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Les liaisons clandestines

de la science et de la politique

Jean-Paul Jouary
Professeur en classes préparatoires au lycée Claude Monet de Paris

Personne ne peut douter qu’il y ait des liaisons entre les sciences et la politique,
pour la simple raison que, parmi ces liaisons, il en est qui sont officielles et
s’affichent en plein jour, parfois depuis fort longtemps.

Les Etats ont par exemple quelque fierté à financier des recherches à vocation
militaire. Le scientifique peut fort bien exercer son activité théorique de façon
désintéressée et contemplative, ses travaux n’en serviront pas moins des fins
politiques dont, dans le meilleur des cas, il n’a pas connaissance. Galilée
n’ignorait rien de l’intérêt militaire que représentaient ses travaux sur la
balistique. Ceux qui plus tard ont fait avancer la chimie ont conjointement
permis des progrès en médecine comme en tout autres domaines, y compris ceux
des explosifs et des gaz, avec l’efficacité que l’on sait. Sur le nucléaire aussi,
tout comme sur les bactéries et virus. Les mathématiciens eux-mêmes, qui
jouent avec des concepts purs, ont parfois la désagréable surprise d’apprendre
qu’ils sont financés par les entreprises oeuvrant pour la « guerre des étoiles »,
les missiles guidés par laser et autres projets moins purs que les concepts.

Les scientifiques sont aussi sollicités en amont, et plus seulement en aval, pour
servir des démarches et réalisations politiques liées à l’activité économique,
technique, médicale, écologique, sous des formes multiples dont les citoyens ont
connaissance. Encore une fois, ces liaisons entre la sphère scientifique et celle
du politique sont officielles, et on pourrait plus souvent interpeller les
chercheurs sur l’ampleur de leurs responsabilités citoyennes, à l’instar du
biologiste Jacques Testart il y a quelques années, du physicien Jean-Marc Lévy-
Leblond, ou du regretté philosophe Pierre Thuillier. Il y a là pour les
philosophes un immense chantier de réflexion, qui n’est encore que
partiellement exploré. Mais ces liaisons officielles n’entrent pas dans l’analyse
que je vous propose aujourd’hui.

Je ne m’intéresserai pas non plus aux relations plus directement philosophiques


que science et politique nouent à l’intérieur même du discours philosophique,

1
parce que leur exposition est tout aussi explicite. Je pense par exemple à tout ce
que Descartes a développé, de son Discours de la méthode jusqu’aux Entretiens
avec Burman, sur les finalités d’une possible (presque) maîtrise et possession de
la nature, ou au rêve de Diderot d’une sorte de ligue humaine alliant tous les
citoyens, du manœuvre au scientifique et au philosophe, pour atteindre des
objectifs similaires. Des philosophes aussi divers qu’Auguste Comte ou
Proudhon ont aussi établi et proposé telle ou telle ascendance du scientifique sur
le politique. J’évoque ces liaisons officielles à la fois pour admettre qu’on ne
saurait les oublier, et pour délimiter le champ de ce qui va suivre.

Il est en effet entre science et politique des relations plus cachées, donc plus
actives, à savoir celles qui fondent implicitement un ensemble de propositions
politiques sur des conceptions de la vérité elles-mêmes implicitement
engendrées par telle ou telle démarche scientifique, tel ou tel état des sciences
d’une époque. En effet, les sciences sont toujours porteuses, par exemple, d’une
certaine conception de la nécessité, de la possibilité, de la finalité, ou encore
d’une certaine conception des rapports entre tout et parties, une certaine
conception de la causalité (linéaire, buissonnante, systématique), une certaine
conception du temps (neutre ou créateur, séparé ou non du mouvement de la
matière, relatif ou absolu). Déchiffrer, décrypter, reconstituer ces liaisons relève
aussi du travail du philosophe, parce qu’il y va de la citoyenneté d’abord, mais
aussi parce que tout ce que l’on enseigne de sciences dans le système éducatif,
comme tout ce que l’on répand de représentation des sciences dans les médias,
provoquent une intériorisation non critique de catégories qui structurent les
idées, donc les pratiques, politiques à l’insu des citoyens.

Pour repérer la trame de ce réseau de relations entre sciences et politique, il y a


bien sûr plusieurs points de départ et plusieurs itinéraires possibles.

J’ai choisi de partir de deux cas qui peuvent paraître fort dissemblables en tout
point. Le premier, Platon, auteur politique s’il en est, mais qui pourtant aboutit
dans sa République à admettre l’échec pratique de sa démarche politique
théorique. Il faudra se demander si la raison n’en est pas une certaine façon de
penser la vérité à partir des mathématiques. Le second est très particulier, en ce
qu’il me semble de nature à révéler (au sens d’un révélateur photographique) ces
liaisons entre science et politique de façon négative (au sens d’un négatif
photographique) : l’exemple de Descartes. Le vide presque total de réflexion
politique qui singularise son œuvre vient-il de ce que seule la science l’intéresse,
ou bien est-ce au contraire son intérêt pour la science, et une certaine façon de la
concevoir, qui tend à expulser la politique de sa pensée philosophique ? S’agit-il
d’un vide ou d’un trop plein ?

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Allons y voir de plus près, de Platon à Descartes et de Rousseau à Marx, en
passant par la théorie cellulaire et l’évolutionnisme…

1
Platon, ou le repli du politique sur la sagesse individuelle

Lorsqu’on commence la lecture de la République de Platon, on ne peut se douter


que cette œuvre s’achèvera sur une aporie complète de la pensée proprement
politique. En effet, il est peu d’ouvrage qui construise son fondement sur des
considérations aussi matérialistes : « ce qui donne naissance à une Cité, c’est
l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin
qu’il éprouve d’une foule de choses » (369b). Manger, boire, se vêtir, se loger,
voilà pour Platon ce qui constitue le socle de tout édifice politique, avec son
corollaire, la nécessité absolue d’une division du travail, donc d’échanges, pour
satisfaire ces besoins. Et, comme ces besoins pour être satisfaits supposent des
médiations que chacun ne peut produire et utiliser en même temps, cette division
des tâches et ces échanges enserreront donc les humains dans des rapports
sociaux absolument nécessaires.

C’est aussitôt dans ces rapports de production et d’échange matériels que Platon
enracine l’idée même de justice (372a). Celle-ci représente la nécessité que
chacun remplisse effectivement sa fonction dans ces rapports sociaux, et que soit
respectée la hiérarchie qui les rend possibles : de même que dans l’individu il est
juste que la raison gouverne l’âme et que l’âme gouverne les autres parties de
l’être, il sera juste que dans la Cité tout soit régi par la raison elle-même, c’est-à-
dire la connaissance des « intérêts majeurs de l’humanité », dont l’ignorance
condamne tout peuple à sa ruine, comme il l’écrit dans Les Lois (688c). Cela,
après tout, recoupe très fortement ce que nous appelons aujourd’hui « utilité
publique », « service public », « reconnaissance d’intérêt général », etc. Platon
remarque métaphoriquement que, lorsqu’on tape sur un doigt c’est la main qui a
mal, et c’est au-delà l’homme qui a mal au doigt.

C’est sur ces principes éminemment matérialistes et sociaux que Platon construit
méthodiquement sa Cité, en ne tenant aucunement compte des souhaits, désirs
ou états d’âme des citoyens concernés. Est-ce « totalitaire », comme le prétendra
Karl Popper et quelques autres après lui ? Il faudra y revenir. En revanche, il est
clair que cette construction s’effectue en fonction de ce que Platon appelle « une
sorte de science » (428b). La question est donc posée : quelle sorte de quelle
science ?

