenir & Paris pour
tune année universitaire complete. Le mythe de
Ja France comme refuge contre le racisme sévis-
sant aux Ftats-Unis avait peut-dtre cédé la place
dans son esprit au sentiment que la France était
tun empire vaineu, oii Ton pouvait mener de nou-
vellesluttes de libération, et oi elle aurait acces
aux travaux des penseurs qui étudiaient le phéno-
méne de la décolonisation dans une perspective
internationaliste. Depuis 1956, Sartre, son auteur
favori, avait donné aux Temps modernes plusieurs
articles sur la torture, le colonialisme et le droit de
TAlaérie a 'indSpendance. En 1961 il avait écrit la
préface des Damneés de la ferre, de Fanon, et son
appartement de la rue Bonaparte avait fit objet
un attentat ala bombe de TOAS, dans Pune des
derniezes tentatives de Forganisation secréte pour
conserver Algérie & la France.
Mais Davis avait une raison bien plus profonde
pour revenir a Paris. Elle venait, A 20 ans, de
prendre le frangais comme matiére principale.
Grande lectrice de philosophie et de littérature,
c'était une étudiante sage, autonome et discipi
née, Elle était moins attitée par le Sartre engazé
que par le romancier, le dramaturge et surtout le
philosophe. En plus des pitces et des romans, elle
avait étudié en autodidacte L’Ftre et le Néant. A
Brandeis, elle avait rencontré un étudiant alle.
mand, Manfred Clemenz, qui Ini avait fait décou.
vvrir d'autres ceuvres de philosophic. Ils staient
fiancés et il était rentré en Allemagne, Certaines
filles du programme soulignent que Davis était
aussi partie en France pour se rapprocher de hi
Quant asa propre éducation politique elle était
toujours en cours. Davis était encore du cOté théo-
rique de la praxis. Pour son ami Howard Bloch, un
étudiant de Tuniversité d’Amherst participant au
programme Hamilton, ¢tait un modele intlle
tuel: une étudiante sérieuse mais qui ne prenait
pas au sérieux son savoir. Voici ce que Christie
Sagg, étudiante du Wells College, dans une petite
ville du Vermont, crivaita ses parents a propos de
la compagne de chambre qui lui avait été attribuée,
apres qu'un membre de Féquipe de Hamilton tui
cut demandé si elle ne voyait pas objection & par-
tager sa chambre avec une Noire: «C'est une file
tout ad fait exceptionnelle. Elle pare francais mieux
(que je ne sauraé jamais le parler, lt «furieusement»
Fallemand parce que son fiancé est allemand, et a
tune conversation des plus interessantes. Elle est
plus mare que nous toutes, probablemeni parce
LA SEGREGATION, SON SOUVENIR D'ENFANCE
allye Davis, la mére d’Angela, coles blanches de Alabama.
était militante aulant quinstitu- Eile asu trés tot quéelle voulait,
trice. Elle travailla pour le
choquée, la disparition du pare de son
amie Harriet, James Jackson: il avait
mgrés apprendre le frangais, et comme il travaillé pour le Parti communiste,
des jeunes Noirs du Sud, qui militait n'y avait pas de professeur de frangais et était obligé de se cacher. Dans le
out ledroit de vote dansle Sud du dans son école, elle ses procuré un_monde de ses parents, les pressions
depuis les années 1930. Flle it livre de grammaire et fa étudié seule, _conjuguées de la race, de Tactivisme
Gu lobbying auprés de ses propriétaires avant denseigner la langue Ad'autres politique etd la sgrégation étaient
pour quils installent 'eau courante —_enfantsen veillant a garder sureux _telles que Davis devint une experte
et des toilettes dans limmeuble oit une legon dlavance. cen lecture des signes: elle voyait
Angela allait naitre. Les Davis faisaient Au milieu des années 19s0, Sallye les «enfants blonds et leurs meres
partie des familles alricaines-améri- Davis s'inscrivit dans une classe d Fair méchani se pressant autour
caines qui purent acheter un logement de la NYU pour suivre un master, du guichet du cinéma om elle navatt
dans un immeuble voisin d'un quartier et elle emmena ses filles avec elle pas le droit d'entrer: les mots
blanc. Leur quartier était surnommé a New York. Angela put gotiter «Colored» et « Whiter, déchitteés
«Dynamite Hill», A cause des bombes a de nouveaux privileges : les 200s, bien avant les phrases de Dick et Jane
placées fa par les ségrégationnistes. les pares et les plages étaient acces- du manuel «apprentissage de la lecture:
(I1y eut, entre 1957 et 1962, une cin- _sibles aux Noirs; on pouvait jouer Ta ligne de démarcation entre sa maison
quantaine Pattentats ala bombe avec des enfants blanes, noirs ou ct le quartier blane, de Fautre c0té
non élucidés i Birmingham.) Angela, _portoricains, ets‘asseoir dans le bus de la rue. La ségrégation, diraitelle
Iai ainde de Franck et Sallye, alla” _derrigre le chauffeur. Le retour des années plus tard dans une interview
dans une école ségréguée alaquelle Birmingham fut un réveil douloureux, _télévisée en France, wétait pas un
elle reconnait le mérite de lui avoir Elle entendit parler d’un couple qui, souvenir d’entance parmi beaucoup
enseigné les rudiments de Phistoire parce quril était mixte, ne pouvait pas d'autres; c’tait son souvenir d'enfance,
noire, absente du programme des {rouver dlendroit ot loger et appri AK
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS 25En relisant aujourehul
cet article ou Herald
Troune, on comprend
jusqu’ou pouvait aller
Vincompréhension des
Blanes, notamment
clans la grande presse.
26
quelle estallée deux ans a Vécole a New York avant
alter a Brandeis, et que c'est son second séjour
en Europe.»
Avant de s‘installer & Paris, les étudiantes
de Hamilton commencdrent leur année par un
séjour de six semaines a Biarritz. A l'époque de
Napoléon ITT, Biarritz était la villégiature dts
favorite des riches familles anglaises et russes.
Dans les années 1960, du fait de la forte popularité
de la Cote d'Azur, la ville était passée de mode.
Ce nétait plus qu’une halte pour les touristes en
route vers Espagne. Pour le groupe de Hamilton,
Biarritz fut synonyme de révision de grammaire
et de devoirs la maison. Stagg et Davis y séjour-
nerent chez une veuve chaleureuse, Mme Salemi
qui les conduisit en Espagne faire du shopping et
leur préparait des repas variés deux fois par jour.
Avant le diner, elle leur portait le plat dans leur
chambre pour qu‘lles le gotitent et donnent leur
approbation.
Le 16 septembre 1963. Davis tomba sur un
exemplaite du Herald Tribune. Ce journal était
autant une institution états-unienne en France
que le bureau de American Express ou la librai-
rie anglophone Shakespeare & Co. Lire le Trib
ait un moyen, depuis létranger, de remettre un
pied chez soi. Ce que Davis lut ee jour-Ia, en une
abord, puis dans la dépéche qui suivait, resta
gravé A jamais dans son esprit. Quatre filles de
14 ans — Denise McNair, Cynthia Wesley, Addie
Mae Collins et Carole Robertson — avaient perdu.
la vie dans explosion d'une bombe posée dans
Yéglise baptiste de Birmingham, sur la 16° Rue,
a Birmingham, en Alabama, La ville d’Angela
Davis, Robertson était une amie proche de Fania,
Jaseur d’Angela, et Wesley vivait dans la maison
située juste derriére celle des Davis,
Larticle du Herald Tribune, qui reprenait une
depeche «United Press, annongait d'abord Patten
tat 41a bombe et la mort des quatre jeunes filles.
Puis il mentionnait, dans son deuxiéme para-
graphe, que «des milliers de Noirs furieux sont
sortis de chez eux et ont envahi les environs de
église baptiste de la 16° Rue». Laticle rapportait
ensuite que les responsables de la ville, edoutant
des désordres, avaient demandé de Vaide; que le
gouverneur Wallace avait mobilisé des policiers
de Etat et demande a la National Guard de leur
préter main-forte: quil avait fall Ia police «deux
heures pour disperser une foule hurlante de 2000
Noirs qui-s'étaient précipités vers Véglise au bruit
de Vexplosion» et que Vincident avait répandu la
peur dans une ville 00 les attentats 2 la bombe
taient devenus fréquents. Larticle ne disait nulle
part que les cibles de ces attentats étaient systema-
tiquement des Noies. I fallait attend le dernier
paragraphe pour que le nom des quatre victimes
f0t cité. Larticle n'abordait jamais la question
des auteurs possibles de lattentat, Il se conten
‘ait de paraphraser en conclusion le commentaire
d'un policier: «La police a regu un appel radio
LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS
signalant une voiture modéle 1960 oceupée par
deux hommes. Liagent ditque tes hommes avaient
la peau sombre et powvaientétre des Blanes comme
des Negres.>
Avec le recul, Particle état un tissu d'inepties.
Le journal avait-til réellement voulu suggérer que
attentat & la bombe de Iéglise de Birmingham
pouvait avoir été perpétré par des Noirs? Le
grand-pére de l'une des victimes y était cité il
dit quil aimerait faire sauter toute la ville. On ¥
décrivait un précheur venu haranguer la foule et
demander aux gens de rentrer chez eux. Quand
Davis écrit son autobiographie, une dizaine d'an-
nées plus tard, elle Sest souvenue du moment oi
elle avait trouvé ce numéro du Herald Tribune, de
Ia douleur immense qu’elle avait éprouvée et du
sentiment que ses amies blanches du programme
Hamilton seraient incapables de le comprendre.
Elle se rappelait les avoir quittées pour étre seule
avec son chagrin, Elle ne cite aucun passage de
Varticle, mais en le lisant aujourd’hui, on com:
prend jusqu’oa pouvait aller incompréhension des
Blancs, notamment dans a grande presse
Les journaux frangais Sétaient montrés plus sen-
sibles que le Herald Tribune & ce qui stait passé
Birmingham. Le 16 septembre, L’Humanité, le
quotidien du Parti communiste frangais, donnait
le ton avec une manchette saisissante: « La terreur
racisterégne toujours dans VAlabama. » En pages
intérieures, le titre de Varticle se posait des ques-
tions sur les eriminels. Il déerivait des hommes et
des femmes sortant de église en courant, cou-
verts de sang et siévanouissant sur le trottor. Il
soulignait que I'église avait servi de licu de ras-
semblement a des militants des droits civiques.
