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Javier Fernández Sebastián, “L’avènement de l’opinion publique et le problème de la représentation politique (France, Espagne, Royaume Uni)”, en Javier Fernández Sebastián y Joëlle Chassin, ed., L’avènement de l’opinion publique. Europe et Amérique XVIII-XIXe siècles, Paris, L'Harmattan, 2004, pp. 227-253
Titre original
JFS Avenement de l Opinion Publique Representation Fr Esp RU
Javier Fernández Sebastián, “L’avènement de l’opinion publique et le problème de la représentation politique (France, Espagne, Royaume Uni)”, en Javier Fernández Sebastián y Joëlle Chassin, ed., L’avènement de l’opinion publique. Europe et Amérique XVIII-XIXe siècles, Paris, L'Harmattan, 2004, pp. 227-253
Javier Fernández Sebastián, “L’avènement de l’opinion publique et le problème de la représentation politique (France, Espagne, Royaume Uni)”, en Javier Fernández Sebastián y Joëlle Chassin, ed., L’avènement de l’opinion publique. Europe et Amérique XVIII-XIXe siècles, Paris, L'Harmattan, 2004, pp. 227-253
11.
L’avénement de l’opinion publique
et le probléme de la représentation politique
(France, Espagne, Royaume-Uni)
Javier Fernindez Sebastiin
Université du Pays Basque (Bilbao)
Le point de départ de ce travail est un certain sentiment de perplexité et
d’interrogation intellectuelle. Depuis que j’ai commencé, il y a quelques
années, a m’intéresser au concept et au phénoméne de l’opinion publique, ce
qui m’a particuliérement frappé c’est la discordance temporelle qu’on observe
entre la France et le Royaume-Uni, quant aux théories et pratiques politiques
inhérentes 4 ce théme. En effet, il peut paraitre étonnant que ce soient des
auteurs frangais qui, les premiers, aient mis en avant cette idée-force
opinion publique et non les Britanniques comme il semblerait logique, étant
donné la précocité de la société anglaise du XVIlle siécle 4 s’ouvrir sur une
sphére publique moderne - définie comme lieu de débat et de critique
politique entre particuliers 4 travers les périodiques, les clubs politiques, etc.’
Face a une sphére publique expérimentée mais 4 peine théorisée (en
Grande-Bretagne), I’exemple frangais témoigne d’une publicité politique
naissante, minoritaire, et cependant source de réflexion, d’une opinion
publique plus théorisée que pratiquée en somme. Ce décalage appelle une
explication. Dans les pages qui suivent et qui reprennent en partie une analyse
antérieure’, je tenterai une approche historique des circonstances concrétes
pouvant l’expliquer.
A V’étude comparée des cas de la France et du Royaume-Uni, j’ajouterai
quelques considérations sur la naissance du concept d’opinion publique en
1, Dans son livre Strukturwandel der Offentlichkeit (Neuwied, 1962 ; version espagnole : Historia y critica
de la opinién publica. La transformacién estructural de 1a vida piiblica, Barcelone, Gustavo Gili, 1981,
p. 94 et suiv.), JOrgen Habermas fait commencer le développement de la sphére publique britannique avec
la Glorious Revolution, et le considére comme un « cas exemplaire »
2. « Opinion versus représentation : des Lumigres au libéralisme », in La Représentation dans la pensée
politique, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’ Aix-Marscille, 2003, pp. 219-240.Espagne. L’examen conjoint des trois processus devrait nous aider 4 mieux
comprendre chacun d’eux, et nous permettre en méme temps de faire la
lumiére sur les raisons de fond de I’engouement insolite pour cette notion
dans certaines sociétés et 4 certains moments. Notre but est d’offrir une vision
plus complete - et plus complexe - des origines d’un topique primordial de la
modernité politique dans le contexte plus large de "Europe occidentale des
derniéres décennies du XVIIle et du début du XIXe siécle.
Nous constatons tout d’abord que, malgré les efforts notoires de J. A. W.
