BULLETIN
DE LA SOCIETE
HISTORIQUE ET ARCHEOLOGIQUE
DU PERIGORD.
TOME XIV. — Srxtéme Livrarson.
PERIGUEUX
DIPRIMERIE E, LAPORTE (ANC. DUPONT BF C*), RUE TAILLEFER.
Novernbre-Décembre 4887.
hanes GOOgIe
‘a— 475 —
UNE PROSE DU XV° SIECLE.
Parmi les dix-huit manuscrits qui figurent encore aux
archives de l’abbaye de Cadouin, — épaves des siécles écou-
1és, — on considére avec élonnement un vieux Graduel in-
folio, dont I’état délabré accuse le malheur des temps, —
peut-étre l’incurie et l’ignorance des derniers maitres du
couvent. Il en reste 4 peine sept fascicules, commengant &
Ja messe de |’Epiphanie et se terminant 4 I’Invention de la
Sainte-Croix. Mais dans |'intervalle, on constate la dispa-
rition d’un grand nombre de folios. — Des enluminures &
Youtremer, au minium, au vert et au violet, ornent les let-
tres initiales des grandes fétes et des piéces principales de
chaque office. Malheureusement le temps et l’'abandon ont
fini par altérer la fraicheur des couleurs. L’écriture gothi-
que, d'une admirable régularité, a seule gardé tout son
brillant. Les paléographes croient pouvoir assigner 4 ce
manuscrit la fin du xrve siécle ou le commencement du xv*.
Ces précieux restes font amérement regretter la perte des
autres folios. Néanmoins, au point de vue musical, ils ren-
ferment des choses fort remarquables : ils confirment cette
vérité que tous les codices du moyen-age révélent une unité
de chants indiscutable. Ce sont bien la, — dans leur essence
et malgré certaines divergences de détuil. — les mélodies
grégoriennes, telles que la tradition nous Ics a léguées, avec
leurs groupes de notes et leur uniformité de séméiologie.
Mais parmi ces pieces, confiées 4 la garde de ce vénérable
manuscrit, il en est une qui frappe ]’attention du musicolo-
gue par son étrange notation. — C’est un document inédit
qui mérite de survivre au naufrage des ans. Nous voulons
parler de la Prose du Sainl-Sacrement : Prosa in festo Corporis
Xpristi. — Loin de nous l'idée de comparer cet office a celui
de saint Thomas d’Aquin, — poéme étincelant de beautés,
merveille de la théologie dogmatique et mystique, — pro-
duction étonnante d’un siécle qui enfanta tant de chefs-— 476 —
d’quvre. On se demande méme, avec une légitime surprise,
pourquoi les moines de Cacouin avaient imaginé de sup-
primer I'office de saint Thomas et de lui en substituer
un nouveau.
Quoi qu'il en soit, cette Prose est une vraie curiosité musi-
cale : ce n'est plus le chant grégorien, ce n'est pas encore la
musique, mais c'est un acheminement vers la mélodie
moderne. La notation elle-méme rompt avec les traditions
séculaires. Dans le reste du volume, le transcripteur est resté
fidéle aux figures des notes consacrées par l'usage. Mais,
dans cette Prose, la plume du copiste emprunte les formes
réservées au déchant.
Un instant, en considérant la longueur de |’Amen, et sa-
chant qu’au moyen-age on se plaisait a faire concerter deux
motifs différents d’airs et de paroles, nous avions pensé que
nous étions en présence d’un déchant & deux parties. (Dis-
cantus). Mais un examen attentif nous a convaincu que c’é-
tait simplement un spécimen de musique mesurée. — On sail
qu’au moyen-age, la musique mesurée « était principalement
Vart de régler les rapports de durée des sons dans l’harmo-
nie ct de représenter par des signes les modifications suc-
cessives de leur durée ».— (Coussemaker, Histoire de ['Har-
monic au moyen-dge, page 72). Or, comme dans une ma-
tidre si controversée, il est facile de commettre des erreurs,
nous avons pris le sage parti de consulter plusieurs musi-
cographes éminents. M. Mathis Lussy, auteur d’une remar-
quable Histoire de la Notation couronnée par l'Institut, et le
savant dom Joseph Pothier, l'un des plus illustres musicolo-
gues de notre temps, voient dans ce document un spécimen
de musique mesurée, composée dans le rythme ternaire ou
parfait.