Ce qui est sûr, c’est que cette « science » n’est pas innée, ou du moins, si elle
l’est, il faut bien que chacun l’apprenne comme s’il n’en avait aucune

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connaissance : « absolument aucun être ne possède jamais, quand il vient au
monde, toute la somme de raison que doit avoir son âge adulte ; or, dans le
temps où il n’a pas encore son compte d’intelligence, chacun est fou et crie sans
règle », remarque Platon dans Les Lois (672). Dans les Pensées, Pascal a donc
vu juste en disant que Platon n’a eu d’autre but que de « donner une règle à un
peuple de fous ».

Le peuple est « fou », d’abord, parce que ses opinions se règlent sur les
apparences sensibles singulières, notre « caverne » commune, alors que, pour
Platon, il n’est de véritable règle rationnelle que fondée sur l’essence intelligible
universelle. La vie, l’expérience, qui moulent les opinions, ne sont pas de nature
à conduire à cette « science », parce que pour Platon, le singulier et l’universel
sont extérieurs l’un à l’autre, que l’universel existe en soi, comme l’extérieur de
la caverne par rapport à son intérieur. Depuis Pythagore, on considère dans ce
courant de pensée que les nombres et les figures qui nous permettent de
comprendre le sensible existent hors du sensible et plus parfaits que lui. C’est
pour cette raison que, de même qu’un peuple n’a pas à voter sur les
mathématiques, il n’a pas à voter pour dire ce qui sera le mieux pour sa Cité
selon la raison. En témoigne cet échange des Lois (689e) : -L’Athénien : Mais,
dans les cités, il y a nécessairement, je suppose, des gouvernants et des
gouvernés. – Clinias : Et comment ! ». Ce que Platon traduit dans la République
dans le simple constat que les possesseurs d’un tel savoir politique seront
forcément très rares, avec cette réponse de l’interlocuteur de Socrate : « Sois
tranquille, j’en conviens » ! (500b). Dès lors le sort en est jeté : « il est
impossible que le peuple soit philosophe » (494), et ce peuple sera peut-être
capable de comprendre au moins pourquoi il doit se soumettre au « philosophe-
roi » (501a).

Cela est connu, et l’on y réduit trop souvent la démarche platonicienne.


Pourtant, Platon insiste encore plus sur les conséquences contradictoires de ces
quelques idées. Il ne cesse en effet de poser la question de savoir si le modèle,
qui est souhaitable, est ou n’est pas réalisable. En 450c, 452b-453a, 456c-d,
457c-d, 472-473c,, 502d, 540d-e, 592b, par exemple, il se pose cette question
décisive, avec une réponse globale négative : pour que le modèle rationnel soit
réalisable, il faudrait que le peuple ait déjà fait l’expérience de son excellence,
ce qui est impossible, de même que l’idée d’une éducation à l’abri de l’opinion
des parents, parce que ceux-ci ne peuvent le vouloir.

La question est importante, et porte son ombre jusqu’à nous : si l’on construit
dans la théorie un futur purement rationnel, il ne peut que se heurter à l’obstacle
de l’opinion populaire, si bien qu’on n’en peut concevoir la réalisation que du
sommet du pouvoir, lequel n’appartiendra jamais ni au philosophe devenu roi, ni
au roi devenu philosophe. Dès lors Platon en vient à avouer que « notre dessein

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n’était point de montrer que ces modèles pussent exister » (472-473), que cette
cité « n’est fondée que dans nos discours » (592b), et que ce modèle ne sert
qu’au sage, qui y « conformera sa conduite » (fin du Livre IX).

On le voit, cette République de Platon n’a rien de totalitaire, ou alors faudrait


qualifier ainsi tous les mathématiciens : ils savent bien que leur lignes, points et
figures ne peuvent exister dans le monde sensible que de façon imparfaite, mais
n’en savent pas moins que pour s’y retrouver dans le sensible il faut se régler sur
des idéalités mathématiques qui ne peuvent exister que dans notre pensée. Un
point n’a pas le droit d’avoir de l’épaisseur ni des parallèles le droit de se
croiser. C’est bien ainsi que raisonne Platon, et c’est ce qui le fait aboutir au
Livre X sur le seul projet personnel de se « tenir toujours sur la route
ascendante », et de pratiquer toujours « la justice et la sagesse ». La politique en
tant que telle serait-elle donc un impossible radical ?

La faute en est à une certaine façon de concevoir la vérité dans la seule


discipline à caractère scientifique qui soit dans l’Antiquité grecque, les
mathématiques : si la vérité est éternelle, hors du temps, si elle existe déjà avant
même qu’on entreprenne de la chercher, comme en mathématiques, alors tout ce
qui est changeant, irréversible, aléatoire, pratique et dans la temporalité, ne peut
qu’échouer à vouloir l’atteindre en la réalisant. En mathématiques, la vérité est,
et il faut la trouver ; en politique, si il y a une vérité, il faut la faire exister, et la
faire exister collectivement.

Aujourd’hui encore, d’économie mathématique en statisticiens et experts en


futurologie et scénarios du futur, une certaine conception de la vérité conduit à
mépriser tout ce qui vient du peuple et à suggérer qu’on lui ôte le pouvoir de se
prononcer sur les alternatives sociales et politiques. Il y a parmi nous beaucoup
plus de platoniciens qu’on ne pense. Une certaine conception absolue et abstraite
de la science condamne la philosophie politique à évacuer de fait la possibilité
d’un discours spécifiquement politique. On le vérifie avec Aristote, qui échappe
à ces contradictions en affirmant qu’il n’y a d’universel que dans le singulier,
que la politique est donc une science mais aussi un art, et que le simple souci de
crédibilité conduit la philosophie à penser l’unité du politique, de l’éthique et de
la recherche du bonheur.

Il sera possible par une autre voie de vérifier qu’une vérité de type
mathématique conduit nécessairement à évacuer la spécificité du politique. Je le
ferai à partir d’un auteur dont l’œuvre présente apparemment à la fois un vide de
politique et un trop-plein de science : Descartes.

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Pourquoi si peu de politique chez Descartes ?

Il serait faux de prétendre que Descartes n’a rien écrit sur la politique. Certes, il
n’y a consacré aucun ouvrage. Peut-on y voir un effet du contexte historique ?
On ne comprendrait pas, alors, que juste après il y ait eu Spinoza, qu’en même
temps il y ait eu Hobbes, et qu’auparavant il y ait eu Machiavel par exemple.
Machiavel, justement. Descartes ne l’aurait sans doute jamais lu si Elisabeth ne
lui avait demandé de le faire pour connaître son jugement sur Le Prince. C’est
ainsi que dans une lettre de septembre 16461 Descartes tient sa promesse et lui
adresse le résultat de cette lecture. S’il est possible à Descartes de spécifier le
champ du politique, on doit pouvoir le vérifier sur cette occasion. Qu’écrit
Descartes ?