Hobservait que deux Blanes avaient fui la scéne
et s‘achevait sur le constat que le gouverneur
Wallace, apres Vattentat, avait décidé 'encercle-
‘ment de la zone par Farmée pour empécher toute
‘manifestation.
Paris Match, hebdomadaire illustré populaire
~a lpoque, lun des journaux frangais prétérés
des professeurs états-uniens de francais en raison
de Taccessbilté de sa langue, des potins qui col-
portat et de ses grandes photos en noir et blanc —
envoya un reporter a Birmingham apres Vattentat
Son article principal présentait George Wallace
comme un personnage menagant: & Baltimore,
lors d'une conférence de presse sur les problemes
racianx, il avait déclaré que «tout fe monde parlait
attaques mais qu'il n'y avait pas eu de morts».
Paris Match osait: «Nos correspondants qui ont
entendu Wallace, le gowverneur de 'Alabama, pro-
honcer ces mots @ la télévision ont eu le sentiment
quil déplorait presque le manque d'efficacité des
terroristes.» Les morts 4 Birmingham, ajoutait:l,
ne sétaient produites que «soixante-douze heures
plus tard». C'était une interprétation politique,
Qui, des faits, déduisait des motivations, et elle
paraissait dans Pun des journaux les plus grand,
public, les plus pro-américains et les plus modérés
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202du pays. Comme le Herald Tribune, Paris Match
soulignait Ie risque d'escalade de la violence en
publiant une grande photo d'un policier blanc
imposant, le visage en sang. Mais, dans Particle,
les auteurs des violences rYappartenaient pas 21
communauté noire ils étaient du c8té des forces
de ordre: « Les chiens policiers, les aiguillons
électriques et les bombes»
Un bandeau en haut de Varticle de Paris Match
donnait une idée du sens que les Prangais, en pro-
jelant leur propre situation, donnaient aux vi
ences du Sud des Etats-Unis, «De nos env:
specs aus Etats-Unis, ot une guerre d Algerie
Semble commencer.» Ce qui est ironique, c'est
«qe, sous la presion du gouvernement rangi de
ftombreux journaux et magazines frangais grand
public avaient blanchi la police parisienne dans
Te massacre de manifestantsalgériens des 17 et
18 octobre 1961. La presse frangaise — ainsi que le
Herald Tribune~ wavait rapporté que deux ou trois,
morts du c&té des Algériens, et passé le reste sous
silence, Ce nest pas seulement quil était moins
douloureux pour la presse frangaise de situer le
racisme dans le Sud exotique des Etats-Unis que
de le ommer dans les rues de Paris, Cait aussi
une question de repression: les journaux frangais
dlevaient faire face ala censure et risquaient la sai
sie ils fisaient état de violences policies contre
des Algériens. Rien ne pouvait les empécher. en
revanche. de réagir de fagon critique aux volences
raciales aux Btats-Unis,
Colocataires, familles d'accueil
‘et paradoxes idéologiques
Quand les étudiantes d’Hamilton commencérent
leurs études & Paris, elles furent classées en fonc-
tion de leur maitrise du francais, Davis se retrouva
dans le groupe le plus avaneé, et suivit ses cours
directement a la Sorbonne, avec les autres étu-
diants internationaux. Elle se retrouva ainsi dans
tun groupe de sept étudiantes capables de suivre le
programme le plus difficile: un cours intensif de
UN PREMIER ACTE DE RESISTANCE
e premier acte de résistance
xde Davis fut un acte de Vesprit
visanta contrbler son identité: «Je me
suis construit un fantasme oii, apres
avoir mis sur mon visage un masque
‘blanc, je me rendais sans cérémonte
dans un cinéma ou dans un pare de
loisir ou dans wimporte quel endroit
cit favais envie daller. Aprés miétre
bien amusée, je faisais une apparition
arandiose et thétrate devant des Blanes
racistesetjarrachais mon masque
aun geste ample, puis je ris comme
une folle et je les traitais tous
dimbéciles.»
‘Adolescente, Davis pu réaliser son
fantasme. Elle partit dabord vivre
dans le Nord du pays, oi elle entra
dans deux institutions vouges par
leur histoire a offrir une éducation
progressiste: Elisabeth Irwin High
School, a New York, dont un grand
nombre de facultés avaient été mises
sur liste noire sous le maccarthysme,
et la Brandeis University, a laquelle
‘on avait donne le nom, juste apres
la seconde guerre mondiale, un
‘membre juif de la Cour supréme, et
qui cuvrait au bien-étre ot & Pegalité
sociale de Ia communauté juive
Crest au lyoée Elisabeth Irwin, ot
elle bénéiicait d'une bourse quaker.
que Davis laissa tomber son masque,
Elle avait commence des cours intensifs
de frangais avec une Francaise,
Madeleine Griner, Cette ancienne
combattante du Women's Army
Corps, une vitago férue de discipline,
était fait une spécialité de la dicté,
cette pierre de touche de la pédagogie
frangaise. I Sagissait pour les
de mettre par écrit un texte qui leur
tat dicté en respectant point par
point la grammaire et Forthographe.
‘Toute éleve qui navait pas une oreille
absolue pour le frangais risquait
dencourir les foudres de Madeleine.
Davis, qui avait appris le frangais
en autodidacte, se donna pour but
diexceller désormais dans cette
rmatiére, la plus difficile de toutes.
Laventure se produisit lors d'un
séjour chez ses parents, alors quelle
lait Gtudiante au Iyeée Elisabet
Irwin, Angela avait 17 ans, Fania,
sa sceur, en avait 13: « Fania et moi
tions en train de nous rendre d pied
au cenare-ville de Birmingham quand
je lui ai spontanément proposé
tun plan. Nous ferions semiblant d'etre
des éirangeres et, parlant francais
entre nous, nous entrerions dans
tun magasin de chaussures de la 19° Rue
et demanderions, en prenant accent,
voir une paire.»
Le plan fonctionna a merveille:
«A la vue de dewx jeunes Noires
arlant une langue éirangere,
{es vendeuses du magasin sempres
serent de leur venir en aide. Le plaisir
de Fexotisme était sufisant pour
triompher provisoirement de leur
‘mépris habituel pour les Noirs
On ne nous mena donc pas, Fania
et oi, dans Varriére-boutique,
oti une vendeuse noire se serait
oceupée de nous, hors du champ
de vision de ta «respectable» clientele
Blanche, On nous invita a nous asseoir
en plein milieu de cete boutique Jim
Crow. Fa fait semblant de ne pas
savoir parler du tout anglais, et
Vanglais haché de Fania sortat avec
heaucoup de difficulté. Le personnel
{it tout son possible pour comprendre
quelles chaussures nous voulions
essayer. Ravies de parler avec
des étrangeres— meme si étaient
des Noires ~ mais frustrées par
cette incapacité di communiquer,
les vendeuses allzvent chercher
le directeur... l nous posa des
questions: doi venions-nous,
que faisions-nous aux Etats-Unis,
quest-ce qui avait pu nous conduire
dans un endroit comme Birmingham,
Alabama... Aprés plusieurs tenta
fives, ilfinit par comprendre que nous
venions de Martinique et que nous
‘tions ici dans le cadre d'un voyage
dans tous les Etats-Unis.»
AK.
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS aPeut-étre était-ce un
fantasme nationaliste:
I Davis avait une telle
maitrise de la langue,
ne devait-elle pas, étre
Pune olentre «eux»?
28
littérature contemporaine dans un institut spécia-
lisé dela Sorbonne, Douze ans plus tard, lors d'une
interview a la tlévision, Davis était encore capable
de citer avee le sourire le nom complet de Vinsti-
tut ~Ecole de préparation et de perfectionne-
ment des professcurs de francais i Yétranger— en
Jaissant les mots rouler sons sa langue. Linstitut
Jig au département de littérature de la Sorbonne.
avait pour mission de former de futurs professeurs,
de francais a Pétranger, quils soient eux-mémes
frangais ou quils aient appris le francais comme
langue étrangére. En plus des sept étudiantes de
Hamilton, le cours était suivi par une soixan-
taine d'autres venus d'Europe, @'Afrique. «Asie
et d’Amérique du Sud. Ils avaient deux heures de
cours par semaine sur la poésie, le roman et le
théaitre, soit un total de six heures
Jane Chaplin, Pune des colocatrices d'Angeta &
Paris, qui avait suivi une formation intensive en
frangais au lycée, avait choisi un cours sur les idées
contemporaines a Institut d'études politiques, la
oi Ia jeune Jacqueline Bouvier avait étudié le rela
tions internationales avec Pierre Renouvin. Elle
dut toutefois y renoncer: dans le grand amphi-
theatre, le cours était inaudible, Elle concentra
son travail sur des mati¢res secondaires, avec
pour professeurs Pierre Joxe, un futur ministre de
Matéricur alors agé de 30 ans, et Alain de Sédouy,
gui, en 1960, avait produit le film d’Ophuls, fe
Chagrin et la Pitié, qui avait remis en cause le
mythe de la résistance frangaise face aux nazis.
Joxe et Sédouy étaient de jeunes Frangais brillant,
ce que Sciences Po avait de mieux 2 offrr, een
1963, examen du comportement de la France pen-
dant la guerre n’était tout simplement pas encore
actualite
Davis, Chaplin et Christie Stagg logeaient chez
tune famille du nom de Lamotte, dans une rue pai-
sible du 16° arrondissement, & deux pas de la place
de PEtoile. Les Lamotte oecupaient trois étages,
d'un bel immeuble. Davis logeait au premier,
dans Fappartement de la belle-mere, et partageait
sa chambre avec Stage: Chaplin vivait plusieurs,
‘tages au-dessus, dans Tappartement de la famille
Lamotte. Micheline Lamotte, leur hotesse, était
née en 1919 Auteuil, un quartie riche de Ouest
de Paris. Quand je Yai interviewée, en 2010, elle
avait go ans. Siclle se plaignait d avoir beaucoup
ralenti, Page ne semblait pas avoir diminuée. Elle
‘me confia quelle avait toujours été une femme
tonique qui. dans sa jeunesse, aux c6tés de son
futur mari, avait participé aux mouvements anti-
parlementaires des années 1930, en particulier les
Croix-de-Feu, mouvement nationatiste danciens
combatants de la premiere guerre mondiale. Le
6 février 1934 ~ date qui allait devenir synonyme
de révolte droititre ~ des groupes d'anciens com-
battants et des milices de droite avaient mani-
festé contre Assemblée nationale, place de la
Concorde, et une émeute avait élaté, M, Lamotte
tat fa, me déclarafigrement Mme Lamotte.
LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS
Micheline Lamotte avait été une adolescente
agitée qui s était fait renvoyer du lycée Molitre
tun an avant le baccalauréat. Blle se considérait
comme une athlete et une mititante, et avait pour
héros Faviateur Jean Mermoz. lun des dirigeants
des Croix-de-Feu. « Tous mes enfants avaient un
esprit rebelle. expliquaitelle en présence de son
fils, er ils ont tous été des eancres.» Elle rejoignit
Ja Résistance dés que la France fut occupée par
Jes nazi. Sa petite-file, Camille, grandit en enten-
dant Phistoire de Varrestation de sa grand-mére &
la brasserie La Lorraine, pour activités de résis-
tance, de son emprisonnement de quatre mois
Ala Santé, puis de sa libgration pour faire de la
place a des détenus communistes. Davis, Stagg et
iplin wont jamais rien su de cette arrestation
pour activités de résistance, mais elles ont souvent
entendu parler de la guerre et de Vennemi alle
mand ~ notion gui, en 1963, devait leur sembler
bien abstraite. Chaplin se souvient des remarques
averbes de Mme Lamotte contre les Allemands, les
ouvriers et les Nord-Africains («les Nordasses»)
Micheline Lamotte est un cas assez étonnant
de paradoxes idéologiques, mais ils étaient pas
siinhabituels & Yépogue. Il y eut d'autres nationa-
listes de droite dans la Résistance, dont la com-
tesse de Renty, chez qui Jacqueline Bouvier fut
accueillie. Mais comment concilier son féroce
anticommunisme avec Testime quelle éprouvait,
hier comme aujourd'hui, pour son étudiante étran
sere la plus eélebre, dont les idées étaient nette-
ment & gauche? D'aprés Chaplin, le respect de
Mme Lamotte pour Angela Davis venait de son
«francais délicieux, de sa magnifique aisance>.
Madame disait ainsi: « Angela a toujours le mot
juste.» Quand je Vai interviewée, Mme Lamotte
‘a prononcé exactement la méme phrase. Et elle
Gtait persuadée qu’Angela Davis avait un afeul
frangais. Peut-tre était-ce un fantasme nationa-
lisie:si Davis avait une telle maitrse de Ia langue,
ne devait-elle pas, au moins en parte, étre "une
entre «eux»?
Encore aujourd'hui, Mme Lamotte est fire des
rigles qu'elle imposait pour le diner. Interdietion
de parler anglais. Etre & table & 'heure. Pas de
bigoudis, Les étudiantes américaines, expliquait-
elle, étaient si peu habituées aux diners assis com-
posés de plusieurs plats qu‘ellessortaient souvent
leurs apparels pour prendre en photo la blanguette
de veau la tarte aux framboises ou le plateau de
fromages. Stagg et Chaplin se rappellent que le
repas traditionnel de midi de Mme Lamotte était
toujours eopieux, mais qu'il nétait pas compris
dans la demi-pension, Le repas qu’elles prenaient
avec la famille ait le minimaliste souper francais:
des restes du dgjeuner, une salade et parfois un
euf ou un morceau de fromage. Aprés quoi, elles
se retiraient dans leur chambge pour apaiser leur
faim avec le yaourt quieles gardaient en réserve
Jane Chaplin était née Kaplan. Eile avait un
an, en 1945, quand ses parents avaient change leur
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202oy
‘nom de famille en quelque chose de moins visible
‘ment jf. Elle avait les yeux bleus et les cheveux
blonds; aussi comme elle me Ia dit, «elle powvait
«passer »». Mais elle vouluit savoir quelle serait
Tattitude de Mme Lamotte une fois quelle saurait
aquiellelogeait une juve. A Hanoueca, elle décia
dlone acheter un giteau et demanda aux Lamotte
de célebrer cette fete avec elle. A parti de I, se
souvientelle, ses rapports avec la famille se dété-
riorbrent, «Ce ft une découverte importante pour
moi de voir qu'éire jif signifiat quelque chose
RDL N° 6 — JUILLET-AOUT 2012
dans le monde, et que je pouvais faire Vexpérience
de la judéité a travers les reactions des autres.»
Marcuse et Robbe-Grillet
Le retour d'Angela Davis & Brandeis pour sa
dernigre année fut un tournant de sa vie intellee
tuelle, Elle avait lu Eros et civilisation, de Herbert
Marcuse, alors qu'elle était en deuxitme année et
que Marcuse, lui, avait quitté Brandeis pour une
année sabbatique. II était désormais de retour,
et, sous sa houlette, Davis fit 'équivalent d'une
LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS
2930
seconde spécialisation, en philosophic, commen-
cant par une étude autodidacte des présocratiques
puis passant pou & pew a Platon et Aristote. Elle
suivit la classe de premier cycle de Marcuse Sur la
pensée politique européenne et son séminaire de
troisitme eyele sur la Critique dela raison pure de
Kant. Elle garda cependant sa spécialisation en
frangais et passa sa these en 1965 sur les romans
Alain Robbe-Grillet.
“Avec Robbe-Grillet, Angela Davis avait choisi
Téceivain le plus étoitement lig, 'époque, avec
avant-garde de la littérature francaise. Robbe-
Gillet était publié aux Editions de Minuit, un
Editeur qui était né dans la clandestinité pen-
dant la Résistance et qui stat reputé depuis pour
son engagement dans l'Geriture expérimentale.
LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS
Robbe-Grillet rejetait la génération d’éerivains
gui avaient connu leur apogée a la Libération —
les existentialistes a «message » comme Sartre,
Beauvoir et méme, absurdement, Camus, qui
croyaient que la littérature état le résultat d'une
situation et d'une lutte. En 1965, Robbe-Grillet
avait publig six romans et un recueil d’essais cri-
tiques od i contestait toutes les idées recues sur la
fiction depuis La Princesse de Cleves. La littéra-
ture, estimait-il ait un monde a part, et la seule
révolution qui Fintéressait ne pouvait advenir que
dans Fécriture elle-méme.
Sil était besoin de confirmer ce que ses amies
étudiantes disaient de la puissance intellectuelle
de Davis, et a quel point elle leur était supérieure,
sa these sur Robbe-Grillet y suffirait amplement
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202Aax ans, Davis avait déja la rigueur analytique et
Je sens de Purgence critique qui caractériseraient
son ceuvre future. Dans sa thése, elle n’écrit pas
seulement en lectriee attentive de Robbe-Grillet,
mais en défenseur farouche d'une cause: celle du
Nouveau roman et de son potentielrévolutionnaire
pour rendre compte de la réalité contemporaine.
Par «xéalité», elle entendait la bombe atomique,
Tanonymat eroissant de Vhomme contemporain —
on disait encore «homme» dans ces années-Ia, et
non humain ow humanité ~ qui nétait plus qu'un
nombre répertorié dans une immense bureauera
tic et dont Fexistence état désormais fragmentéc
par les machines. Cette réalité,disat-elle,signi-
fiait que le roman traditionnel, avec ses person:
nnages volontaires et son intrigue bien menée, ne
correspondait plus au monde tel qu'il existait. Ce
que Davis appréciait dans Robbe-Grillet, cest ce
quiele appelait son «attitude phénoménologigue»,
qualité quielle detinissait en référence & Sartre et
Merleau-Ponty. qui étaient venus la philosophic
A travers Husserl et Heidegger, comme elle-méme
rat en tain de le faite.
Si elle r’abordait pas de questions politiques
dans sa these, Davis aboutissait & une conelu-
sion qui exprimait fort bien sa propre lutte pour
Squilibrer vie de Fesprit et action politique. Elle
affirmait que les romans de Robbe-Grillet, par
leur caractére expérimental, étaient inaccessbles.
Robbe-Grillet avait cessé de publier des romans
depuis Dans fe abyrinthe (1959) et Stat tourné
vers lécriture de scénarios. Pour Davis, ce chan-
sgement s'expliquait par le fait que le film avait
romplacé le roman « dans sa capacité a eréer et
détruire les mythes de la société», Le film, avan-
satel, était devenu «le moyen le plus répandu
de communication avec les masses dawiourd hut
Elle nourrissait de grands espoirs pour Favenir de
ce romancier devenu cingaste: «Peut-étre es-ce
par Vintermédiaire du film que [Robbe-Grillet]
pourra lancer un mouvement qui apprendra a
Phomme é voir le monde eta se voir lui-méme
avec un regard libéré des contraintes de mythes
désuets et sans réalité.» Les «masses, le «mou-
vvement», la «libération»: ces concepts importants
ppour son évaluation de la hittérature étaient deja
des concepis politiques.
Radicalisation et arrestatior
Davis devient un symbole
Avant méme de devenir un personage public,
‘Angela Davis avait délaissé le champ de la lit-
{érature frangaise. Ses professeurs, en particu-
lier Mareuse, espéraient qu'elle apporterait une
contribution importante a la philosophie, Si elle
‘’a jamais abandonné cependant la pensée frat
sgise, son rapport avec la France siest développé
ten fonction de ses passions et de ses centres d'inté-
rét nouveaux, Ilest facile d'imaginer qu'il aurait
fort bien pu en aller autrement, et qu'elle aurait pu
‘mener la vie intellectuelle retirée d'un philosophe
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
politique. En 1965, elle partit en Allemagne étv
dier avee Theodor Adorno, le survivant le plus
complexe et le plus révéré de "Ecole de Francfort
Ses fiangailles avee Manfred Clemenz avaient
entre-tomps été rompues. Elle trouva un log
ment Francfort, dans un espace collectif appelé
‘The Factory, au milieu diétudiants allemands de
gauche, la plupart sociologues. Plus elle avait de
liens avec les radicaux allemands, plus ceux-ci lui
ddemandaient de leur parler des différents mouve-
ments de liberation affieains-américains naissants
‘Au cours de ses lectures sur Vhistoie politique de
Ja gauche aux Etats-Unis, et plus particuligrement
suf les mouvements militants africains.amé
cains comme les Black Panthers, elle ressentit le
méme choc que celui qu'elle avait connu 4 Biarritz
quand elle avait appris Pattentat a la bombe de
Birmingham, Aprés deux ans a Francfort, elle
retourna aux Etats-Unis pour fnir sa thdse avec
Marcuse, qui avait quitté Brandeis pour I'uni
versité de Californie, & San Diego. Son sujet de
these était la théorie de la violence d'Tmmanuel
Kant, & partir, principalement, de sa réaction & la
Revolution frangaise. On raconte que la nouvelle
de la prise de la Bastille Lavait tellement trouble
qu'il avait oublié son habituelle promenade de
Tapres-midi’
A la fin des années 1960, une période d'inté
rét intense pour la pensée révolutionnaire, bea
‘coup de textes importants étaient frangais: Frantz
Fanon, Albert Memmi et Jean-Paul Sartre sur
le colonialisme et le posteolonialisme : Pierre
Vidal-Naquet et Henri Alleg sur la tortur.