Cependant, l’abbé Raillard, — le Champollion des neumes,
au dire de ses admirateurs, — auquel nous avions soumis
un fragment de cette Prose, par l'entremise de M. Wecker-
lia, l’érudit bibliothécaire du Conservatoire de musique,
ne partageait pas cette opinion. Ce savant musicien, dont
la mort récente est un sujet de deuil pour la science, pré-
tendait que ce document n'est pas susceptible de traduction.par la raison qu’il est d’une lecture simple et facile. Rien ne
prouve, ajoulait-il, qu'il ait été écrit dans le style de la musi-
que mesurée et dans le rythme ternaire.
Malgré cette autorité, nous nous rangeons plus volontiers
4 lopinion précédente.
Quels sont, en effet, les éléments graphiques de la notation
grégorienne?Ce sont la note caudée , lacarrée mp etla
losange a Joignez-y, si vous voulez, le porrectus composé
de trois notes : »- Quels sont, au contraire, les éléments
graphiques de la @iaphonie ou du déchant ? — D’aprés les
musiciens médiévistes, Guy de Chalis, Francon de Cologne,
Jéréme de Moravie, Jean de Garlande, Jean de Muris, etc.,
ce sont les signes précédents, auxquels il faut ajouter la pli-
que ascendante va la plique descendante ; la maxime
, et la mihime :
Or, Femarquez que le morceau en litige, et c’est le seul
de tout le Graduel, est écrit au moyen de cette notation
particuliére. Toutes les autres piéces suivent la séméiologie
grégorienne traditionnelle. Les signes graphiques usités
pour exprimer les pliques ascendantes et descendantes, tel-
Jes que nous les donnons ici, ne trouvent leur application
que dans le systéme du chant mesuré. Ces pliques ne sont
composées que de deux notes: au contraire, le porrectus
grégorien comprend toujours trois notes. De plus, dans
Je vrai chant grégorien, les exemples de losanges ascendan-
tes sont inouis. Il serait difficile d’apporter un seul vas tiré
des manuscrits. Enfin, dans les anciens livres de chant
romain, du moins en France, en Italie et en Allemagne,
vous ne rencontrerez jamais une losange isolée succédant &
une note caudée. D'ailleurs, il suffit de jeter les yeux sur
les notes caudées de notre Prose, pour se convairicre qu’elles
ne sont pas tracées dans le méme sens que les notes caudées
adoptées dans le sysléme grégorien. Celles-ci sont tracées
dans un sens horizontal. les autres dans un sens oblique.
Méme observation pour les losanges.
Pourquoi donc le manuscripteur edt-il dérogé, pour ce
seul morceau, & son habitude constante et uniforme de— 478 —
transcription, s'il n’edt eu, dans le cas présent, l’intention
manifeste de donner une signification particuli¢re a sa
notation?
Nous persistons donc a croire qu'il s’agit ici de ce bizarre
systéme, invenlé au moyen-dge, pour indiquer la durée
proportionnelle des notes.
Il nous semble aussi que le rythme ternaire de cette prose
ne saurail étre nié. En décomposant ces diverses figures
de notes, on arrive assez facilement, 4 la chute de chaque
période, 4 constituer le rythme ternaire, pour que le doute
ne soit pas permis.