Il commence par distinguer parmi les préceptes de Machiavel ceux qui sont
« bons » et ceux qui ne le sont pas (par exemple, aimer son peuple vaut mieux
que le haïr), et ajoute que les mauvais préceptes ne valent que pour les princes
qui ont acquis le pouvoir de façon injuste. Et de citer la longue listes des
conseils immoraux que Machiavel donne aux princes (exercer de grandes
cruautés, mentir, tromper, trahir, etc.), pour s’indigner : « c’est un très mauvais
sujet pour faire des livres, que d’entreprendre d’y donner de tels préceptes » ! Et
d’ajouter que pour instruire un bon prince, il faudrait lui soumettre d’autres
maximes. Il y a de quoi s’étonner d’un tel commentaire, tant il enchaîne
d’évidences moralisantes à l’exclusion de toute analyse de ce que Machiavel
apporte de novateur dans le champ de la philosophie politique. D’autant que
Descartes admet un peu plus loin qu’entre souverains « Dieu donne le droit à
ceux auxquels il donne la force » (expression vulgaire de la doctrine officielle
du droit divin extraite du « Tout pouvoir vient de Dieu » de l’Epître 13 de St
Paul aux Romains), et que vis-à-vis de ses ennemis « on a quasi-permission de
tout faire pourvu qu’on en tire quelque avantage pour soi ou pour ses sujets ».
Autrement dit, la morale devrait régir la politique à l’égard de ses amis, sans
quoi, pour les autres, la fin justifierait tous les moyens pour Descartes lui-
même ! Alors, ajoute-t-il, il est une tromperie qu’on ne saurait admettre, celle
qui consiste à « feindre d’être ami de ceux qu’on veut perdre ». Il y a donc une
limite morale aux exceptions à la morale, et le mieux est de demeurer un
« homme de bien », de ne pas mentir, de se tenir « hors de l’empire de la
fortune » pour espérer atteindre la félicité personnelle, en évitant s’il se peut les
maladies du corps.

1
Descartes, Œuvres et lettres, La Pléïade, pp.1236 et sv.

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Ce qui frappe dans cette lettre, c’est la perception strictement morale de cette
œuvre politique de Machiavel. Comme si l’organisation des humains en société
ne faisait surgir aucune propriété spécifique, demeurant une somme de sujets
individuels, chacun ayant la capacité infinie de choisir entre des possibilités que
présente l’entendement, comme l’expose la IV° des Méditations métaphysiques.
Or, dans cette même lettre à Elisabeth, Descartes reprend à propos de la
politique son idée de fondements solides comme condition de la solidité de toute
maison. Il faut alors interroger l’œuvre de Descartes pour se faire une idée de la
nature de ces préceptes qu’il évoque, et qu’il reproche à Machiavel de n’avoir
pas appliqués.

On doit donc revenir en arrière, vers la troisième partie du Discours de la


méthode, dans cette morale par provision que Descartes décline en quelques
règles, avec encore et toujours la métaphore de l’architecte qui doit bâtir une
maison qui tienne durablement debout. Pour y parvenir dans le domaine
strictement théorique, dans la partie précédente, Descartes s’est engagé à « ne
recevoir jamais aucune chose pour vraie qu’(il) ne la connusse évidemment être
telle », et d’éviter donc ce qu’il appelle « la précipitation ». Pour éviter l’erreur
ou le mal, il faudra se défaire de toutes les opinions incertaines qui ont pris leurs
habitudes dans ma pensée, parce que « nous avons tous été enfants avant que
d’être hommes ». Il y faut donc du temps. Et il est vrai que chacun peut s’il le
décide suspendre son jugement le temps nécessaire, douter, réexaminer toutes
ses opinions et raisonnements, lorsqu’il s’agit de questions mathématiques,
physiques ou philosophiques. Encore est-il très difficile de parcourir de plus en
plus vite l’ensemble des maillons des raisonnements déductifs, comme
Descartes l’expose dans les Regulae, l’idéal étant d’abolir cette temporalité :
l’évidence est en effet inséparable de l’immédiateté. Dans la septième des
Regulae, à propos des séries de déductions, il évoque ainsi la « faiblesse de la
mémoire », qui exige le secours d’un « mouvement continu de la pensée », de
l’ « imagination », pour passer d’une opération à l’autre du raisonnement. Il faut
donc, ajoute-t-il, apprendre « à passer du premier au dernier assez rapidement
pour ne laisser presque aucun rôle à la mémoire et avoir, semble-t-il, l’intuition
de tout à la fois ». L’idéal est donc de réaliser ce que Descartes appelle un
« mouvement ininterrompu ».

Cela signifie que tout ce qui se situe entre l’immédiateté et l’éternité contient
nécessairement une part d’incertitude. Or, dès qu’il s’agit de se décider dans la
pratique, morale individuelle ou action politique, la vie m’interdit de prendre le
temps nécessaire à la construction d’évidences claires et distinctes, indubitables.
La suspension du jugement n’entraîne pas une suspension du temps et des
choses qui passent.

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C’est pourquoi, dans la troisième partie du Discours de la méthode, Descartes
précise que, « pendant que la raison m’obligerait d’être (…) irrésolu », il me faut
adopter une « morale par provision », pendant tout le temps nécessaire à
l’obtention de quelques certitudes. Ainsi, faute de pouvoir « bien juger pour bien
faire », du moins faut-il disposer de principes provisoires qui permettent de
« juger le mieux qu’on puisse pour faire aussi tout son mieux ». On connaît les
maximes qui guident cette morale provisoire : obéir aux lois et coutumes de mon
pays telles qu’elles existent, être ferme et constant dans mes actions, et « tâcher
toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre
du monde ». Fort de ces quelques préceptes en attendant mieux, c’est-à-dire
quelques certitudes dans le domaine pratique, il reste à « cultiver sa raison »
pour les atteindre. Autrement dit, la politique sera réduite à la morale, et la
morale au respect de la société et des mœurs en place, jusqu’à la découverte de
telles certitudes. Reste à savoir si la conception que se fait Descartes de la vérité
certaine est compatible avec un domaine pratique où règnent le temps, le
changement.

La question est décisive : car, si la vérité que conçoit Descartes s’avère


incompatible avec ce dont s’occupe le champ politique, et le champ pratique en
général, alors sa philosophie ne pourra jamais dépasser les quelques maximes
provisoires du Discours de la méthode. Or toute la philosophie de Descartes, de
son propre aveu, à la fois découle et prétend fonder la physique mathématique
de Galilée.

Cette physique, pour aller vite, n’a pu inaugurer la première science de la nature
et dépasser conjointement l’ensemble de l’expérience terrestre et les divers
systèmes qui en avaient théorisé la teneur illusoire, qu’en réduisant la matière à
l’étendue, le physique au géométrique, et en soumettant les « yeux du corps »
aux « yeux de l’âme », selon les propres termes de Galilée que reprendra
Descartes. La matière est à la fois ce qu’il faut connaître avec sa raison, et ce qui
fait « obstacle » à l’expression des lois qui la structurent, parce que sa
complexité réelle apparaît illusoirement comme un phénomène simple (Galilée
et Descartes l’illustreront diversement, avec la trajectoire d’un corps lancé, avec
l’oscillation d’un pendule, avec la roue d’une charrette dans la boue, etc.). Si la
matière fait obstacle, c’est parce que sa nécessaire complexité empêche
nécessairement l’expression de la simplicité essentielle des lois qui la
gouvernent. Pour saisir ces lois, il faut pratiquer des « expériences de pensée »,
des « expériences idéalisées », où la droite remplace le mouvement réel, où il
n’y a plus ni frottement ni irrégularité, où la matière elle-même laisse place à un
ensemble de propriétés mathématiques. Et pour concevoir cette possibilité de
connaître les lois de la nature par delà l’expérience sensible que l’homme peut
en avoir, Galilée et Descartes à sa suite en vient à poser l’idée que « Dieu a écrit
la nature en langue mathématique », et que pour lire ce livre il convient

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d’utiliser l’alphabet mathématique dont Dieu a déposé les semences de façon
innée dans mon âme. Ce n’est pas un des moindres paradoxes de la physique
classique, que d’avoir formulé pour la première fois (contre la tradition
aristotélicienne et contre toute la théologie ambiante) des lois du mouvement de
la matière, qui soient immatérielle et dans une vérité immobile, éternelle.