Gunn pour relativiser ’apport des auteurs frangais et faire pencher la balance
du cété britannique!, il suffit d’un examen rapide des sources et de la
littérature critique sur ce théme pour s’apercevoir que ce fut bien dans Ia
société pré-révolutionnaire frangaise que se produisirent les apports et les
polémiques les plus substantiels 4 I’édification d’une théorie politique de
Popinion comme nouveau pouvoir virtuel. Ce n’est que quelques décennies
plus tard que les sources espagnoles et anglaises montrent un degré
d’engouement et de mythification semblable a celui qu’avaient précédemment
développé les voisins francais sur cette nouvelle notion-talisman.
Gunn, conscient malgré tout du contraste évident entre le relatif retard du
développement du topique de la public opinion dans les débats publics du
Royaume-Uni, au regard de la précocité d’une théorisation importante sur
Vopinion publique de Vautre cété de la Manche, suggére une piste de
recherche trés précieuse quand il observe avec beaucoup de justesse que « the
salience of a political concept may turn not on the presence of the condition of
which it speaks, but on its absence »”. En effet, nous pensons que pour bien
comprendre les causes de cette disparité entre l’ordre de |’expérience et
Vordre des discours d’un cété et de |’autre de la Manche nous pensons qu’ il
est nécessaire de rechercher les motifs plausibles de la présence ou de
Pabsence d’un concept dans les argumentations politiques d’un pays a une
1. John A. W. Gunn : Beyond Liberty and Property. The Process of Self-Recognition in Eighteenth-Century
Political Thought, Kingston-Montréal, MacGill-Queen’s University Press, 1983, pp. 260-315. Du méme
auteur, « Public opinion », in Terence Ball, James Farr et Russel L. Hanson, €d. Political Innovation and
Conceptual Change, Cambridge, Cambridge-University Press, 1989, pp. 247-265, et Queen of the
World : Opinion in the Public Life of France from the Renaissance to the Revolution, Oxford, Voltaire
Foundation, 1995. Bien qu’indubitablement “des auteurs comme John Locke («law of opinion or
reputation » : An Essay concerning Human Understanding, XXVIII, 10) ou David Hume (« the governors
have nothing to support them but opinion », On the First Principles of Government, in The Philosophical
Works of David Hume, Essays, T. Hill Green et Hodge Grose, éd., Londres, Longmans Green, 1875, I, p.
110), entre autres, donnent a l’opinion un role important a heure de fixer la norme morale ou de donner un
fondement aux gouvernements ; et bien qu’a l’époque de Bolingbroke et de Walpole certains textes de
périodiques fassent occasionnellement allusion & la public opinion ou, plus souvent, au public spirit, il
parait hors de doute que les auteurs britanniques du XVille siécle n’atteignirent pas le degré de
sophistication que les auteurs frangais développérent quant a la théorie de l'opinion dans le dernier tiers de
ce siecle
2.5. A. W, Gunn, « Public Opinion », art, cit, p. 252.
228époque donnée. Ou, dit autrement, qu’il est indispensable de nous interroger
sur le réle que ce recours argumentatif a pu jouer dans chaque contexte
historico-politique.
Pour aborder cette question, l’outillage méthodologique mis au point par
Reinhart Koselleck en histoire conceptuelle (Begriffsgeschichte) peut nous
étre d’une grande utilité. Nous pensons, notamment, aux catégories de champ
d’expérience et d’horizon d’attente. Ces deux instruments d’analyse nous
aident 4 comprendre comment les concepts fondamentaux, qui permettent de
mieux appréhender les expériences passées, agissent aussi comme de
puissants leviers transformateurs de la réalité, dans la mesure oi ils se
chargent d’attentes signalant ainsi des réalités virtuelles qui, surtout certains
moments d’accélération des changements socio-politiques, se battent pour
configurer le futur et se frayer un chemin dans I’histoire'.
