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LA REVOLUTION DU SALAIRE Entretien avec Bernard Friot NOUVELLE FORMULE Egalement dans ce numéro: Survivre & la catastrophe * Zizek et écologie * revuedeslivres.fr | septembre ° Octobre Politique et esthétique: entretien avec Jacques Ranciére * n° O07 2012 Retour sur la guerre civile en Gréce 3 = ye : 7 z = eee te es SOMMAIRE Tn apeler eos 4296 CNL eorvomaL, 3 sAcoUES RANCHBRE ‘Le moment esthétique de l’émancipation sociale. Entrotion Propos recueilis par Aliocha Wald, La révolution du salaire. Entretien. 1° partie Covent - * Les Learts die cinéma ot Béla Tre pas eine MELENE QUINIOU Survivre au désastre propos de Matthew Stein, When Technology Failset de Yan-Baplise Fressoz, LApocayps javeuse pe ethnocentrisme du bananier ‘propos de David Bells Le Poisson ele Bananisr pas Le point sur Lerythme apres le rythme Riot20: les accords de Munich de Pécologie? propos de Slavoj Zit, Vivre lain des temps pa $end Ea JULIEN viNcENT Le portrait La civilisation du caoutehoue SEARO Aproposdeohn Tully, Devi's At 30 ee vermatetton & Portane JOELLE FONTAINE de 'écolosie ps6 La Grace, de récrasement de la résistance grecque au dént de démocratie européen. Entretien Propos recueilis par Daniel Zamora Expérimentations politiques Leréseau Terravvitae. Entretien p61 propos de Jolle Foatsine Géographie de Ia critique Delarésiaancestlaguerechileen Grice 9.32 DILUP SIMEON aundiupemuarsaisan: Les armées des purs: a question Meee can du fascisme inden p68 ‘Apropos de Kubark. Le Manuel secret abRNARD FRIOU Ade manipaation mentale et denture La révolution du salaire. Entretien. Dsvchologique de la CIA paz partie apropos de Bernard Frio. LEnjeu du slate pas A lire également sur www.revuedeslivres.tr La révolution du salaire. Entretien. Pourquoi avons-nous tant de mal @ 3 pat révolutionnaires aujourd’hui? Apropos de Bernard Fol, LEnjeu du salaire Extrait de LEnje du salaire Iconographie: «The Human Stain», par Will Steacy «The Human Stain la tacheicloration humaine] es un ensemble de photographie recuclis parle photographs améscain Wil Steey (wwuillstecycom ) dans les décombves lass la Nowvelle- Orléans par Touran Katrina en 2005, Remerciements & Eri Beveragy, La Dispute Stella Maglini-Belkcem (La labriue), Fangoise et Lucien Novdnann, Will Steacy. Valentine Vignault ct aux camarades des dep6ts de La Poste Pars Brune et Perpignan Roussillon PIC. La RAL n? 8 (nov.-déc. 2012) sera en kiosque le vendredil 2 novembre et en librairie le jeudi 15 novembr Yous souhaitez nous faire part de vos remarques et suggestions ou nous proposer un article? Ecrivez-nous a info@revuedeslvres fr ‘Suivez-nous sur Facebook et sur Twitter (revuedeslivres). Inscription 4 la lettre d'information électronique liste@revuedeslivre: RDL LA REVUE DES LIVRES ORGANISE le samedi 22 septembre 2012 de 13ha20h Ala Générale (14 avenue Parmentier, & Paris, M? Voltaire) CATASTROPHE(S) un Salon des éditeurs et des revues de critique sociale et politique ‘vee notamment la participation de La Décrolssance, La Dispute, Ecologle et politique, Eco'Rev, Editions Amsterdam, Entremonde, La fabrique, L’Impossible, Libertalla, Lignes, Mouvements, Multitudes, Le Passager clandestin, Les Prairies ordinaires, Syllepse, Si/ence, Zone: et des rencontres-débats : 14 h: Bienvenue dans anthropocéne ! avec Pabrive Flipo (auteur de « Rio20 : les accords de Munich de Tcologie ? », un article publig dans la RL), Jean-Baptiste Fressor (auteur de LApocalypse joyeuse) et Charlotte Nordmann (co-auteure de «Ivan Illich », un portrait publié dans la RAL) 16 h: La stratégle du choc et le laboratolre grec avec Stathis Kouvélakis (auteur de « Greece : destruction programmée d'un pays », un entretien publ dans la Rab) 18 h: Guelle politique de la catastrophe ? avec Genevidve Azam (auteure de Le Temps du monde fini et co-auteure de La Nature n'a pas de prix) Yves Citton (auteur de Renverser Vinsoutenable) et Frédéric Lordon (auteur de « Nous assistons a Vécrou lement d'un monde », un entretien publié dans la RL) Contact : Info@revuedeslivres.tr www.revuedeslivees.tr EDITO LLi,Rit saujourahui un an au cours de cette année, elle a vécu, elle s'est transformée. Nous voulons marquer Paboutissement de ces transforma- tions par une nouvelle formule, La Ral. a changé dde papier, de format ; plus de place y est désormais accordée a Timage. Nous avons diversiié les formats des contributions, em introduisant des textes courts, ct en accroissant la part donnée aux entretiens. Pormettre des types et des rythmes de lecture différents, rendre de facon générale Ia lecture plus aisée, notamment par une maquette renouvelée, tel 4 €4é notre souci. II nest pas toujours facile aller cexigence dans Panalyse, désir de témoigner d'élabora- tions conceptuelles loignées de nos repéres habituels ct accessibilté du propos, II n'est pas toujours évident Ades cherchcurs voire & des militants ~d'introduire des notions qui leur sont devenues familiéres, et dont la complexité ne leur appatait plus. C'est pourtant ‘ce que nous visons, avec la conviction que ce travail de synthase et de diffusion des savoirs ne profit pas ‘QUA ceux qui les regoivent, mais aussi a ceux qui les laborent, Le projet qui esta Forigine de la RAL, jouer le role de passeur et ’activateur de la pensée critique, dans un contexte politique de crise profonde des societés capitalistes, et .un moment od invention Pautres formes de vie et de pensée est urgente, reste bien sr inchangé. Face @ la folie et a Faveuglement dont nos sociétés semblent trop souvent frappées, il est crucial de montrer que les catastrophes ne sont pas 8 veni queelles sont actuelles. II s'agit aujourdl hui de penser conjointement crise financitre et crise écologique, de saisir leur indissociabilité, de comprendre comment elles font systéme, C'est ee qui rend si importante la diffusion des instruments de la pensée critique, mais aussi des expériences de formes de vie, de pensée et de création qui résistent cette fuite en avant et inventent, dés aujourd'hui, d'autres possibles. La Ral. sengage done résolument aux cétés de tous ceux et celles, notamment dans Tédition et la presse, qui travaillent depuis des années au réarme~ ‘ment de la pensée critique, C'est le sens de la journé {que nous organisons le 22 septembre prochain — oit nous Vous espérons nombreux ! Une revue comme la RAL ne pourrait pas exister sans le soutien de ses lecteurs, sans leur effort pour la faire connaitre et sans leur soutien financier. Achetez-la, en kiosque, en librairie ! Abonnez-vous, abonnez vos amis ! LA REVOLUTION DU SALAIRE ENTRETIEN AVEC BERNARD FRIOT* 1RE PARTIE APROPOS DE Nernara Frio, J'Enje solar, Pass LaDispue, 212.2160. 15 € Dans L'Enjeu du salaire, Bernard Friot affirme que nous ne parvenons plus 8 salsir le caractére révo- lutionnaire du salaire et des institutions qui lui sont liées, la qualification personnelle et la cotisation. Pour briser le chantage 4 l'emploi et 4 la dette, et assurer un controle populaire sur ’écanamie et le travail, nous faudrait pourtant selon lui porter plus join ces institutions: attribuer & chacun a sa majorité une qualification et donc un salaire, et ainsi faire disparaitre le marché du travail; étendre la cotisation en créant une cotisation économique pour un financement de linvestissement sans {crédit et donc sans dette. Nous pourrions ainsi nous «ibérer de Ja convention capitaliste du travail avec sa propriété lucrative, son marché du travail et ses forces de travail, ses marchandises 4 la valeur olusage si discutable produltes par des travailleurs soumis a la dictature du temps de travail ‘et n’ayant aucune maitrise des fins et des moyens ete leur travail.» Pourriez-vous dans un premier temps nous expli- ‘quer en quoi consiste la révolution du salaire et du travail que vous appelez de vos vooux? La révolution qui peut nous libéter du capitalisme nest & ordre du jour que parce que la subversion $ institutions du capital est déja a Teeuvre: c'est déja-la qu'il sagit de porter plus loin en 2 tout Ie PIB la cotisation, a toutes les entreprises la propriété d'usage, & chacun le salaire & vie & compter de sa majorité, et & toute la production la mesure du travail abstrait par Ia qualification des produeteurs. Quiest-ce que ga donnera conerétement’ Nous allons généraliser cette invention géniale qu'est la sécurité Sociale — assurément invention majeure de la class ouvrigre au xx" sidele - en affectant Pintégralité du PIB (le produit intérieur brut, la valeur totale de la production de richesses dans un pays donné au cours d'une année donnée) des cotisations: en gros Ja moitié du PIB a des caisses de salaires, le tiers A des caisses d'investissement et le reste & des caisses de services publics finangant la part hors salaires et investissement de coux-ci comme, par exemple, les consommations d’énergie ou de médicaments des hopitaux. CChacun, & sa majorité, sera doté du premier niveau de qualification et des droits qui lui sont lis: Ie salaire irrevocable correspondant a ce premier niveau et le soutien pour passer les épreuves lui permettant de fire une carritze et aller jusqu'au quadruple (par ex) de ce salaire de base, la propriété d'usage de ses Fieux de travail et done le droit de délibérer sur Pin- vestissement et les produits, 'acc’s aux institutions (dont les syndicats) lui permettant de participer a la, vie de ses collectits de travail et d'avoir une mobi: lité professionnelle, la participation a la gestion des ccaisses de salaires, c'investissements et de services publics. Les entreprises ~ ef plus généralement tous les lieux de travail, y compris les services publics ~seront la propriété d’usage de lours salariés et des parties prenantes. Une houlangerie de quastier n'a évidem- ‘ment pas les mémes parties prenantes que la SNCF. Le conseil dadministration, émanation des proprié- {aires d'usage, désignera les diteetions et définira la slratégie de production et Pinscription de Tentreprise dans la division internationale du travail Le licence: ment sera possible, étant entendu qu'il aura aucun, impact sur le salaire et a qualification de intéressé ‘ceux-ci étant un attribut de sa personne. Liew impor: tant de la socialisation des personnes, entreprise sera incitée & soutenir activité culturelle et autre des salarigs, mais ne financera directement aucun, salaire et aucune activité: la mutualisation des coti- sations salaire & échelle nationale est Ia condition impérative de la sireté des salaires a vie, de Pégalité et de la possibilité de earrire pour tous. La main- mise paternaliste de lentreprise sur «ses» salariés et les territoires sous prétexte de responsabilité sociale sera combattue. = Bernard Frio, éeonomise et sciologue, membre de! IDHE-CNRS, ex profeseur émérite &Funiversité Paris Ovest Nanterse, ‘Som travails inert egement dans le sea academigue Insti europeen da salar is-salariat ong et dans assoration ‘Séducation populace RéscauSalarat eseausultat nfo). Hest auteur de L-Enjeu des enaites (La Dispute, 201), Eeu de Salave 2012) et de Pussances du sataria dot une ition augment pala en septembre. La carrigre salariale et les changements d tut (le passage de travalleur indépendant a salari¢ . y cornpris les opposants aux xéformateurs qui malheurcusement sinscrivent dans cette représentation. C'est la convention capitaliste de valeur qui erée le prétendu «probleme démogra- phique>: ce n'est que sila valeur n'est produite que dans l'emploi que la part croissante des retraités ‘pose un probleme. Des lors que s‘impose une autre ‘convention de valeur dans laquelle c'est inscription de Pactivité dans un salaire & vie qui la transforme ‘en travail, alors la valeur produite par des retraités ‘touchant un salaire a vie augmente avec leur nombre, etil n'y a aucun probleme de production de valeur, sauf pour la classe dirigeante qui voit Forganisation du travail lui échapper en sortant du carcan du mar- cché du travail et de la valeur travail. Nous sommes aujourd'hui au eceur de ce conflit de valeur. Je men explique longuement dans L’Enjew du salaire: a cotisation sociale est un ajout de valeur. Par elle, sont reconnues comme porteuses de pro- duction de valeur économique des activités qui ‘QUELQUES DEFINITIONS aleur d'usage et valeur Sconomique! La leurs wage un bien ou dun serves, est co quoi il set Savaleur économique, cst e Pouvoir monctaie qu donne ison Droprctare. La valour économique ©évalue fn effet en monasie. Un produit suns valeur ccnomigue pest hens avoir ne valet usage: tout ce qui est utile n'a pas forcément de valeur (éonemigu). Patirbation dane ver économique ne ‘ale urge renove nay rapports sia. fondamentax del socite.c estate au ‘apport de pouvoir. Toutes les valeurs ‘Vasage nese valent pas. Non par essence, mais parce que les rappors sociaux décdent efit de our indgalit: tout le monde est pas teconnu coma produeteur, tous es bien et services ne sont pas porteurs de ‘valeur éeonomique touts ls activités ne Soni pas prouctives, oute riches que profit a ‘offent une fore representen les valeursc'usage est ps recone comme vale ‘Travail abstrait: Dans le capitalise. le travail abtrait est la depense denernie ‘bumaine qui, deni pa sa durée. set de mesure de la valeur éoonomique dans une eonomie qui repose sr Texiraction de ‘plusvalue (urvalsur) para reduction des Potsonnes, dans la production des forces Ge travail Le capital a invent Tabstraction ‘da toil danse forme qu perme Te roprsté lucrative. Ce lisa IVa ibéte a valeur économique d soci (notamment feeds ‘aturalisiet eta mit fenferinse dans un autre rapport de pour Les lites syndicales nt sbon construction diasitations sal iernatve 'abstastion Gu taal, fondée non pls surle temps de naval mais ura qualification. Lear alfimation par une ation polite ‘sirement asumne et conduiterendra possible Fabalition dela propricéInrative profit de la propristed'usage et un omtrle éémocratique su la definition de la ‘valeur un niveau juga’ peses Travall coneret: Les valeurs dusage, esta-die les bien et services dfinis par se S quo serven, seat prot di trata ‘omerel, Mais ga west pas uli sociale dt travail concret qui décide dela valeur Sconomique des produits, ces le type ‘Finatitation dan laguele i sexerce empl rade ou salaie Avi), feat, mais iT ale Déhntions adapides de Bernard Frit, les qui Enea dusalatre, Pais, La Dispote, e LA REVOLUTION DU SALAIRE -1 ROL N*7 — SEPT.