Descartes cultive cette conception alors révolutionnaire de la vérité : une vérité


scientifique qui porte en elle-même (et avec quels succès face au monde !) la
négation de la matière, du temps, et de toute spécificité qualitative. De même,
cette vérité scientifique n’est concevable que dans le cadre d’un dualisme
corps/âme en l’homme, et de la position d’un Dieu qui à la fois ait pu déposer
des lois éternelles dans le monde et des capacités cognitives dans l’âme
humaine. Dieu est ainsi « source de toute vérité » comme le réaffirme le §206
des Principes de philosophie. Si bien qu’il peut affirmer en toute sincérité : « les
opinions qui m’ont semblé les plus vraies en la physique, par la considération
des causes naturelles, ont toujours été celles qui s’accordent le mieux de toutes
avec les mystères de la religion », en octobre 1637 dans sa lettre au Père Noël
(son ancien répétiteur au collège de La Flèche). Il en découle aussi la nécessité
que l’homme ait été pourvu d’une volonté infinie et d’une faculté innée de
discerner le vrai du faux, le fameux « bon sens » qui ouvre le Discours de la
méthode. L’homme doit être absolument responsable de ses choix cognitifs et
pratiques, en dépit des passions, douleurs du corps et résurgences du passé dans
les interstices de la conscience réfléchie dont sa vie est parsemée.

De ce qui précède il résulte que si chaque sujet est absolument libre et si la


vérité suppose l’immédiateté, l’éternité et l’immatérialité, on ne saurait
concevoir de réflexion rationnelle spécifiquement politique, ni même de morale
autre que provisoire et conservatrice par prudence, puisque dans les deux cas les
exigences et réalités pratiques sont temporelles, mouvantes et matérielles.

Allons plus loin : une pensée spécifiquement politique suppose toujours que la
société ne soit pas qu’une somme d’individus, mais que ceux-ci soient organisés
de sorte que la société possède des qualités non réductibles à celles des individus
qui la composent. Or c’est justement ce type d’émergence que la physique
galiléo-cartésienne rend inconcevable : il est impensable qu’il y ait dans l’effet
(le tout) plus de perfection que dans la cause (les parties). Le tout ne peut être
que l’articulation mécanique de ses parties, et si dans le tout une propriété
apparaît, c’est nécessairement qu’elle se trouvait déjà dans les parties.

Pour le comprendre, reportons-nous à un texte dans lequel Descartes explicite


cette logique. Parmi les Secondes objections aux Méditations métaphysiques
réunies par le Père Mersenne, il en est une qui objecte à l’idée (tirée de la
physique galiléenne) qu’il ne peut y avoir plus de perfection dans l’effet que

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dans la cause, l’expérience quotidienne de la génération spontanée des petits
animaux comme les vers, les mouches, etc. (cette croyance sera réfutée par Redi
quelques décennies plus tard, rétablie par Needham au milieu du siècle suivant,
réfutée peu après par Spallanzani, et définitivement réglée par Pasteur au XIX°
siècle). L’intérêt ici est dans la réponse de Descartes : la génération spontanée de
ces animaux ne peut pas provenir de la matière inerte où on les voit naître, soit
qu’on puisse réduire à la mécanique de leurs composants, soit qu’il y ait une
cause que l’on ignore et qui introduit les propriétés vivantes de l’extérieur.

Dans le cadre de cette conception des rapports entre Tout et Parties, aucune
qualité nouvelle ne pouvant émerger d’une réorganisation de la matière, on voit
mal comment une collectivité de sujets individuels pourrait être porteuse de
qualités autres que celles que possède chaque individualité.

Nous avons là, me semble-t-il, un bel exemple de liaison clandestine de la


science et de la politique : une certaine conception de la vérité et des rapports
tout/parties, portée par une science à un moment de son histoire, peut rendre
inconcevable une réflexion spécifiquement politique.

On remarquera que, dans le même contexte scientifique, d’autres démarches


politiques étaient possibles en philosophie. Mais le galiléen Thomas Hobbes ne
démontre-t-il pas dans son Léviathan qu’il n’est possible de mettre fin à l’ « état
de guerre » auquel les lois naturelles condamnent les hommes en société,
qu’avec le recours à une force étatique supérieure à la somme des autres forces ?
C’est ainsi le même principe mécanique qui permet le désordre et l’ordre, et non
la présence dans chaque partie de la logique du Tout qui les rassemble et les
dépasse. Parmi les autres possibilités, celle de Pascal, en poussant jusqu’au bout
le principe d’incertitude que Descartes concède dans la sphère pratique, pousse
aussi jusqu’au bout la logique de conformisme à l’état des choses existant de la
« morale provisoire » de Descartes, laquelle morale devient donc explicitement
définitive : « quand les lois sont une fois établies, il est injuste de les violer »,
dit-il dans ses Trois discours sur la condition des grands2, avant de préconiser
lui aussi quelques préceptes moraux. Bossuet partagera cette théorie de la
soumission aux puissances en place, dans le cadre de sa théorie du droit divin
exposée dans Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte. Comme si
l’idée de vérité absolue et éternelle, en passant de la théologie à la physique
naissante, avait rendu toute autre conclusion impossible. Il est significatif que
Spinoza, qui se singularise politiquement dans ce même contexte scientifique,
n’ait pu véritablement être compris qu’un siècle et demi plus tard.

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Pascal, Œuvres complètes, La Pléïade, pp.615 et sv.

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Cela ne signifie pas pour autant que les démarches évoquées plus haut aient
porté des idées politiques de même nature. J’ajoute en effet pour conclure sur
Descartes que cela ne signifie pas que sa philosophie n’ait pas eu de portée
politique proprement révolutionnaire par ailleurs : la laïcisation du débat public
que la physique rendait possible (la vérité n’est ni dans un Livre sacré ni dans
une Autorité quelle qu’elle soit, mais dans les lois du monde qui sont les mêmes
pour tous) et l’idée que tout homme est pourvu d’une faculté de discerner le vrai
du faux (présupposé principiel de toute démocratie), font bien de Galilée et de
Descartes les véritables initiateurs de la Philosophie des Lumières. D’ailleurs, si
l’on en doutait, on pourrait s’en convaincre en rappelant que le premier discours
idéologique nazi dès 1940 fut prononcé par le théoricien hitlérien Rosenberg et
s’intitulait « Pour en finir avec Descartes et la philosophie des Lumières ».
Diagnostic que devait aussitôt confirmer Abel Bonnard, le responsable des
affaires scolaires du gouvernement de Vichy : « Parmi toutes les idoles qu’il
nous importe d’abattre, il n’en est aucune dont il soit plus urgent de nous
débarrasser que ce Descartes qu’on a voulu nous représenter comme le
représentant définitif du génie français : il faut le faire passer par la fenêtre » !