Si nous appliquons ce schéma interprétatif au cas présent, on comprend
que dans certains pays, possédant un maigre bagage d’expériences concernant
la publicité politique comme Ja France ou l’Espagne, ait pu jaillir & un
moment donné, avec une force inusitée, le concept d’opinion publique et
qu’on en ait davantage débattu et plus en profondeur qu’en d’autres endroits,
qu’en Grande-Bretagne notamment, oi la «réserve » d’expériences sur ce
sujet était incontestablement supérieure, mais oi, pour cette raison
précisément, il semblait beaucoup moins nécessaire de le revendiquer. On ne
peut par conséquent affirmer aucune sorte de corrélation ou d’enchainement
mécanique entre notions et entités socio-politiques : un nouveau concept peut
se développer avec plus de rapidité et d’efficacité dans un milieu ot la réalité
en question est moindre, et vice-versa.
Bref, nous dirons que, si notre hypothése est valide, la public opinion dans
l’Angleterre des derniéres décennies du XVIlle siécle décrivait surtout un état
de choses, renvoyait seulement a certaines coutumes et pratiques quotidiennes
liées a la liberté de la presse et 4 la discussion sociale sur les affaires
politiques (y compris une certaine influence de la société civile sur le
gouvernement et la vie parlementaire). En France, en revanche, le point de
départ empirique était beaucoup plus ¢troit - la vraie liberté de presse faisant
défaut, espace d’expérience accumulée sur cette question était donc trés
limité - mais la mise en ceuvre de ce recours intellectuel dans le débat public,
dans un sens moins descriptif que désidératif, paraissait beaucoup plus
urgente a certains hommes politiques et philosophes inquiets. Aux yeux d’une
1. Reinhart Koselleck, « Dos categorias historicas : ‘espacio de experiencia’ y “horizonte de expectativa’ »,
in Futuro pasado. Para una seméntica de los tiempos histéricos,Barcelone, Paidés, 1993, pp. 333-357,
(version espagnole de Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichilicher Zeiten, Franfurt del Main,
Suhrkamp, 1979).
229poignée d’écrivains, pleins de confiance dans l’avenir, le tout nouveau
concept semblait ouvrir sur une perspective prometteuse grace a lessor
prévisible de opinion publique ; ils pensaient qu’il serait possible non
seulement de surmonter les difficultés de la politique frangaise - qui traversait
alors une phase particuligrement délicate - mais aussi de combattre la tyrannie
dans l'Europe tout entiére et de transformer ainsi de fagon substantielle le
panorama politique du vieux continent'.
Mais si nous voulons saisir les vrais enjeux sous-jacents a cette question, il
semble nécessaire d’introduire une autre variable politico-conceptuelle trés
lige & V’opinion. Nous faisons référence au concept de représentation,
certainement une des notions les plus complexes et les plus changeantes de
histoire de la théorie juridique et politique. On peut en dire autant du concept
dopinion publique, que certains des plus renommés dix-huitiémistes ont
contribué a élucider par des travaux déterminants depuis la fin des années
quatre-vingt. Ceux-ci, dans le sillage des ceuvres pionniéres de R. Koselleck et
de J. Habermas ont, durant la derniére décennie, consacré 4 ce concept une
importante série d'études d’historiographie politique, culturelle et
intellectuelle.
Ces deux notions, presque toujours dans une relation mutuelle d'équilibre
instable, se situent au cceur méme des systémes politiques que nous appelons
ordinairement démocraties et que, comme Ia souligné Bernard Manin, nous
devrions plutot appeler « gouvernements représentatifs » (bien que depuis le
milieu du XIXe siécle, se soit également répandu le terme de « régime
dopinion »). C’est pourquoi il ne parait pas exagéré d'affirmer que les
principes essentiels de cette forme de gouvernement pourraient se réduire en
derniére analyse 4 une combinaison de «représentation politique» et
«d'opinion publique», combinaison variable selon les différentes
constellations historiques et modalités institutionnelles. Ces deux idées sont,
certes, d'origine distincte - juridique pour la premiére, et philosophico-morale,
et plus tard sociologique pour la seconde - et se situent donc sur deux plans
intellectuels assez éloignés. Mais, en plus d'une occasion, elles ont été
analysées de la méme facon, considérées plutét comme de simples
métaphores, voire méme rejetées comme de purs sophismes ou des fictions
dépourvues de toute réalité.
