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LIBERTE ET POUVOIR Entretien avec Noam Chomsky Egalement dans ce numéro : . Bourdieu et l’Etat » Angela Davis a Paris + Dante inédit + i sue des Livres _ ufologies littéraires et ovni: iques * «C’est ma mere, revuedeslivres.fr | Juillet regarde-la dans les yeux quand tu lui parles» n° 006 soa ane FAT ie cui SOMMAIRE Im prven RALLWARD, Le point sur Liberté et pouvoir pater cicuiou, Entretien avec Noam Chomsky p02 Troiscercles vce vatuers critique et thCorie entre crise et espoirs pw Pierre Bourdieu et Etat Expérimentations politiques ~a propos de Pictre Bourdieu, mrs ants Sur P Eat, Cours au College de France. Emmaiis Lescar-Pau: 1989-1992 pI Une pépinitre alternatives 6 Avice Karan, Le portrait Le rive frangais: Angela Davis it Pa p22 Mpanins zatoms, IN DANTE ALIGHIERI FT ANTOINE BREA, bis ereberce Enfer, chant 33 p34 Pour une confre-istire dui p70 (@ cHARLOFTE NORDMANS, Géographie de la critique anxe sony «Non mais c'est ma mie, elle est la, regarde-Ia dans les yeux quand tu lui parles > Entrctien avee Aicha, Them Nawel et Saloua B. par ‘Le phénomine ancideussch + ‘Une singularité de la gauche radical alle mvs cirtoy, ‘Ufologies litéraires et ovnis politiques =a propos de Dominique Viart et Laurent Demanze (dir), Fins de fa littérature Exthétiques et discours de la fin Christophe Hanna, Nos disposiifspostiques : Olivier Quintyn, Dispositfs/ Dislocations Collectif « Toi aussi, tw as des armes » Poésie et politique : Domini Jenstey, Théorie du fietionnatre :et La Rédaction, Les Berthier. Portraits statistiques ps0 Sisosyouleeque ote chun de journals = = Questions poliiques suite de« Liberté et powoir. _« « Marx te ibéaisme »entreten avee Domenico nteationavee Nour Chomsky » par Pot Hallasd osu, par Pam Nogales and Ross Wolfe + Suite de « Questions Franck Poupeat propos de s+Dante Alighieri la Divine Comedie ‘Sur Etat de Perte Bourdick >, par Francois Athan tsestraductions francais», par Amoine Brea «Liseole, méme selene te donne pas ole te monte Jechemin »,entretien vee AichaB., par Charlotte Nordmann Iconographie: Céline Guichard (Celine Guichard est dessinatrce. Elle a publié Yokai (Le dernir evi, 2012): Thanatos (French Foutch, 2013) Preceuses, olteportefoli (Derrire la salle de hans, 2011); et aie, monoeraphie sxiraphie {strane Dizon, 2010) Muar, roman graphique (Marchand de feviles, 2009) set De Famowr, monographieséigraphige (strane Diioni, 000) pilcelinegushard. ame Remerciements Bernard Chamayou, Christophe Jaquet, Petr Hallward (Racal Philosophy), Shan Salehi (Agence global pour The Nation) La Ral n* 7 (nowvelle formule!) sera en klosque le samedi 1* septembre et en librairie le 14 septembre. Vous sounaitez nous faire part de vos remarques et suggestions ou nous fare parvenir un article eu projet article ? Ecrivez-nous & Vadresse info@revuedeslvres fr Sulvez-nous sur Facebook (rdl.larevuedesiivres) et sur Twitter (revuedeslivres). Inscription a la lettre d'information électronique liste@revuedeslivres.tr. un ings philosophe ‘inellectuel engage amd ‘icin, Proesseuremerite Massachusetts Instte Df Technology, ia fondé latinguistigue renative Deniers izes rads en fransais: Réfeions sur Université (Raisons asin, utes proches Liber nd pendance eimperaisme au "Ar siele (Lux). Awtopste des ferrorismes. Let atenats ireptembre 001 et ordre ‘mondial (Agone) et Sorta nature dt langage Ago), Poioe Halla enseigne la philosophic Kingston University. Cet un spécialiste dela philosophiecontempo: raine francaise ainsi que desthéoris de la globalisation, ‘ie postcoloniatsme st de Fhistoire contemporaine de Han Hest membre da collect it alc Pio al de a revue POUVOIR ET LIBERTE UN ENTRETIEN AVEC NOAM CHOMSKY, PAR PETER HALLWARD Pressé par les questions du philosophe PETER HALLWARD", NOAM CHOMSKY"* revient ici sur des interrogations fondamentales : peut-on penser notre liberté ? peut-on en rendre raison par tune explication matérialiste ? Notre incapacité actuelle & le faire témoigne- elle d'une impossibi- lité réelle ou seulement des limites de notre compréhension ? Revenant & Descartes, Hume, Locke et Newton, et aux sources de ses propres élaborations théoriques, Chomsky nous encourage Jel ne pas céder sur natre volonté de rendre le monde intelligible et ly affirmer notre liberté. Peter Halwaed :'aimerais commencer par vous interroger sur certains de vos prineipes philoso phiques fondamentaux, et débuter par votre com: prchension de a liberté maine et dela eréatiit Dans la tradition européenne moderne, du moins celle que je connais le mieux, la liberté est un theme philosophique dominant, de Descartes jusqu’a Kant en passant par Rousseau, Avec Kant Aapparait Pidée d'une liberté absolue vis-ivis de toutes causalités extéricures, mais cette liberté reste relativement abstrate, un probleme qui ne concerme que a «raison pure pratique», Cette abs- traction est Yorigine de tout le programme post kamtien: de Hegel et Marx jusqu‘aux membres de Ecole de Franefort et leurs contemporains exis- {entalstes, Penjeu est alors devenu de parvenir & penser la liberté, ou plutot le processus d’éman- cipation, de maniére a ce qu'elle intéere micux Jes déterminations sociohistoriques eoncrdtes. Jusqu'aux années 1930 au moins, pour un grand nombre de penseurs de cette tradition, le réle agent médiateur était d'une maniére ou d'une autre joué pa le proletariat, ce dernier étant eongu comme une classe tendanciellement universelle ‘Te suis eonscient que vous aver. réléchi ces problemes depuis un point ce vue tout a fait df férent, mais, comme beaucoup de vos lecteurs je suis curieux de savoir comment vous considé rez. ces deux aspects de votre pensée : d'un edt Vaspect libertaite, guidé par une affirmation inransigeunte de laliberté, et, de Faure, Faspect social et historique, guidé par une eritique tout aussi intransigeante du capitalise, de Fimpé rialisme, de la propagande et plus généralement de toutes les formes de domination. A premibre ‘ue, beaucoup de vos princes et de vos priortés de longue date — la pensée de la liberté que l'on peut trouver cher Descartes, Humboldt et autres penseurs libgraux classiques ; votre eritique du bbchaviorisme, votre fdélité& certains asp Ja tradition anarchiste et de la tradition socialiste libertaire, ete. ~ semblent former un ensemble cohérent qui émaille ensemble de vos travaux. Est-ce que vous vous perceve7. ai vos idées principales se sont m A petit, avec le temps, ou y a-til eu des débats ou POUVOIR ET LIBERTE des rencontres qui ont correspondu A des moments de cristallisation de ces idées? Noam Chomsky : Eh bien, je me souviens que les idées anarchistes mintéressaient déja dans mon enfance, mais je ne me suis familiarisé avec la plus vvaste tradition rationaliste et romantique que tar- divement, dans les années 1960, aprés avoir déja Adéveloppé la plupart de mes idées sur la question, Je me suis toujours intéressé & la tradition anar- te elle-méme, je Pai Gtudie, et je me disais & Tepoque quelle avait Pune maniére ou d'une autre «40 étre mal interprétée. Mais je ne peux pas aller jusqu’a dire que la tradition anarchiste mya directe- ‘ment influeneé ~ était plus comme la découverte de origine historique d'un certain nombre didées que je défendais déja depuis longtemps, P'aidlaboré ima critique du béhaviorisme tr8s tt, dds que j'ai Aécouvert ce que était, en fait Tétais en troisieme cyele & Harvard au début des années 1950, ot le ghaviorisme radical était absolument partout ait Vorthodoxie. Une poignée d'entre nous, en troisiéme cycle, n'y croyait pas. Nous étions extré- rmement critiques vis-a-vis du behaviorisme : vi A-vis de la manire dont il était utilisé dans étude du langage, évidemment, mais aussi vis-2-vis de son utilisation en psychologie et en sciences sociales, et, plus généralement, dans la philosophie américaine. PH : Parce que e’était un instrument dingénierie sociale’? NC: Oui, aussi, mais 'époque e'était surtout une critique de sa prétention scientifique. Par exemple, le behaviorisme était incapable dexpliquer V'acqui- sition du langage, et il passait 4 cOt6 de tout ce qui sefaisait important en biologie A 'époque. Alors ‘nous nous sommes tournés vers une littérature qui était bien peu lue & cette époque - les recherches européens en éthologie, la psychologic compa- rative, des penseurs comme Nikolaas Tinbergen ‘ou Konrad Lorenz, qui avait vantage de propo- ser une maniore trés dftérente de comprendte les systémes comportementaux et cognitifs & Toeuvre dans les comportements. Plus tard, fai éerit une critique des implications sociales et politiques du behaviorisme, et, juste & ce moment-la, disons RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 autour de 1960, je commengais & découvrir une tradition plus ancienne de la philosophic du lan- gage et de la philosophie de esprit, celle dont font justement partie Descartes et Humboldt. Cette tradition était quasiment ignorée, ici. Quand j'ai smeme pas. acc’s aux documents les plus fondamentaux aux Etats-Unis! Fai di aller au British Museum pour ‘metre a main sur une traduction de la Grammaire de Port-Royal. E1j'ai également découvert qu'un certain nombre de traductions standards, comme celles de Leibniz, par exemple, étaient partois commencé a travailler sur elle, je nav cextrémement imprécises, PHL: Ce qui frappe avant tout dans votre approche, du moins pour un non-spécialiste comme moi, Cest these scientifique féeonde. NC: Cait un choix: substanes la maniére dont vous interprétez V'affirmation cat- tésienne de existence d'une substance pensante ou spirituelle (séparée de la substance étendue ou corporelle, et, par conséquent, affranchie de Ja causalité mécanique qui semble gouverner le domaine des eorps) non seulement comme un principe métaphysique, mais comme une hypo jentifique tres raisonnable Descartes a postulé lexistence d'une seconde ares cogitans [le pensant, la chose pensante}, et es raisons quile poussérent ile faire festent toujours aussi convaincantes aujourd'hui! Ce postulat a plus tard été ridiculisé par les philo ‘sophes modlernes — vous save7, le « fantme dans CHOMSKY ET LE BEHAVIORISME e béhaviorisme est un courant ide pensée tres divers et influent, notamment aux Etats-Unis, au xx" sigele, Nous exposerons deux. de ses principes, Promier principe. La pens d'autrui ne nous est pas accessible, Si vous avez de lappetit, je ne peux pas le savoir autrement qu'en observant votre comportement, verbal ou gestuel, ‘Or toute science exige qu'on se fonde sur des constats object, publiquement observables et mesurables, En effet, souvent les gens se leurrent sur ‘eux-mémes en parlant d’eux-mémes, ‘comme le montre Vexpérience. Liintrospection, les explications que les gens donnent de leur propre comportement ne permettent pas acoder aux motivations véritables des actions. Il en résulte que la science de homme doit mettre entre paren- theses les états mentaux. Aucun terme désignant un état mental ne doit prendre place dans une explication scientifique. Plus encore, tous les termes scientifiques doivent désigner des éléments observables. La psycho- logie n'a pas A parler de la peur : elle rie peut considéter que les comporte- ments dagressivité ou de fuite, seuls ‘objectivement constatab) done de traiter Fesprit comme une Doite noire. Des informations (stimuli) yy entrent ; des comportements yerbaux ‘ou moteurs en résultent (eponse) Stimuli et réponse sont accessibles 2 Finvestigation scientifique, non pas Tespritlui-méme, Ainsi on pens Traction humaine comme Véthologie analyse le comportement animal selon le Schéma siémulus-réponse. Second principe, Les reponses sexpliquent par la répéttion de certains stimuli: €est le eondition- nement, Un méme organisme humain, exposé & des conditionnements dittérents, donnera des réponses différentes. Hen résulte que tout ce qui fait le comportement humain (actions et paroles) est acquis. Hest essentiel au behaviorisme, du moins dans sa version standard, que Finné ait une place nulle ou négligeable Ce point a déclenché les foudres «de Chomsky contre le béhaviorisme. Sila Gert une Linguistique cartésienne (Paris, Seuil, 1969), Cest que Descartes avait eu intuition de Fimportance de Vnné pour ce qui concerne Vesprit (enéme si cette these entrainait chez Descartes lide discutable d'une séparation de lame et du corps). Il faut sage (8 peu pres tous les hommes parlent) et l'absence totale, dans les codes de communication animaux, de cette propriété que l'on trouve dans toutes les langues humaines : la générativité, Chomsky désigne par Ia notre capacité, 4 tout moment, de faire des phrases inédites, que nous sfavons jamais entendues, et qui jamais ne {urent prononcées avant nous Cela permet d'aifirmer que esprit est essentiellement doté de eréaivit laquelle est une caractéristique de tous les locuteuss de toutes les langues humaines. Envisager le langage sur un mode bchavioriste (= conditionne- ment-stimulus-répon. une aberration. Car cette méthode {mplique (a) que le stock de réponses possibles est in, en raison de la nécessaie finitude des condo nements et des acquis et que (b) les comporiements linguistiques un sujet seront toujours les memes le meme stimulus se repete, ce qui est faux. La refutation du behaviorisme linguistique par Chomsky (dans la revue Language 1959) a marqué un tournant dans Phistoire réeente des sciences de homme, Remettant Tesprit au centre, ce texte contribu 4 ouvrir espace des sciences cosa tives. Outre es arguments scientifiques ‘Chomsky faisait remarquer que le «tout est acquis » du béhaviorisme estune conception commode pour les sysiemes otaltaires. Si tout en nous résulte du conditionnement, sans une seule part dinné dans ce qui nous fait humains, il n'y a, selon Chomsky, rien & opposer a une politique qui conditionnerait les gens dans des camps pour en faire des esclaves dociles et dépourvus diniiative Sur toutes ces questions, ef. Robert Barsky, Noam Chomsky, une voix discordante, Patis, Odile Jacob, 1998, ch. IIL Frangois Athané RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 POUVOIR ET LIBERTE 3 Ja machine », ce fantome qu'il faut exorciser si fon veut résoudre le probleme du corps et de Fesprit, le probleme corps-esprit. Mais je erois quill ya un. malentendu. Si le probleme corps-esprit, cest-a- la théorie cartésienne des deux substances, aru avec Newton, c'est parce que le corps a paru. Newton a montré, 8 son grand désarrai que nous ne dispasons pas d'un concept clair dit corps ou de la matiére, que la physique est bien obligée de reconnaitre ou de postuler Fexistence de forces attraction, de répulsion, actions & distance, ete., apparemment immatérielles et mystérieuses. La comprehension du corps qui est celle du sens commun disparait, en méme temps que la théorie de la causalité mécanique qui sous- tendait la plus grande partie de la vision scien- tifique du monde au début de la modernité. Le corps avait été « exorcisé », mais,en tevanche, rien depuis west