Il n’en reste pas moins que la physique mathématique naissante a entretenu une
liaison clandestine forte avec le discours politique qui en épousait les principes
et la démarche. Cela peut se vérifier sur deux problèmes scientifiques qui ne
cesseront d’être remis en cohérence durant tout l’âge classique : celui de
l’évolution des espèces vivantes, et celui de la théorie cellulaire, que j’évoquerai
successivement. Il me semble en effet que ces deux exemples, parmi d’autres
possibles, permettent de comprendre en quoi ce qui se produit entre le XVII°
siècle et la première moitié du XVIII° a rendu possible le passage du mode de
pensée politique évoqué précédemment, à l’idée rousseauiste d’une possible
cohérence du Tout à partir de chacune de ses parties.

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De l’évolution sans histoire à l’histoire sans évolution

C’est par le biais d’une certaine conception des rapports entre temps et
mouvement que la réflexion politique a sans doute le plus fortement importé
clandestinement ses cadres théoriques. En rendant possible une conception
révolutionnaire du mouvement tout en niant la temporalité de son essence, la
physique galiléo-cartésienne a engendré un regard nouveau sur l’ensemble du
monde, regard qui n’a pas épargné la pensée politique. L’année même où l’on
brûlait vif Giordano Bruno, en 1600, James Uscher calculait que Dieu avait créé
le monde à 9 heures du matin, le 23 octobre 4004 avant JC. Comment concevoir
en si peu de temps une évolution qui conduise naturellement aux espèces

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vivantes actuelles ? En 1779, Buffon avait subi un déluge d’attaques parce qu’il
avait écrit que l’univers pouvait dater de 74000 ans, ce qui restait d’une
insuffisance comparable. Dans ses notes personnelles, il évaluait l’ancienneté du
monde à trois millions d’années, mais il n’osa pas publier une telle énormité.

Dès le XVII° siècle pourtant, sous des formes évidemment peu cohérentes à nos
yeux, l’idée d’une évolution des espèces put apparaître. Ainsi Lucilio Vanini
imagina que les astres purent donner forme à la matière pour finir par engendrer
les humains, descendants des singes et ayant commencé par vivre à quatre
pattes3. Il fut brûlé vif à Toulouse en 1619. Issac La Peyrère imagina aussi des
humains avant Adam, mais dut tout désavouer publiquement pour échapper au
bûcher4. C’est que les répressions ont longtemps (jusqu’au XIX° siècle, et même
sous certaines formes au XX°) conforté ce que les apparences et les croyances
engendraient d’illusions, lesquelles prenaient force d’évidence avec la tradition.

En fait, plus finement, c’est plutôt vers une interprétation finaliste de l’évolution
que ceux qui continuaient de refuser toute conception non religieuse de la nature
se sont tournés. Des observations convergentes n’ont cessé d’alimenter l’idée
d’une évolution, si bien que le fixisme pur fut progressivement condamné à
disparaître des hypothèses crédibles. Ainsi Benoît de Maillet imagina-t-il au
début du XVIII° siècle une descente continue du niveau des mers entraînant
l’adaptation et la transformation des espèces marines aux conditions terrestres,
toutes les espèces ayant donc une histoire, y compris l’homme qui aurait donc
des ancêtres aux pieds palmés, certains d’ailleurs avec un seul pied et un seul
œil, d’autres mi-ours ou mi-singes5. L’idée d’évolution devenant crédible, pour
l’essentiel la réaction à ce genre d’idées consista à en concevoir une
interprétation compatible avec la religion.

A l’aube du XVIII° siècle, Leibniz évoquait déjà une histoire de la vie, conçue
comme révélation dans le temps de la Création divine qui fut en revanche
complète et instantanée6. Ce siècle vit proliférer les théories de ce type, sous des
formes diverses, avec Charles Bonnet, Jean-Baptiste Robinet ou Maupertuis :
par le biais, par exemple, de l’idée d’un emboîtement des germes originels
semés par Dieu, on pouvait admettre une évolution, tout en affirmant qu’elle se
trouvait programmée dès le départ, ceci constituant une création instantanée que
le temps déploie ensuite sans hasard ni transformation découlant des seules lois
naturelles. C’était par exemple la conviction de Malebranche, qui remarquait
qu’un oignon de tulipe renfermait toute la plante future. Avec Swammerdam,
3
LucilioVanini, Dialogues sur les secrets de la nature, 1616. Curieux dialogues entre Alexandre et César !
4
Isaac La Peyrère, Pré-Adamites, 1655.
5
B. de Maillet, Telliamed ou Entretiens d'un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution
de la mer, la formation de la terre, l'origine de l'homme, publié en 1748, dix ans après la mort de l’auteur.
6
Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1705, mais publiés bien après la mort de l’auteur, en
1765.

12
puis de façon systématique Charles Bonnet, dans sa Palingénésie philosophique
de 17457, on en vint à penser que Dieu avait semé à l’origine les germes de tous
les êtres vivants, chaque germe contenant emboîtés de façon microscopique,
comme des poupées russes, les germes de toutes les générations ultérieures. Le
physiologue cartésien Haller avait même tenté de calculer le nombre exact de
germes que Dieu avait dû emboîter dans les ovaires d’Eve ! D’autres s’y
essayèrent avec les testicules d’Adam ! C’était ainsi la façon la plus moderne de
concilier les croyances religieuses et une possible évolution des espèces : il y
aurait ainsi évolution, mais cette évolution ne fait que déployer ce qui se
trouvait en germe dès l’origine, sans que rien ne puisse se créer de nouveau par
les seules ressources des êtres matériels. Ce fut la première forme de ce que l’on
appelle aujourd’hui dans les milieux intégristes le « dessein intelligent ». On
reconnaît certes un mouvement de la matière, mais ce mouvement n’a pas
d’histoire propre puisque en lui s’exprime un processus éternel, hors du temps.
C’est donc une évolution sans histoire.

Lorsqu’on considère les doctrines diverses du « droit naturel » de la même


époque culturelle, on peut être frappé de voir à quel point les divers « états de
nature » imaginés par les divers théoriciens politiques manifestent la même
dénégation du temps. Thomas Hobbes lui-même, athée mais disciple éminent de
Galilée qu’il alla même rencontrer en Italie, ne construit dans le Léviathan son
état de nature qu’à partir d’une idée de nature humaine porteuse de capacités et
de passions éternelles impliquant par nécessité une état de guerre dont les
humains ne peuvent s’extraire qu’en se soumettant à une force physique
supérieure à la somme de leurs propres forces. L’histoire qu’il décrit incorpore
certes du mouvement, mais celui-ci est inclus dans son origine au point qu’on ne
saurait dans ce cadre concevoir d’autre histoire possible. Ce sera aussi le cas de
Puffendorf puis de John Locke, lequel mettra dans l’ « état de nature » qu’il
construit dans son Second Traité du gouvernement civil de 1690 tout ce qui est
nécessaire (le langage, la technique, le travail, la propriété privée de la terre, la
monnaie !) à la justification d’un pouvoir sans partage des grands propriétaires
et possesseurs de capital monétaire. Ce fut une manière de faire dériver le
présent social de germes déjà présents de toute éternité dans « la nature ». Une
histoire sans évolution en quelque sorte. Et ce fut l’un des mérites de Jean-
Jacques Rousseau, dans la préface de son Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes, de déconstruire cette démarche, en
harmonie avec la façon que son ami Diderot a eue de déconstruire de la même
façon la démarche qui présidait à la doctrine de l’emboîtement des germes. Le
parallèle que je propose d’établir ici entre sciences et pensée politique est même
prouvé par cette collaboration des deux philosophes, que Rousseau revendique
dans son Discours. Il y a là de quoi comprendre le point commun de tous les
7
Etudiant la parthénogenèse du puceron, il avait observé que les femelles ont dès leur naissance, en elles, ce qui
donnera les futurs pucerons qu’elle engendrera.