Partant de telles prémisses et compte tenu du caractére polémique et
polymorphe de ces deux notions, on comprendra que, dans ces pages, notre
propos se limite 4 quelques aspects du vaste sujet qu’évoque le titre. En effet,
1, On trouve un bon exemple de cette altitude dans Je texte de Louis-Sébastien Mercier cité dans
introduction & ce volume : « Le concept d’opinion publique. Un enjeu politique euro-américain (1750-
1850)
230nous ne ferons que souligner certains traits dominants de l'interrelation entre
les deux concepts sur la scéne de I'Europe occidentale de la seconde moitié du
XVIlle et de la premiére moitié du XIXe siécle (c'est-d-dire au moment oi les
deux concepts sont en gestation et, par conséquent, font l'objet de discussions
incessantes et passionnées).
La thése centrale que nous soutiendrons dans ce texte, toute nuance mise a
part, dit plus ou moins ceci : dans ce creuset d'expériences et de langages
politiques que fut I'Occident de la fin du XVIIle et du début du XIXe siécle
(en temps et lieux ot se définissent les cadres intellectuels et les institutions
qui sont a la base de notre monde politique), les concepts d'opinion et de
représentation s'offrent comme deux voies alternatives - compétitives ou
complémentaires - pour exprimer un méme imaginaire d'unité sociale et de
cohésion nationale dans des sociétés de plus en plus complexes et souffrant de
fractures internes. La concurrence conflictuelle entre «opinion» et
« représentation » découlerait, en grande partie, du fait que les deux concepts
en viennent 4 occuper un espace symbolique semblable : celui qui prétend
fonder l'image unitaire d'une société politiquement active et homogéne, quand
la réalité du moment offre plutét le spectacle de divisions internes et de
reconversion des anciennes communautés organiques en simples agrégats
d'individus. Cela dit, par-dela ce dénominateur commun, le lieu qu'occupe
chacun de ces concepts dans le tissu discursif des Lumiéres et du libéralisme
varie considérablement selon les différents contextes et les diverses
orientations des discours présents sur le théatre politique européen dans ces
décennies cruciales de passage de I'Ancien au Nouveau régime.
Bien stir, 'effort d'abstraction qu'on se propose d'effectuer ici s'appuie sur
une base empirique, qui se référe surtout a la vie politique et intellectuelle en
France, au Royaume-Uni et en Espagne durant cette période, méme si
l'information consacrée a ces trois pays peut paraitre fragmentaire et allusive,
étant donné la briéveté de cet article sur un sujet qui a donné lieu a une si
vaste littérature politique. Ainsi, au risque de trop simplifier, nous
présenterons successivement, a grands traits, ces trois expériences nationales
durant la période mentionnée. Cependant, le cadre chronologique de référence
varie sensiblement d'un pays a l'autre, dans la mesure oi il s'agit ici de saisir
la phase culminante au cours de laquelle le concept d'opinion publique a fait
irruption dans le débat politique et est entré en opposition avec le concept de
représentation. Un fait que l’on peut saisir surtout A partir de deux indices :
1° La présence massive des appels 4 l'opinion publique dans les discours
et les publications politiques en tout genre du moment (Iidée de
représentation était déja présente auparavant, surtout depuis que Hobbes en
avait fait la pierre angulaire de l'unité du corps politique).
2312° L'abondance de ces sources mémes, de ces textes dans lesquels on
aborde, parfois de maniére sommaire et accidentelle, la dynamique souvent
conflictuelle, entre représentation et opinion, et le réle respectif qu'on attribue
Acchacune de ces notions dans le systéme politique.
A partir de ces données, il semble évident que les moments culminants od
sont débattues ces questions dans |'agenda politique de chacun des trois pays
sont les suivants :
- En France, a partir de la décennie de 1770 jusqu’a la Révolution, avec un
long épilogue qui se prolongerait méme au-dela de I'ére napoléonienne,
jusqu'a la Restauration (période durant laquelle l’argument de lopinion
triomphe définitivement, jusqu’a étre omniprésente dans le discours politique
libéral).
- En Espagne, nous décelons deux moments successifs, séparés par un
retour a l'absolutisme : une premiére phase de décollage rapide et d'apogée
des idées d'opinion et de représentation qui correspond au début de la
Révolution libérale, entre 1808 et 1814, suivie d'une seconde phase de
maturation du débat, durant les années 1820-23 (qui se prolongera dans la
presse politique espagnole avec le triomphe définitif du libéralisme, a partir de
1834).