jamais arrivé au fantOme, a esprit. Ce quil s'est passé, c'est que, a la fin du xvur et tout au long du xvii sidele, ily a ew une grande tentative dexploration de ce que Yon a appelé, cen histoire de la philosophie, « la suggestion de Locke »— savoir lidée que, de la méme manigre que la matiere posstde des proprigtés qui nous restent incompréhensibles, n'y a aucune raison de douter que Dieu ait pu rajouter a la matidre la faculté de penser, exactement comme ila mis dans la matiére les eapacités incompréhensibles de Vat- traction et de la répulsion. Le cadre théologique sur lequel Sappuie cotte idée est bien sir superilu, et dailleurs Locke s'ubstient ré citer dans sa correspondance ps En laissant de c6té Ia question théologique, done, tout ceci nous mene une théorie de la « matigre pensante », dans laquelle la pensée ne serait rien ‘autre qu'une propriété propre un certain genre clo matiére organisée, tout comme Fattraction ou ka répulsion, On retrouve cette idée chez Hume, ou encore, particuliérement développée, dans leeuvre du philosophe et chimiste Joseph Priestley, ot elle est encore hien présente au xix" sigcle’. Les obser vations de Descartes sur la pensée, le langage, la perception, etc. uraient dd y etre intégrées, mais ‘ga n'a pas été le cas, Elle a fini par sépuiser puis par disparaitre. Aujourd’hui, cette vieille image de la matidre pensante est ressuscitée et présentée comme s'il Sagissait d'une idée toute neuve. Si vous lisez les {travaux des biologistes qui sintéressent aux neu- rosciences, par exemple Francis Crick, vous y dscouvrirez « lids stiante » selon laquelle LE PROBLEME CORPS-ESPRIT Gittins Deseta Pardeld | ondimie que nos en svn nature et culture, Pavis, Gallimard, Cette distinction qualitative est-lle 2005), toutes les cultures, plausiblement, pure apparence, illusion, ou bien ‘ot pensé experience humaine renvoie-telle a une différence entre fondamentale d'une différence entre _ deux sortes d'@tres, deux «substances», verre, je eve la main pour parler, etc) le vécu mental et les choses du monde une «pensante, ame ou espr extérieur & nous. En philosophi autre « étendue», la matidre, comm contemporaine, expression «probleme Ta écrit Descartes? corps-esprit» désigne une constella- Ce qui conduit a la deuxitme nos décisions peuvent-elles déclencher tion de difficultés liges entre elles, difficulté, Nous pensons que des états des évenements physiques, dans ‘concernant la relation du physique physiques du monde, dotés de locali- le corps puis le monde exterieur & avec le mental. Nous présenterons sation, volume, et., (par exemple, nous? Plausiblement, nous n’avons ici deux d¥entre elles. La premitre de Teau qui tombe sur un rocher) aujourd'hui aucune explication a cela, est la différence qualitative entre, produisent des états mentaux Done nous ne savons pas si idée qui une part, le vécu des événements _(entends le bruit de Ia eascade, ou je fonde & peu pres tout notre rapport de notre pense (un r2ve, un souvenir, men souviens). Peut-on dire quil yal au monde est vrae. un sentiment, un doute), et autre cause et effet? Ce n'est pas sir. Carce Le probleme corps-esprit est central part les caractéristiques apparentes que cause, de fagon certaine,onde dans la philosophie moderne depuis, des choses corporelles. Ces dernitves sonore, est une stimulation de mon Descartes. Dans la philosophie semblent dotées d'une masse, d'un nerf auditif, puis de tout mon systéme _anglo-saxonne contemporaine, volume, d'une localisation dans nerveux. Mais ce sont Ia des événe- Tespace, et autres propriétés que nous ments physiques. Quant a savoir isons matGrivlles ou physiques. Etnos comment de (els états physiques du ‘mains, nos jambes, notre cerveau, corps peuvent produire des événements de nourrir les eeuvres de Davidson, tous nos organes, donc notre corps, __phénoménalement dépourvus de Putnam, Fodor, Dennett, Kim, entte sont dotés de telles propristés. Tandis masse, volume, etc, il est plausible beaucoup d'autres. qu'une croyance, un sentiment, un quaujourd’hui personne ne puisse reve paraissent dépourvus de masse, _expliquer. De méme pour la relation _-Frangois Athané de volume, ete, dans Fexpérience inverse : notre rapport aux autres et A nous-mémes se londe sur T'idé une décision) peuvent produire des eats physiques dans le monde (je saisis mon Mais comment ees choses apparemment 1 sans masse, ni magnétisme, ni charg électrique, que sont nos volontés ou il a été remis en chantier par les theses bchavioristes de Ryle (La Notion esprit, 1949) etna pas cessé depuis POUVOIR ET LIBERTE RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 wait de bons arguments sur la question, jours dactualité RDL N° 6 — JUILLET-AOUT 2012 POUVOIR ET LIBERTE PH : Bt qu’en est.l de alternative que propose Spinoza a Tapproche cartésienne, qui aura tant de conséquences sur les rationalismes européens plus tardifs? Spinoza congoit la pensée comme Tun des attribuis d'une nature ou substance uni- verselle unigue, un attribut paralléle mais parfai- tement distinct de 'étendue ou de la matigre. Pour ce qui vous conceme,est-ce que vous pensez qu'un tel point de départ bloque & Tavance des manizres POUVOIR ET LIBERTE plus productives de penser le probleme, une fois quil a été posé dans les termes de la « matidre pensante »? NC : Sans rentrer dans la subiiité de la pensée spinoviste, on peut considérer que, depuis la démo- lition par Newton du concept le plus courant de matigre (une matire corporelle, physigue, etc), il west plus possible de discuter réellement de RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 quelque chose qui soit « parfaitement distinct de étendue ou de la matiere » sans rendre compte d'une maniére cohérente de Ia nature de cette < matitre ». Or, cela n'a jamais été fait ~ si Ton met de cOt6 les meilloures théories dont les scien- tifiques sont capables 8 une étape particuliére du développement de la science. Il me semble que ‘nous ne pouvons pas légitimement nous porter au- dela d'une certaine idée de la « matiére pensante », idée selon laquelle « matiére » doit sentendre comme un mot vague recouvrant en gros tout ce qui existe. Peut-dtre la matidre n’estelle rien autre que des bouts d informations, réponses aux requétes que nous faisons a la nature, comme I'a suggéré le célebre physicien John Wheeler? En ce qui concerne la pensée, notre quéte est faclitée par 'aeception de Phypothése internaliste (souvent rejetée dans la philosophie contemporaine) selon Iaquelle la pensée est une propriété de Yindividu (et, surtout, du cerveau). PH: Si nous reconnaissons aujourd'hui la capa de penser, et plus particuliérement la capacité de penser d'une maniére eréatrice et libre, comme lune capacité appartenant a certains systémes organiques, pourquoi alors, en principe, cette ‘capacité devrait étre plus résistante a Panalyse ‘que nimporte quelle eapacité d'un tel systeme ? Par le passé, vous avez mis P'accent sur le « besoin, créatif de la nature humaine » (au cours d'un débat vee Foucault) et sur notre « instinct de Liberté » (Giré de vorre lecture de Bakounine),tout en insis- tant sure fait que notre capacité & agir et a parler de manidre créative —c'est-dire & agir et parler ‘d'une manidre appropriée et qui ne soit pas pure ‘ment déterminge par une cause extérieure —restait ‘pour lessentielle fort mystérieuse. Vous aver dit «c'est un mystere, et la raison pour laquelle c'est un mystere est également un mystére’.» LES NOTIONS Cogito. Littéralement, « Je pense ». Is.agit de Texpérience de pensée fondamentale de la philosophic de Descartes. Il veut par-la mettre cen relief deux proprigtés remarquables de la pensée consciente. 1) Lorsque nous pensons, nous pouvons penser ‘que nous avons des pensées : propri de la rétlexivité. 2) Je pense, et je constate que je pense. Mais c'est ‘du méme coup constater que je suis le fait avoir des pensées conscientes cloppe Vindubitable certitude d'etre. Je pense, done je suis; cogito, ergo sum. Fondationnalisme, On désigne parla les doctrines qui tentent de se présenter sous une forme intégrale- ment déductive. D'un petit nombre de principes, ou fondements, xéputés indubitables, évidents, ou certains par eux-mémes, on tente alors de tirer parle raisonnement un discours integralement rationnel et control A visée systématique, Liguvre de Descartes représente une des tentatives fondationnalistes les plus marquantes dans histoire de la philosophie. Jusqu’a la fin du xix* sitele, on a considéré la géométrie d'Euclide (1s. av. .C,) comme le meilleur exemple d'un discours assuré de ses fondements. Hypothése internaliste. Elle consiste & affirmer que mes états mentaux sont internes & mon organisme : sje pense une fourchette, cette pensée peut tre dite « en » moi, Elle oppose notamment & Vhypathése externaliste, ‘ou holiste, qui sontient au contraire ue les états mentaux sont des événe- ments relationnels entre un organisme et son environnement naturel ou social. La pensée est alors une propriété du tout que je forme avec mon environ- semen. Sije pense qu'un chien est entrain d'aboyer, cette pensée n'est awiapparemment« mienne » En fat e en une relation entre eme cognitif et certains objets, généralement aboyants, de mon environnement, Just-so-stories. Dans Vidiome des théoriciens de évolution, on désigne par cette expression, en référence aux Histoires comme ca de Rudyard Kipling, a propension a inventer des secnarios évolutionnistes vagues ‘ou dépourvus de preuves conerétes afin d'expliquer tel ou tel détail saillant de la nature : la trompe de Téléphant sSexplique par sa dispute avec Te crocodile qui lui mordait le nez: quant aux girafes, a force de tendre cou, et. s évolutionnistes et récits adapta: Uuoanistes, Cette distinction provient d'un débat qui a marqué la théorie de évolution par sélection naturelle, Dans les années 1970, Richard Lewontin et Stephen Jay Gould ont tenté de montrer que ‘Fevolution des especes ne se réduit pasa des phénoménes d'adaptation En effet, si 'évolution sélectionne lun organe pour ses vertus adaptatives (par exemple, les grffes des tigres), elle sélectionne aussi, du méme coup cet nécessairement, des propriéiés collatérales dépourvues de vertu adaptative (par exemple, la couleur ces mémes griffes). Men réslteait ise la sélection naturelle ‘comme des adaptations, erreur qu’ils 4qualifient, en bon voliairiens, de panglossisme. Les nécessités adapta- tives, dans la nature, produisent done toutes sortes de choses qui elles-mémes ne sont pas des adaptations. Ce point est souvent admis; plus discutée est son importance réelle, sur le long terme. Carly a de fortes raisons de croire qu'une propriété sélectionnée collatéralement (Ia couleur des grifes, dans notre exemple) est, une fois -ctionnée, immédiatement soumise clle-méme A une pression sélective, selon son caractére plus ou moins adaptatif (certaines couleurs de griffes peuvent étre plus ou moins adaptées ‘tel ou tel milieu. Frangois Athané RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 POUVOIR ET LIBERTE 7 Cest juste, PH : Ceci a pour conséquence que le vieux pro- bleme du libre arbitee semble alors hors datteinte de la recherche scientifique. Vous avez soutem quilest probable que «0s capacités de eréations scientifiques soient tout bonnement incapables explorer |...] les domaines impliquant Vexer- cice de fa volonté », et yous avez postulé que « fa réponse & Vénigme du libre arbitre se trouve dans une science potentielle que Uesprit humain ne pourra jamais mattriser en raison des limitations dde sa structure génétique’ » Ces affirmations semblent impliquer que si nous sommes capables de comprendre en partie nos mécanismes structurants (leurs dimensions biolo- giques ou génétiques), nous ne sommes en revanche pas capables d'en comprendre les capacités. Mais si Ja liberté peut étre comprise en termes de nature, instinct ou d'organisme, pourquoi devrait-elle done rester mystérieuse ? Pourquoi ne pour- rait-on pas, par exemple, en avoir une approche olutionniste? NC Je me suis intéressé & un certain nombre de ces questions dans un article récent sur « les mys- ‘Gres de la nature »°. Isouvre sur une citation de LiHisioire de UAngleterre de David Hume — un livre tus peu lu par les philosophes. Hume consacre un chapitre & Newton, «un des plus grands génies de son époque », etc. et il affirme que l'une des plus grandes réussites de Newton est avoir levé le wile sur certains mysteres de la nature, tout en montrant Auil est des myst@res que nous ne percerons jamais ~ce ne sont pas ses mots exacts, mais c'est en gros Vidée, Ce qu'l voulait dire, pour le reformuler en termes contemporains, c'est que nos esprits sont essentiellement des organismes biologiques, et REPERES REPERE! ES NOMS PROPRES Francis Crick (1916-2004). Biologiste Richard Lewontin (ameéricain, britannique, prix Nobel de médecine _né en 1929) est une grande figure (4908-2000), logicien et philosophe et physiologie en 196a avec James de la thSorie de la sélection naturelle. _américain. Avec celles de Wittgenstein ‘Watson et Maurice Wilkins pour eur Ses apports ala comprehension de et de Chomsky, son auvre est une découverte delastructure de AD. _Tvolution des espéces sont nombreux des plus influentes sur la philosophie Personnage controversé pour ses et décisits, depuis 1960. est Tauteur contemporaine de langue anglaise prises de position en faveur de poli- en 1979, vee Stephen Jay Gould John Searle est un philosophe tigues eugénists d'un des articles les plus debattus américain, né en 1932. Ha travaillé |Wilhtelm yon Humboldt (1767-1835) de la biologie contemporaine, sur les actes de langage, le probleme ‘tat un Linguiste,philosophe et «The Spandrels of San Marco and —_corps-esprit, Ia normativité et la diplomate allemand (qu'il ne faut the Panglossian Paradigm: a Critique structure des phénoménes cultures pasconfondre avec son rere cadet of the Adaptationist Programme ».__Depuis plus de quarante ans, le débat Alexander, naturaliste et eéographe), __Engagé a gauche, Lewontin est célébre _parfois labore une méthode de deseri POUT ses inlassubles critiques de Noam Chomsky sur Tanalyse des fits tion et de comparaison Finguistique, la sociobjologie, de la psychologic linguistiques oriente une bonne part notamment pa tude croisée ‘olutionniste er maintenant de dle la recherche internationale Ju latin et du busque. I congoit Tindustie des OGM. en philosophic du langage. finsila possbilité d'une grammaire Colin McCinn est un philosophe Nikolaas Tinbergen (hollandas, Universlle. Ministre de FEducation britannique, néen 1950, quienseigne 1907-1088) et Konrad Lorenz en Prusse, il a promu certaines 4 Miami. II s'est fait connaitre pour {autrichien, 1903-1989) sont deux. doctrines pédagogiques parmi ses positions originales sur le probléme figures majeures de Téthologie (étude les plus inventives de son temps corps-esprit, plaidant pour Tide quil comparative du comportement Esprit universe et ibéral,intéressé est humainement insoluble, en raison des animaux). ls ont regu ensemble, pat la religion hindoue comme par de lac cloture cognitive» de notre avec Karl von Frisch, le prix Nobel les langues d'Océanie, ilenvisageait esprit, cest-i-dre lingvitable limita. _de physiologie et de médecine en 1973, chacune des langues humaines comme tion de nos moyens de comprendre olin Wheeler (911-2008). est un ‘un monde culturel en soi.Son auvre le monde. physicien américain qui a travaillé sur et une influence considérable sur Joseph Priestley (1733-1804), physicien Ia fission nueléaire,Télectrodynamique des exprits aussi divers que John et chimiste britannique. , illusions (p. 23). 