Henri Lefebvre ot Louis Althusser sur la théo-
rie marxiste: Daniel Guérin sur lanarchisme
Grice & sa formation en francais et en allemand
Angela Davis avait accs des analyses politiques
et culturelles qui ’avaient pas encore circulé en
anglais. Son sens de la politique radicale état ainsi
fagonné par les philosophes politiques frangais et.
allemand, et sa comprchension de leur pensée
‘lait en reiour fagonnée par le climat politique
qui Fentourait,
‘Comme beaucoup de diplomés de Venseigne-
ment supérieur de sa génération, Davis commenca
A travailler comme professeur assistante apres
avoir eu ses oraux. Yale et Swarthmore lui propo-
sérent un poste, mais elle préféra donner des cours
A UCLA, ce qui lui lissait le temps de terminer
sa thése, Son parcours jusqu’a la these fut rapide.
et il semble quielle ait été finalement capable de
miener de front et avec cohérence son travail pol
tique dans sa communauté et ses recherches &
Puniversite.
Les groupes politiques gui regardaient au-dela
des frontigres des Etats-Unis et pour qui la lutte
contre le racisme était une question internatio-
nale étaient encore rares dans ces années-la
Les marxistes traditionnels avaient pas encore
réfléchi suffisamment a la race. Les mouve-
‘ments du Black Power prenaient une tournure
LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS
Les groupes politiques
qui regarcaient
au-deld des frontiéres
des Etats-Unis et pour
qui la tutte contre
le racisme était une
question internationale
étaient encore rares
dans ces années-18
3Dans un étonnant
renversement du
destin, Jes mémes
auteurs que Davis
avart lus et sur
lesquels elle avait
écrit quand elle était
une étualiante
étrangére de 20 ans,
se mobilisaient
maintenant pour
59 défense.
32
nationalist. Davis adi chercher plusieurs années
avant de trouver une organisation correspondant
a ses affinitésitellectuelles. Le Che-Lumumba
Club, Los Angeles, quelle rejignit en 1968, se
compost ¢'Africains-Américains liés au Parti
communiste, Ils avaient choisi ce nom en hom:
mage 4 Che Guevara et Patrice Lumumba, des
révotionnaires défunts de Cuba et de Pex-Congo
belge. Leurs analyses et leur travail politiques por-
taiemt principalement sur la race et ils appréciaient
le travail des Blacks Panthers, tout en étant p=
t6t sceptiques sur venir du pouvoir noir sans le
socialisme, Leurs modéles de sci étaient Cuba
et PAlgérie post-révolutionnaies
Cesten partie en raison de son appartenance
cecub qu’Angela Davis se retrouva, en aot 1970,
sur a liste des personnes les ps recherches du
FBI. ly avait eu une fusillade dans le tribunal
de Marin County, qui avait provogué la mort un
juge, de deux prisonniers et du tireur, un lyegen
airicain-américain du nom de Jonathan Jackson.
LLesarmes quil avait utilisées, enregistres au nom
de Davis, avaient été prises dans le cffee-fort du
‘Che-Lumumba Club, et il y avait dans son sac &
dos plsicurs textes en frangais de Davis, dont un
journal de sociologie sur 'Algérie indépendante
et LAnarchisme de Daniel Guerin, Lune des
premitres choses que les autortésugérent impor:
tantes sagissant de Davis, cest quelle avait passé
tine année en France. Le FBI interogea tots les
étudiants du programme Hamilton. 11 eontacta
sire francais de 'Intriur qui publia un
interdisant entrée du territoire & Davis:
«Angela Davis, communiste américaine, membre
des Black Panthers, aujourd'hui recherchée aux
Etats-Unis pour complicté de meurre, pourrait
avoir trouve refuge en France, elon lapresse ame
Fieaine... Nows lions chercher son nom dias ls
registresd hotel et de pension.» La police frangaise
mena une enguete preliminaie etréunit les seuls
documents quille put trouver en France: les dos-
siersparsiens du Hamilton College
Entre-temps, malgré leurs differences et leurs
querelles, les membres de ce que l'on appelait
Ia gauche parisienne ~ et qui sur le plan idéo-
logique, était assez diverse ~ trouvérent dans Ia
cause d’Angela Davis le symbole de leurs propres
aspirations, Plusieurs groupes se réunirent pour
In défendre. Jean Genet drigeat 'un entre eux
2 travers son travail pour les Panthers (Davis hi
avait servide traductrice lors de sa visite sur le
campus de "UCLA, en 1970). Le Parti commu-
niste Frangais, qui, jusqu’s Pepoque Mitterrand,
était le parti de gauche qui obtenait le plus de sul
frages aux lections et qui avait une influence poli-
tique bien plus importante que le Pati socialise.
envoya un observateur officiel ason proses: Michel
Foucanlt pit la direction c'un troisieme groupe de
soutien, & travers le Groupe pour l'information sur
lesprisons. Ainsi dans un étonnant renversement
du destin, t par eur efforts combines, les mémes
LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS
auteurs que Davis avait hs et sur esquels elle avait,
Gerit quand elle ait une étudiante étrangere de
20ans, en 1963-1964, puis Brandeis dans le cadre
de sa spéciatisation en frangais — des hommes et
des femmes qu’elle 'aurait jamais cru possible de
rencontrer ~, se mobilisaient maintenant pour sa
défense,
Alors que Davis était encore en prison A
New York, aprés son arrestation par le FBI, en
‘octobre 1979, 400 intellectuels francais envovérent
tune requete au gouverneur Nelson Rockefeller,
protestant contre le traitement inhumain auquel,
elle était soumise et demandant sa libération. IL
y avait parmi eux Daniel Guérin, qui ignorait,
encore qu'on avait trouvé un exemplaire de son
livre sur Tanarchisme dans e sac dos de Jackson
et qui assisterait au procts d’Angela Davis; le
podte Jacques Prévert, qui éerivit un po&me pour
elle: et toute léquipe des Cahiers due Cinéma.
En juillet 1971, Genet fit circuler une petition,
appelant i la création d'un comité de défense des
prisonniers politiques noirs. ILyeitait Davis et
déclarait que «/a répression ne cessera que si un
mouvement de masse intervient pour faire reculer
Fernemi», La pétition fut notamment signée par
deux romanciéres que Davis avait étudiges avec le
Nouveau roman, Nathalie Sarraute et Marguerite
Duras, Elle le fut aussi par Juliette Greco, Vege.
rie du Saint-Germain-des-Prés de aprés-guerte,
ancienne compagne de Miles Davis, et par la
comédienne Maria Casares ile du dernier chef de
gouvernement de Espagne républicaine et grande
passion d'Albert Camus. Robbe-Grille, e sujet
de these de Davis, homme qui croyait que son
engagement total dans la littérature navait qu'un
lien «obscur et lointain» ave Ia révotution, signa
une lettre pour le gouverneur Ronald Reagan,
avec Aragon, Foucault, Picasso et bien d'autres
Cétait une demande de mise en liberté sous cau-
tion, écrite en anglais, et dont la syntaxe complexe
tait plutot une curiosité pour un gouverneur de
Californie
<«Afin quily ait au moins un minimum de cert
tude que le combat d’Angela Davis pour la vie ait
lew au grand jour dans un tribunal etnon dans les
profondeurs obscures de quelque cellule de prison,
sous fe regard de cewx pour qui son destin est invi-
tablementlié au destin de la contestation aux Etats-
Unis, nous soussignés exigeons qu’Angela Davis
soit immédiatement mise en liberté sous caution. »
Ctait comme si tontes ses années de formation
défilaent maintenant cevant elle, rassembiges dans,
la solidarité. Mais le soutien & Davis nest pas resté
apanage des intelleetuels, Des militants commu
nistes de base et des milliers d'autres militants
de gauche, qui étaient habitués, depuis mai 1968,
a descendre dans la rue autour de questions
sociales, lui €rivirent et défilérent. L’Humanité
a estim€ & 60 00 le nombre de manifestants qui
en octobre 1971, firent les quelque 4 km séparant
la place du Colonel Fabien, sigge du PCF, de celle
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202de la Bastille, cwur révolutionnaire de la ville. En
{8te de la procession marchait Aragon, potte de
Ja Résistance et pere du communisme littéraire,
aux cbtés de Fania Davis Jordan, qui faisait le tour
de Europe pour défendre sa swwur, Fania 6voqua
a tradition révolutionnaire francaise et exprima
sa gratitude pour une démonstration de soutien
qui n’était pas similaire & celles dont elle avait été
témoin pendant son tour du monde. Elle réclama
la Libération de sa steur, Tarrét des assassinats en
prison, le retour inconditionnel des troupes états-
‘uniennes du Vietnam. Son discours fut diffusé &
a radio nationale frangaise. Elle parla dans un
frangais que le présentateur qualifia de «plus que
correct», Comme sa grande seur, Fania avait fait
dls études de frangais A Tuniversité,
LUnistoire ne s'arréte pas Ia
Iya en France une longue histoire dicdnesfémi-
nines qui incarnent la revolt et la révolution et
pour qui la passion est synonyme de passion révo-
Iutionnaire: Jeanne d’Are, la martyre et voyante
catholique ; Mme Roland. la révotutionnaire:
Louise Michel, "héroine de la Commune de Paris:
Marianne, le symbole de la République Irangase:
Djamila Boupacha, émule de Djamila Bouhire
dont Pieasso fit le portrait: et Angela Davis
jeune fille qui svait lu les grafts anti-algriens
sur les murs de Pars, en 1962, qui avait noué des
Telations amicales avec des immigrés martiniquais
dlans une chambre de bonne du Quartier latin, et
qui continue aujourd'hui, auedela des événements
de 1970, hanter imagination des éerivains et des
artistes francais.