-oCT. 2012 relevaient jusquici de la seule utilité sociale parce ‘quielles ne sont pas soumises 8 la convention capi- taliste de valeur, Il en est d'ailleurs de méme de Vimpot il reconnait de la valeur économique & des activités non marchandes menées par des travail- leurs qui ne relévent pas duu marché du travail, les fonctionnaires. De méme que, comme 'a fort bien Si nous n’attribuions aucune valeur économique au travail des fonctionnaires, des soignants, des retraités, nos PIB diminueraient d’autant. montré Jean-Marie Harribey, la valeur économique ‘exprimée dans la monnaie «impéts» est produite par les fonctionnaires, de méme la valeur économique exprimée dans la monnaie «cotisation maladie» est produite par les soignants, et celle quis'exprime dans lu monnaie «cotisation vieillesse» est produite par les, pensionnés. Si nous niattribuions aucune valeur &eo- ‘nomigue au travail des fonctionnaires, des soignants, ds retraités, nos PIB diminueraient d'autant La définition de la valeur: tune question politique Pour Vexpliquer, vous comparez le PIB francais et le PIB chinois: pour vous, la progression de notre PIB ne s’explique que si on prend en compte qu’a été attribuée une valeur économique a des productions qui ne relévent pas de a logique capltaliste, conformément & ce que vous appelez la «convention salariale du travail. 1 faut ied tordre le cou & une idée regue soigneuse- ‘ment entretenuc :sily a, C'est un fai, une correlation positive entre importance du PIB par téte et le poids {de la protection sociale et des services publics dans le PIB, ca nest pas parce qu'une forte production de valeur économique capitaliste permettrait d’en dis- aire une partie pour des activités utiles mais non productives, et quill faudrait done satisfaire Cabord la contrainte . When Technology Fails, épais manuel pra- tique publié en 2001, puis réédité en 2008, est comme une tentative d'échapper au déni et & la paralysie que crée cette dissonance cognitive. Tandis qu'en France la catastrophe écologique est encore généralement percue, selon Ia formule de Bergson évoquant léven- tualité de la Premivre Guerre mondiale dans Les Deux Sources de fa morate et de la religion, comme ‘probable mais comme impossible», en Amérique du ‘Nord, sion en juge par limpressionnant flon édito- rial que représentent les manuels de survie en milieu hostile, les pronosties alarmistes sont désormais pris au sérieux: les désastres ont deja frappé, d'autres sont done ila fois probables et posses. ‘Car Yombre du 11 septembre et du cyclone Katrina planent au-dessus de When Technology Fails. Attaqués pour la premiére fois sur leur sol en 2001, abandonnés en aoit 2005 quand toutes les digues, a sens propre comme au sens figuré, ont sauté, les habi- tanis de New York et de la Nouvelle Orléans ont vu se ézarder de maniére spectaculaire les promesses de sécurité et de prospéritéinscrites dans la Constitution des Etats-Unis. Sion sat en Europe le choc qu'a été Tattague des tours du World Trade Center, on connai -moins la blessure profonde lissée par Katrina, quia ‘mis mu toutes les faiblesses de la société ameéricaine. Les habitants de la Nouvelle Orléans, surtout les ‘pauvres, ont été les victimes directes des effets conju- _gués de la ségrégation sociale et racale, de imp tie des services publics et de la vulnérabilité extreme ‘une ville du monde dit développé et teehniquement avaneé face au risque climatique. « Plusieurs années ‘apres le passage de Katrina, quia dévasté la Nowelle Onléans, des miliers de survivants essaient encore desen sortir, alors que leur existence est en micttes ils sont dans V'impasse,logés par les autorités dans des caravanes stationndes dans des champs reculés, souvent tres loin du premier emploi qu pourrait leur ‘assurer un salaire décent, érit Matthew Stein (p. 2). Dans un recueil analyse des grandes pannes dia. frastructure en milieu ubain, Disrupted Cities. When Infrastructure Fails Villes bouleversées. Quand les infrastructures défaillent), publig sous la direction de Stephen Graham (Routledge, 2010). le sociologue Benjamin Sims, analysant le travail de la police de la Nouvelle Orléans apres Katrina, décrit avec quelle rapidité le mince vernis de la civilisation peut sauter: a. Paube du 29 aodt 2005, V'alimentation électriqu ensemble du réseau (éléphonique, terresire mai aussi sans fil, les connexions a Internet ainsi que plusieurs générateurs de secours sont détruits ou _gravement endommagés par le passage du cyclone. Les digues et les barrages ayant été rompus, eau engloutit tout, es rues, les habitations et les batiments publics, bloquant Ia circulation, faisant céborder es ‘égouts, qui déversent alors des flots eau polluée, de ‘dschets et parfois de produits toxiques. A la dévasta- tion physique s’ajoute une déroute morale, ce que le théoricien des organisations Karl Weick appelle un «épisode cosmologiquen, la perte brutale des repéres, habituels qui entraine leffondrement de tout ce qui policiers ont réussi a improviser des réponses, en établissant des centres de comman- ‘dement de fortune sur des parkings épargnés par la montée des eaux, en réquisitionnant des stocks de vivres dans les magasins, ou en organisant l'évacua- tion des personnes sinistrées par bateau, I'écrasante majorité des forces de Vordre s'est trouvée dépassée par l'ampleur de 'événement. Benjamin Sims rap- Porte notamment le témoignage, recueli par le jour- naliste Dan Baum, d'un agent de police qui, au terme une journée d'errance avec un cadavre trouvé dans la rue, quil décide de transporter dans son véhicule de service, ne réussira finalement & trouver personne A qui le confier, ni a morgue, injoignable, ni les ser- vices d'urgence des hépitaux, débordés, et sera obligé dabandonner le corps Fendroit od il Vavait trouvé Limmense suecés en. Amérique du Nord de Zeitoun, livre biographique de Dave Eggers, dont le cinéaste Jonathan Demme a acquis les droits, et qui raconte Phéroisme ordinaire d’Abdulrahman Zeitoun, petit entrepreneur resté & la Nouvelle Orléans pour por- ter secours, mais qui sera injustement accusé de pil- lage et détenu sans jugement en raison de son nom A consonance arabe, démontre l'état de désarroi pprofond dans lequel se trouve la societé américaine depuis le a1 septembre et aprés Katrina, When Technology Fails propose lui aussi des dizaines de récits de situations inextricables dont des individus parviennent pourtant parfois se sortir. Mais Voriginalité du livee tient & une approche qui RDL N°? ~ SEPT.-OCT. 2012 SURVIVRE AU DésASTRE 6 dgpasse la vision survivaliste et ses habituels fan- tasmes dautosuffisance a Peart de la société et de ses tourments. Au mouvement des «preppers» (nom que se sont donné ceux qui se préparent aux catastrophes), qui prospére sur Pidée qu'il faudra se barricader contre le monde et trouver des niches individuelles ou familiales de survie, souvent avec un important stock d’armes et de munitions pour se protéger des pillards imprévoyants, Matthew Stein ‘oppose une vision de survie collective, sans conces- sion excessive & la paranoia ou a la résignation. S'il partage nombre des présupposés des survivalistes traditionnels~ les catastrophes sont imminentes, aut s'y préparer-, il ne leur attribue pas les mémes causes ef n’envisage pas les mémes moyens pour les surmonter. Pour lui, ce n'est pas un grand complot ~ du terrorisme international, 'un Etat fédéral dépen- sier ou méme du systéme financier globalisé — qui entrainera leffondrement. II part plutot d'un constat, celui de l'évidente fragilité intrinséque des méza- systemes techniques. Des réseaux de plus en plus imbriqués, des centres de décision de plus en plus centralisés amplifient les effets des panes. Liauteur raconte notamment avoir vu de ses propres yeux cen 2007 dans la région du lac Tahoe en Californie un incendie qui aurait pu étre circonserit, mais qui a pris des proportions considérables aprés que des appels répétés de témoins oculaires ont été rediri- 26s automatiquement vers un standard s une autre région, oD ils ont pas été pris au sérieux. ‘Si Matthew Stein reconnait que les pannes ne sont pas tres fréquentes, il affirme que, lorsqu’elles se produisent. elles aiscent des populations totalement désemparées. Il cite le eas des blackouts en Europe et en Amérique du Nord qui, ces vingt derniéres années, ont entrainé une quasi-paralysie des régions touchées: en aodit 2003, une gigantesque panne a privé d'électricité la région allant de New York & ‘Toronto, désorganisant ensemble de la société, des bureaux aux usines, en passant par les hépitaux. En juillet 2006, plus de 100 ooo personnes furent & leur tour privées de courant a New York, mais cette fois pendant presque deux semaines, aprés un orage qui avait mis hors d'usage des cables souterrains. «Des milliers de personnes dgées ou handicapées se Matthew Stein promeut une vision de survie collective, sans concession ‘excessive a la paranoia ou 4 la résignation. retrouvérent piégées dans leur tour, physiquement incapables de descendre ou de monter les nombreux étages menaat a leur logement, tandis que leurs ascen- seurs restaient bloqués» (p. 3)-Parfois, une panne en entraine une autre: pendant Fé 1996, des millions diautomobilistes de Ouest des Etats-Unis se trou- ‘erent immobilisés es pompes a essence ne pouvant fonctionner en Pabsence de courant électrique. La sophistication des méga-systemes techniques plonge. 4 la moindre anicroche, des pays entiers au micux dans Fembarras. au pire dansle chaos. Cest la «fragi- dité de ta puissance!» décrite par Alain Gras, Richard Heinberg, auteur de plusieurs livres sur le pie pétro- lier? quia écrit la préface de When Technology Fails, affirme que cette situation dextréme dépendance nia rien daccidentel: « Nous vivons maintenant dans ce qui est communément appelé, depuis te philosophe Francais Jacques Ellul, la «société technicienne » ‘mais il aurait pu aussi bien Vappeler «ta société des combustibles fossiles ». C'est un mode de vie si pro- Sondément relié et immergé dans un ouaillage et des systémes d'information mécanisés, que nous sommes devenus d la fois une espéce ulira-domainante (nous EXTRAIT: FACE A LEPUISEMENT DES RESSOURCES, LA « SCIENCE », NOTRE SALUT? eal es vértablos wanes techniques sont res ares. Quand jis fant, dans es années 16, etait evident {ie la ston melt alla devenir une Energie «top bon mache pour meme la rer» eta fsion nuclei devat rapidement ln suecéder. aux aletours de Tah 2000, pout spond tous es hess nergstiqies de Vhomanité dans aenir preva, Danstne site quia démessts- ‘mont exploit es Gcorystemes, gs dik ‘épassé le pie de predation pour son combustible eps wile (le petrol). ct (qui suit ds catastrophes bumanitaires ot fnaneicres 4 une échelle globe en aison du change imatique, combien de tans emer ste ite nou dewrons encore BMtendre un aouvea Pour nous ier duffaie? Dans des tops Fectlés, un grand nombre de personnes poovait ins certains ca fir des deasres IL faut avant tout ne pas désespérer le lecteur: & e016 d'une présentation concise des principaux outils cconceptuels qui permettent de penser la crise écolo- sique les scénarios du club de Rome sur les limites ‘la croissance, le pie pétroter, le bilan carbone et Tempreinte énergetique ~ et ce eeux qui ont contr- bué a faire connaitre ces outils de quantification de Ia crise écologique ~ Dennis et Donella Meadows, ‘Amory Lovins, Lester Brown, Mathis Wackernagel ~ on retrouve les banalités habituells sur la possibi- lite d'accomplit la transition énergétique nécessaite sans bouleverser le fonetionnement de la socisté et sans ltérer le confort des consommateurs sur 'éco- logie industrielle et la eapacité des 6co-designers & cconcevoir des produits n’engendrant aucun déchet ‘ou résidu toxique et plus globalement sur un chemin ;pavé de bonnes intentions individuelles, ot la vertu réussira — peut-éire ~ a sauver le monde. Jamais il niest question du spectaculaie «eet sebond» décrit par Téconomiste Stanley Jevons, qui accompagne {kénéralement les avancées techniques se targuant ‘dwwuvrer au «développement durable», a savoir 'an- nulation des gains d'efficacté énergstique par Taug- mentation concomitante de la consommation, rare- ment des vertigineuses inégalité qui persistent entre le Nord et le Sud, et gudre plus des pistes ouvertes par la reconnaissance récente des travaux d'Elinor Ostrom sur Fautogestion soutenable des ressources matérielles et immatérielles