46 sition collective» (p.19),owencore de « ftiche» (196). cest en prenant au sériuxTétrange pro- priété de cette fiction juridique, source d’«illusions dont les effets sont loin d’étre illusoires® » («ill sions bien fondées » au sens de Durkheim). Qu’ saisse des valeurs de «service public», uxquells les fonctionnaires sont amenés& se conformer ou de I «intérét général». au nom duquel plaident ceux qui occupent (ou aspirent a occuper) des fonction electives, mais éealement de la fi placée dans la valeur des titres solutes ou de proprigté, le démystficateura toutes les chances de se myst fier uiméme s'il omet d'ntégrer dans analyse ls ressorts et les effets nom illusites de ces ftiches. Comme Féerit Bourdieu, «il sagt done pour moi étudier la création de ce créateur et garant de fétiches pour lesquels tout on partie de ta nation est préted mourir (p. 196). Vers une sociogenése de l'état Revenons a la question initialement posée par Bourdieu: comment penser I'Etat sans faire entrer, en contrebande, une pensée d’Etat ? La nécessaire restitution critique de «Tespace des problémes», tel quil sest constitué & propos de Etat dans ies s sociales, ne saurait suf fire. C'est pourquoi le sociologue, s‘inspirant explicitement de Norbert Elias, va chercher dans analyse de la sociogenése de IEtat le moyen de se déprendre des évidences d'Ftat. Comprendre et suspendre, au moins par la pensée, emprise que peuvent exereer sur nous aussi bien les hiérarchies d’Etat (qu'on pense, par exemple, a a stratification ts fine que produit tout ystéme d’enseignement) que les actes d'Ftat (ne serait-ce que Vencadrement temporel qu’as- sure Fétablissement d'un calendrier) ou encore Jes rituels Etat (examens scolaires, formulaires Aadministratfs, et.),revient done selon Bourdieu mettre au jour es conditions historiques dans Jesquelles a pu émerger, au sein de sociétés dis tinctes et sous des formes variables, quelque chose comme un «Etat», En effet, comme y insist le sociologue & plu- sieurs reprises, «dans les commencements, les choses obscures sont visibles ~ des choses qui, aprés, wont plus besoin de se dire parce quallant RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 de soi» (p. 97), En tevenant sur les processus de formation des Etats dans différents pays (en loc- currence Ia France, Angleterre et le Japon), ce «qui équivaut en rien cher Bourdieu a une vaine auéte de Vorigine, on a done toute chance de ren- contrer des situations historiques dans lesqueles Temprise de Etat n'est que fragilement assurée et oll se donnent a voir, de manigre plus visible, les conditions de son action et de sa domination. Constat apparemment banal mais auquel Bourdicu donne une importanee inédite: toute Politique publique, quilsagisse de fisalite, du Cation, de logement, d'emploi ou de sécurité, sup- pose que sit acquise et assis la gitmité de Etat. Or.rien nest moins Evident selon le sociologue que cette égitimité (et les situations de crise de régime, ou d hésémonie pour paler eomme Gramsci, ot se trouve eontesie voire suspendiue cette Kstimité nous le rappellentpériodiquement): «comment ¢ faitil qu'on obeisse Gl’ Etat? C'est au fond ga le probléme fondamental»(p. 231) Si la fiscalité Etat, pour ne prendre que cet exemple, peut ne pas apparaitre comme wn «rac ket», ou plutot si elle constitue une sorte de «rac- ‘Ket légitime» (p. 206 et p. 323-324). Cest que Etat tel quilse présente aujourd'hui ~ du moins dans la plupart des pays riches ~ est le produit un processus d'accumulation primitive de capital Symbolique. Crest ce processus qui Ini permet apparaitre non seulement commie une insti tion garante d'un ordre aceepté, bon an mal an, parla grande majorite de la population, mais aussi comme une «banque centrale de capital symbo= Tique> (p. 196 e342) ‘Un tel processus daccumulation symbolique a done accompagné Paccumuation des ressources financiéres qui, grace a la mise en place d'un appa- seal ayant peu peu, Amesure quilsiméyrait Etat, marginalisé ls formes Féodales de pone tion fiscal, ont permis a Etat de se doter un apparel de coercion armée, police, justice), une structure administrative et des services sociaux inégalementétendus selon les pays (plus precise ment selon les rapports de forces sociaux qui les ont fagonnés) Se différeneiant en cela de Norbert Elias ou Charles Tily” (voit le cours du 17 janvier 1991, ou Bourdicu discute ces auteurs), il montre que la tmonopolisation de ressources fiscales et militares ne sufi pas a comprendre Témergence de IEtat (etaftirmation de son emprise) A la définition classiquement webérienne de Etat, qui caracté celi-ci comme instance sociale qui dtient le monopole de In contrainte physique egitim. il convient dadjoindre la dimension du (300-324). Etat peut ans tre defi Finstitution qui revendique avee succts le mono pole dela violence physique er symbolique légtime ‘est donc trop peu d’affirmer que I'Etat assure la reproduetion de ordre social existant parla violence ou Ia coercition, Car on risque alors de BOURDIEU ET L'ETAT «Comment se fait-iI qu’on obéisse a "Etat? Crest au fond ¢a le probléme fondamental». v7 Lepport de Bouraiou consiste 4 mettre en relief la grande dlversité des afspo- sitifs por lesquels les fonctionnements ordlinaires de Etat assurent, sans armes ni tapage, la domestication dles dominé-e-s. 18 nvapercevoir Yaction de IEtat que dans les crises spectaculaires lors desquelles les classes diri- geantes affrontées A Feffritement de la lgitimité étatique, sont amenées 8 user de Vappareil de coereition pour réprimer des soulevements popu Iaires. Au contraire, Tapport de Bourdieu consiste A mettre en relief la grande diversité des dispositifs pat lesquels les fonctionnements ordinaies et les routines de Etat assurent, sans armes ni tapage, Jadomestication des dominé-e-s et, beaucoup plus Jargement, la normalisation des comportements et Ja mise en ordre du rel L’Etat comme métachamp et la nation: comme «invention d'état» On waccumule pas du capital symbotique comme oon monopolise des ressoureesfinancigres ou des 1moyens militares. Se pose ds lors la question des formes prises par cette accumulation primitive de capital symbolique dont PEtat est le produit et des conditions qui Font rendu possible. Bourdieu montre avec précision que la genése de Pétatrenvoie aun double processus de forma- tion et dautonomisation: d'un champ du pouvoir, one Sopposent pas simpement des groupes mais, peut-re surtout, des modes de reproduction (ami lia ou composunte scolaire’) et des princes de Jégitimation fang ou talent, tradition ou mite): (pour reprendre le termede Lénine dans 1 Eta eta révolution), est wil désigne avant tout un champ qui ses consti- ‘tué peu a peu — dans des conditions historiques particulidres et proptes & chaque pays — comme univers partellement autonome, doté de res, , Revue fram aise desoctoogte, vl §3.n" 3201113 Pour aprendre une fxpression ise dex travaux menés par Pierre Bourdie et deaa-Claide Passeron sr Ecole. Voi: La Reproduction, Paris, Minuit, 1970. w4. Sur ce concept, voit également Pierre Bourdicu, Les Méltatons pascalennes, Pari, Sel, to7.p. 34s. m5 Nonbert Elias, La Dynamique de Ove. dent, Pats. Pocket. 2003 930]: Charles Tilly Contrainte tt capital dans la formation de Europe, 994-1990, Paris ‘Aubier, 1992 [so], Sureotte opposition. vor: Pierre Bourdiew, La NoblesedEta, Pats, Mii, 1989.7, Voir Benedict Anderson, Ltmaginare national. Refesions sur Vorigine et Tessor du nationale, tad. de P-E. Dauza Paris, La Découverte, 1996 [1983]: E. Hobsbawm, Nations tt naeonalcme depuis 1780, Pars, Gallimard, 1992 [990 {ES Voir Shlomo Sand, Comment ie peuple fifa vente, tuad.deS, Cohen-Wieselel tL, Frenk, Pars Fayatd, 208 189, Surles imitesd une ele apposition, vot le eapitre que ourdic a consact a construction catigue du marche de lamaison: Les Sruetues socials de eonomte, Pais, Seu, 2000, p. 13353. 4010.Sur ce point, vir notamment: Saskia Sassen Critique deat, Pars, Demopolis/Le Monde dilo- tmatiguc, 2009, 11, Pour un exemple de ce hémomens en mater scolaie, vir: Pierre Clement, Guy Dreux, Christan {valet Francis Vergne, La Nowwelle Ecole opiate, Pati, La Découverte, 201. QUESTIONS A FRANCK POUPEAU A PROPOS DE SUR L’ETAT DE PIERRE BOURDIEU Francois Athané : Vous étes un des res ponsables deta publication de Sur VEtat Pourquoi avoir choisi de publier les cours de ces années-a, avec ce theme de Etat, plutdt que d'autres? FP: Ce livre marque laboutissement dun cyele de recherches sur les formes du pouvoir, enclenché dans les années 1970 avec les enquétes sur le patronat, le haut clergé, les mondes intellectuels et acadé- ‘miques, les grandes écoles, ete. ya aussi le début des enguétes de Bourdieu sur la maison, qui est une analyse du champ bureaucratique et de ses relais locaux, dans un domaine spécifique dimpulsion de politiques publiques et de régulation d'un marché (le marché immobilier) qui nfexisterait pas sans TEtat. Et puis, cest le lancement de La Misére du monde. I 20 BOURDIEU ET L'ETAT ya surtout Pécho de tous ses travaux sur ie capital symbotique, menés depuis les engutes sur les paysans agériens et héar- nis, et qui sont réinvestis dans le cours pour comprendre la logique d'unifiation impulsée par IEtat dans divers domaines. Eneeffct, Bourdieu sinspire du fonction- nement des maisons kabyles et héarnases pour comprendte,grice un modéle asse7 Subril,la logique de fonctionnement de a «maison du roi». Et cette notion de capi- {al symbotique fui permet de marquer sa différence avec Weber et Elias (dont il prolonge pourtant intention): PEtat ne fe definit pas seulement parle monopole de in violence physique. mais ausi par in violence spmbotique Loral permet de méler tous ces fils, ce «qui serait peu coneevable dans la rédae- tion d'un livre, Cest mon hypothese pour expliquer que Bourdieu n'ait pas fait «son» livee sur «Etat». Comme Sautorisait a Yoral des choses qu'il n'aurait, pas faites écrit, parce que moins contro- Crest ce qui tend a mon sens ce cours fascinant, et qui a changé dja pas mal la perception que nombre de lecteurs,socio- ogues ou non, avaient de Bourdien, PA: Owestce que ce livre peut apporter de neuf a ceux qui sinteressent a Yewrre de Bourdieu? FP: Dans le travail éditorial, nous avons cherché a conserver le caractére oral la parole est plus libre, moins censurée qua Iécrit. Bourdieu le signale plusieurs fois, tout en soulignant la difficulté de transmettre ses analyses & un public tres hétérogene. I lui faut parler pour des RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 «collegues »sociologues comme pour des «non initiés ala discipline, D’od retfort de pédagogie, d'explieitation non seul ‘ment de ses arguments et de ses theses, ‘mais aussi de sa démarche, de sa stratégic de recherche, de son programme scienti- fique. Il y a ainsi des pages inédites sur ce que signifie construire un modéle de la toire, dela philosophic politique et de la sociologie, qu'on ne trowerait pas dans livre, De longs développementsrélexits sar des enqutes pasées, quien dévoilent les ressorts et les subrilités. (Ce que Fon voit dans ces cours, est avant out la transmission un méter c'est-d-dire d'un ensemble de schemes pratigues pour Tanalyse, qui consistent fn techniques la fois empiriques et abs traites (border Etat a partir des calen- driers, des commissions, eet frotter ces sepetts objets» & de «prandes théories» sar Etat) en comparaisons parfoisinat tendues (la maison kabyle et la maison du Toi, ete), oU en associations d'idées ui en disent parfois plus qu'un long développement. Cestausi la découverte Fauteurs inconms, souvent pas encore traduits en francais E. P. Thompson E. Kantorowicz, 8. Hanley, E. Lanmann, M, Douglas, J. Strayer, G, Steinmetz, ete (il sutfit de consulter la bibliographic finale pour se faire une idée de Tetendue des connaissances brassées). On entend parler ala fois de P-E, Will, professeur fu Collage de France et spécialiste dela ‘Chine ancienne, et de la réforme de lor- thographe qui a iew au méme moment en France: de H. Brunner sur de PEtat egyptien antique qu le « malaise des banlieues> en proie au retrait de Etat, te.; on pourrait mult: plier les exempes. Cecoursest Foccason, pour es ecteus, . «J'ai principalement vécu au milieu des miserable Gerivait Baldwin a propos de ses premiéres ann expatrié, et, d Paris, les misérables sont alge riens.» Quiconqne connaissait les deux contextes nationaux ne pouvait ignorer cette analogie évi- dente: la lutte des Alzériens arabes pour V'indé- pendance, apres plus d'un siete de séparation et inépaité, état comparable, & de multiples égards, fila situation des Noirs américains qui luttaient pour leur libération dans le Sud des Etats-Unis. ‘A propos de la manifestation pour les Algériens ‘laquelle elle participa en juillet 196, place de la Sorbonne, Davis écrit que « quand les flies Vont dispersée avec leurs puissant ets d'eau, ifs étaient aussi mauvais que ies fics reacs de Birmingham RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 qui accueillaient les Freedom Riders avec leurs chiens et leurs lances @ eau.» Lattentat de Birmingham: Le Herald Tribune et Paris Match A Vautomne 1963. la République algérienne démocratique venait davoir un an quand Davis et quarante-cing autres étudiantes pastirent en France suivte le programme d'études d'un an da Hamilton College. Aprés ce qu'elle avait appris sur leracisme en France Fété préeédent, on peut stétonner quielle ait choisi de revenir & Paris pour tune année universitaire complete. Le mythe de Ja France comme refuge contre le racisme sévis- sant aux Ftats-Unis avait peut-dtre cédé la place dans son esprit au sentiment que la France était tun empire vaineu, oii Ton pouvait mener de nou- vellesluttes de libération, et oi elle aurait acces aux travaux des penseurs qui étudiaient le phéno- méne de la décolonisation dans une perspective internationaliste. Depuis 1956, Sartre, son auteur favori, avait donné aux Temps modernes plusieurs articles sur la torture, le colonialisme et le droit de TAlaérie a 'indSpendance. En 1961 il avait écrit la préface des Damneés de la ferre, de Fanon, et son appartement de la rue Bonaparte avait fit objet un attentat ala bombe de TOAS, dans Pune des derniezes tentatives de Forganisation secréte pour conserver Algérie & la France. Mais