Le romancier guadeloupéen Daniel Maximin
a construit son épopée nationale, L'solé Solel.
autour de trois personnages du nom d’Angela, de
George et de Jonathan, qui réapparaissent dans
deux incarnations. Dans la premitre, l'histoire de
Temprisonnement de Davis fit écho ala rebellion
des esclaves qui secoua la Guadeloupe en 1802,
Dans laseconcle, Maximin uilise des bribes une
langue inventée de toutes pitces tirge de la tra-
duction frangaise de l'autobiographie de Davis,
y compris des lettres citées par elle de George
Tackson, le frére de Jonathan Jackson, Jonathan,
Fshomme-enfant», le gargon qui a di grandit
avant son heure, devient «t-male>,
En 2010, Rachid Bouchareb, le cingastefranco-
algérien réputé pour ses films sur le racisme dans
Trarmée frangaise (Indigenes) et le massacre de
‘Sétif (Hors-la-1oi), a annoncé son intention de faire
tun biopie sur Angel Davis, Dans une interview au
journal algérien £f Waran. ila déelaré que ce qui
avait attite dans Phistoire de Davis, etait 'étu-
dante africaine-américaine& Paris qui discutait
avec des Algriens a Barbés-Rochechouart, Meme
Yannick Noah, le champion de tennis devenu
chanteur de pop, a célébré Davis dans une chan-
Son inttulge « Aneta», «ange» qui «protesten
A Aaberviliers, ville matiraciale de la banlieue
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
nord-est de Paris et bastion communiste, une école
rimaire a été baptisée « Bole maternelle Angela
Davis» une école pour la France de demain,
Quand elle était enfant, Angela Davis avait
trouve un moyen pour Gtre libre: elle parla fran-
ais. Aujourd'hui, pour les francophones, son his-
toire est devenue une histoire mythique de liberté,
éduite 2 quelques éléments essentiels: une jeune
étudiante africaine-américaine venue étudier en
France découvre la revolution dans les luttes de la
conse,
ou unmenbed'me conc racaeneat dense, 822
face passer (ova pos pass) pos lemembre dae om
pute Le ferme te ps spuvent ference un Naw assez
file de pesu pour ae fee pnseer pour un Blane Cea ethane
feat de? tratcracer sy ves noes, deBons Ven 8 3.NAT
Enreate ten cbngeal irre prurecheterla gate Cequil
sa je fat en 763 pour acheter le Cora cea de Rowse,
LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS
33Antoine tres
estne en 1975. est
Trauteur de romans, novellas
bu textes courtsen prose
Je me suis toujours mal
‘defend (Derren a salle
‘de bins 2011): Meses
(Le Quartaner, 2007, eed
2010): Paplion et Fa
(Le Quattanicr, 200) a
Ezalement publi plusieurs
lives ou plaguettes de
Podsie: Simon le Mage
(LeGrand ox, 2009): Apres
‘ma ronde (Derriee la salle
de ins 2009) Mile et
Suit Victor (Deere la salle
‘de bins 2010) Re Pon Now
(eallesi Le Corridor he,
2010): Aupres de Sextet
“Le feu n'est pas ane vention
‘tu bois (Dernierelasale
fe bans 2070,
fntoineea blogspot.com
34
INFERNO, CANTO 33
ENFER, CHANT 33
Par DANTE ALIGHIERI/traduction d!ANTOINE BREA"
««L-hospitalité a ses limites. »~ Yasser Arafat
Argument, - Neuvime cercle (Cocyte gelé). Zone du milieu (Anténore), celle des trahisseurs a leur
cause, ~ Suite du chant précédent, oit on voit que le mort cannibale de la finest le comte Ugolino della
Gherardesca, et son repas Farcheveque Ruggieri. —Invective de Dante contre Pise. - Zone d'ensuite, dite
«Tolomée», oi les trahisseurs & Vhospitalité sont congelés téte & la renverse. ~ Frere Alberigo et Branca
d'Oria en morts pas vraiment morts.— Invective contre Génes.
La bocea sollevd dal fiero pasto La gueule se leva de son repas @horreur
quel peccator,forbendola a cape ‘ce punk, puis sessuya aux cheveux
del capo che avea di retro guasto 4du cre dont elle avait gobé la face postéricure.
Poi comincid: «Tu vuo' ch’ rinovelli Et Souvrant: «Tu veux
disperato dolor che 'I cor mi preme ‘que je revive les pres chagrins qui me exévent le palpitant
15) purpensando, pri cvione favell. rien qu'y penser ga me rend nerveux.
Ma se le mie parole esser dien seme “Mais si mon témoignage sera Vinfectant
che fruttinfumia al traditor eh rodo, qui va pourrir de honte ce trahisseur que je godt.
parlare lagrimar vedraiinsieme je peux bien parler et chialer en méme temps.
lo non so chi tu se" né per che modo Je sas pas qui 'es, ni par ot Yas fait ute
vento se" qua gid ;ma fiorentino jusqu’a cette zone ; mais florentin,
‘misembri veramente quand’ io Vodo, j'ai fort impression que tu y es. si 6eoute.
Tu dei saper ch’ fui conte Usolino. Moi, 'tais le comte Ugolino (tins ga certain)
ce questi & Farcivescovo Ruggieri cet lu était Ruggieri Farcheveque!
oF ti dird perche ison tal vicino. maintenant je te dis pourquoi on est sicontigus soir et matin,
‘Che per Yeffetio de’ suo" mai penser, Que parla résultance de ses idées craspec,
fidandomi di lio fossi preso ‘quand je me confiai & Iu, fai 66 gaulé
€ poseia morto, dir non & mestiei el crdi: pas besoin que je te le disseque
perd quel che non puoi avere ites, Mais ce que tu peux pas avoir extrapole,
cia? come la morte mia fu cruda, est comment mon décts fut qu'une rage
udirai,e saprai se’ m'ha offeso, prates-y conte, et admire si autre m’a bien désol
Breve pertugio dentro da la Muda. Un étroitsoupirail dans ma cage
Ja qual per me ha ‘Ititol de la fame (qui depuis moi simttule “tour de la Faim”
che conviene ancor ealtrui sichiuda, et quia di'en claguemurer plus d'un apres cet ge)
121. «le comte Ugelin (tens ca certain ct i ait Ruggieri archevéque : Upoine della Gherardesca(Pise. 1220-1286)
fiaiteomte de Doaoratico etseigneur d'autes erstoses das la matemne do Diseouen Sardaigne Hest resté danses
‘memvores comme un des shes apécimens de trans ben mavdisde Tale dy xt? see, Gibelin dennissance, pass
A Tenncm vers 1275 quand les gulls prrent Tavanlage en Toscane. Hentreprit alors iamposer un gouvernement gulfc 2a
Paltrie de Pise don, apres pes made bois, devnt podestat en 128 puis en 12, cpilaine du peuple associ goinn
"Nino Vscont son petits (un fom amide Date). la mémv epoque, i parvint a brise alliance de Ges vee Laces
‘1 Florence rivals de Pie, e lear cedan!psitrs chit lintains compliguésa defend, Mais elfiacte polite de
Topétation fut mal discernée, ce qui permit que prospéri faceusation de ailese gus prt s i E1288 ls gibelins
sas, que patronaatPaeveque Rugs, aaieat en effet repr pouso dans Ps. Prose lecomte Upolin vou
‘denouveau changer de bord seralie a prfat,aeepaot pos les neessites da rapprochement dese hroiler vec ton
petifils Nino, qui consrvait unc bonne répuation. Su quot Ruggier permit au come de even dans Piss, mais pout fire
edie uss au prétete dela cession consent Wois ans plus tds famcus chateau Le comte Ugolino fut incarcteé ace
‘oute a descendance masculine das un donjon [a our ds Gualands, nomaée beat sour de a Faim ato 1389, 08,
cessaGalimente les deteus qui tous print dination
INFERNO, CANTO 33, ADL N’6 ~ JUILLET-AOUT 201236
mavea mostrato per lo suo forame
pit lune gi, quand’ jo feciT mal sonno
cche del futuro mi squarcid ‘velame.
Questi pareva a me maestro e donno,
ccacciando il lupo e *lupicini al monte
per che i Pisan veder Lucca non ponno.
Con cagne magre, studiose e conte
Gualandi con Sismondi e con Lanfranchi
Savea messi dinanzi da la fronte.
In picciol corso mi parieno stanchi
lo padre e figli,e con 'agute scane
mi parea lor veder fender li fianchi,
Quando fui desto innanzi la dimane
Pianger senti’ fra" sonno i miei fighuoli
cheran con meco, e dimandar del pane
Ben se’ crudel, se tu gi non ti duoli
pensanda cid che I mio cor s‘annunziava
‘ese non piangi, di che pianger suoli?
Gia eran desti,¢ Vora Sappressava
cche ‘I cibo ne soléa essere addotto,
‘per suo sogno ciascun dubitava
io senti' chiavar l'uscio di sotto
a Forribile torre ; ond’ io guardai
nel viso a’ mie” fighiuoi sanza far motto,
To non piangéa, i dentro impetrai
Piangevan elli; e Anselmuccio mio
disse: “Tu guardi si, padre! che hai?
Percid non lagrimai né rispuos' io
tutto quel giorno né la notte appres
infin che Faltro sol nel mondo uscio.
Come un poco di raggio si fu meso
nel doloroso carcere,¢ io scorsi
per quattro visi il mio aspetto stesso,
ambo le man per lo dolor mi morsi
ced ei, pensando ch'io "I essi per vogtia
di manicar, di sUbito levorsi
e disser: “Padre, assaici fia men doglia
se Tu mangi di noi: tu ne vestisti
4queste misere carni,e tu le spoglia.
Queta'mi allor per non farli pit tristi:
lo die Faltro stemmo tutti muti
ahi dura terra, perché non Capristi?
sm‘avait fait voir passer par son trou fin
plusieurs lunes deja, quand j’eus ce méchant réve
qui me balafra le vrai voile engin
dos choses venantes, Ruggieri paraissit sous mes yeux seigneur ot maitre
courant le loup et ses louvarts a la montagne
qui interdit a Lucques @apparaitre
aux Pisans?_ Assemblés a rs maigres et lestes et studieuses cagnes,
Jes Gualandi, les Sismondi et les Lanfranchi>
formaient un gros de chiens de (éte dans cette campagne.