13
cartésiens et néocartésiens en politique, à savoir leur commune soumission à
l’ordre social existant, quel qu’il soit d’ailleurs.

4
Les réunions de cellules

Il y a donc un lien étroit et cependant non explicité pour l’essentiel, entre –


d’une part - ce que les sciences posent à propos de la vérité, des lois, de la
nécessité, de la matérialité, des formes du mouvement, de la créativité ou non-
créativité de la matière, de la causalité, des rapports entre quantité et qualité,
comme entre tout et parties, et – d’autre part – les démarches de la philosophie
politique. C’est ce que l’on peut rapidement vérifier à propos de la théorie
cellulaire.

Celle-ci commence en 1665 : à l’aide d’un microscope rudimentaire, Hooke


observe dans une fine lamelle de liège de petites chambres fermées analogues
aux cellules des rayons de miel dans les ruches d’abeilles, et applique donc
publiquement ce mot à ce qu’il découvre8. A partir de là et pendant un siècle et
demi, d’observation en observation, on se préoccupera des parois de ces
chambres et non de leur fonction, car ce qui focalise alors l’attention c’est
l’alternative continuité/discontinuité du vivant. C’est l’idée d’une telle
discontinuité qui gouverne la pensée de Hooke (comme les atomes de la société
de Hobbes), et non l’observation elle-même. De même, ce sont d’autres a priori
interprétatifs qui susciteront une réaction à cette conception discontinuiste de la
vie, et non les progrès optiques réels dont bénéficient au cours des années 1670
Malpighi ou Grew. Ce dernier abolira cette discontinuité en décrivant un fluide
vivant initial à l’intérieur duquel naissent les petites chambres, qui perdent donc
le nom de cellule pour ne le retrouver qu’un siècle et demi plus tard.

L’interprétation de ce que voit l’œil s’enracine dans des représentations si


profondes, d’où la religion n’est pratiquement jamais absente, que cette idée
d’un fluide continu où naissent les cellules (ou bien même les noyaux seuls puis
les cellules autour !) sera cultivée jusqu’au XIX° siècle par certains pionniers de
la théorie cellulaire. Ainsi en 1835 Dujardin imagine-t-il une « gelée vivante »
appelée « sarcode » capable de s’organiser, en 1843 Hugo Von Mohl
(découvreur de la division cellulaire) voit-il un « protoplasma » antérieur aux
cellules, comme Schwann lui-même (l’un des concepteurs de la théorie
cellulaire) voit un « cytoblastème » où naissent les noyaux puis les cellules.

8
Hooke, Micrographia…, Londres, 1667.

14
Charles Naudin lui-même, en 1875, posera l’existence d’un « blastème
primordial », significativement comparé au « limon de la Bible ». Le moins que
l’on puisse dire, c’est que ces grands scientifiques n’en restaient pas aux faits
pour construire leurs théories. Chacun observe, décrit, mais ne peut rendre
compte de ces représentations sans les unifier dans une interprétation plus vaste
et plus abstraite laquelle, comme pour l’artiste, n’est pas forcément consciente.

Ce sont des éléments culturels très divers qui conduisent à voir de la continuité
ou de la discontinuité dans le vivant, de même qu’une foule d’autres
interprétations surplombent la pensée lorsqu’il s’agit de voir dans le tout un
accolement de parties, ou bien dans les parties des subdivisions secondes d’un
tout alors premier, ou encore dans les parties des éléments porteurs de la logique
du tout. Cette pluralité de logiques est à l’œuvre dans le champ de la philosophie
politique. On peut avec Hobbes9 concevoir les atomes individus comme
premiers, en conflit, et nécessitant une force mécanique supérieure à la somme
de leurs forces pour assurer la cohésion du corps social. On peut avec Bossuet10
poser une cohésion patriarcale première d’essence divine dont les individus ne
sont que les parties absolument subordonnées. On peut avec Jean-Jacques
Rousseau11 concevoir la logique du tout social portée par chaque partie-citoyen.
Cette pluralité de logiques est à l’œuvre aussi dans le champ biologique. Dans la
tradition physique mathématique, Haller « verra » la « fibre » comme élément de
tous les organismes vivants dont les modes de tissage (d’où la métaphore
interprétative des « tissus ») diversifient nerfs, muscles, tendons etc. Haller ira
jusqu’à expliciter la nature de sa grille interprétative : « la fibre est pour le
physiologiste ce que la ligne est au géomètre »12. Haller, en l’occurrence, cultive
l’héritage de la physique mathématique. Certes ces fibres sont difficiles à voir
avec les yeux, mais la raison en pose l’existence, ainsi que celle de petites
« lames » qui forment de petits espaces à l’intérieur. Au même moment Linné13
pose l’existence d’éléments universels des êtres vivants, de fines « particules »
qui selon leurs organisations et leurs désorganisations donnent forme à tel ou tel
être vivant. La vie ne serait plus ici dans les éléments mais dans la forme
organisée14.

Au même moment aussi Buffon15décrit ce qu’il voit non avec ses yeux mais
« avec son raisonnement » : des « molécules organiques » porteuses de la

9
Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et
civile, 1651.
10
Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture Sainte, L.II, A 1, édition posthume 1709.
11
Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, 1762.
12
Haller, Eléments de physiologie, 1757.
13
Linné, Voyage en Vestrogothie, 1749.
14
On sait que Diderot hésitera sans cesse entre ces deux hypothèses. Cf. JP Jouary, Diderot et la matière vivante,
Ed.Messidor, 1992.
15
Buffon, Histoire naturelle des animaux, 3° volume, 1748. Cela fait partie des livres que Jean-Jacques
Rousseau offre à son ami Denis Diderot, alors enfermé au donjon de Vincennes, au début de l’été 1749.

15
cohérence de tout l’organisme grâce à l’attraction newtonienne, comme autant
de citoyens rousseauistes. Ainsi, on le voit, entre le politique et le biologique,
c’est toute une analogie qui ne cesse de s’opérer, transférant de l’un à l’autre
domaines certaines relations générales entre discontinu et discontinu, comme
entre tout et parties. Au même moment enfin Maupertuis explicite cette analogie
à propos de l’instinct qui attire les particules : « Cet instinct, comme l’esprit
d’une République, est-il répandu dans toutes les parties qui doivent former le
corps ? Ou, comme dans un Etat Monarchique, n’appartient-il qu’à quelque
partie indivisible ? »16.