Davis avait une raison bien plus profonde pour revenir a Paris. Elle venait, A 20 ans, de prendre le frangais comme matiére principale. Grande lectrice de philosophie et de littérature, c'était une étudiante sage, autonome et discipi née, Elle était moins attitée par le Sartre engazé que par le romancier, le dramaturge et surtout le philosophe. En plus des pitces et des romans, elle avait étudié en autodidacte L’Ftre et le Néant. A Brandeis, elle avait rencontré un étudiant alle. mand, Manfred Clemenz, qui Ini avait fait décou. vvrir d'autres ceuvres de philosophic. Ils staient fiancés et il était rentré en Allemagne, Certaines filles du programme soulignent que Davis était aussi partie en France pour se rapprocher de hi Quant asa propre éducation politique elle était toujours en cours. Davis était encore du cOté théo- rique de la praxis. Pour son ami Howard Bloch, un étudiant de Tuniversité d’Amherst participant au programme Hamilton, ¢tait un modele intlle tuel: une étudiante sérieuse mais qui ne prenait pas au sérieux son savoir. Voici ce que Christie Sagg, étudiante du Wells College, dans une petite ville du Vermont, crivaita ses parents a propos de la compagne de chambre qui lui avait été attribuée, apres qu'un membre de Féquipe de Hamilton tui cut demandé si elle ne voyait pas objection & par- tager sa chambre avec une Noire: «C'est une file tout ad fait exceptionnelle. Elle pare francais mieux (que je ne sauraé jamais le parler, lt «furieusement» Fallemand parce que son fiancé est allemand, et a tune conversation des plus interessantes. Elle est plus mare que nous toutes, probablemeni parce LA SEGREGATION, SON SOUVENIR D'ENFANCE allye Davis, la mére d’Angela, coles blanches de Alabama. était militante aulant quinstitu- Eile asu trés tot quéelle voulait, trice. Elle travailla pour le choquée, la disparition du pare de son amie Harriet, James Jackson: il avait mgrés apprendre le frangais, et comme il travaillé pour le Parti communiste, des jeunes Noirs du Sud, qui militait n'y avait pas de professeur de frangais et était obligé de se cacher. Dans le out ledroit de vote dansle Sud du dans son école, elle ses procuré un_monde de ses parents, les pressions depuis les années 1930. Flle it livre de grammaire et fa étudié seule, _conjuguées de la race, de Tactivisme Gu lobbying auprés de ses propriétaires avant denseigner la langue Ad'autres politique etd la sgrégation étaient pour quils installent 'eau courante —_enfantsen veillant a garder sureux _telles que Davis devint une experte et des toilettes dans limmeuble oit une legon dlavance. cen lecture des signes: elle voyait Angela allait naitre. Les Davis faisaient Au milieu des années 19s0, Sallye les «enfants blonds et leurs meres partie des familles alricaines-améri- Davis s'inscrivit dans une classe d Fair méchani se pressant autour caines qui purent acheter un logement de la NYU pour suivre un master, du guichet du cinéma om elle navatt dans un immeuble voisin d'un quartier et elle emmena ses filles avec elle pas le droit d'entrer: les mots blanc. Leur quartier était surnommé a New York. Angela put gotiter «Colored» et « Whiter, déchitteés «Dynamite Hill», A cause des bombes a de nouveaux privileges : les 200s, bien avant les phrases de Dick et Jane placées fa par les ségrégationnistes. les pares et les plages étaient acces- du manuel «apprentissage de la lecture: (I1y eut, entre 1957 et 1962, une cin- _sibles aux Noirs; on pouvait jouer Ta ligne de démarcation entre sa maison quantaine Pattentats ala bombe avec des enfants blanes, noirs ou ct le quartier blane, de Fautre c0té non élucidés i Birmingham.) Angela, _portoricains, ets‘asseoir dans le bus de la rue. La ségrégation, diraitelle Iai ainde de Franck et Sallye, alla” _derrigre le chauffeur. Le retour des années plus tard dans une interview dans une école ségréguée alaquelle Birmingham fut un réveil douloureux, _télévisée en France, wétait pas un elle reconnait le mérite de lui avoir Elle entendit parler d’un couple qui, souvenir d’entance parmi beaucoup enseigné les rudiments de Phistoire parce quril était mixte, ne pouvait pas d'autres; c’tait son souvenir d'enfance, noire, absente du programme des {rouver dlendroit ot loger et appri AK RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS 25 En relisant aujourehul cet article ou Herald Troune, on comprend jusqu’ou pouvait aller Vincompréhension des Blanes, notamment clans la grande presse. 26 quelle estallée deux ans a Vécole a New York avant alter a Brandeis, et que c'est son second séjour en Europe.» Avant de s‘installer & Paris, les étudiantes de Hamilton commencdrent leur année par un séjour de six semaines a Biarritz. A l'époque de Napoléon ITT, Biarritz était la villégiature dts favorite des riches familles anglaises et russes. Dans les années 1960, du fait de la forte popularité de la Cote d'Azur, la ville était passée de mode. Ce nétait plus qu’une halte pour les touristes en route vers Espagne. Pour le groupe de Hamilton, Biarritz fut synonyme de révision de grammaire et de devoirs la maison. Stagg et Davis y séjour- nerent chez une veuve chaleureuse, Mme Salemi qui les conduisit en Espagne faire du shopping et leur préparait des repas variés deux fois par jour. Avant le diner, elle leur portait le plat dans leur chambre pour qu‘lles le gotitent et donnent leur approbation. Le 16 septembre 1963. Davis tomba sur un exemplaite du Herald Tribune. Ce journal était autant une institution états-unienne en France que le bureau de American Express ou la librai- rie anglophone Shakespeare & Co. Lire le Trib ait un moyen, depuis létranger, de remettre un pied chez soi. Ce que Davis lut ee jour-Ia, en une abord, puis dans la dépéche qui suivait, resta gravé A jamais dans son esprit. Quatre filles de 14 ans — Denise McNair, Cynthia Wesley, Addie Mae Collins et Carole Robertson — avaient perdu. la vie dans explosion d'une bombe posée dans Yéglise baptiste de Birmingham, sur la 16° Rue, a Birmingham, en Alabama, La ville d’Angela Davis, Robertson était une amie proche de Fania, Jaseur d’Angela, et Wesley vivait dans la maison située juste derriére celle des Davis, Larticle du Herald Tribune, qui reprenait une depeche «United Press, annongait d'abord Patten tat 41a bombe et la mort des quatre jeunes filles. Puis il mentionnait, dans son deuxiéme para- graphe, que «des milliers de Noirs furieux sont sortis de chez eux et ont envahi les environs de église baptiste de la 16° Rue». Laticle rapportait ensuite que les responsables de la ville, edoutant des désordres, avaient demandé de Vaide; que le gouverneur Wallace avait mobilisé des policiers de Etat et demande a la National Guard de leur préter main-forte: quil avait fall Ia police «deux heures pour disperser une foule hurlante de 2000 Noirs qui-s'étaient précipités vers Véglise au bruit de Vexplosion» et que Vincident avait répandu la peur dans une ville 00 les attentats 2 la bombe taient devenus fréquents. Larticle ne disait nulle part que les cibles de ces attentats étaient systema- tiquement des Noies. I fallait attend le dernier paragraphe pour que le nom des quatre victimes f0t cité. Larticle n'abordait jamais la question des auteurs possibles de lattentat, Il se conten ‘ait de paraphraser en conclusion le commentaire d'un policier: «La police a regu un appel radio LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS signalant une voiture modéle 1960 oceupée par deux hommes. Liagent ditque tes hommes avaient la peau sombre et powvaientétre des Blanes comme des Negres.> Avec le recul, Particle état un tissu d'inepties. Le journal avait-til réellement voulu suggérer que attentat & la bombe de Iéglise de Birmingham pouvait avoir été perpétré par des Noirs? Le grand-pére de l'une des victimes y était cité il dit quil aimerait faire sauter toute la ville. On ¥ décrivait un précheur venu haranguer la foule et demander aux gens de rentrer chez eux. Quand Davis écrit son autobiographie, une dizaine d'an- nées plus tard, elle Sest souvenue du moment oi elle avait trouvé ce numéro du Herald Tribune, de Ia douleur immense qu’elle avait éprouvée et du sentiment que ses amies blanches du programme Hamilton seraient incapables de le comprendre. Elle se rappelait les avoir quittées pour étre seule avec son chagrin, Elle ne cite aucun passage de Varticle, mais en le lisant aujourd’hui, on com: prend jusqu’oa pouvait aller incompréhension des Blancs, notamment dans a grande presse Les journaux frangais Sétaient montrés plus sen- sibles que le Herald Tribune & ce qui stait passé Birmingham. Le 16 septembre, L’Humanité, le quotidien du Parti communiste frangais, donnait le ton avec une manchette saisissante: « La terreur racisterégne toujours dans VAlabama. » En pages intérieures, le titre de Varticle se posait des ques- tions sur les eriminels. Il déerivait des hommes et des femmes sortant de église en courant, cou- verts de sang et siévanouissant sur le trottor. Il soulignait que I'église avait servi de licu de ras- semblement a des militants des droits civiques. Hobservait que deux Blanes avaient fui la scéne et s‘achevait sur le constat que le gouverneur Wallace, apres Vattentat, avait décidé 'encercle- ‘ment de la zone par Farmée pour empécher toute ‘manifestation. Paris Match, hebdomadaire illustré populaire ~a lpoque, lun des journaux frangais prétérés des professeurs états-uniens de francais en raison de Taccessbilté de sa langue, des potins qui col- portat et de ses grandes photos en noir et blanc — envoya un reporter a Birmingham apres Vattentat Son article principal présentait George Wallace comme un personnage menagant: & Baltimore, lors d'une conférence de presse sur les problemes racianx, il avait déclaré que «tout fe monde parlait attaques mais qu'il n'y avait pas eu de morts». Paris Match osait: «Nos correspondants qui ont entendu Wallace, le gowverneur de 'Alabama, pro- honcer ces mots @ la télévision ont eu le sentiment quil déplorait presque le manque d'efficacité des terroristes.» Les morts 4 Birmingham, ajoutait:l, ne sétaient produites que «soixante-douze heures plus tard». C'était une interprétation politique, Qui, des faits, déduisait des motivations, et elle paraissait dans Pun des journaux les plus grand, public, les plus pro-américains et les plus modérés RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 du pays. Comme le Herald Tribune, Paris Match soulignait Ie risque d'escalade de la violence en publiant une grande photo d'un policier blanc imposant, le visage en sang. Mais, dans Particle, les auteurs des violences rYappartenaient pas 21 communauté noire ils étaient du c8té des forces de ordre: « Les chiens policiers, les aiguillons électriques et les bombes» Un bandeau en haut de Varticle de Paris Match donnait une idée du sens que les Prangais, en pro- jelant leur propre situation, donnaient aux vi ences du Sud des Etats-Unis, «De nos env: specs aus Etats-Unis, ot une guerre d Algerie Semble commencer.» Ce qui est ironique, c'est «qe, sous la presion du gouvernement rangi de ftombreux journaux et magazines frangais grand public avaient blanchi la police parisienne dans Te massacre de manifestantsalgériens des 17 et 18 octobre 1961. La presse frangaise — ainsi que le Herald Tribune~ wavait rapporté que deux ou trois, morts du c&té des Algériens, et passé le reste sous silence, Ce nest pas seulement quil était moins douloureux pour la presse frangaise de situer le racisme dans le Sud exotique des Etats-Unis que de le ommer dans les rues de Paris, Cait aussi une question de repression: les journaux frangais dlevaient faire face ala censure et risquaient la sai sie ils fisaient état de violences policies contre des Algériens. Rien ne pouvait les empécher. en revanche. de réagir de fagon critique aux volences raciales aux Btats-Unis, Colocataires, familles d'accueil ‘et paradoxes idéologiques Quand les étudiantes d’Hamilton commencérent leurs études & Paris, elles furent classées en fonc- tion de leur maitrise du francais, Davis se retrouva dans le groupe le plus avaneé, et suivit ses cours directement a la Sorbonne, avec les autres étu- diants internationaux. Elle se retrouva ainsi dans tun groupe de sept étudiantes capables de suivre le programme le plus difficile: un cours intensif de UN PREMIER ACTE DE RESISTANCE e premier acte de résistance xde Davis fut un acte de Vesprit visanta contrbler son identité: «Je me suis construit un fantasme oii, apres avoir mis sur mon visage un masque ‘blanc, je me rendais sans cérémonte dans un cinéma ou dans un pare de loisir ou dans wimporte quel endroit cit favais envie daller. Aprés miétre bien amusée, je faisais une apparition arandiose et thétrate devant des Blanes racistesetjarrachais mon masque aun geste ample, puis je ris comme une folle et je les traitais tous dimbéciles.» ‘Adolescente, Davis pu réaliser son fantasme. Elle partit dabord vivre dans le Nord du pays, oi elle entra dans deux institutions vouges par leur histoire a offrir une éducation progressiste: Elisabeth Irwin High School, a New York, dont un grand nombre de facultés avaient été mises sur liste noire sous le maccarthysme, et la Brandeis University, a laquelle ‘on avait donne le nom, juste apres la seconde guerre mondiale, un ‘membre juif de la Cour supréme, et qui cuvrait au bien-étre ot & Pegalité sociale de Ia communauté juive Crest au lyoée Elisabeth Irwin, ot elle bénéiicait d'une bourse quaker. que Davis laissa tomber son masque, Elle avait commence des cours intensifs de frangais avec une Francaise, Madeleine Griner, Cette ancienne combattante du Women's Army Corps, une vitago férue de discipline, était fait une spécialité de la dicté, cette pierre de touche de la pédagogie frangaise. I Sagissait pour les de mettre par écrit un texte qui leur tat dicté en respectant point par point la grammaire et Forthographe. ‘Toute éleve qui navait pas une oreille absolue pour le frangais risquait dencourir les foudres de Madeleine. Davis, qui avait appris le frangais en autodidacte, se donna pour but diexceller désormais dans cette rmatiére, la plus difficile de toutes. Laventure se produisit lors d'un séjour chez ses parents, alors quelle lait Gtudiante au Iyeée Elisabet Irwin, Angela avait 17 ans, Fania, sa sceur, en avait 13: « Fania et moi tions en train de nous rendre d pied au cenare-ville de Birmingham quand je lui ai spontanément proposé tun plan. Nous ferions semiblant d'etre des éirangeres et, parlant francais entre nous, nous entrerions dans tun magasin de chaussures de la 19° Rue et demanderions, en prenant accent, voir une paire.» Le plan fonctionna a merveille: «A la vue de dewx jeunes Noires arlant une langue éirangere, {es vendeuses du magasin sempres serent de leur venir en aide. Le plaisir de Fexotisme était sufisant pour triompher provisoirement de leur ‘mépris habituel pour les Noirs On ne nous mena donc pas, Fania et oi, dans Varriére-boutique, oti une vendeuse noire se serait oceupée de nous, hors du champ de vision de ta «respectable» clientele Blanche, On nous invita a nous asseoir en plein milieu de cete boutique Jim Crow. Fa fait semblant de ne pas savoir parler du tout anglais, et Vanglais haché de Fania sortat avec heaucoup de difficulté. Le personnel {it tout son possible pour comprendre quelles chaussures nous voulions essayer. Ravies de parler avec des étrangeres— meme si étaient des Noires ~ mais frustrées par cette incapacité di communiquer, les vendeuses allzvent chercher le directeur... l nous posa des questions: doi venions-nous, que faisions-nous aux Etats-Unis, quest-ce qui avait pu nous conduire dans un endroit comme Birmingham, Alabama... Aprés plusieurs tenta fives, ilfinit par comprendre que nous venions de Martinique et que nous ‘tions ici dans le cadre d'un voyage dans tous les Etats-Unis.» AK. RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS a Peut-étre était-ce un fantasme nationaliste: I Davis avait une telle maitrise de la langue, ne devait-elle pas, étre Pune olentre «eux»? 