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N 650 (139) parwin - ou 1téventure de lespéce... (2W-25 janvier et 19-20 mars) (*) Si jlai inclus Darwin parmi "mes mutants", clest & cause de 1'influence profonde que sa théorie de i'Evolu- tion a exercé sur l'histoire de la pensée, et plus particuliérenent, sur la conception que 1'honme se fait de lui-néme, de son histoire et de sa place dans le régne du vivant. Tl y a peu dthonmes sirement, au cours de notre histoire, qui alent exercé une influence de portée comparable. Dans les temps modernes Je ne vois guére que Freud (dont 1'influence me paratt plus profende et plus cruciale encore). TL est vrai que du point de vue spirituel qui eat le mien ici, ce réle exceptionnel de Darwin n'implique pas forcément qu'il soit justifié de voir en lui un "mutant". Depuis que Je me suis décidé pourtant (un peu “au pif", conme pour Hahnemann, & un moment oi je ne savaie encore presque rien de lui) de-l'inclure dans ma liste de mutants, je me suis procuré quelques livres de lui et aur lui, et j'ai eu l'ocea- sion de faire ainsi un peu mieux connaissance avec son oeuvre et avec sa personne. Je voudrais A présent essayer de les situer briévement. Il va de soi que Je suis intéressé a situer l'oeuvre non dans une optique "scientifique" au sens étroit du terme (ce qui échapperait d'ailleurs & ma compé— tence), mais dans une optique "philosophique". Ce qui m'intéresse ici n'est pas un certain savoir plus ou moins technique et spécialisé de naturaliste, doublé d'un géologye et d'un paléontologiste, mais bien une vision du Monde et de l'homme dans le Monde - unevision qui nous concerne tous, et (en principe du moins) accessible A tous. Dans cette optique, je crois que le principal apport de Darwin est d'avoir fait de 1'Evolution des espéces vivantes en général, et de celle de-l'espéce humaine plus particuliérement, une réalité désormais irrécusable. Depuis plus d'un siécle, cette réalité fait partie du "baga~ ge culturel" de toute personne tant soit peu cultivée. Et surtout, elle est présen- te, qu’on le veuille ou non, dans toute réflexion sur le devenir humain & longue échéance, qu'il s'agisse d'un passé qui se perd infiniment loin dans la nuit des Ages, ou des destinées qui nous attendent (sauf accident de parcours !) et qui nous appellent, dans un avenir non moins noyé de brumes. (*) Suite de 1a note précédente "L'Eclaireur". Le premier jet de 1a présente note est des 24 et 25 janvier, et a été écrit en cours de rédaction de 1a note "Les mutants (5) : 1'éventail des mutants" (n° 112), des 24-26 janvier. Il s'agissait drabord, en cours de route, de m'expliquer & moi-méme pourquoi j'avais inclus Darwin au nombre de mes mitants. Au lieu de quelques lignes ou d'une page ou deux, a a pris huit pages, aussi j'en ai fait une note séparée que je pensais insérer dés les jours suivants. 11 vaut mieux tard que jamais N 651 Pensant 4 Darwin et & 1'Evolution, on pense aussitét Al' Arbre de 1} Evolution (dit aussi "arbre philogénétique") - cet "Arbre" gigantes- que formé de toutes les espéces végétales et animales présentes et passées, issues les unes des autres A partir d'un méme tronc commun représentant des générations innombrables d'espéces originelles d'étres unicellulaires ; un Arbre dans lequel notre fragile et altiére espéce est une des derniéres brindilles dans un foisenne- ment exubérant de branches, de branchettes, de rameaux et de ramilles qui ont bour- geonné un & un et ont poussé et se sont ramifiés A 1"infini au cours de milliers de milliers de millénaires. Cette puissante image mentale de 1'Arbre nous donne désormais une perspective saisissante de l'unité essentielle derriére toutes les formes connues de vie sur terre, et de l'incessant processus créateur de croissance et de transformation qui est & l'oeuvre dans cette unité infiniment diverse, prodigieusenent riche du vivant. Et celui qui, au dela d'un “bagage cul~ turel" tout cérébral, a vu et senti pleinement cette unité inimaginable et pourtant & présent bien tangible, irrécusablement réelle ; celui qui comprend que notre espéce telle que nous 1a connaissons aujourd'hui (et & présent dans une bien mau- vaise passe...) est, comme toute autre dans le foisonnement des innombrables espé- ces vivantes, l'aboutissement d'un trés long chemin évolutionniste, lequel s'est poursuivi sur des milliards d'années & travers un nombre prodigieux de moments créa- teurs (ou "mutations"), & partir de 1'espéce originelle la plus primitive de toutes, dont les individus, au lieu d'étre des hommes et des femmes, sont réduits chacun & une seule cellule vivante (comme une toute premiére ébauche de 1'Homme qui déJja se profilait & l'horizon des temps encore infiniment lointains...) - en celui-1a, les yeux sont préts & s'ouvrir aussi sur la conséquence logique, pour les temps non consommés encore, de cette vision d'un passé vertigineux. Car tout présent est appelé & devenir passé et & prendre sa place comme une é ta pe dans les mémes Processus du devenir que nous pouvons observer et contempler dans l'histoire du passé. L'Evolution que nous voyons se poursuivre au cours de durées qui confondent itimagination, tant elles dépassent toute échelle humaine - ce processus créa~ teur immémorial ne s'est pas arrété ni hier ni aujourd'hui, comme par enchantement ! En ce moment méme of j'écris ces lignes, et aussi longtemps que sur cette terre germent et poussent les mousses et les brins d'herbes et les buissons et les arbres et que s'accouplent et que foisonnent les bétes de la terre et des eaux et des airs, 1'Arbre de Vie pousse et bourgeonne et se déploye sous une méme poussée de séve qui monte depuis les obscurs finfonds de 1'éternité. S41 y a une force en action dans le monde du vivant dont nous pouvons 4 bon droit attendre qu'elle con~ tinue et continuera a étre active a tout jamais (alors que peuples et empires et N 652 religions et continents et les espéces elles-mémes passent comme passe le sable sous le vent...), c'est bien la Force en oeuvre dans 1'Evolution, c'est cette puis- sante montée de Sve qui n'a cessé d'agir et de créer, depuis le jour infiniment lointain ol la vie timidement s'est mise @ germer au fond dee eaux, sur une planéte nue. Et si d'une cellule primitive, au bagage génétique le plus fruste, et A tra- vers des myriades de formes diverses s'est ébauché par degrés et s'est dégagé labo- rieusement 1' homme tel qu'il nous est connu A présent (pour le meilleur et ) éternités, dans cet infime instant emporté déjA par le fleuve incessant du devenir pour le pire...), en quoi donc nous, hommes d'aujourd'hui, suspendus entre deux qui nous porte en avant - en quoi sommes-nous appelés & notre tour a nous trans— former ? Ctesb cette vision de 1' Evolution, de cet Arbre de Vie qui, embrassant la mul- titude totale des espéces, pousse et bourgeonne et se déploye depuis les origines du Monde du Vivant et qui continue en ce moment méme & pousser et & bourgeonner dans une ascension sans fin dont les lois et les fins nous échappent - c'est cette vision qui seule m'importe. Une vision si simple qu'un enfant peut la comprendre ! (Bt il la comprendra et la fera sienne bien mieux et plus pleinement, sfrement, que la plupart des adultes de ce temps de ténébres...) Peu importent, au fond, les dé tails qui remplument le tableau. Moi-méme serais bien incapable de nommer ne serait ce que quelques unes des principales étapes dans le chemin sinueux de branchement en branchement, qui méne depuis le tronc commin jusqu’a nous : tellee éponges ou = de ntai tels corails ou tels poissons peut-8tre, ou telle lignée de mammiféres pas eu la curiosité encore, j'avoue, d'aller dégotter un ouvrage de référence pour m'informer de 1'état de l'art A ce sujet. Du temps de Darwin, d'ailleurs, on n'en connaissait encore que des tout pe- tits bouts, de 1'Arbre, et siirement on était bien loin encore d'avoir pu s'assurer que c'est bel et bien un seul Arbre, et non toute une Forét - qu'il n'y a qu'un seul tronc, et non pas deux, ou cent ! Mais du moins, avec 1a publication de "L'Origine des Espces" en 1859 (quatre ans aprés celle des "Feuilles d'terbe" de Whitman...), le coup d'envoi était donné : 1'Evolution était devenue une réalité visible et tangible, présentée avec un luxe de détails impressionnant. Par