Dès lors, il n’est pas étonnant que ce soit dans une l’ambiance romantique
allemande que la théorie cellulaire achève sa mise en cohérence, là où se répand
l’idée que l’Etat à la fois conserve et dépasse les individualités, tandis que le
suffrage universel atomise la volonté, selon les mots de Novalis. Les rêveries
biologique de Oken sont marquées par l’école de Schelling et, après bien des
hésitations, en viennent à penser le rapport cellules/organisme sur le modèle du
rapport hydrogène et oxygène/molécule d’eau : non pas un « accolement
mécanique », mais « une véritable interpénétration, un entrelacement »17. Ce
point de vue chimique est aussi politique et, plus fondamentalement,
philosophique. Il est significatif que Schleiden, qui formule la théorie cellulaire
pour les végétaux18, ait subi l’enseignement de Oken à Iéna, et que ce soit en
travaillant avec Schleiden que Schwann généralisera cette théorie à tous les êtres
vivants entre 1839 et 1842 dans une série d’articles. Avec la double affirmation
que la cellule est le seul composant de tous les êtres vivants, et que toute cellule
dérive d’une cellule préexistante, la théorie cellulaire est enfin construite, un
siècle et demi après sa première observation. Or ces deux affirmations ne
peuvent provenir du seul microscope, mais avant tout du raisonnement nourri de
multiples facteurs culturels qui forment une grille interprétative nouvelle, encore
une fois.

Dans le cas de la théorie cellulaire, l’analogie avec la sphère politique semble


bien avoir joué un rôle déterminant. En témoignent encore les métaphores de
ses fondateurs eux-mêmes. Schleiden remarque que puisque chaque cellule
possède à la fois une vie propre et un rôle en tant que partie du tout, l’organisme
« n’est pas une autocratie ». Schwann : « chaque cellule est un citoyen ».
Claude Bernard : l’être vivant est comme « une Cité ayant son cachet spécial ».
Haeckel : « Les cellules sont les vrais citoyens autonomes qui, assemblés par
milliards, constituent notre corps, l’état cellulaire »19.

16
Maupertuis, Vénus physique, 1745.
17
Oken, De la génération, 1805.
18
Schleiden, Sur la phytogenèse, 1838.
19
Sur tout cela, Cf. G.Canguilhem, La connaissance de la vie, 1967, pages 43 et suivantes.

16
La récurrence de ces analogies ne peut relever du hasard : dans les deux cas,
c’est un nouveau regard sur les choses qui a dû progressivement se construire,
par-delà les objets qu’a pu rencontrer ce regard. Pour la cellule comme pour le
citoyen, il faut parvenir à concevoir qu’un ensemble ne soit pas que la somme
de ses éléments mais présente des caractéristiques propres, et que chaque
élément ne soit pas qu’élémentaire, mais possède en même temps des propriétés
de l’ensemble. Sans cette double unité de contraires il n’y a ni compréhension
de ce qu’est une société, ni appropriation de ce qu’est le politique, ni
compréhension de ce qu’est un être vivant.

5
Les molécules démocratiques

La meilleure manière de confirmer et mieux comprendre cette relation subtile


entre les sciences et la politique est sans doute de prendre un cas de
déconstruction et de reconstruction de cette relation : ce que réaliseront
conjointement Diderot, Buffon et Rousseau en biologie, en philosophie et en
politique.

Basculant dans une conception matérialiste athée du monde à partir de sa Lettre


sur les aveugles de 1749, Diderot va déconstruire les modèles dominants des
êtres vivants et de leur formation. Parce que l’Irlandais Needham a prétendu
réaliser en laboratoire une génération spontanée de petits êtres vivants à partir
de matière inerte en putréfaction, Diderot va poser la possibilité d’une origine
de la vie sur Terre sans aucune intervention divine, par les seules ressources de
la matière. Dès lors, il n’a plus besoin de supposer le mouvement ultérieur du
monde comme étant inclus dans son point de départ, et s’interdit de penser une
finalité quelconque dans ce mouvement, ce qui étaient les deux piliers des
relations classiques entre sciences et politique. Nourri des œuvres de Newton
(qu’il a traduites), Buffon (qu’il étudie grâce à Rousseau), Maupertuis (dont il
s’inspire tout en critiquant son spiritualisme), Bordeu (chef de file de l’école
vitaliste de Montpellier), Rouelle (dont il suit les cours de « chimie-alchimie »
pendant trois années, en même temps que Lavoisier) et de tout ce que Paris
compte d’esprits créatifs et scientifiques, Diderot met progressivement en place
cette représentation, que l’on peut résumer en quelques principes : toute matière
est mouvement (mécanique, intime et interactif) ; toute matière est vie (soit en
raison d’une « sensibilité universelle » activée par les changements
d’organisation, soit en raison seulement de cette organisation) ; toute matière
peut ainsi passer de l’inerte au vivant ; tous les êtres vivants dérivent d’une
évolution à partir de premiers êtres nés spontanément comme dans les fioles de
Needham ; les êtres vivants se reproduisent en combinant ce qu’ils tiennent de
leurs deux géniteurs (et non de l’un des deux seulement comme on l’affirmait

17
de façon dominante) ; cette reproduction tend à conserver ainsi l’identique mais
une adaptation au milieu, une élimination du pire et une lutte entre individus et
entre espèces produisent une évolution non finalisée dont le résultat permet
d’expliquer l’existence et la cohérence de tous les êtres actuels.
Pour parvenir à cette représentation révolutionnaire du vivant, Diderot s’appuie
notamment sur la théorie de la « molécule organique » que Buffon expose dans
le III° volume de son Histoire naturelle des animaux en1748. A noter que
Diderot a pris connaissance de cet ouvrage en 1749, emprisonné dans le donjon
de Vincennes après la publication de sa Lettre sur les aveugles, ouvrage que
Rousseau lui a alors offert pour l’aider à supporter sa peine (c’est la fameuse
« molécule paternelle » évoquée dans le Neveu de Rameau). De quoi s’agit-il,
schématiquement ? Buffon imagine que des particules sont produites en excès
dans chacune des parties de notre corps, qu’elles voyagent dans le sang
jusqu’aux organes génitaux où elles s’organisent en une « molécule » laquelle, à
la suite d’un acte sexuel, entrera en contact avec une molécule de l’autre
personne. Chacune de ces molécules renferme donc tout ce qu’on appellerait
aujourd’hui « l’information » pour produire un être identique. Elles se
combinent en une nouvelle molécule qui retient tel ou tel caractère de chaque
géniteur. Cette nouvelle « molécule » porte donc la programmation d’un nouvel
être qui se formera autour d’elle, que Buffon qualifiera donc de « moule
intérieur ». Il y a donc dans cette partie infime toute la logique du tout dont elle
fera partie.

Diderot et Buffon parviennent ainsi, dans le champ de la représentation


scientifique du vivant, à déconstruire à la fois la nécessité d’une force extérieure
aux parties pour assurer la cohérence de l’organisme, et toute finalité originaire
qui réduise l’évolution au déploiement d’un mouvement inscrit de toute éternité
dans son origine. Ce qui inspirait les doctrines politiques dominantes laisse
ainsi place à une nouvelle logique. En même temps, le temps de la matière sera
conçu comme créateur de nouveautés qualitatives.