Peut-étre conviendrait-il maintenant, pour initier le lec-
teur, d’exposer les régles du déchant. Mais ces régles sont
innombrables, compliquées et passablement obscures. Les
musiciens mensuralistes ont écrit sur la matiére de vérita-
bles traités. Parfois ils s‘embrouillent dans leurs propres
principes; ils s'entendent rarement entre eux, et alors ils se
jettent a la téte les uns des autres les épithétes courtoises
d'ignorant et de cuistre fie/fé. Nous ne pouvons les suivre dans
cette voie. Mais il n'est pas étonnant que des érudits contem-
porains aient hasardé sur le méme sujet des opinions contra-
dictoires. Fétis ne craint pas d'affirmer que la notation
mesurce était « un systeme monstrueux, hérissé de difficultés
et d'embarras, qui n’avait point de raison d’étre et qui ne ré-
pondait a aucune nécessité de la musique, dont au contraire
il retardait les progrés ». Un observateur impartial ne peut
pourtant s’empécher de reconnattre que c’est ce méme sys-
teme, barbare 4 ses débuts, qui a fini par engendrer l’'admi-
rable notation musicale dont nous nous servons aujourd'hui.
Nous nous garderons bien d'entrer dans l’examen des prola-
tions, des ligatures avec ou sans propriété, des triplum et des
quadruplum, etc. Nous nous contenterons, pour donner au
lecteur un apercu de ce systeme, de dire que la perfection
consistait dans le nombre érois, et que par une conséquence
logique, le rythme ternaire était le plus en vogue. Le nombre
trois, ne souffrant pas de division, était regardé, par raison
mystique, comme plus parfait que le nombre deur. « Le temps
ternaire, dit Jean de Muris, est appelé parfait, parce qu’ila— 479 —
regu son nom de la Sainte-Trinité, qui est la pure et vraie
perfection ».
On le voit, nous sommes en pleine scholastique. « La
mazime, prise toute seule, dit dom Pothier, vaudra trois
modes ou neuf temps; la caudée, un mode ou trois temps ;
la carrée, un temps ou le tiers d’un mode ; la losange, une
prolation ou le tiers d’un temps; la minime, le tiers d’une
prolation ou le neuviéme d'un temps.
« Mais supposons plusieurs notes de suite: leur valeur
devra se modifier en plus ou en moins, selon les circons-
tances : telle note perdra, telle autre, au contraire, gagnera
Ja moitié de sa valeur normale. »
Ce n’est qu’a titre de document archéologique que nous
tentons la traduction de ce morceau. Cette mélodie offre
plusieurs particularilés intéressantes.
D’abord le caractére général du morceau : ce n'est plus I’al-
lure calme et grandiose du plain-chant. Le compositeur
s'etforce de briser des entraves et de s’affranchir des régles
de l’antique tonalité ; il veut rompre avec le passé. On sent
comme une aspiration vers un monde nouveau, inconnu.
On devine que la musique moderne est sur le point d’éclore.
On pergoit comme une vision lointaine et vaporeuse de
l’école italienne qui va bientdt surgir et s’épanouir sous
Vinspiration de Josquin des Prets, d’Orlando di Lasso et de
Timmortel Palestrina.
Puis on y remarque, en plusieurs passages, un signe
6tranger la notation grégorienne : le mi 6. Le mi 6 apparatt
dans les manuscrits dés le x1v* siécle. Cetle note est le
résultat de la solmisation par muances, systéme demeuré en
vigueur jusqu’au xvie siécle. Le systome des muances était
une musique /siné : pour éviter Pintervalle proscrit du ériton
ou quarte majeure, — (Si contra fa, diabolus in musica), on
fsignait certaines notes au moyen d'autres lettres que celles
qui devaient les représenter selon l’ordre des degrés de la
gamme. (Mathys Lussy, Histoire de la Notation musicale.)