la logi- que intérieure de la recherche, une fois bien vues les branches et certains branche- _ ments qui les relient entre elles, on ne pouvait manquer de remonter de proche en proche jusqu'au tronc et, en y mettant le temps qu'il faudrait, de dégager une ima- ge d'ensemble plus ou moins grossiére ou plus ou moins fouillée de 1'Arbre de Vie tout entier (*). (*) Avant 1'impressionnant essor de la biologie moléculaire dans la deuxiéme N 653 moitié de ce siécle, le seul moyen connu pour déterminer des filiations entre espéces et, par 18, pour tracer des portions de 1'Arbre phylogénétique, était par l'étude des vestiges fossiles (paléontologie). C'est par des prodiges d'ingéniosité qu'on est parvenu, au cours d'un siécle, a déterminer dans les grandes lignes la structure de 1'Arbre. Cette connaissance s'est considérablement précisée grace aux méthodes, beaucoup plus puissantes pour ce qui concerne les espéces actuellement vivantes, de 1a biologie moléculaire, basée sur 1'étude des relations de parenté entre certaines macromolécules organiques (protéines), qu'on retrouve sous des for- mes voisines dans les esp8ces appartenant A quelque grand groupe donné, voire dans toutes. C'est un fait remarquable que par deux méthodes totalement différentes, et A des corrections mineures prés dans le tableau "paléontologique", on arrive a un néme tracé de i'Arbre (mais beaucoup plus détaillé avec la méthode moléculaire). Ltexistence de celui-ci n'a & présent plus rien d'hypothétique : c'est un des faits les plus solidement établis dans les sciences ! Alors que le "Darwinisme” au sens étroit et technique du terme, comme une tentative d'explication mécaniste du proces- sus évolutionniste, reste une hypothése, et que celle-ci A d'autant moins de chances d'@tre jamais prouvée, qu'il tombe sous le sens qu'elle est fausse (et méme, prise Ala lettre, folle a lier. Les mécanismes que Darwin a mis en évidence (ceux de "sélection naturelle" et de "sélection sexuelle" notamment), qui entrent en jeu dans 1a formation d'esp- ces nouvelles & partir d'espéces anciennes, si intéressants et méme importants qu'ils soient pour le savant naturaliste, me paraissent relativement secondaires dans une optique philosophique. Conformément & l'esprit de son temps, et en réac~ tion contre l'emprise séculaire d'une pensée religieuse tyrannique et étriquée, le mirage qui hantait Darwin et la plupart des savants de son temps (et méme d'aujour- "hui, 1'inertie humaine aidant...), c'était d'avoir une "explication" totalement mécaniste de tous les phénoménes observables, et y compris du processus de 1'Evolution. A la fagon, un peu, du fonctionnement d'une horloge, par agencement d'engrenages ; juste un peu plus délicat quand méme, puisqu'il était clair d'emblée que les "lois du hasard" auraient tout autant voix au chapitre que les lois mathé- matiques, physico-chimiques, physiologiques, voire psychologiques. Au siécle der- nier, et dans une moindre mesure dans notre siécle encore, ce "mirage" (comme je viens de l'appeler) a été fécond (comme avait été féconde aussi, en son temps, la toute aussi impossible recherche de 1a fameuse "pierre philosophale" qui ) : 41 a conduit des savants & mettre en évidence transformerait le plomb en or des écanismes et A les étudier de prés, partout oli ils le pouvaient, y compris dans les sciences de la vie ; des mécanismes qu'il fallait assurément qu'un jour nous découvrions, ne serait-ce que pour pouvoir nous faire une idée réaliste, un jour, jusqu'od exactement va l'emprise de "la mécanique" (y compris celle du hasard), et ob exactement se situe le point (si on peut vraiment le situer) of entre dans le tableau une Intelligence et une Intention créatrices... N 654 Que, sous la forme simpliste du crédo mécaniste, c'est pourtant bel et bien e) un mirage qu'on poursuit 1a, et qu'il faut étre aveugle (sinon méme fou A lier. pour y croire vraiment, ou ne serait-ce que pour faire semblant d'y croire (car il n'y a personne pour y croire "vraiment" ), c'est 1A une simple question de bon sens (ou de sain instinct) philosophique. Bien sGr, ni Darwin ni personne dans tous ses esprits ne