28 littérature contemporaine dans un institut spécia- lisé dela Sorbonne, Douze ans plus tard, lors d'une interview a la tlévision, Davis était encore capable de citer avee le sourire le nom complet de Vinsti- tut ~Ecole de préparation et de perfectionne- ment des professcurs de francais i Yétranger— en Jaissant les mots rouler sons sa langue. Linstitut Jig au département de littérature de la Sorbonne. avait pour mission de former de futurs professeurs, de francais a Pétranger, quils soient eux-mémes frangais ou quils aient appris le francais comme langue étrangére. En plus des sept étudiantes de Hamilton, le cours était suivi par une soixan- taine d'autres venus d'Europe, @'Afrique. «Asie et d’Amérique du Sud. Ils avaient deux heures de cours par semaine sur la poésie, le roman et le théaitre, soit un total de six heures Jane Chaplin, Pune des colocatrices d'Angeta & Paris, qui avait suivi une formation intensive en frangais au lycée, avait choisi un cours sur les idées contemporaines a Institut d'études politiques, la oi Ia jeune Jacqueline Bouvier avait étudié le rela tions internationales avec Pierre Renouvin. Elle dut toutefois y renoncer: dans le grand amphi- theatre, le cours était inaudible, Elle concentra son travail sur des mati¢res secondaires, avec pour professeurs Pierre Joxe, un futur ministre de Matéricur alors agé de 30 ans, et Alain de Sédouy, gui, en 1960, avait produit le film d’Ophuls, fe Chagrin et la Pitié, qui avait remis en cause le mythe de la résistance frangaise face aux nazis. Joxe et Sédouy étaient de jeunes Frangais brillant, ce que Sciences Po avait de mieux 2 offrr, een 1963, examen du comportement de la France pen- dant la guerre n’était tout simplement pas encore actualite Davis, Chaplin et Christie Stagg logeaient chez tune famille du nom de Lamotte, dans une rue pai- sible du 16° arrondissement, & deux pas de la place de PEtoile. Les Lamotte oecupaient trois étages, d'un bel immeuble. Davis logeait au premier, dans Fappartement de la belle-mere, et partageait sa chambre avec Stage: Chaplin vivait plusieurs, ‘tages au-dessus, dans Tappartement de la famille Lamotte. Micheline Lamotte, leur hotesse, était née en 1919 Auteuil, un quartie riche de Ouest de Paris. Quand je Yai interviewée, en 2010, elle avait go ans. Siclle se plaignait d avoir beaucoup ralenti, Page ne semblait pas avoir diminuée. Elle ‘me confia quelle avait toujours été une femme tonique qui. dans sa jeunesse, aux c6tés de son futur mari, avait participé aux mouvements anti- parlementaires des années 1930, en particulier les Croix-de-Feu, mouvement nationatiste danciens combatants de la premiere guerre mondiale. Le 6 février 1934 ~ date qui allait devenir synonyme de révolte droititre ~ des groupes d'anciens com- battants et des milices de droite avaient mani- festé contre Assemblée nationale, place de la Concorde, et une émeute avait élaté, M, Lamotte tat fa, me déclarafigrement Mme Lamotte. LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS Micheline Lamotte avait été une adolescente agitée qui s était fait renvoyer du lycée Molitre tun an avant le baccalauréat. Blle se considérait comme une athlete et une mititante, et avait pour héros Faviateur Jean Mermoz. lun des dirigeants des Croix-de-Feu. « Tous mes enfants avaient un esprit rebelle. expliquaitelle en présence de son fils, er ils ont tous été des eancres.» Elle rejoignit Ja Résistance dés que la France fut occupée par Jes nazi. Sa petite-file, Camille, grandit en enten- dant Phistoire de Varrestation de sa grand-mére & la brasserie La Lorraine, pour activités de résis- tance, de son emprisonnement de quatre mois Ala Santé, puis de sa libgration pour faire de la place a des détenus communistes. Davis, Stagg et iplin wont jamais rien su de cette arrestation pour activités de résistance, mais elles ont souvent entendu parler de la guerre et de Vennemi alle mand ~ notion gui, en 1963, devait leur sembler bien abstraite. Chaplin se souvient des remarques averbes de Mme Lamotte contre les Allemands, les ouvriers et les Nord-Africains («les Nordasses») Micheline Lamotte est un cas assez étonnant de paradoxes idéologiques, mais ils étaient pas siinhabituels & Yépogue. Il y eut d'autres nationa- listes de droite dans la Résistance, dont la com- tesse de Renty, chez qui Jacqueline Bouvier fut accueillie. Mais comment concilier son féroce anticommunisme avec Testime quelle éprouvait, hier comme aujourd'hui, pour son étudiante étran sere la plus eélebre, dont les idées étaient nette- ment & gauche? D'aprés Chaplin, le respect de Mme Lamotte pour Angela Davis venait de son «francais délicieux, de sa magnifique aisance>. Madame disait ainsi: « Angela a toujours le mot juste.» Quand je Vai interviewée, Mme Lamotte ‘a prononcé exactement la méme phrase. Et elle Gtait persuadée qu’Angela Davis avait un afeul frangais. Peut-tre était-ce un fantasme nationa- lisie:si Davis avait une telle maitrse de Ia langue, ne devait-elle pas, au moins en parte, étre "une entre «eux»? Encore aujourd'hui, Mme Lamotte est fire des rigles qu'elle imposait pour le diner. Interdietion de parler anglais. Etre & table & 'heure. Pas de bigoudis, Les étudiantes américaines, expliquait- elle, étaient si peu habituées aux diners assis com- posés de plusieurs plats qu‘ellessortaient souvent leurs apparels pour prendre en photo la blanguette de veau la tarte aux framboises ou le plateau de fromages. Stagg et Chaplin se rappellent que le repas traditionnel de midi de Mme Lamotte était toujours eopieux, mais qu'il nétait pas compris dans la demi-pension, Le repas qu’elles prenaient avec la famille ait le minimaliste souper francais: des restes du dgjeuner, une salade et parfois un euf ou un morceau de fromage. Aprés quoi, elles se retiraient dans leur chambge pour apaiser leur faim avec le yaourt quieles gardaient en réserve Jane Chaplin était née Kaplan. Eile avait un an, en 1945, quand ses parents avaient change leur RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 oy ‘nom de famille en quelque chose de moins visible ‘ment jf. Elle avait les yeux bleus et les cheveux blonds; aussi comme elle me Ia dit, «elle powvait «passer »». Mais elle vouluit savoir quelle serait Tattitude de Mme Lamotte une fois quelle saurait aquiellelogeait une juve. A Hanoueca, elle décia dlone acheter un giteau et demanda aux Lamotte de célebrer cette fete avec elle. A parti de I, se souvientelle, ses rapports avec la famille se dété- riorbrent, «Ce ft une découverte importante pour moi de voir qu'éire jif signifiat quelque chose RDL N° 6 — JUILLET-AOUT 2012 dans le monde, et que je pouvais faire Vexpérience de la judéité a travers les reactions des autres.» Marcuse et Robbe-Grillet Le retour d'Angela Davis & Brandeis pour sa dernigre année fut un tournant de sa vie intellee tuelle, Elle avait lu Eros et civilisation, de Herbert Marcuse, alors qu'elle était en deuxitme année et que Marcuse, lui, avait quitté Brandeis pour une année sabbatique. II était désormais de retour, et, sous sa houlette, Davis fit 'équivalent d'une LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS 29 30 seconde spécialisation, en philosophic, commen- cant par une étude autodidacte des présocratiques puis passant pou & pew a Platon et Aristote. Elle suivit la classe de premier cycle de Marcuse Sur la pensée politique européenne et son séminaire de troisitme eyele sur la Critique dela raison pure de Kant. Elle garda cependant sa spécialisation en frangais et passa sa these en 1965 sur les romans Alain Robbe-Grillet. “Avec Robbe-Grillet, Angela Davis avait choisi Téceivain le plus étoitement lig, 'époque, avec avant-garde de la littérature francaise. Robbe- Gillet était publié aux Editions de Minuit, un Editeur qui était né dans la clandestinité pen- dant la Résistance et qui stat reputé depuis pour son engagement dans l'Geriture expérimentale. LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS Robbe-Grillet rejetait la génération d’éerivains gui avaient connu leur apogée a la Libération — les existentialistes a «message » comme Sartre, Beauvoir et méme, absurdement, Camus, qui croyaient que la littérature état le résultat d'une situation et d'une lutte. En 1965, Robbe-Grillet avait publig six romans et un recueil d’essais cri- tiques od i contestait toutes les idées recues sur la fiction depuis La Princesse de Cleves. La littéra- ture, estimait-il ait un monde a part, et la seule révolution qui Fintéressait ne pouvait advenir que dans Fécriture elle-méme. Sil était besoin de confirmer ce que ses amies étudiantes disaient de la puissance intellectuelle de Davis, et a quel point elle leur était supérieure, sa these sur Robbe-Grillet y suffirait amplement RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 Aax ans, Davis avait déja la rigueur analytique et Je sens de Purgence critique qui caractériseraient son ceuvre future. Dans sa thése, elle n’écrit pas seulement en lectriee attentive de Robbe-Grillet, mais en défenseur farouche d'une cause: celle du Nouveau roman et de son potentielrévolutionnaire pour rendre compte de la réalité contemporaine. Par «xéalité», elle entendait la bombe atomique, Tanonymat eroissant de Vhomme contemporain — on disait encore «homme» dans ces années-Ia, et non humain ow humanité ~ qui nétait plus qu'un nombre répertorié dans une immense bureauera tic et dont Fexistence état désormais fragmentéc par les machines. Cette réalité,disat-elle,signi- fiait que le roman traditionnel, avec ses person: nnages volontaires et son intrigue bien menée, ne correspondait plus au monde tel qu'il existait. Ce que Davis appréciait dans Robbe-Grillet, cest ce quiele appelait son «attitude phénoménologigue», qualité quielle detinissait en référence & Sartre et Merleau-Ponty. qui étaient venus la philosophic A travers Husserl et Heidegger, comme elle-méme rat en tain de le faite. Si elle r’abordait pas de questions politiques dans sa these, Davis aboutissait & une conelu- sion qui exprimait fort bien sa propre lutte pour Squilibrer vie de Fesprit et action politique. Elle affirmait que les romans de Robbe-Grillet, par leur caractére expérimental, étaient inaccessbles. Robbe-Grillet avait cessé de publier des romans depuis Dans fe abyrinthe (1959) et Stat tourné vers lécriture de scénarios. Pour Davis, ce chan- sgement s'expliquait par le fait que le film avait romplacé le roman « dans sa capacité a eréer et détruire les mythes de la société», Le film, avan- satel, était devenu «le moyen le plus répandu de communication avec les masses dawiourd hut Elle nourrissait de grands espoirs pour Favenir de ce romancier devenu cingaste: «Peut-étre es-ce par Vintermédiaire du film que [Robbe-Grillet] pourra lancer un mouvement qui apprendra a Phomme é voir le monde eta se voir lui-méme avec un regard libéré des contraintes de mythes désuets et sans réalité.» Les «masses, le «mou- vvement», la «libération»: ces concepts importants ppour son évaluation de la hittérature étaient deja des concepis politiques. Radicalisation et arrestatior Davis devient un symbole Avant méme de devenir un personage public, ‘Angela Davis avait délaissé le champ de la lit- {érature frangaise. Ses professeurs, en particu- lier Mareuse, espéraient qu'elle apporterait une contribution importante a la philosophie, Si elle ‘’a jamais abandonné cependant la pensée frat sgise, son rapport avec la France siest développé ten fonction de ses passions et de ses centres d'inté- rét nouveaux, Ilest facile d'imaginer qu'il aurait fort bien pu en aller autrement, et qu'elle aurait pu ‘mener la vie intellectuelle retirée d'un philosophe RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 politique. En 1965, elle partit en Allemagne étv dier avee Theodor Adorno, le survivant le plus complexe et le plus révéré de "Ecole de Francfort Ses fiangailles avee Manfred Clemenz avaient entre-tomps été rompues. Elle trouva un log ment Francfort, dans un espace collectif appelé ‘The Factory, au milieu diétudiants allemands de gauche, la plupart sociologues. Plus elle avait de liens avec les radicaux allemands, plus ceux-ci lui ddemandaient de leur parler des différents mouve- ments de liberation affieains-américains naissants ‘Au cours de ses lectures sur Vhistoie politique de Ja gauche aux Etats-Unis, et plus particuligrement suf les mouvements militants africains.amé cains comme les Black Panthers, elle ressentit le méme choc que celui qu'elle avait connu 4 Biarritz quand elle avait appris Pattentat a la bombe de Birmingham, Aprés deux ans a Francfort, elle retourna aux Etats-Unis pour fnir sa thdse avec Marcuse, qui avait quitté Brandeis pour I'uni versité de Californie, & San Diego. Son sujet de these était la théorie de la violence d'Tmmanuel Kant, & partir, principalement, de sa réaction & la Revolution frangaise. On raconte que la nouvelle de la prise de la Bastille Lavait tellement trouble qu'il avait oublié son habituelle promenade de Tapres-midi’ A la fin des années 1960, une période d'inté rét intense pour la pensée révolutionnaire, bea ‘coup de textes importants étaient frangais: Frantz Fanon, Albert Memmi et Jean-Paul Sartre sur le colonialisme et le posteolonialisme : Pierre Vidal-Naquet et Henri Alleg sur la tortur. Henri Lefebvre ot Louis Althusser sur la théo- rie marxiste: Daniel Guérin sur lanarchisme Grice & sa formation en francais et en allemand Angela Davis avait accs des analyses politiques et culturelles qui ’avaient pas encore circulé en anglais. Son sens de la politique radicale état ainsi fagonné par les philosophes politiques frangais et. allemand, et sa comprchension de leur pensée ‘lait en reiour fagonnée par le climat politique qui Fentourait, ‘Comme beaucoup de diplomés de Venseigne- ment supérieur de sa génération, Davis commenca A travailler comme professeur assistante apres avoir eu ses oraux. Yale et Swarthmore lui propo- sérent un poste, mais elle préféra donner des cours A UCLA, ce qui lui lissait le temps de terminer sa thése, Son parcours jusqu’a la these fut rapide. et il semble quielle ait été finalement capable de miener de front et avec cohérence son travail pol tique dans sa communauté et ses recherches & Puniversite. Les groupes politiques gui regardaient au-dela des frontigres des Etats-Unis et pour qui la lutte contre le racisme était une question internatio- nale étaient encore rares dans ces années-la Les marxistes traditionnels avaient pas encore réfléchi suffisamment a la race. Les mouve- ‘ments du Black Power prenaient une tournure LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS Les groupes politiques qui regarcaient au-deld des frontiéres des Etats-Unis et pour qui la tutte contre le racisme était une question internationale étaient encore rares dans ces années-18 3 Dans un étonnant renversement du destin, Jes mémes auteurs que Davis avart lus et sur lesquels elle avait écrit quand elle était une étualiante étrangére de 20 ans, se mobilisaient maintenant pour 59 défense. 