Pour peu de trot me parurent vite défraichis
le pére loup et ses petits, et je vis moult dents aigués
leur hacher bientat le rachis.
(Quand je fus défariné avant Faube, contigus
A moi mes gargons chignaient pauvrement dans leur somme:
ils quémandaient pain ou cigu’.
Ah tu seras bien méchant situ Cassommes
pas A piger ce qui en mon fond se prophetisait!
et situ paumes pas d'eau des yeux, quand c'est que tu en paumes’?
‘Tous étaient levés maintenant, 'heure se eristallisait
co la soupe dordinaire s‘apporte,
et chacun se traumatisait
de réves identiques. Ici jfentendis clouer une porte
au bas de notre horrible tour ; je vérifiai
en pleine figure mes fils Sans qu'un son me sorte.
Je ne bronchai pas, tant me pietrifiais
cen dedans ; eux geignaient, et mon mien Anselmuccio® pipa:
“Tu nous fais de ces yeux irits, bon papa... quoi qui stest gate?”
Moi jarrivai rien & parler, ni larmoyai pas
durant tout ce jour et la nuit densuite,
jusqu’a ce que le soleil reerimpat
dans le ciel. Dis que la cellule fut cuite
d'un peu de rayons, et que javisai au miroir de leurs
quatre mines la fuite
pareille de mes couleurs, je mordis mes deux mains de douleur
‘mais eux, croyant que jasissais par envie
dde me caler, se dépligrent avec chaleur
pour dire: “Le pate, ea nous boufferait moins la vie
Situ gotitais de nous: tu nous as habillés
de graisses inutiles, enléve-les-nous et tassouvis..”
Je matténuai la-dessus pour pas plus éparpiller
leur chagrin ; ce jour et le suivant on resta muets comme bromes
tous: abi! dure terre, pourquoi tes-tu pas écarquillée
122, «lu montapne/ qui imerd & Lacques CapparatreauxPisans>: Ces le mont San Gila, entre Pe et Luque, aration naturelle
esters et champ de bata aaser frequent desde cies, W3. «es Galan, es Simonet ks Lanfranchi»: Nobles Famille ibelines
aliss du prelat Ruggier, ayant participé ala decheance ducomte Ugolino. Les Gualand en particule, prterent la tour pisane dite dee
Fins ob Fntéressdcreva de fomine avee iso ptt. 4. « Anslmuccio»: Diminuli Anselmo, flsde Guelfo Idella Gherandesca et
petits du come Ugoino. A quinze ans, ail le plus une condamne dela tour des Gualand ten writ esol qu ne Ot pas dle
(Contrairement ce que Dante soutien apr}
INFERNO, CANTO 33, ADL N’6 ~ JUILLET-AOUT 2012Poscia che fummo al quarto di venti,
Gaddo mi si gittd disteso a” pie,
dicendo: “Padre mio, ché non m'aiuti?”
Quivi mori ;e come tu mi vedi,
vid" io cascar Ii tre ad uno ad uno
tal quinto di e I sesto ; ond’ io mi died,
’ cieco. a brancolar sovra ciascuno,
fe due di li chiamai, poi che fur morti
Poscia, pidiche ‘I dolor, poté digiuno.»
Quand’ ebbe detto cid, con li ovchi torti
riprese ‘I teschio misero co! denti,
che furo a Fosso, come d'un can, fori
Ahi Pisa, vituperio de le genti
del bel paese lt dove ‘Ii suona,
poi che i vicini a te punir son lent
muovasi la Capraia e la Gorgona,
e faccian siepe ad Arno in su a face,
si chelliannieghi in te ogne persona!
Che se " conte Ugolino aveva voee
aver tradita te de le castella,
non dovei tui figliuoi porre a tal croce
Innocenti facea Vet’ novella,
novella Tebe, Uguiccione e I Brigata
e Hi altri due che "I eanto suso appella,
Noi passammo oltre, Ii "ve la gelata
ruvidamente un‘altra gente fascia,
non volta in gi, ma tutta riversata,
Lo pianto stesso Ni pianger non lascia,
I duol che truova in su i oechi rintoppo,
si volge in entro a far erescer Tambascia
che le lagrime prime fanno groppo,
esicome visiere di cristallo,
riempion sotto‘ ciglio tutto il eopp
E avvegna che, sicome d'un callo,
per la freddura ciascun sentimento
ceessato avesse del mio viso stallo,
’a mi parea sentire alquanto vento ;
per ch'ia: « Maestro mio, questo chi move?
non & qua gid! ogne vapore spento?
m5, «Gado»
sous nous?... Ensuite, quand ca fut le quatriéme
jour, Gaddo® se eta (out étalé a mes poulaines,
soufilant: “Mon pére, méme
pas tu maides.." Et R-dessus d'etre
twme vois, jai vu sétendre ainsi un a un mes fillots
centre les cinquitme et sixitme jours de la sem
Aveuglé,fallais titant dans le noir chaque de ces angelots =
ct deux journées durant beuslai leurs noms, bien qu'ls fussent défuntés,
‘Sur quoi, mieux que ma désolance, le earéme finit tou de mo le boulot..»
il eut narré ¢a, le regard esquinté,
le pauvret occiput sous ses ratiches
qui, comme celles 2 un dogue, firent los chuinter.
Ahi Pise! (es la rchouma de ceux qui nichent
dans ce beau bled ot on roucoule
les «si»! Et comme tes voisins & te punir sont pas fortiches,
je voudrais que Capraia et Gorgone® coulent
surla mer vers !'Azno pour y barter 'embouchuse
cet noyer dans tes murs tes foules!
Parve que siy a eu bruit que cette épluchure
‘'Ugolino t'd enjudassé des chateaux,
‘tu pouvais pas crucilfier aussi fort sa géniture!
Ah Thebes revenue”! ah malade! gangréne! cétait trop tt
pour quils soyent & Mage d’étre coupables Uguiccione et Brigata®
cet ces autres que mon refrain a jeté lachaut sur Pécriteau..
Surce, Virgile et moi passimes outre, foi Le tas
de glace emprisonne des nouveaux types”,
‘non plus face abaissée, mais au contrare ila renverse. Le résultat,
est que le fait méme de pleurer les constipe
de pleurer et que Falgie, qui bute & leurs loupes,
se retourne en dedans pour faire monter Tangoisse qui les étripe ;
car les larmes dégouttées se regroupent
ct, comme visieres de cristal,
remplissent sous les sourcils Torbite qui forme coupe.
(Or, bien que la froidure ett évineé de Vétal
cde ma figure, telle une callosité,
{toute sensation vitale,
il me semblait pourtant sentir comme du vent sagiter |
‘pour ca je questionnai: « Mon maitre, keski déferle’?
est pas éteint ici toutes fatuosités? »
sing des deus fils comte Upolino attrapés ave uk. a6, « Capra et Grgone =: Deus ios wokeanigues (rk! pour
Capra, 20 ha pour Gorgone) de Tarchipel toseanen mer Ligure, quisont tues ere a ee alienine mais see loin a sid des hoches
deTArno~ctla Corse. m7» Ab Thebes venue»: Comparsson pr allusion &Phistoire sanglantissime de la Thebes ante de Béote,
telle quelle est dépeinte par Stace dans la Théhside. 8. « Uguccione el Brignta: Uguiccions, re cadet de Gaddo et ile 'Ugolin, Nia,
dit«Brgata», neveu Uguiecione et de Galo et frre ain d'Anselmo (done peti-il Usolin) m9. «Virgil et moi passes out. Kot
Iotas/ de lace cmprisoane des nouveaux types: On aor Iarosiome zoned Cocye, ob sont congelé tee «a renverse on imagine
lesajot a nugue pie en rst, ledos du rine cole la patinoite) es trahsseusAThospitalité La zone sntitule»Tolomée» sans doute
du nom de Plolémée (PHébeou, pas Eayptic) qui dans I Macehabses 16-11-16, ole un festin Simon Macchalbe et ses ils pour ls trucker
une fois ores,
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 ENEER, CHANT 33 37nd! ella me: « Avaceio sarai dove
di eid ti fara Tocehio la risposta
veggendo la cagion che
flato piove.»
E unde’ tristi de la fredda crosta
gridd a noi: «O anime erudeli
av ultima posta,
tanto che da
levatemi dal viso i dur vel:
s\ ch'io sfoghi "| duol che “I cor mimpregna,
lun poco, pria che 'l pianto si ra
Per ch'ioa lui: «Se yuo" ch’ ti sovvegna,
dimmi chi see 'io non ti disbrigo,
al fondo de la ghiaecia ir mi conv
I’ son frate Alberigo
i son quel da le frutta del mal orto,
che qui riprendo dattero per figo.»
Rispuose adunque:
Oh» diss’ io lui, «or se” tu ancor morto? »
Ed elli a me: «Come 'I mio corpo stea
nel mondo si, nulla seienza porto.
Cotal vantay
c’che spesse volte anima ci eade
innanzi ch’Atropos mossa le dea,
ha questa Tolomea,
18 10.« Abdetuns tellement pours loundaud/quon vous aot fe pire espace 1s: Le mort eo devine que es pasants (Dante et Vi
Etlui a moi: «Beau merle,
{tu seras bientOt olga va te répondre a travers le
quand tu vas voir Vengin qui perle
ass
es gaz.» Mais un des trists pris dans la erode de glace
cria i nous: « Ab défunts tellement pourris et lourdauds
qu’on vous a loti le pire espace!”
enlever de ma houille ce bandeau
‘massif, que sourde un petit peu le mal au coeur qui m‘imprégne,
avant que mes sanglots me rebaissent Ie rideau.»
Moi je dis: «Si tu veux que je daigne
aider, crache-moi qui es, hidalgo.
et sije te dépétre pas, qu'enfer m’empeigne
au fond de cette banquise !» II reprit aussi sec: «Je sus frére Alberigo'!,
celui des fruits poisonnés du jardin,
quise regoit datte pour figue en tel frigo.»
«Fuck! fis-je, te voila mort gredin?»!”
Etlui a moi: «Si ma viande tient toujours
en air sur terre, j'ai pas si soudain
ceite science... Mais le séjour
de Tolomée a Tavantage que des fois ime y tombe
avant qu‘A ropos'* ait donne son bonjour.
ie).