prétendrait, en voyant (disons) un peintre qui peint une toi- le (*), que ce n'est 1a qu'un jeu purement fortuit de mécanismes anatomiques et physiologiques et (du céteau toile et pinceau) physiques et mécaniques, se dérou- lant au hasard, voire méme 1'écoulement stochastique d'un tourbillonement d'atomes et d'électrons ; que ce serait donc un processus sans lien avec un propos, avec une intention qui seraient présents dans le peintre et qui agiraient avec persistance, en chaque instant, pour se traduire dans son oeuvre au fur et a mesure que celle-ci progresse et que le propos lui-néme évolue et mirit. Les véni- cules matériels, comme la toile, les pinceux, les tubes de peintures... ou les os, les tendons, les cellules nerveuses..., ainsi que les "mécanismes" dans les- quels ces "véhicules" s'insérent et les "lois" qui les régissent, apparaissent ici comme subordonnés, comme les instruments du propos.créateur & l'oeuvre devant nos yeux. Et si les tableaux (et jusqu'aux pires croiites !) qui ornent nos appartements ou les murs de nos musées passent pour des eréations, il serait difficile de refuser cette qualité au prodigieux Tableau Vivant qu'est le foisonnenent et 1'évolution de la vie sur notre terre, a partir de son etade int~ tial amorphe de: planéte; bouillante et déserte (telle une toile vierge attendant le pinceau du Maitre...) ; une Oeuvre magistrale en vérité, 1'Geuvre des oeuvres, dont ces tableaux de maitre et toute oeuvre humaine ne sont, aprés tout, que des infimes et sporadiques manifestationsmarginales (™) ! Pas plus que pour les détails sur la topographie de 1'Arbre de 1a Vie, ou sur certains mécanismes écologiques ou moléculaires qui sont en oeuvre dans le bourgeonnement et le développement de ses nouvelles branches, je ne suis particu- (Fy Jvaurais pu aussi bien, bien sr, prendre l'exemple d'un musicien composant ou jouant une musique, ou d'un savant développant une théorie (par exemple Darwin lui-méme écrivant l'Origine des Espéces...) ; ou méme, tant qu'a faire, n'importe quelle activité humaine ou animale dans laquelle la présence d'un propos, qui seul donne son sens & cette activité et qui en est la vraie "cause" (finale est évident pour tous. , (**] Comparer ces réflexions avec celles poursuivies dans les notes "Le Créateur — ou la toile et la pate" et "La cascade des merveilles - ou Dieu par la saine rai- son" (n®s 22, 30). La vision évolutionniste est également évoquée dans la note "Richard Maurice Bucke - ou l'apétre de l'autre réalité" (n° 7u). N 655 ligrement intéressé, dans cette vision de 1'Evolution & laquelle le nom de Darwin reste A jamais lié, & faire la part de ce qu'il a lui-méme apporté en propre, et de ce qui était déja plus ou moins "en l'air" de son temps, dés avant 1a publication de 1'"Origine des Espéces" (*). Ce qui est sir, c'est qu'au moment o parait cette magistrale synthése, le temps était mir @ point, dans le monde scientifique et dans un large public de "gens éclairés", pour la recevoir A bras ouverts. Il y avait alors, dans le monde intellectuel, une grande fermentation des esprits autour de l'idée générale de transformation . Depuis un sia ele dé Ja, on était en train de découvrir que notre bon vieil Univers, et & quelque niveau qu'on le regarde, bien loin d'étre immuable comme on l'avait cri depuis toujours, se transformait au contraire sans répit. Tout ce que nos habitudes de pensée invétérées, et 1a durée dérisoire d'une seule vie humaine (laquelle enferme notre expérience vécue présente a la mémoire), nous avaient présenté comme fixe et solide comme le roc, soudain se mettait A bouger et A couler, tel un Fleuve insai= sissable sans commencement ni fin ! Sur notre habitacle 1a terre ferme et dure, les montagnes naissent, se dressent et se désagrégent ou s'affaissent pour sombrer dans la mer ; la mer s'étend, se creuse, puis se rétrécit et se desséche pour laisser la place au départ, conquis a son tour par la savane, suivie par des foréts qui paraissent éternelles comme les montagnes de naguére. Elles disparaissent 4 leur tour, rabotées par les glaciers ou submergées sous les flots. De méme, & 1'échelle cosmique. Kant (1724-1804) enseignait que 1'Univers tout entier était né et se (*) Ace sujet, il faut mentionner Lamarck (1744-1829) comme précurseur direct de Darwin, et Alfred Russel Wallace (1823-1913), naturaliste anglais qui développa (entre autres) une théorie de la sélection naturelle indépendamment de Darwin et vers le méme moment. J'ai eu l'impression, par le peu que je sais de i'un et de l'autre, que ce sont 14 deux savants d'une originalité et d'une profon- deur remarquables, et d'un format tout & fait comparable 4 celui de Darwin. Si pour le grand public c'est le nom de Darwin qui, depuis plus d'un siécle, est attaché A l'idée d'Evolution, alors que ceux de Lamarck et de Wallace se sont trouvés relégués dans un oubli relatif, c'est sans doute parce que Darwin incarne la vision mécaniste de 1'Evolution, qui a eu la faveur du monde scientifique jusqu'd aujourd'hui, alors que Wallace tout comme Lamarck, et au risque d'aller @ contre-courant des tendances dominantes dans le monde de la science, ne pouvaient s'empécher de sentir 4 l'oeuvre, dans 1'épanouissement de la vie sur la terre et dans la transformation des espéces les unes dans les autres, non pas le jeu de mécanismes aveugles, mais une force créatrice d'essence spirituelle. Aussi ne me semble-t-il nullenent exclu que déja les toutes prochaines générations, rectifiant le tir, associeront tout autant les noms de Lamarck et de Wallace que celui de Darwin & la découverte fondamentale du / fait de l'Evolution. C'est d'ailleurs Wallace lui-méme qui donna le nom aujourd'hui consacré de "Darwinisme" & la théorie de la sélection naturelle qui stappelait / Jusque 13 "Théorie de Darwin-Wallace", en le choisissant comme titre de l'ouvrage (un des classiques sur le sujet) oi il expose cette théorie. Les moeurs ont décidé- ment beaucoup changé en un siécle N 656 transformait sous l'action de forces physiques et de lois immuables (encore heu- reux...) qu'on devait pouvoir découvrir et formuler. L'histoire, elle, montrait le spectacle de la naissance, l'essor, le déclin et la mort des langues, des croyances et des cultures, des peuples et des empires. Depuis Buffon (1707 1788), enfin, l'histoire naturelle suggérait (sans trop encore oser le dire en clair...) que les espéces vivantes elles aussi évoluaient et se transformaient les unes dans les autres, suivant des mécanismes qui restaient mystérieux et qu'on Pouvait espérer pouvoir tirer au jour. Et quand on parle d'espéces", déji on ne peut s'empécher de penser A cette espace un peu pas comme les autres qu'est la nd~ tre ; et 1'Bglise de s'alarmer et beaucoup de braves gens de s'ameuter, au nom des saintes Ecritures, de la Religion ainsi que de la Morale. Qui, 1'Origine des Espéces" venait & son heure. "Tout le mond savait déja que Darwin (qui avait alors 50 ans et avait eu le temps déJj de faire parler de lui), i1 mijotait un coup d'importance. Publiée le 24 Novembre 1859 & 1250 exemplai- res, ceux-ci furent vendus in toto le jour méme ! Nous sommes loin, décidément, de Ltaccueil glacial, voire outragé, que recurent les "Feuilles d'Herbe" de Whitman quatre ans auparavant, dont cent exemplaires se vendirent péniblement au cours de X années. Et scénario tout semblable pour "Vers la Démocratie" de Edward Carpenter, une quinzaine d'années aprés le grand happening de 1'Origine des Espéces. Non, il nest pas donné @ tous de nager contre le grand courant, ni d'étre le fragile bour- geon nouveau dont jaillira le rameau de demain. Sans songer 4 vouloir minimiser 1'originalité et 1a puissance de vision de Darwin (ou encore, ce qu'on appellera avec raison son "génie"), on ne peut pourtant s'empécher de constater que son oeuvre et sa mission ont consisté beaucoup plus & donner une expression magistrale a ce qui, de son temps déJa, fermentait dans les esprits et cherchait expression, que de s'élancer loin en avant, en pionnier soli~ taire, et d'essayer tant bien que mal ensuite d'entrainer ses pesants et rétifs congénéres dans ces terres nouvelles qu'on fut le premier 4 fouler. En cela, il me semble, Darwin se sépare nettement de tous les autres hommes dans ma liste de "mutants" (*). Certes, les