32 nationalist. Davis adi chercher plusieurs années avant de trouver une organisation correspondant a ses affinitésitellectuelles. Le Che-Lumumba Club, Los Angeles, quelle rejignit en 1968, se compost ¢'Africains-Américains liés au Parti communiste, Ils avaient choisi ce nom en hom: mage 4 Che Guevara et Patrice Lumumba, des révotionnaires défunts de Cuba et de Pex-Congo belge. Leurs analyses et leur travail politiques por- taiemt principalement sur la race et ils appréciaient le travail des Blacks Panthers, tout en étant p= t6t sceptiques sur venir du pouvoir noir sans le socialisme, Leurs modéles de sci étaient Cuba et PAlgérie post-révolutionnaies Cesten partie en raison de son appartenance cecub qu’Angela Davis se retrouva, en aot 1970, sur a liste des personnes les ps recherches du FBI. ly avait eu une fusillade dans le tribunal de Marin County, qui avait provogué la mort un juge, de deux prisonniers et du tireur, un lyegen airicain-américain du nom de Jonathan Jackson. LLesarmes quil avait utilisées, enregistres au nom de Davis, avaient été prises dans le cffee-fort du ‘Che-Lumumba Club, et il y avait dans son sac & dos plsicurs textes en frangais de Davis, dont un journal de sociologie sur 'Algérie indépendante et LAnarchisme de Daniel Guerin, Lune des premitres choses que les autortésugérent impor: tantes sagissant de Davis, cest quelle avait passé tine année en France. Le FBI interogea tots les étudiants du programme Hamilton. 11 eontacta sire francais de 'Intriur qui publia un interdisant entrée du territoire & Davis: «Angela Davis, communiste américaine, membre des Black Panthers, aujourd'hui recherchée aux Etats-Unis pour complicté de meurre, pourrait avoir trouve refuge en France, elon lapresse ame Fieaine... Nows lions chercher son nom dias ls registresd hotel et de pension.» La police frangaise mena une enguete preliminaie etréunit les seuls documents quille put trouver en France: les dos- siersparsiens du Hamilton College Entre-temps, malgré leurs differences et leurs querelles, les membres de ce que l'on appelait Ia gauche parisienne ~ et qui sur le plan idéo- logique, était assez diverse ~ trouvérent dans Ia cause d’Angela Davis le symbole de leurs propres aspirations, Plusieurs groupes se réunirent pour In défendre. Jean Genet drigeat 'un entre eux 2 travers son travail pour les Panthers (Davis hi avait servide traductrice lors de sa visite sur le campus de "UCLA, en 1970). Le Parti commu- niste Frangais, qui, jusqu’s Pepoque Mitterrand, était le parti de gauche qui obtenait le plus de sul frages aux lections et qui avait une influence poli- tique bien plus importante que le Pati socialise. envoya un observateur officiel ason proses: Michel Foucanlt pit la direction c'un troisieme groupe de soutien, & travers le Groupe pour l'information sur lesprisons. Ainsi dans un étonnant renversement du destin, t par eur efforts combines, les mémes LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS auteurs que Davis avait hs et sur esquels elle avait, Gerit quand elle ait une étudiante étrangere de 20ans, en 1963-1964, puis Brandeis dans le cadre de sa spéciatisation en frangais — des hommes et des femmes qu’elle 'aurait jamais cru possible de rencontrer ~, se mobilisaient maintenant pour sa défense, Alors que Davis était encore en prison A New York, aprés son arrestation par le FBI, en ‘octobre 1979, 400 intellectuels francais envovérent tune requete au gouverneur Nelson Rockefeller, protestant contre le traitement inhumain auquel, elle était soumise et demandant sa libération. IL y avait parmi eux Daniel Guérin, qui ignorait, encore qu'on avait trouvé un exemplaire de son livre sur Tanarchisme dans e sac dos de Jackson et qui assisterait au procts d’Angela Davis; le podte Jacques Prévert, qui éerivit un po&me pour elle: et toute léquipe des Cahiers due Cinéma. En juillet 1971, Genet fit circuler une petition, appelant i la création d'un comité de défense des prisonniers politiques noirs. ILyeitait Davis et déclarait que «/a répression ne cessera que si un mouvement de masse intervient pour faire reculer Fernemi», La pétition fut notamment signée par deux romanciéres que Davis avait étudiges avec le Nouveau roman, Nathalie Sarraute et Marguerite Duras, Elle le fut aussi par Juliette Greco, Vege. rie du Saint-Germain-des-Prés de aprés-guerte, ancienne compagne de Miles Davis, et par la comédienne Maria Casares ile du dernier chef de gouvernement de Espagne républicaine et grande passion d'Albert Camus. Robbe-Grille, e sujet de these de Davis, homme qui croyait que son engagement total dans la littérature navait qu'un lien «obscur et lointain» ave Ia révotution, signa une lettre pour le gouverneur Ronald Reagan, avec Aragon, Foucault, Picasso et bien d'autres Cétait une demande de mise en liberté sous cau- tion, écrite en anglais, et dont la syntaxe complexe tait plutot une curiosité pour un gouverneur de Californie <«Afin quily ait au moins un minimum de cert tude que le combat d’Angela Davis pour la vie ait lew au grand jour dans un tribunal etnon dans les profondeurs obscures de quelque cellule de prison, sous fe regard de cewx pour qui son destin est invi- tablementlié au destin de la contestation aux Etats- Unis, nous soussignés exigeons qu’Angela Davis soit immédiatement mise en liberté sous caution. » Ctait comme si tontes ses années de formation défilaent maintenant cevant elle, rassembiges dans, la solidarité. Mais le soutien & Davis nest pas resté apanage des intelleetuels, Des militants commu nistes de base et des milliers d'autres militants de gauche, qui étaient habitués, depuis mai 1968, a descendre dans la rue autour de questions sociales, lui €rivirent et défilérent. L’Humanité a estim€ & 60 00 le nombre de manifestants qui en octobre 1971, firent les quelque 4 km séparant la place du Colonel Fabien, sigge du PCF, de celle RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 de la Bastille, cwur révolutionnaire de la ville. En {8te de la procession marchait Aragon, potte de Ja Résistance et pere du communisme littéraire, aux cbtés de Fania Davis Jordan, qui faisait le tour de Europe pour défendre sa swwur, Fania 6voqua a tradition révolutionnaire francaise et exprima sa gratitude pour une démonstration de soutien qui n’était pas similaire & celles dont elle avait été témoin pendant son tour du monde. Elle réclama la Libération de sa steur, Tarrét des assassinats en prison, le retour inconditionnel des troupes états- ‘uniennes du Vietnam. Son discours fut diffusé & a radio nationale frangaise. Elle parla dans un frangais que le présentateur qualifia de «plus que correct», Comme sa grande seur, Fania avait fait dls études de frangais A Tuniversité, LUnistoire ne s'arréte pas Ia Iya en France une longue histoire dicdnesfémi- nines qui incarnent la revolt et la révolution et pour qui la passion est synonyme de passion révo- Iutionnaire: Jeanne d’Are, la martyre et voyante catholique ; Mme Roland. la révotutionnaire: Louise Michel, "héroine de la Commune de Paris: Marianne, le symbole de la République Irangase: Djamila Boupacha, émule de Djamila Bouhire dont Pieasso fit le portrait: et Angela Davis jeune fille qui svait lu les grafts anti-algriens sur les murs de Pars, en 1962, qui avait noué des Telations amicales avec des immigrés martiniquais dlans une chambre de bonne du Quartier latin, et qui continue aujourd'hui, auedela des événements de 1970, hanter imagination des éerivains et des artistes francais. Le romancier guadeloupéen Daniel Maximin a construit son épopée nationale, L'solé Solel. autour de trois personnages du nom d’Angela, de George et de Jonathan, qui réapparaissent dans deux incarnations. Dans la premitre, l'histoire de Temprisonnement de Davis fit écho ala rebellion des esclaves qui secoua la Guadeloupe en 1802, Dans laseconcle, Maximin uilise des bribes une langue inventée de toutes pitces tirge de la tra- duction frangaise de l'autobiographie de Davis, y compris des lettres citées par elle de George Tackson, le frére de Jonathan Jackson, Jonathan, Fshomme-enfant», le gargon qui a di grandit avant son heure, devient «t-male>, En 2010, Rachid Bouchareb, le cingastefranco- algérien réputé pour ses films sur le racisme dans Trarmée frangaise (Indigenes) et le massacre de ‘Sétif (Hors-la-1oi), a annoncé son intention de faire tun biopie sur Angel Davis, Dans une interview au journal algérien £f Waran. ila déelaré que ce qui avait attite dans Phistoire de Davis, etait 'étu- dante africaine-américaine& Paris qui discutait avec des Algriens a Barbés-Rochechouart, Meme Yannick Noah, le champion de tennis devenu chanteur de pop, a célébré Davis dans une chan- Son inttulge « Aneta», «ange» qui «protesten A Aaberviliers, ville matiraciale de la banlieue RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 nord-est de Paris et bastion communiste, une école rimaire a été baptisée « Bole maternelle Angela Davis» une école pour la France de demain, Quand elle était enfant, Angela Davis avait trouve un moyen pour Gtre libre: elle parla fran- ais. Aujourd'hui, pour les francophones, son his- toire est devenue une histoire mythique de liberté, éduite 2 quelques éléments essentiels: une jeune étudiante africaine-américaine venue étudier en France découvre la revolution dans les luttes de la conse, ou unmenbed'me conc racaeneat dense, 822 face passer (ova pos pass) pos lemembre dae om pute Le ferme te ps spuvent ference un Naw assez file de pesu pour ae fee pnseer pour un Blane Cea ethane feat de? tratcracer sy ves noes, deBons Ven 8 3.NAT Enreate ten cbngeal irre prurecheterla gate Cequil sa je fat en 763 pour acheter le Cora cea de Rowse, LE REVE FRANCAIS: ANGELA DAVIS A PARIS 33 Antoine tres estne en 1975. est Trauteur de romans, novellas bu textes courtsen prose Je me suis toujours mal ‘defend (Derren a salle ‘de bins 2011): Meses (Le Quartaner, 2007, eed 2010): Paplion et Fa (Le Quattanicr, 200) a Ezalement publi plusieurs lives ou plaguettes de Podsie: Simon le Mage (LeGrand ox, 2009): Apres ‘ma ronde (Derriee la salle de ins 2009) Mile et Suit Victor (Deere la salle ‘de bins 2010) Re Pon Now (eallesi Le Corridor he, 2010): Aupres de Sextet “Le feu n'est pas ane vention ‘tu bois (Dernierelasale fe bans 2070, fntoineea blogspot.com 34 INFERNO, CANTO 33 ENFER, CHANT 33 Par DANTE ALIGHIERI/traduction d!ANTOINE BREA" ««L-hospitalité a ses limites. »~ Yasser Arafat Argument, - Neuvime cercle (Cocyte gelé). Zone du milieu (Anténore), celle des trahisseurs a leur cause, ~ Suite du chant précédent, oit on voit que le mort cannibale de la finest le comte Ugolino della Gherardesca, et son repas Farcheveque Ruggieri. —Invective de Dante contre Pise. - Zone d'ensuite, dite «Tolomée», oi les trahisseurs & Vhospitalité sont congelés téte & la renverse. ~ Frere Alberigo et Branca d'Oria en morts pas vraiment morts.— Invective contre Génes. La bocea sollevd dal fiero pasto La gueule se leva de son repas @horreur quel peccator,forbendola a cape ‘ce punk, puis sessuya aux cheveux del capo che avea di retro guasto 4du cre dont elle avait gobé la face postéricure. Poi comincid: «Tu vuo' ch’ rinovelli Et Souvrant: «Tu veux disperato dolor che 'I cor mi preme ‘que je revive les pres chagrins qui me exévent le palpitant 15) purpensando, pri cvione favell. rien qu'y penser ga me rend nerveux. Ma se le mie parole esser dien seme “Mais si mon témoignage sera Vinfectant che fruttinfumia al traditor eh rodo, qui va pourrir de honte ce trahisseur que je godt. parlare lagrimar vedraiinsieme je peux bien parler et chialer en méme temps. lo non so chi tu se" né per che modo Je sas pas qui 'es, ni par ot Yas fait ute vento se" qua gid ;ma fiorentino jusqu’a cette zone ; mais florentin, ‘misembri veramente quand’ io Vodo, j'ai fort impression que tu y es. si 6eoute. Tu dei saper ch’ fui conte Usolino. Moi, 'tais le comte Ugolino (tins ga certain) ce questi & Farcivescovo Ruggieri cet lu était Ruggieri Farcheveque! oF ti dird perche ison tal vicino. maintenant je te dis pourquoi on est sicontigus soir et matin, ‘Che per Yeffetio de’ suo" mai penser, Que parla résultance de ses idées craspec, fidandomi di lio fossi preso ‘quand je me confiai & Iu, fai 66 gaulé € poseia morto, dir non & mestiei el crdi: pas besoin que je te le disseque perd quel che non puoi avere ites, Mais ce que tu peux pas avoir extrapole, cia? come la morte mia fu cruda, est comment mon décts fut qu'une rage udirai,e saprai se’ m'ha offeso, prates-y conte, et admire si autre m’a bien désol Breve pertugio dentro da la Muda. Un étroitsoupirail dans ma cage Ja qual per me ha ‘Ititol de la fame (qui depuis moi simttule “tour de la Faim” che conviene ancor ealtrui sichiuda, et quia di'en claguemurer plus d'un apres cet ge) 121. «le comte Ugelin (tens ca certain ct i ait Ruggieri archevéque : Upoine della Gherardesca(Pise. 1220-1286) fiaiteomte de Doaoratico etseigneur d'autes erstoses das la matemne do Diseouen Sardaigne Hest resté danses ‘memvores comme un des shes apécimens de trans ben mavdisde Tale dy xt? see, Gibelin dennissance, pass A Tenncm vers 1275 quand les gulls prrent Tavanlage en Toscane. Hentreprit alors iamposer un gouvernement gulfc 2a Paltrie de Pise don, apres pes made bois, devnt podestat en 128 puis en 12, cpilaine du peuple associ goinn "Nino Vscont son petits (un fom amide Date). la mémv epoque, i parvint a brise alliance de Ges vee Laces ‘1 Florence rivals de Pie, e lear cedan!psitrs chit lintains compliguésa defend, Mais elfiacte polite de Topétation fut mal discernée, ce qui permit que prospéri faceusation de ailese gus prt s i E1288 ls gibelins sas, que patronaatPaeveque Rugs, aaieat en effet repr pouso dans Ps. Prose lecomte Upolin vou ‘denouveau changer de bord seralie a prfat,aeepaot pos les neessites da rapprochement dese hroiler vec ton petifils Nino, qui consrvait unc bonne répuation. Su quot Ruggier permit au come de even dans Piss, mais pout fire edie uss au prétete dela cession consent Wois ans plus tds famcus chateau Le comte Ugolino fut incarcteé ace ‘oute a descendance masculine das un donjon [a our ds Gualands, nomaée beat sour de a Faim ato 1389, 08, cessaGalimente les deteus qui tous print dination INFERNO, CANTO 33, ADL N’6 ~ JUILLET-AOUT 2012 36 mavea mostrato per lo suo forame pit lune gi, quand’ jo feciT mal sonno cche del futuro mi squarcid ‘velame. Questi pareva a me maestro e donno, ccacciando il lupo e *lupicini al monte per che i Pisan veder Lucca non ponno. Con cagne magre, studiose e conte Gualandi con Sismondi e con Lanfranchi Savea messi dinanzi da la fronte. In picciol corso mi parieno stanchi lo padre e figli,e con 'agute scane mi parea lor veder fender li fianchi, Quando fui desto innanzi la dimane Pianger senti’ fra" sonno i miei fighuoli cheran con meco, e dimandar del pane Ben se’ crudel, se tu gi non ti duoli pensanda cid che I mio cor s‘annunziava ‘ese non piangi, di che pianger suoli? Gia eran desti,¢ Vora Sappressava cche ‘I cibo ne soléa essere addotto, ‘per suo sogno ciascun dubitava io senti' chiavar l'uscio di sotto a Forribile torre ; ond’ io guardai nel viso a’ mie” fighiuoi sanza far motto, To non piangéa, i dentro impetrai Piangevan elli; e Anselmuccio mio disse: “Tu guardi si, padre! che hai? Percid non lagrimai né rispuos' io tutto quel giorno né la notte appres infin che Faltro sol nel mondo uscio. Come un poco di raggio si fu meso nel doloroso carcere,¢ io scorsi per quattro visi il mio aspetto stesso, ambo le man per lo dolor mi morsi ced ei, pensando ch'io "I essi per vogtia di manicar, di sUbito levorsi e disser: “Padre, assaici fia men doglia se Tu mangi di noi: tu ne vestisti 4queste misere carni,e tu le spoglia. Queta'mi allor per non farli pit tristi: lo die Faltro stemmo tutti muti ahi dura terra, perché non Capristi? sm‘avait fait voir passer par son trou fin plusieurs lunes deja, quand j’eus ce méchant réve qui me balafra le vrai voile engin dos choses venantes, Ruggieri paraissit sous mes yeux seigneur ot maitre courant le loup et ses louvarts a la montagne qui interdit a Lucques @apparaitre aux Pisans?