Il appartiendra à Rousseau d’innover en ce domaine dans ce nouvel état


d’esprit. Au début de son Discours sur l’inégalité, il précise et souligne
fortement qu’il va aborder la question politique à la manière des physiciens de
son époque. Ainsi, il va radicalement expurger de son « état de
nature hypothétique » tout présupposé qui induirait une forme pré-déterminée
d’histoire ultérieure. Il va combiner la nécessité des « circonstances » et la
pluralité des possibles liés au déficit d’instinct de l’espèce humaine, pour
concevoir une histoire humaine créatrice de nouveautés tant dans l’action des
hommes sur la nature, que dans la construction même des hommes. Ce que nous
sommes devenus n’était donc nullement inscrit de toute éternité dans une
quelconque origine ni en quelques dessein préalable. L’Etat n’est nullement une
force qui permet et explique l’ordre social, mais une force dont on explique

18
l’émergence par les actions de l’ensemble des membres d’une société (après
Spinoza et bien avant Michel Foucault, Rousseau verra donc le pouvoir comme
une sorte de capillarité du bas vers le haut. Dès lors, c’est chaque partie qui est
actuellement porteuse de la logique du tout social (ce qui explique la sévérité de
Rousseau vis-à-vis des passions populaires égoïstes et intéressées), et c’est donc
bien chaque partie qui devra être porteuse d’une nouvelle logique future, celle
du « contrat social » qu’il construit dans l’ouvrage qui porte ce nom. Puisque
toute dépossession de la liberté de chacun invalide la légitimité de tout contrat,
il faudra donc que chaque citoyen n’obéisse qu’à lui-même en obéissant aux
lois qu’il s’est données.

Où l’on voit que les conceptions de l’évolution du vivant et de sa structure


cellulaire convergent vers les mêmes alternatives que celles qui opposent
Rousseau à tous les autres théoriciens politiques de l’âge des Lumières.

6
Marx, utile et incertain

Ce qui précède est loin de mettre fin aux contradictions que le discours
politique importe des sciences de la nature. Car si le politique est inséparable
d’une certaine façon de concevoir le mouvement des sociétés, elle requiert aussi
une action présente qui vise à produire du futur. Si, avec notamment Diderot et
Rousseau, on conçoit le mouvement naturel et social avec les lois qui
combinent le nécessaire et le possible, le futur est alors à la fois présent à titre
de tendance, et possible parmi d’autres possibles, il faut souligner aussi que ce
futur que vise le politique (quel que soit ce futur) est absent de la raison et de la
volonté humaines, obstruées par les conditions historiques qui ont produit les
hommes « tels qu’ils sont » (pour reprendre les termes du début du Contrat
social). Lorsque Rousseau écrit qu’il faudrait que les hommes fussent avant les
lois ce qu’il ne peuvent devenir que par elles, il démontre (comme le Platon de
la République en son temps) l’impossibilité de penser la création de nouveauté
politique future. C’est que le futur est à la fois présent et absent dans le présent.

C’est bien cette existence spectrale que Marx évoque dans la première phrase du
Manifeste, spectre qui, comme celui de Shakespeare, à la fois est et n’est pas. En
1848, contre ceux qui avaient rédigé une « Profession de foi » ou des
« Principes » à enseigner le communisme, Marx reprenait de l’Idéologie
allemande sa réfutation de toute définition du « communisme » comme « un état
qui doit être créé » ou « un idéal sur lequel la réalité devrait se régler », mais le
définissait comme « mouvement réel qui abolit l'état actuel ». Il s'agira donc de
rendre manifeste ce mouvement, parce qu'il est « grand temps » écrit Marx.

19
C’est que, depuis 1843, Marx affirme « Nous ne nous présentons pas en
doctrinaires avec un principe nouveau: voilà la vérité, à genoux devant elle !
Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés en
son sein »20. Marx reprend cette idée dans le Manifeste : « Les propositions
théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, sur des
principes inventés ou découverts par tel ou tel utopiste. Elles ne sont que
l'expression générale des rapports effectifs d'une lutte de classes qui existe, d'un
mouvement historique qui s'opère sous nos yeux ». Ce livre vise donc à rendre
manifeste le communisme comme processus existant de façon spectrale. D’où la
première phrase du Manifeste : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du
communisme ». Il n'a rien d'un « projet » parmi tant d'autres qui circulaient à
l'époque. Ce qui signifie en clair que Marx bouleverse les rapports que le présent
et le futur entretiennent dans les philosophies politiques antérieures, en même
temps que les rapports entre le « haut » et le « bas » (à la suite de Spinoza et
Rousseau). Si l’on prétend écrire présentement le futur dans la théorie, alors –
comme chez Platon, comme chez Rousseau, comme chez tous les socialistes
utopistes – le peuple apparaît comme un obstacle et le changement social
suppose qu’il soit plus ou moins imposé à ce peuple. Ce rapport du futur et du
présent induit ainsi un rapport entre le « haut » et le « bas ».

Or, pour Marx, et singulièrement dans Le Capital, il ne peut y avoir de lois


sociales comme il y a des lois naturelles : dans le premier cas, le sujet et l’objet
ne font qu’un, si bien que toute loi suscite chez les humains des comportements
qui concourent à sa réalisation. Il n’y a donc de loi que tendancielle, et une
initiative humaine s’affirme dans les interstices de l’aléatoire. Dès lors que « ce
sont les hommes qui font l’histoire », il n’est d’autre vérité que produite et de
théorie que portée par le mouvement réel lui-même. C’est pourquoi, contre les
« marxistes » de son temps, Maurice Merleau-Ponty avait-il raison d’écrire à la
fin de sa Phénoménologie de la perception que « notre rapport au vrai passe par
les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n'est pas au vrai que
nous allons ». En effet, cette vérité est inséparable de la créativité collective du
peuple, elle n’est donc ni prédéterminée, ni finalisée, et résulte non pas de
chaque élément (et encore moins d’une individualité, aussi géniale soit-elle),
mais de l’ensemble des actes et pensées de l’ensemble des membres d’une
société. L’aléatoire est dans le déterminisme, le temps est créateur et
irréversible.

Cette façon de révolutionner la pensée politique (qui reste si méconnue et si


caricaturée qu’on ne peut la dater ni du XIX° ni du XX° siècles) est
indissociable d’autres pensées, d’ordre scientifique. On pense bien sûr à la
démarche de Charles Darwin, mais aussi à la thermodynamique, la théorie

20
Lettre à Arnold Ruge de 1843.

20
quantique, aux structures dissipatives de la physique contemporaine. Avec le
recul, bien des idées politiques en gestation dans les théories comme dans les
pratiques, révèleront encore de nouvelles mais étroites relations clandestines
entre les sciences et la politique.

Si, face aux prétentions de la physique et des métaphysiques du XVII° siècle


Pascal pouvait qualifier Descartes d’ « inutile et incertain », c’est toute une
nouvelle pensée qui revendique d’être reconnue comme utile et incertaine, au
sens ou le physicien Ilya Prigogine parlait de « fin des certitudes » en physique.
Celle-ci en effet, en incluant dans ses propres lois l’aléatoire, l’irréversibilité
temporelle, le relatif, supprime du même coup ce qui, dans les sciences, invitait
à des formes de pensée logique qui tendaient à la fois d’une part à engendrer
une contradiction entre rationalité et démocratie (comme Platon, mais aussi en
un autre sens Rousseau, et la plupart de nos contemporains) et d’autre part à
rendre inconcevable un changement social sans initiative étatique déterminante.

C’est dans ce contexte, et à la lumière de cette longue histoire de liaisons


clandestines des sciences et du politique, que l’on peut reconsidérer le
problème : « Il est devenu essentiel que sciences et démocratie inventent une
nouvelle forme de dialogue », comme y appelaient Ilya Prigogine et Isabelle
Stengers en 1998 dans leur ouvrage Entre le temps et l’éternité.

21

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