par des communautés depassant es clivagestraditionnes apres le choix sans dsbat de Pénergie nucléaire dans les années 1970, la vidéosurveillance de Vespace public est aujourd"hui en France Tun des phus beaux exemples dalliance gauche-droite pour imposer, et ce milgré une opposition forte des organisations de defense des droits de I Homme, un outil technique coiteux, inelicace et potentillement liberticide Par le passé, les organisations porteuses d'un projet d'émancipation sociale ont pas été tendres vec ceux qui se sont aventurés a criiquer le sys- téme technicien. Gunther Anders, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Ivan Illich — pour ne citer que. uns des penseurs qui ont analsé la soci le comme projet de domestication du monde ot de mise au pas des individus ~ ont longtemps é jugés passistes,voirefranchement réactionnaires. Dans la perspective du matérialisme historique, oi Jes moyens de production devaientére pris des mains des patrons pour étre mis au service de la révolu- tion proléarienne, socialists et communistes ne se sont pas privés de tourner en ridicule les luddites les hippies et les no-ruraux, tout comme Marx avait ironisé sur les expériences communautaires des uto- pistes socialistes, décrites comme la «révalution, sur cinguante kilometres carrés», Si Yon peut com: prendre certaines craintes, comme celles fornaulées par Daniel Bensaid dans le numéro de mars-avril 2009 de la RiLi, qui mettait en garde contre une forme de «repli sur les niches de survie ou les utopies parceltaires tolérées dans les interstices du systeme dominant», ctéant un «minimalisme de ta pensée faible, les pratiques des réfractaires au systeme technicien ne doivent pas atre écartées au prétexte ‘quielles seraient une pensée des faibles et des vain- ‘cus. La répression qui Sabat sur ceux qui aujourd ui contestent expansion technoscientifique & marche fore6e— faucheurs «OGM en France, éco-saboteurs du Earth Liberation Front en Amérique du Nord, destructeurs de caméras de vidéosurveillance et de machines biométriques, opposants européens aux. «grands projets inutiles» comme PEPR, la ligne & ‘grande vitesse Bordeaux-Lrun ou P'aéroport de Notre Dame des Landes - devrait suggérer qurelles ne sont ppas si inoffensives. Car sila robinsonnade et le repli séactionnaire appartiennent bien au registre d'action de ceux qui contestent lemprise de la technique, emergence de mouvements collectits de décroi été heureuse et de transition & lasses moyennes et populaires de pratiques massives dautoproduction, liges a la contrainte économique mais aussi au plaisir de Pautonomie ~ le bricolage. le jardinage, la couture, e bidouillage informatique —sont bien e signe d'une volonté de rezagner le pou- voir dagir dans un monde qui vacille® NOTES 1 Alain Gras, Frail dela puissance: Se Ubérer de emprise technologie, Pats, Fayar 203, 2 Notammment Peirole: La ft en fine (2003 tod fang. 2008) 1 La Fin dela erssance (201 ad, ean 2013). Steam lich, Emerge eequne, Pars, Seu 973 44. Voir lm Take Shelter of la contraction dua abrict achat Se fournitates permctant de survinre 9 une catastrophe, pergie pparun pee de famille comme imminent, fait longer dans de raves fica inaneieres, POUR VOUS ABONNER A LA RdL RENDEZ-VOUS SUR WWW.REVUEDESLIVRES.FR RIO+20: LES ACCORDS DE MUNICH DE L’ECOLOGIE? PAR FABRICE FLIPO* APROPOS DE Slay} 2ifek, Vier afin des temps, Paris Flammarion 011 trad. D. Bismuth, 577.296. Alors qu'une étude récente prédit un effondrement imminent des écosystémes, le propos de Zizek sur la fin des temps peut-il nous éelairer sur 'échee des négociations qui ont eu lieu récemment & Rio? A analyse, les contradictions de "auteur, qui le conduisent 4 disqualifier "écologie comme un en-deca de la politique, paraissent plus instructives que ses conclusions. L posta cepa ae Zizek et gu capi lisme global approche un point zéro apocalyp- tique, sous Feet conjugue de plusieurs tendances: crise écologique, révolution biogénétique, déséqui- libres internes et croissance explosive des inégalités sociales, et controle numériqae total de nos vies. Que faire? Diabord,alfronter i éalité, ce qui suppose de faire le dui de nos illusions. Le livre es construten cing parties, ui sont autant de modalités du devil selon la psychiatre Elisabeth Kubler Ron:le dni, la ccolére, le marchandage, la dépression et 'ucceplation. Le deull: du dént a rracte Le déni caractérise Putopie libérale, Ce déni, celui de la capacité des individus & construire par ‘eux-mémes une substance éthique commune. Pour les libéraux, le crime de tous les crimes est de vouloir soumettre le peuple A un idéal éthique. Lengagement éthique se trouvant ainsi condamné, les rapports sociaux ne peuvent plus étre réglés que par en haut, ‘ce qui prewoque une prolifération de lois incapable de régler le probleme de fond. Pour Zizek, au contraire, le plus urgent, aujourd'hui, est de régénérer la subs- tance sociale, et ce dans un cadre mondialisé, done transculturel ‘Vient ensuite la colére: Pourquoi moi? Pourquoi nous? Pourquoi maintenant? Pourquoi ne suis-j2 pas né a.un autre moment, par exemple dans les années 1960, quand {out semblait si facile? La colere dsbouche sur le besoin d'un engagement éthique inconditionnel, absolu: changer le sel, maintenant, tout de suite, en sorti et vite, Cette inconditionnalité révole la nature théologico-politique de la substanc: sociale, Mais attention: un tel engagement peut avoir deux issues, rune tondamentaliste, 'autre émancipa- rive, Pour Zizek, seule la seconde est fondée sur une universalité non excluante, car ancrée dans «/a part des sans-part>, dans Vesigence de reconnaissance de ceux dont Tordre social ne reconnait pas existence Apres la colére vient le marchandage et, pour Zizek, il doit prendre la forme d'une eritique de économie politique. Nous rvavons qu'un set pro- bléme, en fait: penser Péchec du projet marxiste, Dour le dépasser Selon Zi?ek, c'est parce que le fon- Glement dt eaptaisme est en fait expansion iim {ée de la productivit et non la proprgté privée des moyens de production, que le socialise stalinien a un échet, Proche en ccla de Postone. il considére néanmoins que celu-cireette trop rapidement la lutte des classes, Se refusant cependant a consacret le proletariat en sujet de Ihisioire, Zizek finit par conelure, sans vraiment le démontrer, que tout (6e0- logie, Eminisme, ete) peut étre ramené A une «lutte des classes» ui reste du coup peu define et dont le lecteur peut penser quillerenvoie probablement au classique affrontement du travail et du capital, sur le liew de produetion absence de perspectives est ce qui conduit Ia au sens d'une intervention extérieure & Taction humaine, mais elle a toutefois quelque chose 24 10#20: LES ACCORDS DE MUNICH DE L'ECOLOGIE? ROL N*7 — SEPT.-oCT. 2012 de miraculeux en ce qu'elle est toujours inattendue ct radicalement créatrice, contingente, Penser la crise écologique sans devenit écologlste? A premsitre vue, le propos de Zitek est parfatement adapté la erise écologique et a Péchee de Rio+20. Les Etats maintienneat leurs populations dans le déni de la crise écologique au nom de la croissance et de Faccumulation capitalist, course dans laquelle chacun entend étre premier. Isagit ds lors de ne pas décourager ses troupes en se gardant bien de leur expliquer qu’ils ne font que piller la nature. Quand bien méme il aurait eonseience de la situation, le libéralisme enjointchacun i ne voir que son «droit & (exploiter) la nature» pour son propre compte, loin de toute «substance sociale », D'oh tne prolitéra- tion de norms et de textes ineflicaces en matigre de protection de environnement. Dt le fait que les conventions signées lors du premier sommet de Rio ‘en 1992 Sur le changement elimatique ou a biodiver- sitg sient restées largement lett morte, Au stade suivant du deuil, suivant Zizek, chacun se demande pourquoi il se trouve dans cette situation, et pour- {quoi C'est lui qui devrait changer. C'est bien ce qui est au ceeur des négociations: la Chine ne voit que la responsabilité historique des Etats-Unis, ands que ces derniers son focalisés sur le rag de premier ‘metteur mondial du premier. Chacun se demande aus quel mouvement social serait eapable de porter Une alternative. Faute de voir se dessner une issue, chacun semble enfin attendre une sorte d'nterven” tion divine petmettant d iter la catastrophe tant de fois annonete. Mais curieusement, si Zizek voit dans la crise éco- logiqueI'n des facteurs majeurs de apocalypse, son anayse de Técologisme reste extrémement som miaie.IInesort gure dela perspective superfcelle Que le « arxisnietaditionnel» au sens de Postone a'sur ce mouvement: face la menace Gcolopique, tin amour psoudo-animiste de «la nature» serait inutile i sufirait den appeler a int6ret& long terme dechactn In a pas de nature verge; il 'y a pas d'«équilibres»& «restaurer» dans la nature; nommé — explique ainsi que sion cessait d'intervenir dans la géosphere, celle-i serait menace etfon- ‘drement; alleurs, les abelles se sont probablement ‘4h adaptées Bla société indusirielle “un argument similaie celui développé par Félix Qualtari dans Les Trols Ecologies propos des poulpes du port de Marseille Les anticonsuméristes qui présentent «la RDL N°? ~ SEPT.-OCT. 2012 R1O#20: LES ACCORDS DE MUNICH DE L'ECOLOGIE? 2s pauyreté» comme un choix ne font done que «ps chologiser un marasme soctal objectifv (p. 482). Et Zizek de conclure que les catastrophes peuvent de toute maniére avoir des résultats postifs imprévus. Lécologie, oubll ou renouveau de "éthique? Aucun «écologiste» ne se retrouverait dans un tel programme, qui méconnatt manifestement les faits ui ont conduit la négociation Rio+20 comme & son chee et serait bien incapable den expliquer Tenju. Sila lecture de Zizek et eopendant interessante dans ce contexte, c'est plutat parce qu'elle nous offre a ddécoder un éniéme épisode de Vaffrontement entre anticapitalisme et écologisme. C'est ce qui apparait a travers la critigue adressée par Zizek aux theses de Chakrabarty sur 'histoire, lesquelles Savérent en clet tes proches d'une position éeologiste ‘Chakrabarty, dans la troisitme these présentée dans son article Le Climat de histoire: Quatre theses, soutient en effet que le changement clima- tique nous oblige & éerire une histoire du capital ui soit en conversation avec Vhistoire de «/espece humaine». Cest Ri une revendication écologiste classique, maintes fois répétée. L'objection tout aussi classique & son encontre, formulée notam- ‘ment par Bruno Latour, est que cette revendication semble introduire une nature fixe en politique, Dot la mise en garde faite par Zizek plus haut, et son appel A Darwin et 2 la «tale contingence» de la nature. Marx, rappelle Zizek, Sappuyait quant & lui sur la categorie d's homme générique», qui avait rien d'une naturalisation, Les écologiste font done erreur, et Chakrabarty avec eux. La nature comme milieu g¢ophysique est bien évidemment une entité stable indépendante du socialisme comme du capi- {alisme, mais c'est bien le capitalisme qui génére le , un csmarade parmi nous, crusfé entre deux exclus fociat,qbimon seulement , aque la modernté se defnt par ensemble des trans- formations qui accompagnent ce progres (différen- ciation des secteur, efe) alors Pécologisme fat bien Fapologie du «retour en arritre». Mais ce mouve- ment estl pour autantréactionnaite? Ne serat-ce pas pluiot ce que IOceident a tenu pour le proses Universel quise trouve démasqué comme particulier? Zizek voit done juste, malgré tut, Ce qui dispa- rait, ce n'est pas le monde, mais le monde tel que nous le connaissons, Renoncer a ce monde pour voir celui qui est entrain de nafte implique un travail de deuil. Un deuil qui n'est pas simplement psycholo- sigue, puisqu'l a des implications éopolitiques. I implique une mise en cause de «I'universelconcret» aqui prévaut encore de nos jours, ce mode de ve qui repose sur les gains de productivite, un universe qui ale tort de ne pas éte genéralisable, la difference de cei quresquisseFécologisme. RDL N°? ~ SEPT.