_ Assemblés a rs maigres et lestes et studieuses cagnes, Jes Gualandi, les Sismondi et les Lanfranchi> formaient un gros de chiens de (éte dans cette campagne. Pour peu de trot me parurent vite défraichis le pére loup et ses petits, et je vis moult dents aigués leur hacher bientat le rachis. (Quand je fus défariné avant Faube, contigus A moi mes gargons chignaient pauvrement dans leur somme: ils quémandaient pain ou cigu’. Ah tu seras bien méchant situ Cassommes pas A piger ce qui en mon fond se prophetisait! et situ paumes pas d'eau des yeux, quand c'est que tu en paumes’? ‘Tous étaient levés maintenant, 'heure se eristallisait co la soupe dordinaire s‘apporte, et chacun se traumatisait de réves identiques. Ici jfentendis clouer une porte au bas de notre horrible tour ; je vérifiai en pleine figure mes fils Sans qu'un son me sorte. Je ne bronchai pas, tant me pietrifiais cen dedans ; eux geignaient, et mon mien Anselmuccio® pipa: “Tu nous fais de ces yeux irits, bon papa... quoi qui stest gate?” Moi jarrivai rien & parler, ni larmoyai pas durant tout ce jour et la nuit densuite, jusqu’a ce que le soleil reerimpat dans le ciel. Dis que la cellule fut cuite d'un peu de rayons, et que javisai au miroir de leurs quatre mines la fuite pareille de mes couleurs, je mordis mes deux mains de douleur ‘mais eux, croyant que jasissais par envie dde me caler, se dépligrent avec chaleur pour dire: “Le pate, ea nous boufferait moins la vie Situ gotitais de nous: tu nous as habillés de graisses inutiles, enléve-les-nous et tassouvis..” Je matténuai la-dessus pour pas plus éparpiller leur chagrin ; ce jour et le suivant on resta muets comme bromes tous: abi! dure terre, pourquoi tes-tu pas écarquillée 122, «lu montapne/ qui imerd & Lacques CapparatreauxPisans>: Ces le mont San Gila, entre Pe et Luque, aration naturelle esters et champ de bata aaser frequent desde cies, W3. «es Galan, es Simonet ks Lanfranchi»: Nobles Famille ibelines aliss du prelat Ruggier, ayant participé ala decheance ducomte Ugolino. Les Gualand en particule, prterent la tour pisane dite dee Fins ob Fntéressdcreva de fomine avee iso ptt. 4. « Anslmuccio»: Diminuli Anselmo, flsde Guelfo Idella Gherandesca et petits du come Ugoino. A quinze ans, ail le plus une condamne dela tour des Gualand ten writ esol qu ne Ot pas dle (Contrairement ce que Dante soutien apr} INFERNO, CANTO 33, ADL N’6 ~ JUILLET-AOUT 2012 Poscia che fummo al quarto di venti, Gaddo mi si gittd disteso a” pie, dicendo: “Padre mio, ché non m'aiuti?” Quivi mori ;e come tu mi vedi, vid" io cascar Ii tre ad uno ad uno tal quinto di e I sesto ; ond’ io mi died, ’ cieco. a brancolar sovra ciascuno, fe due di li chiamai, poi che fur morti Poscia, pidiche ‘I dolor, poté digiuno.» Quand’ ebbe detto cid, con li ovchi torti riprese ‘I teschio misero co! denti, che furo a Fosso, come d'un can, fori Ahi Pisa, vituperio de le genti del bel paese lt dove ‘Ii suona, poi che i vicini a te punir son lent muovasi la Capraia e la Gorgona, e faccian siepe ad Arno in su a face, si chelliannieghi in te ogne persona! Che se " conte Ugolino aveva voee aver tradita te de le castella, non dovei tui figliuoi porre a tal croce Innocenti facea Vet’ novella, novella Tebe, Uguiccione e I Brigata e Hi altri due che "I eanto suso appella, Noi passammo oltre, Ii "ve la gelata ruvidamente un‘altra gente fascia, non volta in gi, ma tutta riversata, Lo pianto stesso Ni pianger non lascia, I duol che truova in su i oechi rintoppo, si volge in entro a far erescer Tambascia che le lagrime prime fanno groppo, esicome visiere di cristallo, riempion sotto‘ ciglio tutto il eopp E avvegna che, sicome d'un callo, per la freddura ciascun sentimento ceessato avesse del mio viso stallo, ’a mi parea sentire alquanto vento ; per ch'ia: « Maestro mio, questo chi move? non & qua gid! ogne vapore spento? m5, «Gado» sous nous?... Ensuite, quand ca fut le quatriéme jour, Gaddo® se eta (out étalé a mes poulaines, soufilant: “Mon pére, méme pas tu maides.." Et R-dessus d'etre twme vois, jai vu sétendre ainsi un a un mes fillots centre les cinquitme et sixitme jours de la sem Aveuglé,fallais titant dans le noir chaque de ces angelots = ct deux journées durant beuslai leurs noms, bien qu'ls fussent défuntés, ‘Sur quoi, mieux que ma désolance, le earéme finit tou de mo le boulot..» il eut narré ¢a, le regard esquinté, le pauvret occiput sous ses ratiches qui, comme celles 2 un dogue, firent los chuinter. Ahi Pise! (es la rchouma de ceux qui nichent dans ce beau bled ot on roucoule les «si»! Et comme tes voisins & te punir sont pas fortiches, je voudrais que Capraia et Gorgone® coulent surla mer vers !'Azno pour y barter 'embouchuse cet noyer dans tes murs tes foules! Parve que siy a eu bruit que cette épluchure ‘'Ugolino t'd enjudassé des chateaux, ‘tu pouvais pas crucilfier aussi fort sa géniture! Ah Thebes revenue”! ah malade! gangréne! cétait trop tt pour quils soyent & Mage d’étre coupables Uguiccione et Brigata® cet ces autres que mon refrain a jeté lachaut sur Pécriteau.. Surce, Virgile et moi passimes outre, foi Le tas de glace emprisonne des nouveaux types”, ‘non plus face abaissée, mais au contrare ila renverse. Le résultat, est que le fait méme de pleurer les constipe de pleurer et que Falgie, qui bute & leurs loupes, se retourne en dedans pour faire monter Tangoisse qui les étripe ; car les larmes dégouttées se regroupent ct, comme visieres de cristal, remplissent sous les sourcils Torbite qui forme coupe. (Or, bien que la froidure ett évineé de Vétal cde ma figure, telle une callosité, {toute sensation vitale, il me semblait pourtant sentir comme du vent sagiter | ‘pour ca je questionnai: « Mon maitre, keski déferle’? est pas éteint ici toutes fatuosités? » sing des deus fils comte Upolino attrapés ave uk. a6, « Capra et Grgone =: Deus ios wokeanigues (rk! pour Capra, 20 ha pour Gorgone) de Tarchipel toseanen mer Ligure, quisont tues ere a ee alienine mais see loin a sid des hoches deTArno~ctla Corse. m7» Ab Thebes venue»: Comparsson pr allusion &Phistoire sanglantissime de la Thebes ante de Béote, telle quelle est dépeinte par Stace dans la Théhside. 8. « Uguccione el Brignta: Uguiccions, re cadet de Gaddo et ile 'Ugolin, Nia, dit«Brgata», neveu Uguiecione et de Galo et frre ain d'Anselmo (done peti-il Usolin) m9. «Virgil et moi passes out. Kot Iotas/ de lace cmprisoane des nouveaux types: On aor Iarosiome zoned Cocye, ob sont congelé tee «a renverse on imagine lesajot a nugue pie en rst, ledos du rine cole la patinoite) es trahsseusAThospitalité La zone sntitule»Tolomée» sans doute du nom de Plolémée (PHébeou, pas Eayptic) qui dans I Macehabses 16-11-16, ole un festin Simon Macchalbe et ses ils pour ls trucker une fois ores, RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 ENEER, CHANT 33 37 nd! ella me: « Avaceio sarai dove di eid ti fara Tocehio la risposta veggendo la cagion che flato piove.» E unde’ tristi de la fredda crosta gridd a noi: «O anime erudeli av ultima posta, tanto che da levatemi dal viso i dur vel: s\ ch'io sfoghi "| duol che “I cor mimpregna, lun poco, pria che 'l pianto si ra Per ch'ioa lui: «Se yuo" ch’ ti sovvegna, dimmi chi see 'io non ti disbrigo, al fondo de la ghiaecia ir mi conv I’ son frate Alberigo i son quel da le frutta del mal orto, che qui riprendo dattero per figo.» Rispuose adunque: Oh» diss’ io lui, «or se” tu ancor morto? » Ed elli a me: «Come 'I mio corpo stea nel mondo si, nulla seienza porto. Cotal vantay c’che spesse volte anima ci eade innanzi ch’Atropos mossa le dea, ha questa Tolomea, 18 10.« Abdetuns tellement pours loundaud/quon vous aot fe pire espace 1s: Le mort eo devine que es pasants (Dante et Vi Etlui a moi: «Beau merle, {tu seras bientOt olga va te répondre a travers le quand tu vas voir Vengin qui perle ass es gaz.» Mais un des trists pris dans la erode de glace cria i nous: « Ab défunts tellement pourris et lourdauds qu’on vous a loti le pire espace!” enlever de ma houille ce bandeau ‘massif, que sourde un petit peu le mal au coeur qui m‘imprégne, avant que mes sanglots me rebaissent Ie rideau.» Moi je dis: «Si tu veux que je daigne aider, crache-moi qui es, hidalgo. et sije te dépétre pas, qu'enfer m’empeigne au fond de cette banquise !» II reprit aussi sec: «Je sus frére Alberigo'!, celui des fruits poisonnés du jardin, quise regoit datte pour figue en tel frigo.» «Fuck! fis-je, te voila mort gredin?»!” Etlui a moi: «Si ma viande tient toujours en air sur terre, j'ai pas si soudain ceite science... Mais le séjour de Tolomée a Tavantage que des fois ime y tombe avant qu‘A ropos'* ait donne son bonjour. ie). ‘euxmémes décéds, sont en trans, en quale de condarinés, vers une encore pls elfoyahle relegation. w 1. «Free Albergo: Albergo 44" Maafeed, dit s Fea Albrigo »,memtve3 compte de 1267 de Toudte des Fetes Touisans (que Dante houseule a chant 2) c'un des cets (4 pat gull ce Fuenca. En 1285, gravement offensé par deux paren (Manfredo et Aberghstto de’ Mantredi) les convia un repas {afin gu, signal convent («Quon apporte es fruits)», xm lt pseu égorgours gages massicrérent les invites, Selon Francesco {ds Bot, Pon des premiers commentatcurs del Comedie, expression 4 ramsser des rut de free Albergo» » (Rires) Salous: Je me souviens, Ihem avait dit: «Siu comprends ce que tas écrit, cest que c'est nul, situ comprends pas, c'est que c'est excellent!» (Rires.) Iihems Cest le secret de la philo, excuse-moi, hein! Nawel: Je me dis: « Faut que je suive le conseil de ‘ma grande sceur> et,2 un moment, jéeris, je com- rence a me perdre, ca me fait mal’ la tt, je vois plus. Luhem: T’as tes idées qui sont plus ou moins bien enchainées, et done tris, ers, éeris, mais, vu que ga reste dela philo, au bout d'un moment tu commences & embrouiller ~ eh bien, situ Cem- brouilles, c'est boa! Parce que le but de la philo, c'est de toujours te paser la question: mais pour. quoi? comment? C'est ga, la philo. Navel: Du coup, un moment, je comprends plus ce que jeri, je me dis: bon, ld ga doit dire bon! Franchement, ai vraiment aimé, la philo. Quand elle nous donnait des devoirs a faire, elle nous donnait au moins trois semaines, c’tait bien parce que c'est pas facile d'amener la réflexion. Ce que Jaimais, cétait Galler au centre Georges Pompidou pour travailler. Ca minspire. Parce que je suis dans tune ambiance calme, détendue. Saloua: Au début, j/arrivais pas a travailler La Villete et li-bas, parce que cest trop calme, est rare. Apres, petit petit, 3 force de teavaille. Nawel: Eteest pas foreément parce qu’iciil ya du RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 bruit, mais a la maison, Vas le frigo qui Vappelle, Vas ordinateur, Alors que li-bas, tu ne peux rien faire dautre. Eti as fait une heure de queue, c'est vraiment pour travailler, c'est pas pour ressortir au bout de cing minutes. (Rires,) Tu commences & réiléchir,réléchir, et apres tu mets tes idées, tu fais plein de petits paragraphes, tu les mets en ordre et tout. (Rires.) Ce que jaimais bien, en philo, c'est que tu peux mettre tout ce que tu connais, il faut juste trouver le fil conducteur. Moi, je voulais tout placer, Socrate, Paton... Ta pouvais tous les placer, fallait juste trouver le lien, Ga t'améne loin, i faut prendte le temps. Charlotte: Vous disiez que Hakim écrivait tout le temps, et vous, vous écrivez? Liem: Moi, & part ee que je dois rédiger pour mon travail ou pour mes dossiers administratifs Navel: Moi, 'avais commeneé, je voulais écrire un livre. Je ne Tai pas fini parce que ’ai passé mon bac, et 'étais 4 fond dans les trucs... Cétait sur tout ca, favais fait un sommaire, il y avait plu- sieurs chapitres, et ily avait tout: les problemes. avec Hakim, quand j'ai commencé a miinvestir dans les associations, au conseil académique, tout cca. En plus, je me rappelle, 2 cette période-la, ily avait les émeutes. Charlotte: Cait en 2005? RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 Navel: Oui, c'est ga, J’ais contre les flammes, mais j‘avais éerit: « Toutes les flammes ont une explication. » Je ne cautionne pas, je suis contre, mais jexplique. Je trouve pas ga normal: les gens ‘ont économisé pendant x temps pour acheter une voiture, je ne comprends pas qu'on la brie, mais jfexplique. Parce que jentend: parler: brlaient, etait pas pour rien. Diaccord, ily en a qui brilent pour rien aussi, mais... Pessayais dex: pliquer un petit peu, d'apporter mon point de vue. ‘Vu que je me destinais& faire une terminale L. jjaimais beaucoup écrire, mais finalement je voyais qu’on devait trop lire: on lisait, je sais pas, un roman par semaine (rires), etait trop. Du coup. Jai fait un baccalauréat technologique, action et communication commerciale, apris j'ai fait un BTS commercial, et aprés une licence et un mas- teren ressources humaines, et franchement, je suis contente, _Aicha: Ce serait