En outre, chose remarquable, la syllabe bréve des
mots dactyliques : cibarium, — solactum, — species, — unc-tio, elc., suivant un usage général au moyen-age, est sur-
chargée de plusieurs notes, ce qui peut paraltre contraire
aux lois de la bonne prosodie. Ces groupes de notes, qui al-
longent souvent démesurément, et comme a dessein, les syl-
labes bréves, ont causé ]’étonnement et la perplexité des
musicologues modernes. Depuiset méme avantsaint Grégoire-
le-Grand jusqu’d la Renaissance, « les pénultiemes bréves
recurent plusieurs notes, parfois en assez grand nombre. »
(D. Pothier.) Sous ce rapport, nous n’apercevons pas la
moindre divergence dans les manuscrits. La science mo-
derne n’a pas encore éclairci ce mystére. De bonne foi, on
ne peut supposer que les anciens ignorassent les lois de l’ac-
cent. Trop souvent, les régles de la quantité, depuis le
pontifical de Léon X, ont été confondues avec les lois de
Ja prosodie. Qui pourra nous exposer d'une maniére cer-
taine, les lois de l'accent ¢hez les anciens ? Les inflexions ds
la voix ne lcur parvenaient qu’au moyen de la tradition orale.
Enfin l'observateur sagace s’étonne a bon droit de l'inter-
minable litanie de notes qui décore la syllabe A du mot
Amen. Dans le déchant, ou musique & plusieurs parties,
la deuxiéme ou troisiéme partie consiste seulement en deux
ou trois noles : Super te, — Amen, — Alleluia, — Verbum, etc.,
pendant que le dessus chante le texte d'un verset, d’un
répons, d’un rondeau, etc. Dans !’Alleluta de Pérotin, maitre
de chapelle de Notre-Dame de Paris au x1° siécle,- la troi-
siéme voix du morceau coupe le mot Alleluia en syllabes sé
parées de vingt a trente mesures. Arrivé a la syllabe /u, cette
voix se met A répéter te... W.... ters tee Ue... H; elle ne dit
enfin la derniére, ia, qu’d la quatre-vingtiéme mesure!!!
(Fétis, Histoire générale de la musique, tome V, p. 256). C'est
cette coulume en faveur au moyen-dge qui nous avait fait
supposer que l’Amen de la Prose du Saint-Sacrement eon-
certait avec les diverses strophes. Mais il n’en est rien : ce
n’est qu’une exaltation, une jubilation de la voix, unjudilum
vocis. Ces 122 notes, égrences sur la voyelle A, et destinées
sans doute a faire épanouir la belle voix du premier chantre
de Cadouin (pavonis instar), passeront peut-étre pour de la
superfétation aux yeux de ceux qui aiment la musique, mais— 481 —
qui détestent les incohérences prolixes. Mais qu’est-ce que .
122 notes ? — Un manuscrit de saint Martial de Limoges en
porte deux cent vingl-et-une sur la voyelle J. La justice
nous oblige cependant & reconnattre que les moines de
Cadouin, en cela disciples fidéles de saint Bernard, ont
pratiqué de larges coupures dans ce Graduel, ce dont il faut
leur savoir quelque gré. Sans doute, ils avaient compris qu’il
n’est pas expédient d’abuser de la patience de l’auditeur et
de Phaleine du chanteur.
Voici donc cette Prose, avec ses qualités et ses défauts:
mais n’oublions pas que cette bizarre séméiologie, ces
{4tonnements, ces tentatives d’'innovation, ces ruptures avec
Jes lois reques, devaient aboutir, aprés d'innombrables
modifications successives, aux chefs-d’ceuvre de la notation,
de la mélodie et de I"harmonie modernes.
Liabbé Eugéne CHAMINADE.
CAUSERIES ARCHEOLOGIQUES.
LE CHATEAU DE PUYCHENY.
Nous avons maintes fois, au cours de ces entretiens
archéologiques, constaté cette heureuse disposition d’un
grand nombre de castels périgourdins, qui se composent inva-
riablement d’un corps de logis 4 pignons aigus, flanqué sur
une de ses facades de deux tours rondes, et sur !’autre d’une
tour d’escalier. Nous avons dit que ce plan, adopté pour des
chateaux relativement considérables, pouvait étre et était
souvent réduit & de trés minimes proportions et s’adaptait
parfaitement aux modestes exigences d'une simple gen-
tilhommiére, suivant que les tours étaient d’un moindre dia-
métre et les corps de logis moins longs et moins élevés. Le
chateau de Puycheny, dont nous publions aujourd'hui le