-OCT. 2012 R1O#20: LES ACCORDS DE MUNICH DE L'ECOLOGIE? Ceci indique aussi qu'une histoire universelle positive est possible, contrairement a ce que soutient Chakrabarty: Phistoire écologique. Le rapport a la nature est deja la. il n'a pas besoin d'une histoire & venir ou d'un Etat universel pour étre construit. A Etudier les autres civilisations, on découvre en effet ue bon nombre d'entre elles possedent dans leurs ressources des bribes de ce rapport «écologique» ala nature. Tout membre de Fespece humaine est dores et dj pris dans une histoire « écologique y et peut se définir comme homo ecologicus, promesse d'une harmonie A venir. Selon cette perspective, 'Ecologisme est un candidat sérieux pour ce grand «changement de coordonnées» que Zitek appelle de ses Voeux. Et dans cette histoire, ce que la modernité a pris pour «la tradition» (le role de régulateur écologique des «bois saerés, par exemple) se révéle parfois pls émancipa- teur que ce quell a pris pour emancipation (ls gains de productvité et les transformations sociales qui les conditionnent ou en résultent). Rien n'est pourtant écrit favance. Le travail 'élucidation postmoderne ct postcolonial reste & faire. Les mouvements sociaux cont done raison de chercher 8 savoir ce qu'il en est, cnse rendant par exemple au Sommet des Peuples de Cochabamba, oi ils ont célébré la «Terre-Mere» et defend les «droits de la nature» avec le soutien de la Bolivie et de I Equateur en préparation de Rio#20. Rio+20 pourrait bien avoir €1é une sorte de Munich & échelle écologique. Des accords formels ont arraché Ja pais, sans répondre aux questions de fond qui se posaiant. Accuser «le capitalisme » est trop flou et recouvre des partis-pris trop différents pour suflire & Fanalyse. Cela fait en outre trap facilement le jeu des pays riches, qui continuent jusqu’a présent de profi {er du (p. 15). que revendique auteur dans son introduction, et le fait que ce livre est publié par la Monthly Review Press, liew “Tulien Vincent est historien, membre du collect de édacton de la Rd. a récemment dis vee Christophe Chatl, La Socétt vile Savols, enjewxeacteursen Pance eten Grande-Bretagne, 2780-194 (PUR, 201) d'expérimentation de la greffe théorique et politique entre marxisme et écologie, créait une attente quelque peu différente, Dans sa magistrale étude Nature's Metropolis, William Cronon a montré la pertinence de la notion de « marchandlise» (et en particulier de Ia commodity history) pour contribuer 2 une histoire de Vintégration de la nature & l'économie capitalise, Monteant par quelles techniques, matérielles, jur diques et intellectuelles, Chicago avait construit un marché du bois, du blé et de la viande, et imposé par I méme son empire sur toute I ‘Midwest, il laissait pourtant ouverte la question de savoir comment articuler une telle histoire matérielle avec histoire des groupes sociaux, du syndicalisme et des rapports entre travail et capital. Louveage de John Tully, a Pinverse de celui de Cronon, souttre ppeut-étre du «défaut» inverse: insistant sur la consti- tution des rapports de production, il est souvent trop rapide sur les propriéiés matérielles du caout: lui-méme, vite évacuées dans un chapitre géné début d'ouvrage. Autrement dit, ce livre propose une histoire «materialiste » au sens marxiste tradition- nel, mais pas dans le sens renouvelé qui intégrerait une étude précise des conditions matérielles de la construction du marché. Aller dans cette direction aurait peut-etre supposé — pour reprendre une for: mule révente de Tim Mitchell & propos du pétrole — de «suivre le caoutchouc» dans ses différentes pro: prigtés chimiques et physiques, au caeur des enjeux scientifiques et techniques qui furent posés par la production des différents objets, mais aussi des iaux consttutifs du capit ‘age, servi par un authentique talent de -vulgarisation, est 8 la fois un travail de synthése par un historien expérimenté et une recherche inédite histoire elobale, fondée sur une grande diversi de sources. II Sagit d'un ouvrage accessible et néan- ‘moins précis, qui contribue & une meilleure connais. sance de V/histoite sociale d'un secteur important, mais trop souvent sous-estimé, de la premiére et surtout de la deusi¢me Revolution industrielle. Mais cce west pas un livre qui fait avancer le projet d'une histoire <écosocialiste », qui serait soucieuse Finté ‘grer l'histoire sociale des rapports de production histoire environnementale des soubassements maté rials du capitalisme moderne. LA GRECE, DE L’-ECRASEMENT DE LA RESISTANCE GRECQUE AU DENI DE DEMOCRATIE EUROPEEN ENTRETIEN AVEC JOELLE FONTAINE* PROPOS RECUEILLIS PAR DANIEL ZAMORA"* APROPOS DE Joklle Fontaine, Def résistance suerrechllven Groce. 1941-1940, Pati [a fabrig, 2073, 984 p20 € La situation actuelle de la Gréce s'éclaire singullérement de la référence & son histoire, celle d'une nation qui n’a cessé, depuis le xix° siecle, de voir sa souveraineté déniée. De l'écrasement de la résistance grecque par les Alliés & la fin de la guerre au sabotage des possibilités dévolution vers Un régime démocratique, Joelle Fontaine retrace l'histoire qui permet a l'Europe de prétendre aujourd'hui gérer autoritairement la Gréce et lul Imposer des régressions sociales sans précédent. La Grace, un enjeu dans la Guerre froide Votre livre sur la Grace est édifiant. Au fond, com- prendre histoire grecque est nécessaire pour ‘comprendire le xx° siecle, Vous dites dailleurs que la Guerre froide commence en Grace. Pourquoi? Effectivement, on ne peut comprendre histoire de la Guerre froide, qui marque toute la seconde moi- Ui du xx° sidele, si 'on ignore - ou si on occulte délibérément — ce qui sest passé en Gréce en 1944- Lopinion communément admise, déja bien expo- sée par Churchill en mars 1936 dans son discours de Fulton, oppose les «démocraties oceidentales » ‘oli regne la liberté, la «sphere soviétique > oft peuples sont opprimés et oit dominent des « gou- vernements policiers>. Or c'est ce méme homme qui, quelques mois auparavant, en décembre 1944, adétourné des troupes du front occidental alors en difficulté pour aller bombarder Athenes «de la terre, de la mer et du ciel», atin d’écraser la Résistance ‘grecque! Une Résistance qui selon lui menacait les intéréts britanniques en Méditerranée orientale, ‘chasse gardée de Empire. LEAM, le grand Front de ibération nationale greeque qui avail opposs pen- dant trois ans une résistance acharnée et massive aux ‘occupants nazis, n’entendait pas en effet voir revenir fla tte du pays un roi honni par la population et ‘compromis par son soutien au régime de dictature ‘qu‘avait conn la Gréce avant-guerre. Profondément implanté dans la population, il proposait, comme le Conseil National de la Résistance en France et la plupart des autres mouvements de Résistance européens, de profonds changements démocra- ‘iques of sociaux. Il avait aecepté de participer & un gouvernement d'union nationale et attendait d'une Gvolution démocratique appuyée sur des élections la, r6alisation de ses objectifs. Or c'est A ce processus que Churchill a mis brutalement fin parson interven- tion armée de décembre 1944, en contradiction com- plete avec les objectfs quil proclamait par ailleu par exemple dans la Charte de Atlantique signée avec Roosevelt en aodt 1941. Et lorsqu’il prononga, son discours de Fulton, i osa ériger en exemple de «liberté» la Gréce, oi venaient enfin avoir lieu des Glections, mais dans une atmosphare de terreur et de fraudes seiemment entretenue par les autorités mises cn place aprés le désarmement de la Résistance, en {evrier 1945, appuyées Sur les milices collaboratrices remises & Thonneur et sur les troupes britanniques qui continuaient & occuper le pays. Cette violation brutale et meurtrire du droit des peuples A disposer du gouvernement de leur choix est incontestablement la premiére de la longue série de faits du méme genre qui ont jalonné toute Ihis- toire de la Guerre froide. Et sila «sphere sovié gue» nen a pas été exempte, c'est en Toccurrence les Britannigues qui ont montré exemple, ce qui a permis par la suite & Staline de se prévaloir de cet, aantécédent pour justifier ses propres interventions en Europe orientale, notamment en Pologne. (On peut méme remonter un peu plus avant que dscembre 1944, puisque Churchill avait, au mois avril de la méme année, réprimé un souldvement des forces armeées grecques reconstituées en Egypte “lode Fontaine ext diplmée de Sciences Pot arégée Elle a enseigné histoire en callge et yee et travale depuis longtemps surla Resistance greeque Flea pullig LYauge du monde des Babyloniens a Newton (ace Atk Simaa, 1938). "Daniel Zamora ext chercheur en sociologi au GERME AT'Universié Libre de Brule. apres la défaite. Ces unités, qui avaient dés 1941 participé aux combats d'Afrique du Nord sous com- ‘mandement anglais, réclamaient le remplacement des officiers royalistes par des éléments démocra- tiques et la constitution d'un gouvernement union nationale ineluant la Résistance: ces revendications rimées, ce qui donna lieu a dies mutineries et & une impitoyable intervention des troupes britanniques qui désarmerent les rebelles et les internérent dans divers camps des colonies anglaises Afrique. Cest ailleurs cette date dav tg44 qu’André Fontaine, dans son Histoire de la Guerre froide, retient comme celle de la premitre bataille de la Guerre froide En lisant votre ouvrage, on a presque limpres- sion que lennemi principal des Alliés n’était pas le nazisme mais le communisme. Quien pensez-vous? ‘On ne peut pas exprimer les choses exactement de cette fagon, mais on peut rappeler, d'abord, que dans les années précédant la guerre les gouverne- ‘ments britannique et frangais ont toujours appliqué le principe bien connu « Plutat Hitler que Staline», Iaissant les mains libres au Fuhrer, dont les ambi- tions déclarées se portaient vers Test de Europe et vers URS. En sont témoins la capitulation de Munich, les pactes anglo-allemand et franco- allemand qui se sont ensuivis, les tractations de la Grande-Bretagne avec I Talic mussolinienne et le refus d'un véritable pacte d'assistance mutuelle avec FURSS en cas d'attaque allemande - erreur straté- gique fatale puisque cela eut pour conséquence le Pacte germano-soviétique, Le communisme, ennem! principal Par ailleurs et ceci est plus en rapport avec les évé- ements que je décris dans mon livre -, la «Grande alliance contte le fascisme », dont l'idée a animé les ‘mouvement de Résistance européens, ne pouvait €tre, comme I'a dit Eric Hobsbawm, qu'une «stupé fiante unité de contraires» dans laquelle les contr: dictions se sont vite fait sentir. Si la participation de !URSS a fourni a Churchill un allié précioux ‘au moment oit il était seul a lutter contre 'Axe. il n'a pas pour autant abandonné lanticommunisme “4 ENTRETIEN AVEC JOELLE FONTAINE ROL N*7 — SEPT.-oCT. 2012 foncier qui avait poussé& prendre en 1519 latte de la croisade antibolchevique. De fagon générale, du c9t8 anglo-saxon on ne croyait pas au début & une possible vietoite sovietiqu, et Fide état plutst de Inisser Allemands et Sovitiques s épuiser mutuel- lement, plutot que douvrir rapidement le second front a Fouest que Staline réclamait avec insistance. On connait la phrase de Truman : «Si nous voyons FAllemagne gagner, nous devrions aider la Russie, et si la Russie est en train de gagner, nous devrions tider VAllemagne, pour que le plus grand nombre possible pérsse des deus cbtés». Mais les vitoires de Stalingrad et surtout de Koursk, en juillet 1943, ruindrent ce seénario. A partir def, il apparaissait slairement que rURSS était en mesure de progresser considérablement hors de es frontigres, ce ui susc- tait chez Churchill la hantise d'une «soviétisation » ‘une partie de FEurope, et notamment des Balkans auuxquel i attachait une importance partculire I dit dans 65 Mémoires: « Le communisme dressit ia tétederrier le front sovietique, tout grondant di ton- nerve des canons: la Russie devenait la Redemparice, tle communisme, Véevangile qu'elle apportat>. Lobjectif restait en principe la défaite du nazisme, mais, du e6té anglo-saxon, il ya eu plusieurs ten- tatives de paix séparée avec l'’Allemagne dénoncées, ar Staline (elles sont bien évoquées dans le livre de J, Pauwels, Le Mythe de la bonne guerre, que les Gditions Aden ont publié en 2005) et il est évident que lennemi, pour Churchill, était maintenant au. ‘moins autant ~ sice n'est plus le communisme que le fascisme. Les enjeux semblent pourtant assez contra dictoires, entre, d'une part, les Américains, qui cherchent a étendre leur influence et, de autre, les Anglais, qui cherchent a ne pas la perdre. ‘Comment ces différents intéréts ont-ils joué dans le cas de la Grace? ‘Au début des années 1940, la Méditerranée orien. tale restait une zone dinfluence britannique et la Grdee y a toujours occupé une position stratégique de grande importance. Les Américains ne s'y intro- uisirent que progressivement, jusqu’a l'année 1947 i ils commencerent & déployer leur 6 flotte dans RDL N°? ~ SEPT.-OCT. 2012 ENTRETIEN AVEC JOELLE FONTAINE. 