farouches adversaires de ses théories n'ont pas manqué, et longtemps aprés sa mort encore les combats ont fait rage. Mais ces combats méme étaient pour lui un signe que son oeuvre avait fait mouche, un gage éclatant de (*) Ii convient de faire une exception partielle pour Krishnamurti. Pas plus que Darwin, 11 n'a eu & se frayer une voie & travers un monde indifférent ou hostile, il s'en faut méme de beaucoup ! Par contre, il est bien clair que les wes les plus pénétrantes de Krishnamurti n'étalent nullement "en l'air™ (et ne le sont pas plus encore aujourd'hui), comme 1'étaient celles de Darwin. N 657 succ’s et de notoriété. Rarement une oeuvre capitale dans notre histoire fut-elle aceueillie avec une telle ardeur (tant "pour" que "contre"), rarement un savant recut~il de ses contemporains un encouragement aussi exaltant. Qui parmi nous, ré- vant d'une "grandeur" dont notre propre vie nous semble souvent si désespérément dépouvue, ne réverait de troquer son existence médiocre contre la grande, 1a magni- fique et grisante aventure d'un Darwin, acclamé dés son vivant comme le grand Prométhée de son temps ! Ce ne sont pas 1a, il est vrai, les effluves qui entourent l'aventure spiri- tuelle, bien au contraire. Cette aventure-18 est lourde & porter. Personne, autant dire, n'est candidat pour l'assumer. Si l'aventure de Darwin a pourtant une dimen- sion spirituelle, c'est (je crois) au niveau du devenir de notre espéce entiére, comme un épisode marquant dans un cheminement collectif, et non au niveau de sa propre aventure personnelle, de sa propre maturation. Pour étre une aventure spirituelle et non seulement intellectuelle, il lui manque la double dimension de la solitude etdu risque, laquelle fait corps de part en part avec L'aventure spirituelle : le risque (en termes de raison humaine) de: 1'échec irrémédiable et, pis encore, de la vanité de la mission - une voix solitaire qui s'égosille dans le désert, une vague téméraire qui se brise contre la falaise iner- te, immable, altiére de 1'indifférence de tous. Crest dans la solitude de 1'étre, décantant en lui-méme une connaissance dont il est seul A oser pressentir le prix ; seul en face d'un monde obtus, imperméable, indifférent, hargneux ; seul en face de la voix du doute (oh combien raisonnable !) venant, comme un écho insidieux, faire chorus a l'indifférence et & 1a mésestime de tous pour ce qu'il porte de plus précieux - c'est sous la douloureuse tension de ce vide , tendu A l'extréme vers un obscur et impossible accomplissement, que se trempe au fil des ans et s'éprouve & longueur de vie la véritable mission - celle qui seule a qualité d'oeuvre spirituelle. Ainsi, Je vois dans l'oeuvre de Darwin ce paradoxe apparent : elle marque une étape importante dans l'aventure spirituelle de notre espéce, 4 la recherche tatonnante de la connaissance d'elle-méme et de son destin, sans avoir pour autant elle-méme, dans la vie de sonccréateur lui-méme, qualité d'oeuvre spirituelle ! Pour le dire autrement : je doute que par cette oeuvre, Darwin ait mari spirituel- lement (*). (Alors qu'il n'y a-aucun doute pourtant qu'au niveau d'une compréhen- sion intellectuelle du Monde, y compris méme une compréhension de la démarche de (*) Voir & ce sujet les brefs commentaires sur Darwin dans la note "Les mutants (9) : les mtants et les soeurs ennemies" (n® 133), page N607. N 658 sa propre pensée explorante et de la pensée scientifique en général, Darwin n'ait énormément appris au cours de son travail de toute une vie.) Tout comme Freud (qui a trois ans quand parait l'Origine des Espéces) le fera lui-méme plus tard, Darwin prend bien soin de se cantonner au terrain réputé solide et sir de la science : il assemble et ordonne un vaste éventail de faits, 41 avance des hy pothé&ses pour “expliquer" ceux-ci, appuyées par des arguments ou des:preuves partielles plus ou moins probants. Ce faisant, il ntignore pas pourtant que le tableau qu'il est en train de tracer a une portée qui déborde largement sur celle d'une discipline scientifique, fief réservé d'une poignée de spécialistes. I1 a apporté des matériaux, il a ébauché un vaste édifice = que