pas mieux tu étaisen patisserie? (Rires)w On pourra lire également sur le site de (a revue un entretien de Charlotte Nordmann avec Aicha B. sur son rapport a Uécole eta la lecture. REGARDE-LA DANS LES YEUX 49 Apropos De Dominique Vite Laurent Demanze (ic), Fins de lalinérotre, Euhctgues false de tan, oe Paris, Armand Colin, 3012, 35406 Christophe Hanna, Nos dapestfs posiques Paris, Questions theoriques, collection «Forbidden Bench », 2009, 8 Otvce Quint, Dispasii/ Dislocations, Pars, Al Dante (Ouestions théorique, collection «Forbidden Beach 007.5 Collects» To uss tuasdesarmes Poéseet tg Pas Lag Dosing Fenvrey, Mhdone stu tionnaie, Dai (Questions theories, collection «Forbidden Boneh », 2001, 8508 [Ln Reviction, Les Bertier. Portraits staistiques Pats, (Ouestions thsoriges, ‘collection « Reaies non ouverts», 012,20 Yes Caton” est proesseur de latrature rangaise the xvnr see universe {de Grenoble at memive ide FU LIRE (CNRS 361). Margcemment publie Zacirocrtie, Tres cireuse dnirtcton ta biopoidque ta lncrique de lecroissance (Pars, Editions Amsterdam, p10, LAvenr des Humans. Economie dela conneiseance towcaltaresde interpretation? (Pars, La Découverte, 2010), nisi que (aux Editions Amsterdam) Mythocrate, Sioryeling etimaginir degauche (2010), Hest ‘order dea revue Malttudes et colabore regligvement la RAL. 50 UFOLOGIES LITTERAIRES ET OVNIS POLITIQUES Notre époque crépusculaire se complait & imaginer la fin de la littérature, la mort du livre, "épul- sement de la théorle. Et si es arbres du numérique bourgeonnant et du néolibéralisme pourris= sant cachaient toute une forét de nouvelles pratiques diffuses, difficilement repérables du fait meme de leur omniprésence ? Un jeune théoricien-écrivain, Christophe Hanna, et une nouvelle maison d’édition, Questions théoriques, peuvent nous servir de guides pour arpenter cette forét lla fois délicieusement exotique et étrangement familiére. Par YVES CITTON" Dis introisetion au volume cotetie qu vient de faire paraitre avec Laurent Demanze sous lettre Fins de (a litérature, Dominique Viart synthétise & merveille le noyau de la déploration actuelle: «ce qui disparait, c'est illusion qui a cru pouvoir, au fil des siéctes, parler de « La lit- {érature» au singulier», Si de nombreux «spé- cialistes» entonnent en cheeur la rengaine de «la fin» (dela littérature, du roman, de la poésie, de la théorie), Cest «parce que leurs criteres mémes les rendent incapables de lire la littérature présente». Is cherchent a retrouver dans le contemporain la permanence d'une essence littéraire unique et intemporelle”. alors que tout le défi actuel consiste 2 repérer, saisir au vol, cartographier, imaginer explorer une pluralité qui se earactérise justement par ses effets d hétérogéneité, Prenons rapidement la mesure de tout ce qui est censé mourir, avant d'essayer de comprendre ce qui émerge pour le remplacer. La multiplication des fins Le mérite des Fins de la littérature est non seu- lement de répertorier la multiplicité des fins, tres diverses, dont il est confusément question dans les Jamentations actuelles, mais aussi de nous donner un recul critique face a chacune d'elles. Ainsi Alexandre Gefen, dans sa « Bréve histoire des discours sur la mort de la littérature», reconstitue Tarehéologie des «Tombeaux» que, de Juvénal a Bonald, en passant par Mathurin Régnier, les lit- {graires ont aimé dresser & leur Muse perpétuel- Iement agonisante. Topos nostalgique, majoritai- rement réactionnaire, que reprennent aujourd'hui des écrivains et des critiques qui se croient pour- tant «progressistes La vingtaine interventions réunies dans ce volume font surtout sentir la multiplicité et la diversité des points de vue qui permettent 2 a foi de caract6riser la fin de quelque chose, et de pres: sentir la persistance ou le redéploiement d'autres formes d'expériences littéraires. John Taylor aide & comprendre la spécificté frangaise de ces débats: Olivier Bessard-Blanguy fait un point trés utile sur Ia baisse d'une certaine forme de lecture canonique qui souligne toutefois la vitalité des sites et des blogs littéraires: Gilles Bonnet illustre UFOLOGIES LITTERAIRES ET OVNIS POLITIQUES par le cas exemplaire de Frangois Bon comment tun écrivain peut réinventer sa place avec internet plut6t que contre lui; Martine Boyer-Weinmann ‘met en lumi la fragilité inhérente a Texpérience linéraire; Claude Burgelin réfléchit au statut du ‘je qui a envahi (et parfois étoullé) les éeritures contemporaines, mais oi il nous invite & voir un «, et 4. elles font commuter le mode d’énonciation, «d'un régime particulier vers un régime collec- tif indéfini,réduisant son sujet producteur dune simple position», la notion deriture venant «qua siment se confondre avec celle de rédaction ou encore de televé Lorsque Henri Michaux éerit sous psychotropes, supervisé par un psychiatre qui recuille ses textes comme de précieux documents expérimentaux, lorsaue Mark Lombardi compose des diaerammes RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 tentant de cartographier certains flux financiers dont note patiemment les dates eles montants& partir des pages financitres des grands quotidiens, et Torsque ses dessins exposés au Whitney Museum sont repérés par une agente du FBI qui, juste apres le 11 septembre 2001, y trouve une forme darchi- vage et de vue synthétique inespérée pour repé- ret le réseau financier d'Oussama ben Laden, ces documents poétiques fonctionnent sur le modéle du « révélateur» chimique dont Faction directe sert de hase au processus photographique. Ces documents possédent «le powwoirde donner acces d une connaissance inaccessible par d'autres voies, d'induire de nowvelles vues sur la réalité, donc de modifier nos croyances voire nos atti- tudes». La tonetion révélatrice impliquée par les dispositifs documentaux ne vise ni exprimer une subjectivité, nia décrire une situation, nia trans ‘mettre une information. Elle relove d'une «éeriture postique objectivante» qui «est elle-méme proces- ‘sus de connaissance, «générée par Vexercice ou le geste particulier qui consiste a rapprocher des cconstituavts dans un contexte » Letfort synoptique 5. La force du dispositif documental repose sur emergence désubjectivée de formes synoptiques Fidéle au principe selon lequel «c'est dans les usages avérés (fussentilsétranges, voire irration: nels) dans les pratiques courantes de comununica- tion non artistique, stuées hors institution ttéraie, qui faut aller chercher les paradigms fonction- nels pour les écritures nouvelles’ », Christophe Hanna illustre nos dispositifs potiques par les RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 cartes gribouilées et légendées gre auxquelles le policier Lonnie Zamora a documenté sa rencontre avec des extraterresres, sur une route du Nouveau Mexique, le 24 avril 1964, Faute d'appareil photo, ily dessin la route,sa propre positon, celle de voiture et celle de Fovni atterri qui a observe quelques métres de ui Ces croquisillustent les formes synopriques que Christophe Hanna repére dans tout un pan des « eriturs plurisyntaxiques récentes» (chez Franck Leiboviei, Anne-James Chaton, Emmanuel Hocquard ou Stéphane Bérard). 1, Elles sont synoptiques, rassemblant sous ua méme regard des indices apparemment hétérogenes. 2. Elles offrent des formes (cartographigues), qui essaient d'etre «unifces, relativement continues et lisibles ‘comme une suite graduée témoignant une opé- ration de synthase qui sasit une multplicité sur un méme plan de consistance. 3. Elesse dstachent de toute individualité personnelle, résultant «de production désubjectivante, souvent collective ow ‘mécanique et standardisée par une norme inst. tutionnelle», séduisant le signataire au statut de révélateur chimique’. Ces formes synoptiques cartographient nos ren- contres et nos gestes pratiques sans prétendre ni les expliquer causalement, ni révéler leur sign cation profonde. Elles ont vocation fonctionnelle, plutot qu’expressive ou interpretative: putt qu’a «ouvrir des tunnels vers des arriére-mondes, [elles cherchen!] exporter des savoir-faire personnels ow ‘microcommunautaires>, pouvant servie U'sinter- {face eultrele> permetant , telle quelle existerait en elle-méme, que les incommensura- bilités percues entre les éléments hétérogenes qui Ja composent. Car, comme le releve Christophe Hanna dans Son introduetion au livre @ Olivier Quintyn, est tous es jours (et abord A propos de rnous-méme) que nous pouvons demander: . Mes comportements schizophréniques se sue cedent effectivement dans le temps: ga parvient Ase suivre méme si ga ne saurait tenir ensemble, Ce qui peut savérer dramatique, et que « drama- tise » justement le collage, c'est «/'incompatibilité ontologique fondamentale » entte les différents, cadres d'intelligibilité que je mobilise pour don- ner sens & mes actions. Par quoi les problémes de signification refont surface au coeur des questions de (dys)fonctionnement. La nareose ne sauraitétre ni constante ni intégrale. ‘Armes postiques, armes politique: effets de recadrage 7. Omnis lttéraires et ovnis politiques cherchent tous deus @aitirer Vattention parla dramatisation Aincommensurabiltes, afin de susciter des effets de recadrage, Dans sa contribution i un ouvrage collectif inttulé « Toi aussi, tw as des armes » oi figurent aussi des textes de Jean-Christophe Bailly, Jean-Marie Gleize, Hugues Jallon, Manuel Joseph, Jacques-Henri Michot, Yves Pagés, Véronique Pittolo et Nathalie Quintane, Christophe Hanna {ait rebondir ses analyses sur le comportement de UFOLOGIES LITTERAIRES ET OVNIS POLITIQUES «. La littérature aura done pour fonction de prédive,c'est-a-dire d'imaginer des actions inédites et, ce faisant, d'inventer le futur. «La littérature invente de Faction parce qu'elle innvente de a fiction», Or «qu’estce qui permettra RDL N'6 — JUILLET-AOUT 202 de faire a coup str de Faction inédite? Réponse. tune rencontre avec des extraterrestres. La litté= rature est Vindicateur de la propre démesure de Pespece qui pense Ou'l erée les concepts fctionnels de « psycho- rencontrologie » ou d’« anthroporencontrologie », quil explique doctement « pourquoi Maurice Blanchot aurait dit écrire une fiction a propos d'une rencontre extraterrestre (le fait qu'il soit soustrait prowvant que «la literature reste ter rienne-centrée»), ou qu'il se demande si «ta tribu ashanti, en Afrique de l'Ouest, a le droit de ren- contrer des extraterresires (Ia réponse est non), le fictionnaire reste toujours rigoureusement fdale & son implacable logique, puisque «méime lorsqu'il théorise, le fctionnaire fabrique encore de la fc tion»”*, Comme Fatfirme Christophe Hanna dans Fintroduction qu'il rédige pour eet ouvrage aux. argumentations merveilleusement indécidables, Tquvre litéraire n'est plus congue comme une mise & distance, fit-elle critique, deta vie sociale mais, au contraive, comme un insirument voué é réorganiser, de V'intérieur, la forme de nos acti: vités, et d changer la qualité de nos expériences communes» Les Berthler littérature statistique et ufologie intime Le dernies-né de Questions théoriques porte pour titre un nom propre dont il arpente méthodique- ‘ment le earactére commun: Les Berthier. On peut y trouver Fexemple le plus accompli du nouage inextricable d’expérimentations postiques,rhéto- riques, poliques, sociologiques, ontologiques, a Ja fois théoriques et miltantes, qui caraetcrise les couvrages du catalogue. Tout teat en un dispositit improbable dont e lecteur découvee petit petit les essorts En 1993, Erick Schmitt, aprés avoir perdu son emploi de PDG et aprés avoir envoyé une lettre & différents Berthier habitant Paris oi il déclarat ‘ouloirébranler le pouvoiren place en provoguant tune large insurrection populaie, prenait en otages vingt-et-un enfants et leur insttutrice dans une cole maternelle de Neuilly. Le maire sappelait alors Nieolas Sarkozy:ilntervint grands renforts dle eaméras avant que les forces spéciales n'exé- cutent sommairement le preneur dotages, qui se fnommait H. B. pour Human Bomb, mais qui sem- bait surtout décidé & ne pas fare le moindre mal aux enfants, Une vingtaine années plus tard, Christophe Hanna téléphone & cent trente Berthier pari- siens auxquels il pose une longue liste de ques- tions concernant les souvenirs (raremeat) directs ou (généralement) médiatiques quils gardent de ce fait divers. I cherche «anon pas @ reconstiwer des faits, mats a restiter des images rélles man: quantes» afin de «donner a sisi les logiques, les ‘maniéres de parle, propres a ceux qui ont été expo 6s cet événement et qui constituent ds lors une RDL N'6 — JUILLET-AOUT 2012 coninuunauté particuliére dont les souvenirs et les idées peuvent se propager>?’. Louvrage qui résulte de cette longue collection de réponses prend la forme d'une suite de «por- traits statistiques: par ordre alphabétique, Alsi Berthier, puis Bernadette, puis Caroline, jusqu’ William et Zoé disent a la premiére personne ce qui sest imprimé en eux de ces faits passés, ou ce quis pensent de ce que leur interlocuteur teléphonique leur en apprend. La premigre pet- sonne en question emblématise a merveille le «je fuyant» analysé par Claude Burgelin au ccrur des écritures contemporaines: elle oscille incessam- ment entre le singulier, lorsqu’Alain fait part de ses experiences individuelles, et le pluriel, lorsque La Rédaction qui transerit et agence les rEponses, restitue celles-ci dans leur feuilletage statistique: connie Bernard D. qui coordonnait la mainte- nance informatique pour H. B., Louis HL, Diane de M., ex-petits otages, et plus de 25 % entre nous, je pense quen fait, H. B. voulait sensibilise tout le monde a son désespoir®.» Cette étrange forme de discours indirect libre a la premiére personne du pluriel — un procédé littéraire parfaitementinédit laisse souvent trans- paratre la main du rédacteur qui, aprés avoir posé les questions, compile les statistiques et sélectionne les propos. La Rédaction n’en reste pas moins une instance essentiellement collective: «notre livre», est celui que «rious avons vraiment commencé a rediger, une fts toutes es fches fates, pendant nos vacances été de juillet 2011 » ou «nous» renvoie au travail de régie exéeuté par Christophe Hanna), mais C'est aussi celui qui devra étre «autorisé par nous tous, prét @étre imprimé en février 2072», pour étre atifen avril 2012, lorsque nous aurons @ choisir notre futur président» (08 le «nous» inclut d'abord tous es Berthier qui ont contribue Fouvrage, puis tous les citoyens frangais appelés, 2 faire entendre leur voix pour ou contre la rééle tion de Nicolas Sarkozy)". «Notre livre»: bien vivant On retrouve ici toutes les propriétés des ovnis politico-litéraires caractéristique de Nos disposi 1ifs poétiques. Un mode Wintervention par action directe:non seulement par Lacte éminemment pol- tique d'H. B., mais aussi bien parla rédaction de Christophe Hanna, quiintervient dans la campagne

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