‘euxmémes décéds, sont en trans, en quale de condarinés, vers une encore pls elfoyahle relegation. w 1. «Free Albergo: Albergo
44" Maafeed, dit s Fea Albrigo »,memtve3 compte de 1267 de Toudte des Fetes Touisans (que Dante houseule a chant 2) c'un des cets
(4 pat gull ce Fuenca. En 1285, gravement offensé par deux paren (Manfredo et Aberghstto de’ Mantredi) les convia un repas
{afin gu, signal convent («Quon apporte es fruits)», xm lt pseu égorgours gages massicrérent les invites, Selon Francesco
{ds Bot, Pon des premiers commentatcurs del Comedie, expression 4 ramsser des rut de free Albergo» » (Rires)
Salous: Je me souviens, Ihem avait dit: «Siu
comprends ce que tas écrit, cest que c'est nul, situ
comprends pas, c'est que c'est excellent!» (Rires.)
Iihems Cest le secret de la philo, excuse-moi, hein!
Nawel: Je me dis: « Faut que je suive le conseil de
‘ma grande sceur> et,2 un moment, jéeris, je com-
rence a me perdre, ca me fait mal’ la tt, je vois
plus.
Luhem: T’as tes idées qui sont plus ou moins bien
enchainées, et done tris, ers, éeris, mais, vu
que ga reste dela philo, au bout d'un moment tu
commences & embrouiller ~ eh bien, situ Cem-
brouilles, c'est boa! Parce que le but de la philo,
c'est de toujours te paser la question: mais pour.
quoi? comment? C'est ga, la philo.
Navel: Du coup, un moment, je comprends plus
ce que jeri, je me dis: bon, ld ga doit dire bon!
Franchement, ai vraiment aimé, la philo. Quand
elle nous donnait des devoirs a faire, elle nous
donnait au moins trois semaines, c’tait bien parce
que c'est pas facile d'amener la réflexion. Ce que
Jaimais, cétait Galler au centre Georges Pompidou
pour travailler. Ca minspire. Parce que je suis dans
tune ambiance calme, détendue.
Saloua: Au début, j/arrivais pas a travailler
La Villete et li-bas, parce que cest trop calme,
est rare. Apres, petit petit, 3 force de teavaille.
Nawel: Eteest pas foreément parce qu’iciil ya du
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202bruit, mais a la maison, Vas le frigo qui Vappelle,
Vas ordinateur, Alors que li-bas, tu ne peux rien
faire dautre. Eti as fait une heure de queue, c'est
vraiment pour travailler, c'est pas pour ressortir
au bout de cing minutes. (Rires,) Tu commences &
réiléchir,réléchir, et apres tu mets tes idées, tu fais
plein de petits paragraphes, tu les mets en ordre et
tout. (Rires.) Ce que jaimais bien, en philo, c'est
que tu peux mettre tout ce que tu connais, il faut
juste trouver le fil conducteur. Moi, je voulais tout
placer, Socrate, Paton... Ta pouvais tous les placer,
fallait juste trouver le lien, Ga t'améne loin, i faut
prendte le temps.
Charlotte: Vous disiez que Hakim écrivait tout le
temps, et vous, vous écrivez?
Liem: Moi, & part ee que je dois rédiger pour mon
travail ou pour mes dossiers administratifs
Navel: Moi, 'avais commeneé, je voulais écrire
un livre. Je ne Tai pas fini parce que ’ai passé mon
bac, et 'étais 4 fond dans les trucs... Cétait sur
tout ca, favais fait un sommaire, il y avait plu-
sieurs chapitres, et ily avait tout: les problemes.
avec Hakim, quand j'ai commencé a miinvestir
dans les associations, au conseil académique, tout
cca. En plus, je me rappelle, 2 cette période-la, ily
avait les émeutes.
Charlotte: Cait en 2005?
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
Navel: Oui, c'est ga, J’ais contre les flammes,
mais j‘avais éerit: « Toutes les flammes ont une
explication. » Je ne cautionne pas, je suis contre,
mais jexplique. Je trouve pas ga normal: les gens
‘ont économisé pendant x temps pour acheter une
voiture, je ne comprends pas qu'on la brie, mais
jfexplique. Parce que jentend: parler:
brlaient, etait pas pour rien. Diaccord, ily en a
qui brilent pour rien aussi, mais... Pessayais dex:
pliquer un petit peu, d'apporter mon point de vue.
‘Vu que je me destinais& faire une terminale L.
jjaimais beaucoup écrire, mais finalement je voyais
qu’on devait trop lire: on lisait, je sais pas, un
roman par semaine (rires), etait trop. Du coup.
Jai fait un baccalauréat technologique, action et
communication commerciale, apris j'ai fait un
BTS commercial, et aprés une licence et un mas-
teren ressources humaines, et franchement, je suis
contente,
_Aicha: Ce serait pas mieux tu étaisen patisserie?
(Rires)w
On pourra lire également sur le site de (a revue un
entretien de Charlotte Nordmann avec Aicha B.
sur son rapport a Uécole eta la lecture.
REGARDE-LA DANS LES YEUX
49Apropos De
Dominique Vite Laurent
Demanze (ic), Fins de
lalinérotre, Euhctgues
false de tan, oe
Paris, Armand Colin,
3012, 35406
Christophe Hanna,
Nos dapestfs posiques
Paris, Questions theoriques,
collection «Forbidden
Bench », 2009, 8
Otvce Quint, Dispasii/
Dislocations, Pars, Al Dante
(Ouestions théorique,
collection «Forbidden
Beach 007.5
Collects» To uss
tuasdesarmes Poéseet
tg Pas Lag
Dosing Fenvrey, Mhdone
stu tionnaie, Dai
(Questions theories,
collection «Forbidden
Boneh », 2001, 8508
[Ln Reviction, Les Bertier.
Portraits staistiques Pats,
(Ouestions thsoriges,
‘collection « Reaies non
ouverts», 012,20
Yes Caton” est proesseur
de latrature rangaise
the xvnr see universe
{de Grenoble at memive
ide FU LIRE (CNRS 361).
Margcemment publie
Zacirocrtie, Tres cireuse
dnirtcton ta biopoidque
ta lncrique de lecroissance
(Pars, Editions Amsterdam,
p10, LAvenr des Humans.
Economie dela conneiseance
towcaltaresde interpretation?
(Pars, La Découverte, 2010),
nisi que (aux Editions
Amsterdam) Mythocrate,
Sioryeling etimaginir
degauche (2010), Hest
‘order dea revue
Malttudes et colabore
regligvement la RAL.
50
UFOLOGIES LITTERAIRES
ET OVNIS POLITIQUES
Notre époque crépusculaire se complait & imaginer la fin de la littérature, la mort du livre, "épul-
sement de la théorle. Et si es arbres du numérique bourgeonnant et du néolibéralisme pourris=
sant cachaient toute une forét de nouvelles pratiques diffuses, difficilement repérables du fait
meme de leur omniprésence ? Un jeune théoricien-écrivain, Christophe Hanna, et une nouvelle
maison d’édition, Questions théoriques, peuvent nous servir de guides pour arpenter cette forét
lla fois délicieusement exotique et étrangement familiére. Par YVES CITTON"
Dis introisetion au volume cotetie qu
vient de faire paraitre avec Laurent Demanze
sous lettre Fins de (a litérature, Dominique Viart
synthétise & merveille le noyau de la déploration
actuelle: «ce qui disparait, c'est illusion qui a
cru pouvoir, au fil des siéctes, parler de « La lit-
{érature» au singulier», Si de nombreux «spé-
cialistes» entonnent en cheeur la rengaine de «la
fin» (dela littérature, du roman, de la poésie, de la
théorie), Cest «parce que leurs criteres mémes les
rendent incapables de lire la littérature présente».
Is cherchent a retrouver dans le contemporain la
permanence d'une essence littéraire unique et
intemporelle”. alors que tout le défi actuel consiste
2 repérer, saisir au vol, cartographier, imaginer
explorer une pluralité qui se earactérise justement
par ses effets d hétérogéneité, Prenons rapidement
la mesure de tout ce qui est censé mourir, avant
d'essayer de comprendre ce qui émerge pour le
remplacer.
La multiplication des fins
Le mérite des Fins de la littérature est non seu-
lement de répertorier la multiplicité des fins, tres
diverses, dont il est confusément question dans les
Jamentations actuelles, mais aussi de nous donner
un recul critique face a chacune d'elles. Ainsi
Alexandre Gefen, dans sa « Bréve histoire des
discours sur la mort de la littérature», reconstitue
Tarehéologie des «Tombeaux» que, de Juvénal a
Bonald, en passant par Mathurin Régnier, les lit-
{graires ont aimé dresser & leur Muse perpétuel-
Iement agonisante. Topos nostalgique, majoritai-
rement réactionnaire, que reprennent aujourd'hui
des écrivains et des critiques qui se croient pour-
tant «progressistes
La vingtaine interventions réunies dans ce
volume font surtout sentir la multiplicité et la
diversité des points de vue qui permettent 2 a foi
de caract6riser la fin de quelque chose, et de pres:
sentir la persistance ou le redéploiement d'autres
formes d'expériences littéraires. John Taylor
aide & comprendre la spécificté frangaise de ces
débats: Olivier Bessard-Blanguy fait un point trés
utile sur Ia baisse d'une certaine forme de lecture
canonique qui souligne toutefois la vitalité des
sites et des blogs littéraires: Gilles Bonnet illustre
UFOLOGIES LITTERAIRES ET OVNIS POLITIQUES
par le cas exemplaire de Frangois Bon comment
tun écrivain peut réinventer sa place avec internet
plut6t que contre lui; Martine Boyer-Weinmann
‘met en lumi la fragilité inhérente a Texpérience
linéraire; Claude Burgelin réfléchit au statut du
‘je qui a envahi (et parfois étoullé) les éeritures
contemporaines, mais oi il nous invite & voir un
«,
et 4. elles font commuter le mode d’énonciation,
«d'un régime particulier vers un régime collec-
tif indéfini,réduisant son sujet producteur dune
simple position», la notion deriture venant «qua
siment se confondre avec celle de rédaction ou
encore de televé
Lorsque Henri Michaux éerit sous psychotropes,
supervisé par un psychiatre qui recuille ses textes
comme de précieux documents expérimentaux,
lorsaue Mark Lombardi compose des diaerammes
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202tentant de cartographier certains flux financiers
dont note patiemment les dates eles montants&
partir des pages financitres des grands quotidiens,
et Torsque ses dessins exposés au Whitney Museum
sont repérés par une agente du FBI qui, juste apres
le 11 septembre 2001, y trouve une forme darchi-
vage et de vue synthétique inespérée pour repé-
ret le réseau financier d'Oussama ben Laden, ces
documents poétiques fonctionnent sur le modéle
du « révélateur» chimique dont Faction directe sert
de hase au processus photographique.