chacun en fasse ce qu'il voudra ! Et dans les décennies déjA qui ont suivi, cela n'a certes pas manqué. Rarement une théorie scientifique, et de plus, une théo- rie d'une haute technicité, aura été autant mise A toutes les sauces, y compris et surtout les moins recommandables. On a voulu voir dans les "lois" de la "lutte pour L'existence" et de la “survie des plus aptes" une justification "scientifi- que" de la compétition 4 outrance, la brutalit@ implacable et jusques aux guerres et aux holocaustes, qui jusqu'a aujourd'hui encore sont la régle et 1a loi dans les plupart des sociétés humaines et des groupes humains. Tout comme aux bons vieux temps, sous la houlette des saintes Eglises, c'était la sempiternelle "volonté de Dieu" qui était censée santionner les iniquités sans nombre et les barbaries dont la société était pétrie, maintenant qu'on était en train de dépasser enfin supersti- tions et bondieuseries (on n'arréte pas le Progrés !), c'était la Science qui désor- mais devait remplir les offices du bon Dieu : le Darwinisme, & la bonne heure, ve~ nait & point nommé pour renflouer 1a fameuse "Loi du plus fort" si universellement prisée ! fussi n'y a-t-il pas 4 s'étonner que pour un Fujii Guroji, dont la mission est celle du respect pour tous les étres et pour toutes choses, le nom de Darwin soit synonyme de "loi de la jungle", et incarne 1'aspect profondément maléfique du triomphe et du culte de “la Science", et d'un certain esprit qui se pare de ce nom et qu'il dénonce avec raison (*). Il n'est pas le seul d'ailleurs, dans ma liste de mutants, qui n'a pu stempécher de se confronter tant soit pas A la pensée de Darwin et A ses retombées inmédiates. Ainsi Kropotkine, s'inspirant des idées de Darwin, (*) Voir, au sujet de-l'attitude de Guruji vis-a-vis de la science en général et de Darwin en particulier, la note citée dans la précédente note de b. de p., notamment pages N 611-613. N 659 prend le contre-pied des interprétations "junglistes" bien-pensantes dans son 1i- vre au nom bien parlant "L'Entr'aide - un Facteur de 1'Evolution". Il y met en Evidence qu’a 1!intérieur des espéces animales supérieures, l'entr'aide est une loi de 1a nature et un facteur d'évolution non moins important que ceux de la com pétition, surtout mis en avant par Darwin (*). Dans bien des pages de son beau 1i- vre, on sent vivement 4 quel point 1'homme de coeur (autant et plus encore que de raison) que fut Kropotkine, était sensible 4 1a présence silencieuse et intensément active d'une force d'essence spirituelle dans la vie animale. (Méme s'il se serait gardé de formuler en ces termes, quasiment "religieux", ce souffle de mystérieuse solidarité qu'il percevait si vivement...) Bien plus encore que chez Kropotkine, les messages de R.M. Bucke et celui de Teilhard de Chardin paraissent quasiment impensables, en dehors du cadre de ré- férence évolutionniste fourni par Darwin. Freud également, et plus encore, fudolf Steiner, étaient familiers de la pensée de Darwin. Il est vrai que le nom de Darwin était sur toutes les lévres dans le monde vavant, au moment of l'un et Liautre faisaient leurs études et s'imprégnaient de l'esprit de leur temps. Enfin, Edward Carpenter, qui sous des dehors toujours modestes et sans pré- tention avait une culture tant scientifique qu'hunaniste impressionante par 1'étendue comme par la solidité, était lui aussi bien au courant des idées de son prestigieux compatriote et ainé. (Tl a quinze ans quand paraft 1'0rigine des Espéces.) Vue son extraordinaire autonomie intérieure, il est & peine besoin de dire qu'il n'était nullement entrainé par 1'engouement de l'avant-garde scientifique de son temps pour le "Darwinisme". Il voyait clairement @ quel point les tentatives d'"explications" nécanistes de 1'Evolution manquent totalement l'essentiel. Mais il sentait vraiment "par les tripes", ctest.le cas de le dire, le fait extraordinaire de 1'Evolu- tion, comme un processus créateur qui s'est poursuivi de tout temps, telle une Gésine sans fin commencant bien avant l'apparition de la vie organique sur la terre, alors que la matire sourdement se prépare la recevoir et la porter,travail