3s cette zone. Cest cette année-la quis intervinrent ailleurs directement en Gréce, prenant la releve des Britanniques qui ne pouvaient plus assurer le soutien de la droite grecque face aux résistants qui avaient repris le maquis lannée précédente, pour échapper a laterreur qui s'est abattue sur eux. Mais pendant Ja guerre, ils avaient pour Fessentiel laissé Vinitia- tive aux Britanniques dans les affaires greeque Roosevelt alternant, de maniere pas toujours cohé: rente, soutien & Churchill (et méme au roi de Gréce) ct réserve, lorsque son partenaire britannique affir- ‘ait par trop criiment ses prétentions a garder sa zone d'influence. V'idée méme de sphere d'influence lait récusée par le seerétaire d’Etat, Cordell Hull, (qui revendiquait la vision wilsonienne d’un monde ‘ouvert, sans zones réservées tele ou telle puissance coloniale entravant la pénétration des marchandises ct des capitaux américains : on sait @ailleurs que la Grande-Bretagne a di se plier & cette exigence et accorder des bases aux Etats-Unis dans ses colonies «Amérique pour obtenit le prét-bail en mars 1941. Roosevelt mit en avant cette désapprobation des spheres d'iniluence pour refuser de participer a la conférence de Moscou en octobre 1944, 01 Churchill ct Staline convinrent d'un «arrangement» concer- nant les Balkans, mais préta ses bateaux et ses avions au Premier ministre britannique pour amener d'Italie cen Greéce les troupes anglaises qui massacrérent les résistants au mois de décembre suivant... Des communistes hésitants et trop confiants dans une évolution démocratique Loin dune vision dogmatique et sectaire, vous ‘dépeignez Vextréme prudence et ouverture dont font preuve les communistes. Cela n’a-t-il pas joué en leur défaveur? Contrairement ce quent alfrme le adversaires de TEAM, celui-ci n'a jamais songe i prendre le pouvoir par la force, alors qu'il auait pu le faire en octobre ‘44, dans les jours qu ont suivi le retrat allemand Athenes :son bras armé, [ELAS. contrat pra- tiquement tout le teritoite dela Gréce et les forces britanniques dans ce pays étaient encore en petit nombre. En fal es communistes qu partieipaient ala direction de TEAM sont toujours rests fonda- ‘mentalementfdbles a la strategie frontste déinie ds 1934 pa leur parti ct parle Komintern alliance entre partenaires 'idéologies différentes unis dans a Tutte contre le fascisme tse proposant instaurer des changements sociaux et politiques parla voie démo- ratique et parlementaire, Cait aussi bien entendu Te point de vue de leurs partenaires soeialistes, qui es cont méme poussés a des concessions qu’on peut juger ‘xoessives par exemple la participation aun gouver- nement union nationale constitué en Egypte, sous le patronage du roi et des Britanniques, alors que EAM avait eréé en , on scouvre que, sous certaines conditions, la personne interrogée se refusera sans doute a confesser un acte cmauvais ou démoniague>. Bigro, démoniaque! Enfin, last but not least, on y apprend (p. 141) que ccertaines études laissent penser que «la graphologie peut se révéler trés wile pour détecter précocement le cancer...» Domamage, on aurait bien aimé que cette vessie-Ia soit réellement une lanterne. Dun autre c6té, les auteurs font presque toujours montre d'une prudence étonnante quant aux résultats de la recherche scientifique de leur époque — peut- tre A mettre sur le dos de la traditionnelle méfiance de méme - et tout particuligrement quand il Sagit, de la typologie des profils psychologiques (p. 73). Certes, eur classement est moins convaineant que la, plupart de coux que l'on peut lire dans les manuels de ‘management, mais il sen a pas non plus 'habituelle arrogance. En un mot, es auteurs, malgré quelques boulettes étourdissantes, ne sont pas si fats que ca. (On sent bien plutot se profiler le pragmatisme des hommes de terrain, Avec la deuxitme remarque de Grégoire Chamayou, on en vient & la raison d'etre de cet article, Elle Enonce que «ce livre infect est d remiser dans les rayonnages dela grande bibliotheque des techniques de pouvoir». Certes, Dailleurs, je Tai acheté avecTes- oir seeret d'etre horrilié, et peut-ctre un peu souillé. e veux bien prétendre vouloir «connaitre les armes de lennemi», mais il serait hypocrite datfirmer qu'il ‘agit de la motivation profonde et unique de mon achat). Une chose est sire, tout lecteur sattend ay scouvrir des secrets. ELM, surprise: ifn a pas de secret. On n'y apprend sirictement rien d'important, ‘comme sila CIA n'avait pas de cadavres dans les pla- cards, de techniques de déstabilisation psychologique ‘Aurion Blanchard est Giteur ttaductour, Hest membre da collect trial dela Rl sordides ef surtout inconnues. Autant pour les fan- tasmes. Cette déception devant absence de secret, cette impression d'avoir été en quelque sorte floué parla CLA, comme s elle avait pas tenu son contrat narratif,son role de grand méchant aux moyens sur- puissants et cachés, nest pas sans rappeler limpres- sion que Fon a pu ressentir au lendemain des revéla- tions de Wikileaks, quand Assange rendit publique intégralité des dépéches cryptées des ambassades américaines. On y «apprenait» que Nicolas Sarkozy Etat petit et colérique, ou encore que Plran était phu- tt en roid avec Israel. A lépoque, dans une tribune imtitulée «Hackers vengeurs et espions en diligence» (Libération dy 12/2012), Umberto Eco éerivait , dont je préserve la fraicheur et {que je vous invite lire (p. 133). Ces quelques pages (p. 122-138) justifient a elles seules la lecture de cet, ouvrage par ailleurs trompeur. Ce qui marque avant tout a la lecture de Kubark, est la tristesse qui sen dégage. Tel qu'il est donné aire ici, Punivers psychique des services de rensei- gnements est profondément triste et plat, ne serait- ‘ee que parce que tout étre humain y est réduit 8 un objet. Cette tristesse fondamentale et cette absence de dignité du sujet ne sont pas sans rappeler le trés, beau film d’ Erie Rochant, Les Patriotes, dans lequel oon suit la dérive d'un jeune agent du Mossad (Yvan Atal, triste et ~sans jeu de mot - maussade. A la toute fin du film, quand son agent traitant Ini glisse «Tu vois tout en noir, Ariel», le spectateur découvre avee soulagement qu'il existe peut-&tre d'autres, maniéres de considérer le monde, que tout nest pas dinitivement condamné & rester objet LE MOMENT ESTHETIQUE DE L’EMANCIPATION SOCIALE ENTRETIEN AVEC JACQUES RANCIERE* PROPOS RECUEILLIS PAR ALIOCHA WALD LASOWSKI APROPOS DE JIueques Ramee, Aisthess Sees uu regime exthtique dear, Pri, Gaile, ont, 385 p.2740€, Les Bears Lafabriqae, 3 nema, Batis Lassp, 5206 Belo Tarr Le temps daprs,Paiset Nantes, Capes 2081.96 785 © Jacques Ranciére vient de publier Aisthesis, résultat de quinze années de travail et de réflexion sur les liens entre Vart et la politique, Les Ecarts du cinéma, qui analyse le rapport entre la vie collective et la langue du divertissement, et Béia Tarr. Le temps d'aprés, autour du cinéaste hongrois et de la politique des images. Paraitra également en septembre 2012 Figures de histoire, consacré & I'uto- pie, la mémoire et engagement. C'est occasion de faire avec 'auteur de La Nuit des prolétaires le point sur les orientations profondes et les développement récents de ses recherches, ainsi que sur Factualité, La contre-histoire du mouvement esthétique que vous proposez dans Aisthesis tend & remettre en cause la séparation entre lart et 'expérience ordinaire. Comment en étes-vous arrive cette conclusion? Iya ts longtemps que la logique de mon travail ria amen€ a remetire en cause les presuppositions une certaineidéologie modernist, suivant laquelle Ja modernité artistique s'est constituée par autono- risation des arts, séparation de Fart avec les formes de la culture populaire et marchande et concentra- tion de chaque art sur son matériau et son langage propres. Cela avait eommencé par mon travail sur la littérature. La doxa dominate faisait de Mallarmé Je poete dela recherche d'un langage pur, «mots de la tribu». Or mon travail me montrait que Mallarmé était quelqu’un qui avait, & Finverse, cher- che le modele d'un langage nouveau dans les aris du mouvement et de espace, et tout particulitrement dans les pantomimes des petits théétres ou les spec- tacles de danse des music-halls, Cela a été ma pre- igre rencontre avec Lote Fuller qui est Tune des figures emblématiques d'Aisthesis: unc danseuse qui dessinat des formes dans espace avec ses voles au lieu de faire des pas pourilluster des histoires mais «qui aussi melait cette danse des formes aux couleurs produites par les nouvelles ressources de la projec- tion électrique. Le podte pur par excellence sn alait chereher des modeles pour la poésie a venir dans un spectacle multimédia des Folies Berger ‘Comme Flaubert qui a travaillé & raconter des histoires triviales? ‘Oui, de la méme fagon, Ce champion supposé de Yart pour Part, Flaubert, s'est efforeé toute sa vie de retrancher de sa prose tout ce qui pouvait signi- fier la diffrence de Fart, La peinture se séparait de Ia tradition représentative non pas en s“loignant de la réalité prosafque, mais en réfutant la rarchie ancienne opposant la peinture d'histoire & a peinture de genre, en peignaat les loisirs popu- laires ou en adoptant des formes de simplification et de stylisation des lignes qui étaient aussi celles du design publicitaire. Petit & petit fen suis venu a toute une révision de Phistoire du modernisme, en ‘montrant que c'est la fusion de Fart et des formes de Texpérience commune qui est 'élément détermi- nant et non inverse. Aisthesis montre comment les formes du spectacle populaite, des Hanlon-Lees & Charlie Chaplin, les recherches des arts décoratits pour changer le décor de la vie quotidienne, les pro- priétés réalistes des techniques nouvelles comme Ia photographie, ou Ie désir d’exprimer au plus rds Fexpérience quotidienne, de Walt Whitman a ‘Daiga Vertov, ont constitué la modernité bien plus ‘que, par exemple, la naissance de abstraction ou du doddécaphonisme ‘Vous soulignez la facon cont se constitue la com- munauté sensible: le peuple est-il aujourd'hui le nouveau sujet de l'art? L’art (roman, théatre, *Tacques Rencire, pilosophe est pofeseur Emre &Puniversité Pare (Saint-Denis) est notamment Fautur de La Nuit des roléaires (1981), Le Pilosophe ot ex partes (u983), Le Malire ignorant (1987) et La Mésentente (4993) 46 ENTRETIEN AVEC JACQUES RANCIERE ROL N*7 — SEPT.-oCT. 2012 photographie ou cinéma) rend-t-l plus libre? La revolution sociale est-elle fille de la révolution esthétique? Lart en général ne rend pas plus libre. Simplement les pratiques artistiques et les expériences esthetiques. définissent des formes de partage du sensible qui L’égalité esthétique contribue a un monde égalitaire & sa facon, mais ce n’est justement pas celle d'un instrument au service d'une cause. bouleversent les formes dominantes de Vexpérience sensible. Entre la fin du xvi si¢ele et le milieu du xox, ily a eu une révolution esthetique : les ceuvres d'art se sont détachées des fonctions qui étaient les leurs comme dillustrer la foi ou de eélébrer les puis ssants. Elles se sont offertes dans les musées au regard de Wimporte qui. Littérature ou arts plastiques ont aboli la vieille higrarchie des sujets, un mouvement quont prolongé la photographie et le cinéma, En méme temps, des hommes et des femmes du peuple ‘ont découvert qu’ils n’étaient pas simplement des @tres vougs a Ta production et a la reproduction, quis avaient part aussi aux jouissances que procure le jeu avec les mots ou la contemplation désintéres- sée du monde, Ce moment «esthétique » de prise de conscience d'une capacité dépassant les limites imposées par une condition a été ts important dans rémancipation social. I faut distinguer cela de 'idé selon laquelle les ceuvres produiraient en elles-mémes des effets de connaissance ou de dynamisation d luttes. Aujourd’hui ces effets sont sans doute plus diffus, Mais les pratiques artistiques contribuent tou- jours a produite des distances par rapport aux visions consensuelles qu’imposent les médias dominants, Beaucoup d'artistes aujourd'hui travaillent plus & cconstituer une circulation différente des informations cel des images du monde contemporain qu’ présenter ‘des wuvres qui auraient leur fin en elles-mémes, Vous avez beaucoup travaillé sur le xix" siecle politique et postique. Comment une pratique politique radicale peut-elle naitre d'une autre circulation entre les sujets, les mots et les choses? La radicalité, c'est d'abord une manidre de changer la distribution des places et des idenités, des espaces cet des temps. Dans la France des années 1830, ily a dans le monde ouvrier deux transformations de ce genre qui se nourrissent l'une Pautre. D'une part, les ouvriers inventent [a gréve, ala place de ee qui sappelait avant la coalition, c'est-a-dire quils trans. forment le simple rapport de force entre ouvriers et employeurs d'un métier en construction d'une scene publique de manifestation d'une capacité intellec- tuelle et pratique du collectif ouvrier comme tel. Diautre part, un certain nombre «entre eux décident de Sapproprier ce langage poétique qui était norma- lement le privilege des hommes de loisir. C’esta-dire quils refusent d'etre eantonnés du c6té des choses et des mots utiles en laissant le reste aux privilégis. UL est clair que la littérature et lart nouveau sont pris eux aussi dans cette abolition des privileges: il n'y a plus de sujets ni méme de langage réservés de l'art est alors permis aux plus humbles de semparer de toutes les virtualités des mots pour représenter autre- ment lour monde et inventor d'autres avenirs Cette instabilité du régime esthétique et sa transformation sont au coour de vos deux livres récents consacrés au septiéme art, Les Ecarts du cinéma et Le Temps d'aprés. Comment expll- quer votre rapport privilégié au cinéma? A quand remonte votre passion de cinéphile? Est-ce le méme mouvement qui vous portait & vous inté- resser au marxisme Je suis devenu cinéphile autour de 1960 parce que ‘mon voisin de table en khiigne était, Un peu plus tard jai échangé un marxisme a la Sartre pour celui Althusser, Entre les deux, c'est un rapport com: pliqué. La cinéphilie,& l'’poque, était marquée par tune volonté de renverser les higrarchies du monde culturel, notamment en valorisant les genres et les, auteurs que la culture dominante méprisait: Minnelli (ou Cukor et la comédie musicale, Ford ou Anthony Manan et le western, Hawks ou Walsh et le film poli- cier, ete. D'un autre cété, c'était bien difficile de trouver une justification marxiste pour fadmiation portée a des films célébrant par exemple l'épopée américaine des conquérants des terres vierges. Au fond, etait deja la tension sur laquelle je travaille encore: légalité esthétique qui fait que les malheurs d'un fermier du Wyoming n'est pas moins digne de Fart que les tats ame métaphysiques d'une grande bourgeoise de Paris ou de Rome nest pas ce qui fait que son histoire est, plus que autre, utile au combat, politique des opprimés. Liézalité esthétique contribue ‘un monde égalitaire & sa fagon, mais ce rest juste ‘ment