Ces documents possédent «le powwoirde donner
acces d une connaissance inaccessible par d'autres
voies, d'induire de nowvelles vues sur la réalité,
donc de modifier nos croyances voire nos atti-
tudes». La tonetion révélatrice impliquée par les
dispositifs documentaux ne vise ni exprimer une
subjectivité, nia décrire une situation, nia trans
‘mettre une information. Elle relove d'une «éeriture
postique objectivante» qui «est elle-méme proces-
‘sus de connaissance, «générée par Vexercice ou
le geste particulier qui consiste a rapprocher des
cconstituavts dans un contexte »
Letfort synoptique
5. La force du dispositif documental repose sur
emergence désubjectivée de formes synoptiques
Fidéle au principe selon lequel «c'est dans les
usages avérés (fussentilsétranges, voire irration:
nels) dans les pratiques courantes de comununica-
tion non artistique, stuées hors institution ttéraie,
qui faut aller chercher les paradigms fonction-
nels pour les écritures nouvelles’ », Christophe
Hanna illustre nos dispositifs potiques par les
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
cartes gribouilées et légendées gre auxquelles le
policier Lonnie Zamora a documenté sa rencontre
avec des extraterresres, sur une route du Nouveau
Mexique, le 24 avril 1964, Faute d'appareil photo,
ily dessin la route,sa propre positon, celle de
voiture et celle de Fovni atterri qui a observe
quelques métres de ui
Ces croquisillustent les formes synopriques que
Christophe Hanna repére dans tout un pan des
« eriturs plurisyntaxiques récentes» (chez Franck
Leiboviei, Anne-James Chaton, Emmanuel
Hocquard ou Stéphane Bérard). 1, Elles sont
synoptiques, rassemblant sous ua méme regard
des indices apparemment hétérogenes. 2. Elles
offrent des formes (cartographigues), qui essaient
d'etre «unifces, relativement continues et lisibles
‘comme une suite graduée témoignant une opé-
ration de synthase qui sasit une multplicité sur un
méme plan de consistance. 3. Elesse dstachent de
toute individualité personnelle, résultant «de
production désubjectivante, souvent collective ow
‘mécanique et standardisée par une norme inst.
tutionnelle», séduisant le signataire au statut de
révélateur chimique’.
Ces formes synoptiques cartographient nos ren-
contres et nos gestes pratiques sans prétendre ni
les expliquer causalement, ni révéler leur sign
cation profonde. Elles ont vocation fonctionnelle,
plutot qu’expressive ou interpretative: putt qu’a
«ouvrir des tunnels vers des arriére-mondes, [elles
cherchen!] exporter des savoir-faire personnels ow
‘microcommunautaires>, pouvant servie U'sinter-
{face eultrele> permetant , telle quelle
existerait en elle-méme, que les incommensura-
bilités percues entre les éléments hétérogenes qui
Ja composent. Car, comme le releve Christophe
Hanna dans Son introduetion au livre @ Olivier
Quintyn, est tous es jours (et abord A propos de
rnous-méme) que nous pouvons demander: .
Mes comportements schizophréniques se sue
cedent effectivement dans le temps: ga parvient
Ase suivre méme si ga ne saurait tenir ensemble,
Ce qui peut savérer dramatique, et que « drama-
tise » justement le collage, c'est «/'incompatibilité
ontologique fondamentale » entte les différents,
cadres d'intelligibilité que je mobilise pour don-
ner sens & mes actions. Par quoi les problémes de
signification refont surface au coeur des questions
de (dys)fonctionnement. La nareose ne sauraitétre
ni constante ni intégrale.
‘Armes postiques, armes politique:
effets de recadrage
7. Omnis lttéraires et ovnis politiques cherchent
tous deus @aitirer Vattention parla dramatisation
Aincommensurabiltes, afin de susciter des effets
de recadrage, Dans sa contribution i un ouvrage
collectif inttulé « Toi aussi, tw as des armes » oi
figurent aussi des textes de Jean-Christophe Bailly,
Jean-Marie Gleize, Hugues Jallon, Manuel Joseph,
Jacques-Henri Michot, Yves Pagés, Véronique
Pittolo et Nathalie Quintane, Christophe Hanna
{ait rebondir ses analyses sur le comportement de
UFOLOGIES LITTERAIRES ET OVNIS POLITIQUES
«. La littérature aura done pour
fonction de prédive,c'est-a-dire d'imaginer des
actions inédites et, ce faisant, d'inventer le futur.
«La littérature invente de Faction parce qu'elle
innvente de a fiction», Or «qu’estce qui permettra
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202de faire a coup str de Faction inédite? Réponse.
tune rencontre avec des extraterrestres. La litté=
rature est Vindicateur de la propre démesure de
Pespece qui pense
Ou'l erée les concepts fctionnels de « psycho-
rencontrologie » ou d’« anthroporencontrologie »,
quil explique doctement « pourquoi Maurice
Blanchot aurait dit écrire une fiction a propos
d'une rencontre extraterrestre (le fait qu'il
soit soustrait prowvant que «la literature reste ter
rienne-centrée»), ou qu'il se demande si «ta tribu
ashanti, en Afrique de l'Ouest, a le droit de ren-
contrer des extraterresires (Ia réponse est non), le
fictionnaire reste toujours rigoureusement fdale &
son implacable logique, puisque «méime lorsqu'il
théorise, le fctionnaire fabrique encore de la fc
tion»”*, Comme Fatfirme Christophe Hanna dans
Fintroduction qu'il rédige pour eet ouvrage aux.
argumentations merveilleusement indécidables,
Tquvre litéraire n'est plus congue comme une
mise & distance, fit-elle critique, deta vie sociale
mais, au contraive, comme un insirument voué é
réorganiser, de V'intérieur, la forme de nos acti:
vités, et d changer la qualité de nos expériences
communes»
Les Berthler
littérature statistique et ufologie intime
Le dernies-né de Questions théoriques porte pour
titre un nom propre dont il arpente méthodique-
‘ment le earactére commun: Les Berthier. On peut
y trouver Fexemple le plus accompli du nouage
inextricable d’expérimentations postiques,rhéto-
riques, poliques, sociologiques, ontologiques, a
Ja fois théoriques et miltantes, qui caraetcrise les
couvrages du catalogue. Tout teat en un dispositit
improbable dont e lecteur découvee petit petit
les essorts
En 1993, Erick Schmitt, aprés avoir perdu son
emploi de PDG et aprés avoir envoyé une lettre &
différents Berthier habitant Paris oi il déclarat
‘ouloirébranler le pouvoiren place en provoguant
tune large insurrection populaie, prenait en otages
vingt-et-un enfants et leur insttutrice dans une
cole maternelle de Neuilly. Le maire sappelait
alors Nieolas Sarkozy:ilntervint grands renforts
dle eaméras avant que les forces spéciales n'exé-
cutent sommairement le preneur dotages, qui se
fnommait H. B. pour Human Bomb, mais qui sem-
bait surtout décidé & ne pas fare le moindre mal
aux enfants,
Une vingtaine années plus tard, Christophe
Hanna téléphone & cent trente Berthier pari-
siens auxquels il pose une longue liste de ques-
tions concernant les souvenirs (raremeat) directs
ou (généralement) médiatiques quils gardent de
ce fait divers. I cherche «anon pas @ reconstiwer
des faits, mats a restiter des images rélles man:
quantes» afin de «donner a sisi les logiques, les
‘maniéres de parle, propres a ceux qui ont été expo
6s cet événement et qui constituent ds lors une
RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012
coninuunauté particuliére dont les souvenirs et les
idées peuvent se propager>?’.
Louvrage qui résulte de cette longue collection
de réponses prend la forme d'une suite de «por-
traits statistiques: par ordre alphabétique, Alsi
Berthier, puis Bernadette, puis Caroline, jusqu’
William et Zoé disent a la premiére personne
ce qui sest imprimé en eux de ces faits passés,
ou ce quis pensent de ce que leur interlocuteur
teléphonique leur en apprend. La premigre pet-
sonne en question emblématise a merveille le «je
fuyant» analysé par Claude Burgelin au ccrur des
écritures contemporaines: elle oscille incessam-
ment entre le singulier, lorsqu’Alain fait part de
ses experiences individuelles, et le pluriel, lorsque
La Rédaction qui transerit et agence les rEponses,
restitue celles-ci dans leur feuilletage statistique:
connie Bernard D. qui coordonnait la mainte-
nance informatique pour H. B., Louis HL, Diane
de M., ex-petits otages, et plus de 25 % entre
nous, je pense quen fait, H. B. voulait sensibilise
tout le monde a son désespoir®.»
Cette étrange forme de discours indirect libre
a la premiére personne du pluriel — un procédé
littéraire parfaitementinédit laisse souvent trans-
paratre la main du rédacteur qui, aprés avoir posé
les questions, compile les statistiques et sélectionne
les propos. La Rédaction n’en reste pas moins une
instance essentiellement collective: «notre livre»,
est celui que «rious avons vraiment commencé a
rediger, une fts toutes es fches fates, pendant nos
vacances été de juillet 2011 » ou «nous» renvoie
au travail de régie exéeuté par Christophe Hanna),
mais C'est aussi celui qui devra étre «autorisé par
nous tous, prét @étre imprimé en février 2072»,
pour étre atifen avril 2012, lorsque nous aurons
@ choisir notre futur président» (08 le «nous»
inclut d'abord tous es Berthier qui ont contribue
Fouvrage, puis tous les citoyens frangais appelés,
2 faire entendre leur voix pour ou contre la rééle
tion de Nicolas Sarkozy)".
«Notre livre»: bien vivant
On retrouve ici toutes les propriétés des ovnis
politico-litéraires caractéristique de Nos disposi
1ifs poétiques. Un mode Wintervention par action
directe:non seulement par Lacte éminemment pol-
tique d'H. B., mais aussi bien parla rédaction de
Christophe Hanna, quiintervient dans la campagne