qui (*) Ce ntest sfrement pas un hasard que Darwin, qui (contrairement & son compatrio- te et contemporain Carpenter) était totalement partie prenante de la société et des préjugés sociaux de son temps, ait mis en avant comme facteur principal de L'Evolution 1a compétition, dans une société elle-méme férocement compétitive. C'est ici qu'on voit clairement une immaturité spirituelle, un manque d'autonomie inté- rieure par rapport & un "esprit du temps" qui imprégnait alors toutes les mentalités, se répercuter profondément au niveau du travail scientifique. Tl avait beau @tre savant génial, spirituellement 11 portait les mémes oeilléres que tous. Et ce ntest pas un hasard non plus que sa théorie ait servi surtout (en dehors des seien- ces naturelles) & justifier l'ordre social barbare existant, et que son nom depuis un siécle soit au zénith de la gloire, alors que celui de Carpenter, depuis plus dtun demi-siécle déj&, est pratiquement oub1i: W660 maintenant se poursuit A travers les vicissitudes de 1'histoire des hommes et de leur longue errance jusqu'A aujourd'nui méme, et qui nous porte en avant vers nes destinges inconnues (inimaginablement glorieuses) en toute éternité. Cette vive perception du fait de l'Evolution, et le sens de 1'unité cosmique de la vie humai- ne avec toute vie végétale et animale et celle de 1'Univers dans sa globalité, sont au coeur méme de sa vision de 1'Homme, de sa place et de ses destinées ; le "vrai homme", l'homme pleinement conscient de son unité et de sa nature divine, étant le point d'aboutissement ultime du mouvement éternel, éternellement repris et jamais achevé de la Création (*). 140) (1°) Freud (1) : 1"Inconscient ~ ou découverte de la Maison de Fous (21-22 et 25-27 mars) (*#) Tl y a un an encore, mes dispositions vis-A-vis de Freud étaient surtout critiques. L'idée ne m'était jamais venue, il faut bien dire, de L'inelure dans une réflexion, et mes impressions de lui restaient a fleur de peau. (*) Cette vision évolutionniste est présente en filigrane tout a travers son livre "Civilisation - it's Cause and Cure” (paru en 1889), dont d'ailleurs un chapitre est explicitement consacré 1'Bvolution. Carpenter s'y inspire de la pensée de Lamarck, dont {1 parle avec beaucoup de chaleur, bien plutét que de celle de Darwin qui avait la faveur du jour (et qui 1'a gardée depuis prés d'un siécle et demi). J'aurai a revenir ailleurs, sirement, sur la vision de-1'Evolution que Carpenter y développe, sans se laisser inhiber par le fait qu'il n'était pas lui- née naturaliste, et en se laissant guider par son expérience propre des processus créateurs dans la vie humaine comme dans la vie végétale et animale. Je souhaite et Je crois que cette vision de 1'Evolution, exempte de toute technicité, sera une sour- ce d'inspiration pour les générations qui viennent, et y compris pour les naturalis- tes eux-mémes. I1 est grand temps qu'un vent venu d'ailleurs vienne faire irruption dans leurs laboratoires et dans leurs musées ! Pour ce qui est du livre "Civilisa- tion..." lui-méme, recueil de méditations inspirées sur une maladie d'enfance appe- lée "Civilisation", c'est a mes yeux (et quitte A me faire traiter de tous les noms...) un livre non moins capital dans l'histoire de notre espéce, que 1'Origine des Espéces de Darwin. L'oeuvre de Darwin clét en quelque sorte 1'Ere écoulée (qu'il niarrive d'appeler, un peu irrévérencieusenent, "1'Ere du Troupeau"). Celle de Eduard Carpenter, comme celles de Whitman, de Freud, de Neill, déja préfigurent et ouvrent 1'Ere Nouvelle. (**) La présente note, ainsi que les deux suivantes, peuvent Stre vues comme une continuation de la note précédente sur 1a mission de Darwin. Elles étaient prévues initialenent comme une seule note, qui avait pris le titre "Sigmund Freud : trois grandes idées". Comme sa longueur semblait prohibitive, j'ai fini par la partager en trois notes séparées, qui correspondent aux trois grandes idées auxquelles fai- sait allusion le titre initial. Le premier jet est des 21 et 22 mars, la frappe au net des 25 et 26, les notes de bas de page du 27.

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