pas celle Pun instrument au service d'une cause Le cinéma concerne typiquement l'art du xxt siécle. Y retrouvez-vous les préoccupations politiques sur la classe ouvriere, le combat contre Vinégalité sociale, le matérialisme (entre le visible et le sensible)? Le cinéma est né sous une double étoile: comme le divertissement populaire de lage industriel et comme le langage d'un nouveau monde ou le pro- saisme de l'industrie ne devait plus s'opposer & Télévation de Fart, mais oii tous deux devaient S‘unir pour créer I'soffe d'un nouveau monde éga- litaire. Cesti-dire que, au départ, este dispositif cingmatographique qui était pensé comme égaitaire, et non pas les effets de Fintéret du cinéma pour les indgalités et les lutte sociales. Dans les anndes 1930 ily a eu la double normalisation par laquelle PEtat stalinien et l'industrie hollywoodienne ont youl ramener le cinéma & une fonction de divertissement de masse, Mais le cinéma n'a jamais obei strictement aucune des deux logiques. Ila toujours en méme temps inventé des mondes & part etregardé le monde gui fentourait. Ila intégré a sa propre dynamique le rogard sur les inégalités sociales et sur les lutte. ‘Onreste ahuri encore aujourd'hui a voir la violence des images de lutte des classes portées par un film hollywoodien comme Les Raisins de la colére et & penser qu'un grand producteur les a acceptées et méme encouragées :il pensait simplement qurelles faisaient un bon film. Sile cinéma est une fenétre ouverte sur le monde, retrouve-t-on la méme philosophie chez les artistes soviétiques, Itallens, amérlcains ou fran- ‘gals? Y a-t-il la méme écriture,chez Eisenstein, Rossellini, Hitchcock ou Bresson? Drembiée, ily a eu une tension qui est lige & la nature double du dispositif cinématographique. D'un cOté, tai un instrument exact 2 la disposition des fins de Part, De Pautre, était un axl qui voyait des choses que Veil humain ne voyait pas. Dans la Russie des ‘années 1920, Vertov s'attache a assembler en une symphonie commune des spectacles que lobjectif. a saisis un peu partout, chez les éleveurs sibériens ‘comme dans les rues de Moscou ou les usines métal- lurgiques ¢’Ukraine. Eisenstein déclare, lui, que le film doit étre un tracteur labourant les consciences. ‘Dans les années 1950 ou 1960, Rossellini s'emploie 2 lisser Ia verité des situations et des étres affleurer entement dans les attitudes et sur les visages, alors ‘que Bresson veut construire cette vérité par un mon- tage trés serr6 et une automatisation des paroles et des attitudes ou que Hitchcock se pense comme un ‘grand manipulateur des apparences. Et pourtant la manitre dont un visage, un mouvement, une phrase nous touchent échappe finalement i la volonté des cineastes, Pour vous, 'acte politique fondamental est Iex- pression dissensuelle et vivante par ceux qui ont aucun titre & exercer le pouvoir. Le mou- ‘vement des «indignés» et le «printemps arabe» Inventent-ils de nouvelles formes de vie et d'or ganisation politique? En tout cas, ils ont rappelé le principe méme de la politique: ily ade la politique lorsqu'il y a un peuple, lorsque ce peuple ne se confond pas avec sa repr sentation étatique, mais se déclare et se manifeste lui-méme en choisissant ses licux et ses temps. On ‘oppose toujours spontanéité et organisation. Mais le premier probleme est de savoir ce qu'on organise. Crest une chose de faire une machine pour prendre le pouvoir ou, a tout le moins, quelques ministéres. Crest tout autre chose ‘organiser des formes ex pression autonomes du peuple qui fassent droit & la ‘capacité de tous et qui se fxent autres agendas que les agendas officiels. C'est vrai que niles Indignés ni les manifestants du printemps arabe niont encore pu. inventer de nouvelles formes inscrivant dans la durée leur mouvement. Mais ils ont en tout eas secoué les logiques de consentement qui étaient devenues éera- santes et rappel les conditions d'un vrai mouvement opulaire. L7-ETHNOCENTRISME DU BANANIER PAR HELENE QUINIOU* ‘APROPOS DE David ellos, Le Poison et le Bananien Une histoire fabuleuse dela traduction. trad. D, Loayzaavee la elaboration de Tautou, Paris, Flammarion 2013, 416 >, 22908 Un essai sur la traduction qui suscite V'intérét d'un large public, dépassant largement le cercle des traductologues patentés, valla une bonne nouvelle, Mais il fallait aller y voir de plus prés: quelle politique de la traduction promeut done ce livre? eu de livres surla traduction ont attiré autant 'at- tention que Le Poisson et ie Bananier de David Bellos, professeur de littérature francaise et compa- #8e 4 Princeton, mais aussi traducteur et biographe de Romain Gary et de George Perec. C'est 2 la fois tune bonne et une mauvaise nouvelle. Liessentiel de la bonne nouvelle est & chercher 8a toute fin du livre, dans un épilogue intitulé « Adieu Babel», ot Bellos rovient sur I attention invraisemblable» accordée par la traductologie au récit biblique de Vorigine de Tapluralité des langues: au commencement, «la terre entire avait quune seule langue», puis a chute. lly _montre aussi comment, de fagon plus inattendue, une hypothise semblable a imprégné la linguistique his- torique des x1x* et xX° sideles, dans ses efforts pour regrouper les langues en « familles» et faire remonter le sanscrit, le grec, le latin et le vieux perse & une source unique, le proto-indo-européen, puis plus en mont encore au nostratique, laneétre commun sup- posé du proto-indo-européen et d'autres groupes de Tangues européennes et asiatiques, puis enfin 8 un, parler «proto-sapieats», équivalent de la langue ad mique d'avant Babel, En se représentant la diversi des langues comme Paboutissement d'un processus de différenciation & partir d’une langue originelle et unitaire, ce darwinisme linguistique a corroboré le mythe babélien en suggérant que T'intercompré- hensibilité et la communication seraient Y'idéal ou la nature essentielle» du langage. ellos prend le contre-pied de cette tournure dies- prit: la «fonction sociale primordiale» du langage n'est pas la communication, mais la différenciation ou la «distinction » (pour preuve V'infinie diversité des accents et des dictions britanniques, révélateurs de Vappartenance du locuteur a (el ou tel groupe social). La parole a une fonction d'individuation ron seulement sociale, mais subjective: «sé la diction individuelle varie, écrit Bellos, ce n'est pas en fone- tion de nécessités physiques ow intellectueles, mais parce que (un des buts fondamentaux, et peut-étre doriginels, dela parole est d'ére un instrument de dif- {férenciation —non seulement d'indiquer sous forme distincte votre provenance, votre rang, votre clan, voire bande, mais de proclamer: "Je ne suis pas vous mais moi." Ce renversement aurait dit mettre Fauteur sur la voie d'une véritable critique de la conception (pla- tonicienne) traditionnelle de la traduction comme ‘communication d'un sens premier (transcendant) et représentation (dégradée) de original, le texte «source» jouant la méme fonetion par rapport a ses traductions que la langue adamique par rapport aux Jangues naturelles. Or cest le contraire qui se passe quand Bellos affirme que «la premiére tiche d'une traduction est de représenter ce que veut dire un texte ranger >, crtiquant notamment la philosophe Gayatri Chakravorty Spivak pour avoir rendu, dans, sa traduction de De la Grammatologie de Derrida, «recherches positives» par positive researches, quand expression anglaise correspondante, d'aprés lui, aurait été empirical investigation. Non seulement sa proposition évacue la référence au positivisme comtien présente dans Derrida, ce qui a pour effet de rabattre le spécifique sur du déja cont, mais elle repose sur une prémisse fautive, Pour perce~ voir Fécart introduit par la traduction de Spivak. cexplique en effet Bellos, il faudrait que le lecteur puisse identifier Vexpression originale A travers sa traduction, done maitrise parfaitement le francais. Or les défenseurs contemporains de cette stratégie de traduction dite «étrangeante» (consistant a pro- jeter le lecteur en terre inconnue, par opposition a a proposition «ethnoventrique» de David Bellos) ne se préoccupent plus, comme Schleiermacher (quien prit * Hltae Quiniow (quiiou helone@ gmail.com) a tnduit Adan Tolan, Katharine Park, Marcus Rediker, Stuart Hull, Loraine Dastoa et Peter Galson, Satiago Dabove et Linica Zara. Elle est membve du collect de redaction de a RL notoirement le parti dans Des différentes méthodes du traduire), de faire entrevoir le «caractere éran- ger authentique> de la langue originale, mais bien de décentrer le lecteur, notamment lorsquil parle une langue aussi hégémonigue que Tunglais. De méme qui nest pas nécessaire de savoir com- ment fonctionne sa langue pour savoir la parler, nul besoin d'adapter une position surplombante ni de contempler origine pour identifier 'étrangeté dans salangue~Cesti-dite Pécartintroduit par rapport a la norme de sa propre langue (seule manigre du reste de concevoir la subjectivation dans et parle langage dont il tait pourtant question, e'est-a-dire aussi la puissance subversive du discours, qui autrement res- teraitoutilexclusif des possédants). Bellos contfond ici étrangéreté et exotisme: la politique de traduc- tion «étrangeante» ne conviendrait selon iui qu’a un tradueteur qui travailleait& partir d'une langue avec laquelle la langue cible et sa culture ont deja ‘labli des liens ~ un traducteur anglophone, écrit il, ne saurait ainsi «représenters (le terme en soi est signficati) autre chose que la « francité», Vchispa- nité>,& la rigueur la «germanité» ou Vitalianité» «Mais quien est-il du yoruba? du marathi? du chu- vash?»,s‘interroge-Cil, On se le demande en effet, de méme qu'on se demande ce que Bellos fait de histoire colonial britannique et auteurs comme le Nigérian Amos Tutuola, dont les oeuvres littéraires bybrides et « translinguistiques » reposent précisé- ment sur des pratiques de traduction subversives (du yoruba a Fanglais, en occurrence). Cest que la déviation par rapport la norme va i Fencontre de la, tendance instinctive du traducteur a montrer sa plus, belle langue. Or justement, Bellos acheve d'évacuer la question politique en faisant lapologie du style. EL voila la mauvaise nouvelle: ce n'ait pas un bananies, était un marronnier.a LE POINT SUR LE RYTHME APRES LE RYTHME PAR GERARD DESSONS’ APROPOS DE He Anropotogte histori di Davis, Verdier 2009 1989)723p we. Traducteur, poste et essayiste, Henri Meschonnic a contribué & la création du Centre universitaire expérimental de Vincennes en 1968, puls enselgné la linguistique ot la littérature & 'université Paris 8 jusqu'en 1997. L’étude de I’hébreu appris pendant la guerre d'Algérie en autodidacte le mene & entreprendre des traductions bibliques, point de départ d'une réflexion sur la théorie générale du langage et sur le rythme, idlentifié comme marqueur d'une subjectivation «dans et pare langage» (Selon expression d'Emile Benveniste). Alors que paralt Langage, histoire, une méme théorie, le livre «infaisable» de toute une vie, Gérard Dessons revient ici sur |'Anthropologie historique du langage dont Henri Maschonnic avait jeté les fondements dans son ouvrage Critique du rythme publié en 1982. II reprend pour nous les fondamentaux d'une réflexion qui reste, trois ans apres la disparition d'Henri Meschonnic, moins méconnue qu’évitée, comme le montre le traitement actuel de la notion de rythme, qui tend & en reverser Ia conceptualisation dans une métaphysique déniée. Une anthropologie historique du langage 1 faut, des le départ, insister sur le fait que ces trois termes, qui constituent le sous-titre de Critique du rythme, sont solidaires, au sens ob cette anthropolo- sie du langage que construit Henri Meschonnie n'a de sens que si elle int@gre Phistoire, Phistorique, comme dimension fondamentale. Lidée d'une anthropologie du langage, c'est Vidée que toute conception du langage est une conception de humain, Lhomme dont le langage est analysé par Ja grammaire logique n'est pas, dans la conception, qu'on peut avoir non seulement de sa parole mais aussi de ses idées, le «meme» que "homme dont le langage est analysé par la inguistique pragmatique: image d'un homme logique se substitue Fimage dun homme social, d'un homme politique. Dans le détail du regard qu’on pose sur le langage, quel est le statut d'une notion telle que le silence? Une absence du langage, comme dans la philoso- phie du langage? Ou une catégorie du langage & part entidre, comme en avaient eu Pintuition, bien avant les linguistiques conversationnelles, les mora- listes avec leur théorie des silences éloquents, ou les ppobtes symbolistes dans la lignée de Mallarmé et de Maeterlinck dont les euvzes expérimentaient avec le silence une signifiance autre que celle du signe, autre que celle du mot? Sur le plan politique, comme sur le plan éthique, que faire d'un énoneé logiquement (Geran Doss politique deat, st nota Sans Maite, 201), contradictoire? Que faire, par exemple, de cette description d'un oiseau de Braque par Saint-John Perse: «comme il passait, noir —c'est-d-dire blanc surle miroir d'une nuit d/automne' »” Mais surtout, que faite de son auteur? Quelle place lui assigner dans la cité? Dans quelle mesure ~ et & quel prix — Homére, mis au ban de la république, estil encore unciteyen? ‘Mais cette idée d'une anthropologie du langage ne sufft pas dire quelque chose de vraiment spé- cifique. De nombreuses dis sciences humaines et/ou sociales, c'est Phumain au centre de leurs préoccupations, peuvent se retrouver sur l'idée que homme se définit par Je langage, et souscrire sans difficulté a cette pro- position du linguiste Emile Benveniste: «le langage enseigne la définition méme de Vhomme introduction de la dimension de histoire dans cette anthropologie implique que la place du langage n'y est pas prédéterminge par une métaphysique cconsidérant homme comme un animal qui possede le langage, et impliquant méme quil lait regu. Lid d'une anthropologie historique du langage signifie Ja constante invention de 'homme dans son lan- gage. De homme comme individu empirique, mais aussi, fondamentalement, de rhomme comme idée «,proesseur de langue literature frangises Funiversité Pars 8, membre di proupe POLART -pactique et rateur de Lat Mani foe soi sur la ante liteairee aritgne (Munuctus, Le Matteat s2 LE RYTHME APRES LE RYTHME ROL N*7 — SEPT.-oCT. 2012 Vers le sujet du poeme Dis la constitution de son anthropologie historique ddu langage (Critique du rythme est paru en 1982), bien avant le « tournant éthique » qui allait suecéder, dans les sciences sociales, au «tournant linguistique» ddes années structuralistes, Henri Meschonnic avait misen avant une définition éthique du langage, quand La notion de rythme, telle que a conceptualisée Henri Meschonnic, se présente comme une mise en crise radicale du principe qui préside 4 l'interprétation du monde dans les sociétés occidentales. régnaient les approches fonctionnalistes et commuti cationnelles. En se démarquant des travaux centrés ‘lors majoritairement sur le fonctionnement struc turel des langues, ou sur la représentation simpliste <'un change d'informations entre des individus Jocu- tours, il relayait sur ce terrain la proposition d'Emile Benveniste «bien avant de servir d communiquer, le langage sert @ vivre», Une telle position implique de regarder le langage ‘en tant que pratique collective, et non plus en tant ‘quiinstrument, véhicule surdéterminé par les concep: tions expressives du langage. Iln'y a pas de positivit au sens positiviste du terme, du langage, lequel nest pas les langues (le fait qu’on ne puisse les dissocier nrempéchant pas, évidermment, de les distinguer).. Quand on considére le langage, on ne trouve que des locuteurs. Dire qu’avant détre une réalité «lin- ‘guistique» le langage est une réalité éthique, cest dire que dans le langage il n'y a que des discours, des maniéres de dire. I'n'y a que des sujets, individuels, ‘ou collectifs,individuels et collectifs Cest ce qui explique que, contrairement au rai- sonnement sociologique qui fait du langage le reflet «d'une donnée sociale précxistante, la societé se tient dans le langage, qui la constitue et lui donne form La encore, la démonstration de Benveniste, reprise par Henri Meschonnic, appazait efficiente, qui rap- porte la société aux relations interindividuelles qui se eréent entre locuteurs parle fait méme de parler. La collectivité est en effet impliquée par Ia eapacité du langage d'instaurer une relation dialectique entre un je et un fu, deux instances de parole ayant la pro- pricté de permuter indéfiniment, non seulement entre ‘deux individus, mais au sein de chaque locuteur. D'un point de vue anthropologique, la société danssa glo- balité —du fonctionnement dialogique a I'laboration des lois qui structurent la cité— ne préexiste pas a sa fondation par l'instanciation d'un sujet dialogique et done pluriel Cette position prend done & contre-pied le point de vue sociologique, oi le langage a le statut d'un objet cconsidéré de lextérieur, au méme titre que n'importe quelle autre pratique sociale. Ce qui revient & ne pas {enir compte de la spéciticté anthropologique du lan- ‘gage, c'esta-dire de sa faculté de fonder une indivi uation subjective et sociale. Pour le dire autrement, le langage ctant une pratique, Fobservateur ne peut senextraire sans que son objet analyse cesse dexis- ter. Lobservateur du langage est nécessairement dans objet quil observe, puisqu'len constitue, collective ‘ment, 'existence méme. Cela explique que la societé soit dans le langage et non inverse le langage ne ‘pouvant tre surdéterminé par ce quil constilue. En face de I'épistémologie spécialisée des sciences humaines, lesquelles se donnent un méme objet, d’étude — anthropos ~ mais chacune produisant son propre mode du sujet, le seul sujet transversal est le sujet du discours, avee sa force éthique et eri tique quand il devient le «sujet du poeme instance qu'Henri Meschonnic déiinit comme un processus de transformation réciproque entre une forme de vie et une forme de langage, entre une maniére de vivre et une maniére de dire. Le rythme Critique di rythme est le ire général de Vouvrage dui construit une antbropologle historique du lan gage. Le fait qu'une notion, le rythme, relevant Oinairement ce la postique, vote de Pesthétque, puisse constituer le socle conceptuel d'une anthro- pologi a pa surprendre. En réalitéFouvrage mettat le sythme asa juste place, qui mlait plus alors elle Grune notion technique, radtionnellement dene, depuis Platon, comme le retour a période régulltre ¢Tun mame ément. mais le terme fondateur dune épistémologie critique reposant sur la conception présocratique du rythme tele qu’Emile Benveniste Favait exposé: configurations partcliéres ci mou: want, manieres de er La notion de rythme, tlle que fa conceptualisse Henri Meschonni, se présente comme une mise en crise radicale du principe qui préside Vinterpré- tation du monde dans les socités occidentales: le signe et sa composante linguistique, le sens, Cette critique s'est constituée en méme temps que lélabo- ration du concept de poeme, qui désigne alos bien autre chose que Pobjt formel bfnalitéesthcique des histoire Ittraies. Le pobme présente cial dllangage dans son effcience éthique maximale,ce moment ot le langage est la fois sa propre histo. Fit, prope invention t celle d'un suet qui se RDL N°? ~ SEPT.-OCT. 2012 LE RYTHME APRES LE RYTHME ss constitue en sénongant. En cela, il mobilise, dans la pratique des langues, Tentier du langage (non seule~ reat Ie lexique ou la structure logique des phrases, qui sont des catégories discontinues, mais aussi les chaines prosodiques et 'organisation accentuelle, constitutives du continu de tout discours). sans se contraindre § ordonner des siznes selon une syntaxe prédéterminée. La conséquence, c'est que le poeme comme concept impligue une méfiance envers les mots: dans le cas contraire, toute la poésic moderne basculerait dans le n'importe quoi et le délire. La signifiance du eythme traverse les signes, qui ne sont plus alors ni Porigine nila finalité de la signification, mais les divers moments de son devenir. faut rappeler que la conceptualisation du rythme nest pas, dans les années 1980, un phénoméne inet Elle était deja au centre du travail des linguistes de Ja phonétique expérimentale et des podtes du vers libre lain du x1x sifce,lesquels, loin de perpétuer la conception platonieienne de la répétition, Tasso~ ciaient déja 8 une pensée de Tindividuation en éta- bssant que chaque sujet s’énonce selon son propre rythme. Mais ce travail sera oublié par le structu- ralisme pour cause de subjectivisme (Ia conception du sujet étant, chez ces linguists, de nature psycho- Jogique) et de collusion avec une métaphysique du temps héritée de Bergson et de sa conception de la durée, 4 un moment déerété comme ls époque de espace*» génératrice d'une épistémologie générale du discontinu Si le rythme est une organisation du sens et du sujet dans le discours,iLa'est plus un niveau dans le Jangage (le supra-segmental des linguistes). En tant que catégorie éthique, il sidentifie, au contraire, tota- ement au langage lui-méme (il n'y a pas de langage ‘quine sot pas le langage d'un sujet). La conséquence, est qu’a partir d'un travail de théorisation de la A partir d'un travail de théorisation de /a notion de rythme, on n’aboutit pas a une théorie du rythme, résumée dans un concept de rythme, mais 4 une théorie du sujet et de la société. notion de rythme, on raboutit pas & une théorie du rythme, résumée dans un concept de rythme, mais une théorie du sujet et de la société Létymologie du rythme ‘et le monde contemporain Je voudrais pour terminer évoquer la situation ‘actuelle de la notion de rythme en la comparant au statut qu’elle a dans le travail d’Henri Meschonnic. ‘On peut dire, sans exagérer la réalité, que le rythme, actuellement, se porte bien (et Henri Meschonnic n'y cst sans doute pas pour rien). Des journées d'étude, des colloques, des ouvrages sont consaerés & cette notion. Un site lui est dédié®. Mais ce constat d'une EXTRAIT: LECRIT, LE PARLE, ORAL ET LA LITERATURE resort de a dintion dy rytmesomtme contin ois consequences pour une anthropologie storage do laneage Li premiere es transformation de ka ‘tion doralit Dane avis du sige, ln division ame du signe en ua signin et un Signin, du son ot du sens ne laisse place qu’ la dualité de Tora (au sens courant ‘Toraisation, ti 4 Petymologie da mt, doo, frien latin, bi hehe) et de Fert. Aeon troisieme terme ast possible. Lora, depuis Plato, cet voix vivimte, slémeat honigue et ail dpa: Pecrit wen est {que a tanscrption graphique, Uin dscours sot orl soit crit tle dul st le auto des pédagogues, eco des etl tes, parent sins de civilisations oa, senso ells ignorent Pécriture- Maisie *vthme est Forganisstion dk mouvement Tun discours pur un stet avec son accompagnementprosodigue sa sigifince fn pout dstinguer ois termes et nom plus dus ert le par, tun roiseme mod quel duslisme di signe masquat: on peut appeler orale mode de signer earactrse Jn prima rythm et del reso le meuvement sens. Porque oa? Mais parce que, pour raisonner mime Bergson dans le passage ce prdetdemment ac Turlite ext exactement rte a sens nouscau Gorgantsation dic mouvement ‘Fane parle dans te langage il sagt En ce sens fe paadone def iterture dans infinté de os rlisatione est lelicw meme ot s'accompli au maximum Me orate La iterate ex Feral tasimal Cette distinction permet dee plus conndve Fora, ausens une musiaation {du ryhme dans le mode de signifier d'un scours, avec le pale partcullévement ace imitation du pale. Che? Cine, par ‘exemple ily au faux pals Cora, ans aogvllement din pes advenirautant dans le pare que dans Teer Cette notion ne fait que psrmtee de penser evidence, que Rabelais, Joyce, Stramm ont une deriure orale. Que chaque deriva, ayant son rythm a om orl orm est sors e moe designer of eset rythm cust dite subjelive ae ‘maximum ss parole. Le rythm et a prosodic y font e qu la physique etl fstuclle du paré font dan ia parole pales. Tis sont ce que fe langage Grit peut porte dh sonpm de corporalsation, dine son organs Des langucsot des cultures diversse peuvent diversement raiser cette oral ‘0 peal ain! permet a Fetbnooe de imicux entendre des specicitscles-mémes porteuses de podtiqus, acu du inate imple qut oppose civilisations écrites et ‘ivlision orl, cn leur fsa a chacune tne injustice diferente Gérard Dessons et Henri Meschonnis, Trait di rthme. Des vere des prose, Paris, Dun, 198. p.45-46 actualité du rythme va de pair avec tubs different de celui que la notion a dans la théori d'Henri Meschonnic. De concept de poétique, fait pour penser le singulier et le spécifique, ilest (re) devenu un universel. On cherche «une définition dit concept de rythme*» en général, sous prétexte que dans le monde il y a une «présence du rythme’ », que le rythme est « pariout» ({bid.). On convoque des artistes, des linguistes, des philologues, des phy- siciens, des biologistes, et on leur pose cette ques- tion: « Oiisorigine le rythme? Quelle estsa nature?» (p-9). Pour rechercher cette «nature» du rythme, on Se propose, en bonne méthode positive, de réaliser Unventaire des faitsrythmiques» (ibid. sans voir ‘que pour faire ce recensement, il faut déja savoir ‘comment identifier un fait rythmique, done avoir une conception a priori du rythme. Diautre part, et la chose est, entre autres causes, A mettre au crédit des travaux d'Henti Meschonnic reprenant le travail d’Emile Benveniste, la dimen- sion historique de la notion de rythme, c'est-dire le ‘caraetre nScessairement provisoire de la conception ‘qu'on ena, sest imposée contre essentialisation pla- tonicienne du rythme-répétition. Simplemeat, alors ‘quHenri Meschonnic avait choisi de travailler& par- tir d'une conception du rythme, celle, présocratique, du rythme comme «organisation du mouvant», on assiste a une promotion de Fétymon du mot rythme ~ rhein, couler’ ~,ce choix se faisant en quelque sorte «antérieurement» aux conceptions présocratique (mouvante) et platonicienne (répéttive) du rythme. La notion de rythme ainsi rapportée A son étymon, convient, comme le précise Benveniste, au pattern d'un élément ftuide’ » et se trouve dans la situation de jouer un réle de premier plan dans «une représen- tation de 'univers oi les configurations particuliéres ‘du mouvant se définissent comme des “fluements” » (ibid.). L’symologisme comme théorisation du rythme, avec une possible valeur originiste, corres- pond a Tair du temps et a la promotion du iluide et du Liquide comme eatégories signifiantes dans inter prétation du monde contemporain'”. Le sociologue ‘Zygmunt Bauman, dans ses livres successifs— Liquid modernity!’ (2000); Liquid Love!? (2003); Liquid Life'* (2005); Liquid Times'' (2007) ~a enfoncé le clou d'un changement de modalité du monde: «La ‘modernité est en train de passer d'une phase solide’ une phase “liquide”'*», générant «un authentic perpetuum mobile!» dans lequel est prise la soci ‘mais également la vie elle-méme. Plus récemment. le biologiste Joel de Rosnay publiait un ouvrage de vul- garisation intitulé Surfer la vie. Comment sur-vivre RDL N°? ~ SEPT.-OCT. 2012 LE RYTHME APRES LE RYTHME ss dans ta société fuide™. Louvrage répete on boucle cotte nouvelle doxa: «Surfer lave c'est comprendre que notre socigtedevient fluid, fondee sur des rap- ports de fax putde que sur des sapports de foree'*», wec cette vision globalisante: «a ve stun flu, te us, cest la view (bid), On se trouve ainsi devant Ja situation particule une socigé qui en sauto- definissant comme une interaetion de fu, Kgitime Par anticipation la capacité du concept de rythme & ser la réalité de ette méme soci ‘On voit que la vertu heuistique et eritique que la conception du rythme avait dans le travail d enti Meschonnic stest quelque peu émoussée,puisqe le rythme, ainsi vifié pur objet de son analyse préala- blement fluidic, se retrouve dans la situation de par tenaire dans i constitution dune daxa du present. NOTES 1 Saint-Soba Perse, Amers sui de Oiseaux, Pais, Gallimard, «Podsles Emile Benveniste, «La forme le sens dans le langage in Problems delinguistique genera. 2, Pati, Gallimard 974.21. * Lelangige et certes un objet sci, margus pa des ages sociaux =p ‘ellques mais danse casts du langage Vude exiéieur meme ite ‘ue les modes vestimentaires pr exemple. Le point de ue qi es developp fei est diferent: il est interne au langage. em ce sens quill pose que toute Socaité—au sens spéciquomentanthropolopiqu du trms(incluant dans ‘definition le dialogue, le debal cide, a production de valeurs ni uelleset collectives) esti, done en dehors dela question des Soci {Us animales n'est posible que para faculté du langage 8 constituer la reeiprocité intersubjective fondatrce des societs homies {TM Foucault, « Des spaces aires» (eonrense a Cele tes archi tocturales, 14 mars rof7), Architecture, Mouvement. Contnuite 1°, ‘octobre gh, p46 (eps dans Diet rs, IV, Drs, Gallimatd, 194 Ds. 2 Rutmoe:worahuthmos. ca 6 Sauvanet, «Paul Klee, En ythme, de image au concept» itm, 20, ot. P18 “7 Rytlmes de homme, oes damomde,C. Dourmet st, WakL-Lasowski (Giz) Paris, Hermana, 20:0. p.7 Cestle choix qu’ ait, dans son initul este Rhuthmos. © Emile Benveniste, « La notion de “rythme” dns son expression ing tigue >, Problemes de lnguistique generae, 1, Pats. Gallimard, 1962, paw Ti On assiste& une généralisation du modele uide dans la pensse des relations hamaines. ext inti de donner ie des exemple, 'importe quel journal era atfaie. La politique esten passe de se ramener une = estion des fx» humains, et notamment des «thx migrates». Nest dif de mesurer ee que la notion de «flux tendus» en gestion de la production rasque de Ia «gestion» de Thumain, en termes de contrat de avail par ‘exemple. On connat Femploi de la notion de flux dans le domaine des Sconces humaines, et notamment dans la pensée du langage. On pense parliculirement ala notion de sux de conscience Mais daa cet exemple, TPusage deus paticipit dune reflexion critique ~ historique, toce— sur Ta tepréscataten da langage, Tide d'un continu discus inintertompu ot {ncontievenant remetre en question a supreme de a concepion ma {tisge et done discontinue de la pack, TI Liguld modernity, Canbridge, Polity Press, 2000 12. Liquid Love, Oxo, Bucvel Publishing Lid, 2003, adatom angie: Amon iui, Dea rag des ens etre les homme, ead. C. Reson, ‘Rodez, Eitions Le Roucrtue/ Chambon, 2004 15 Liquid Life, Oxford, Blackll Publishing Lid, 200s, Tadvetion fa se: La Velquide, ra. C. Reson, Rade, Le RowergsChambon, 206, 1S: Liguid Times, Living in an Age of Uncertany, traduction anglaise du tite de dition originale Modis Vivendi. dnfernoe wopia del mondo liquid, Bai, Gus. Laterea & Fil, 007. Traduction ftagaise: Le Présent liquide, Penrs sociales t obsession sécriaire, tad. L, Bry, Pars, Sev TS Le Peésent igulde, op. et 16. La Vie tiguide op. city 9.2, 17 Jol de Rwnay Surfer le vie. Comment sur-sore dans la sil ide Pars, Los Liens qu Liborent 2012 Extrait de Mt de Peditoury POUR VOUS ABONNER A LA RdL RENDEZ-VOUS SUR WWW.REVUEDESLIVRES.FR LE PORTRAIT JACQUES ELLUL, UNE PENSEE DE LA CONTRADICTION A LORIGINE DE L’ECOLOGIE PAR STEPHANE LAVIGNOTTE* Jacques Ellul est aujourd'hui une référence pour beaucoup d'écologistes, notamment parmi les objec- teurs de croissance (comme Serge Latouche ou Alain Gras) qui ont contribué a remettre sa pensée ‘a honneur & partir des années 2000. Iis en retiennent tout particuliérement la critique radicale de la technique. Comment ce point central de sa réflexion prendil place dans son parcours d'homme et de penseur, de théologien protestant et de polémiste atypique? 1 a, Jacques Ella 17 ans, ctl vita Bordeaux. La crise a mis son pare au chomage. Adolescent ala recherche dabsolu, jeune adulte voulant com- prendre cette économie qui seffondre il découvre 4 méme moment deux mondes qui vont changer sa vi, D'un e046 il lit Marx. De Fautre, it eonnait une conversion personnelle au christianisme (dont ine fera failleurs jamais le réi) 1 trouve dans le premier une explication convaineante a a situation {que vit son pare en meme temps qu'il est fappé par tes analyses de Falignation ~ comment Ia division du travail fait que homme ne s'appartient plus — et de Tidéologie ~ comment la réalité des cho nous étre masquée. Lialiénation par I le modéle qui lui permettra de penser fa domination de in technique, Pourtant, ses contacts avec les mili tants communists le dégoivent: pas assez intllec- tues et trop dogmatiques a son got. Il connait une déception semblable lors de ses premiers contacts vee Eglise protestante. Le pasteur quil rencontre ne sait pas répondre ses questions sur la Bible tanalis que les débats entre ibéraux et orthodoxes le lassent Ilva chercher son inspiration chez ds théo- logiens alors atypiques, qui dépassent ces clivages: Siren Kierkegaard et Karl Barth. Du premier, i retire notamment idée qe toute pensée qui cherche In non-coniradietion est un systéme mortfére. Pour cette raison i invite le lecteur de la Bible toujours choisir une comprchension des textes qui le met en porle-ifaux avec ses convictions, comme lui-méme ‘herchera toujours &ertiquer les opinions admises. Antl-conformiste parm! les anti-conformistes Piutot que de choisir entre le monde communiste et Je monde religieux, Ellul participe invention d'un troisitme monde, dans un dialogue critique avec les, {Otivtan, 2013} deux premiers, démarche qu'il reproduira bien des fois dans son cheminement, Il erée un groupe person: naliste a Bordeaux, en lie avec la revue Esprit ¢'Em: ‘manuel Mounier. II partage avec ces militants chré- tiens le refus simultané du capitalisme, du fascisme et du communisme, mais aussi de Turbanisme moderne et de la production de masse : ils y pergoivent des ‘machines & écraser la «personne». L’humain, affir- mentils au contraire, doit étre appréhendé dans ses besoins tant matériels que spirituels, comme capable d'une réflexion éminemment personnelle, mais atta- cché A des réalitgs conerétes comme Tidentité d'un ter- ritoire ou d'un paysage. Se lisent dja Ia la critique des modes de vie modernes ou la valorisation des ‘cultures régionales qui seront& Torigine de la pensée Geologiste, Ellul, étudiant en droit, rencontre i la faculté de Bordeaux Bernard Charbonneau, étudiant en his- toire et g6ographic, qui sera jusqu’a la fin son com- pagnon de réflexion, L'un et autre sont atypiques ‘au sein méme du personnalisme:: ils reprochent au, mouvement dire trop parisien et intellectuel, ils appellent de leurs voeux une fédération de petits groupes de vie et de militance et passent aux tra- vaux pratiques en organisant des camps dans les Pyrénées. La naissent deux idées maitresses de leur future réflexion. En 1935, dans les Directives pour tun manifeste personnaliste, se mettent en place les fondements de la critique ellulienne de la technique: facteur explicatif plus encore que l'économie, celle-ci s‘autonomise et prend des dimensions gigantesques, Gerasant humain, En 1937, Bernard Charbonneau crit le texte « Le sentiment de la nature, force révo- lutionnaire>, oi il décrt le besoin de Phumain de se cconfronter la nature comme une force subversive capable de contrer la déshumanisation du monde, Wc, militant ésolopise x paste el diesteur de La Mision populaire de La Maison verte (Pati xvi) patois protestanteinclasive el maison de quate, i dexpérimentation solide et ecologist membre dh collestif de ution dela RAL. Detnirsouvtoges: La Déerolssunce stelle souhaltable? (Textuc, 2010) e Jacques El, espérance dubord A a vill deta guerre, aga dans tne postion aypique, in dune pensce non-conformist, rive aux jeux intellectuls parisens et ancrée dans son Sud-Ouest natal La guerre puis la Libération vont étre les étapes. décisives qui vont le conforter dans cette postion éealée. A peine nommé professeur a Clermont- Ferrand, i est révoque pour une remarque désobli- geante sur Péiain, Aveesa femme, is vont survivre Ge lene aitoprodction dans ne ferme de Giconde, participant la Résistance, cachant uit et prison. fiers en fute —en 2002, buit ans aprés sa mor, i sera fait Juste parmi es nations pour cette action de protection des ils. A la Liberation il espére des Touveaux partis politiques issus de ia Resistance ails bousculent Ie jeu des partis des dogs ideo- Togiques avant guerre, ats bien quant are de Etat que quant la place de "économie, et quils renouvellent profondément leurs cadres. Mais son mandat de conseiller municipal, six mois durant, & Bordeaux, le dégoit rapidement. I lit Vexpérience de 'impuissance des cls, réduits a wvaliser des dé sions présentéesparles services de gestion de la ville come les seules possbles en vera d'un savoir teoh- nique impossible discuter~ef il subit une lourde défaite aux dgislatives ob il représentait Union jacques Ellul yon-conformiste au. démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), La politique a repris son cours d'avant-guerre. Elle se fera sans lui Protestantisme et écologie stengage alors dans le protestantisme. II devient Tune des plumes de lhebdomadaire protestant Réforme et publie une multitude de tribunes et de billets dans Sud-Ouest ou Le Monde. Ses premiers livres paraiscent la méme époque et portent tant sur les origines théologiques du droit que sur la forme que doit prendre pour les chrétiens la «présence au ‘monde moderne». Au total il publiera une qua- rantaine douvrages de théologie, de commentai bibliques et, bien sr, de ertiques de la technique Beaucoup de militants chrétiens de gauche de Tépoque, apres avoir participé la résistance, se posent Ja question du rapprochement avec le Parti commu. niste — question récurrente jusqu’aux années 1980, et qui sélargit aux autres courants de la gauche révo- lutionnaire aprés 1968. Ellul défend a ce sujet une position atypique. I critique aussi bien le capita. lisme que le communisme, qui ne sont pour lui que des matéralismes — jumeaux dans leur soumission au développement de la technique -transformant homme en simple facteur de production, Pourtant se Le PORTRAIT: JACQUES ELLUL ROL N*7 — SEPT.-oCT. 2012 il rejette également Pde d'un «sysiéme ction» Les principe dela Bible ou de la morale chrétienne ne peuvent, solon i régirla politique ou carils sont inévitabiement subverts pa les éalites ‘q's prétendent régler. Les Etats ch ant Ia plupart du temps en contradict valeurs de Evangile, l'ont montré & travers histoire. A l'époque des Trente Glorieuses, alors que augmentation de la production est érigée en devoir national, il met déja en garde dans ses conférences contre exploitation sans limite de /a nature. Pour Ellul, la foi chrétienne est fondamentalement ‘une critique des réalités du monde, une force douver- ture face aux pouvoirs ou aux logiques de systme et non Fidéologie possible d'un régime politique ou ‘économique. I appelle les chrétiens 4 constituer une force d’opposition permanente, & développer des styles de vie alternatifs au coeur dela société, i tre le [evain qui fait lever 'ensemble de la pate — travaillant le monde de Vintérieur — plutot qu'une boule supplé- mentaire, distincte, a cbté de celle des progressistes. A Tépoque des Trente Giorieuses, alors que Tide de progrés nest gure remise en cause et que Faug- ‘mentation de la production est érigée en devoir national, il met déja en garde dans ses conférences contre exploitation sans limite de la nature. En 1957, il publie son premier ouvrage sur la technique, La Technique ou Venjeu du siecle. Le livre, traduit rapidement aux Etats-Unis & initiative de Lewis “Mumford era notamment Iu par fan lich, en nant dans son sillage toute Ia pensée écologiste dans Ineritique de la technique Jacques Ell reste usqu’s aujourdhui pls connu dans es milieu universiaires Améticains que frangas, et es ouvTages sont présents dans la plupart des biblioth¢ ques universitaires amé- ricaines, ce qui est loin etre le cas en France. ‘Alain des annges 19s, bin des themes de Péco- logie politique sont def présonts dans sa pensée. Iparticipe alors aux premieres mobilistions contre laldestruction da milieu naturel. Au cours de la

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