- En Grande-Bretagne, d’aprés les critéres retenus, |’avénement du concept
est plus tardif et correspond a la période d'aprés-guerre qui va de 1815 a la loi
de réforme parlementaire de 1832, 4 un moment oi Ia diffusion et la maturité
du débat, au-dela des trois pays évoqués ici, ont déja rendu largement
populaire le topique dans toute I’Europe et le Nouveau Monde.
Si pour le premier de ces trois pays nous disposons d'une abondante
littérature historiographique (tant sur le theme de lopinion que sur celui de la
représentation), il n'en est pas de méme pour le troisiéme et encore moins
pour le second. Les études disponibles sont toutefois suffisantes pour
ébaucher un panorama général de la situation, et tenter de comparer ces trois
expériences pour en tirer quelques conclusions significatives. Nous essaierons
ensuite de récapituler les éléments marquants de chacun de ces trois cas.
Aux exemples contrastés de la France et de la Grande-Bretagne viendra
s'ajouter lexemple espagnol, moins connu, et qui offre sur ce sujet un
contrepoint intéressant.
L'énorme masse de publications dédiées a l'étude de la France pré-
révolutionnaire notamment, parmi lesquelles on compte les apports de
Frangois Furet, Mona Ozouf, Keith Baker et Roger Chartier, met en évidence
le réle déterminant de l'opinion dans la phase finale de l'Ancien Régime et
dans le déclenchement du processus révolutionnaire. Plusieurs de ces études
232soutiennent, d'une maniére ou d'une autre, que le caractére extrémement
thétorique du recours a l'opinion dans les débats politiques n'a pas empéché ce
concept de jouer un réle, certes changeant, mais fondamental, d'abord comme
moyen grace auquel on prétendait renforcer le crédit de la monarchie puis,
sans solution de continuité, comme instance de délégitimation globale de
VAncien Régime et d’argument pour justifier son renversement ; plus tard,
une fois passée la tourmente révolutionnaire, lopinion publique sera
considérée surtout comme un des piliers de I'édification du nouvel ordre
libéral.
A partir de 1770, et surtout de 1780, de ce discours protéiforme se dégage
une fonction dominante, mise en relief par ceux qui, - Jacques Necker,
ministre des finances, en téte - prétendent faire de l'opinion une sorte de
succédané de la représentation qui contribuerait a légitimer et en méme temps
a «modérery la monarchie absolue frangaise. En effet, dans les nombreux
écrits de Necker sur ce théme, l'opinion apparait comme un contrepoids, et en
méme temps comme un soutien au pouvoir de la Couronne (au point méme
que le roi et ses ministres devraient rendre des comptes au public de leur
gestion, en particulier dans le domaine financier). L'idée d'opinion qui se
dégage de la plupart des textes est celle d'une entité abstraite, aux contours
plutét flous, a laquelle on attribue une trés grande autorité et qui constituerait
une espéce de tribunal invisible dont les requétes et les sentences devraient
étre instruites et respectées par le gouvernement. Il s‘agit la de la vision des
physiocrates, convaincus que l'opinion aboutit nécessairement a un accord sur
la base d'une évidence rationnelle (évidence que le monarque, en tant que
représentant supréme de la nation, serait appelé a incarner et 4 exécuter)'.
Cest aussi la vision de Rousseau, la plus marquante et durable qui, a mi-
chemin entre la morale et la politique, se rattache au contréle social et a la
censure des meeurs. Dans la France pré-révolutionnaire, les nombreux
discours qui font appel a opinion publique, quoique différents, ont tous un
dénominateur commun. Nous serions, en somme, devant un produit - au
moins en partie - extra-institutionnel, consensuel, durable, incompatible avec
toutes sortes de factions et dont on postule que, grace A la publicité, il émet
des jugements fondés, basés sur la raison. Quelque chose comme une
opposition diffuse et non structurée, comme « la voix spontanée d'une société
civile & laquelle aucune existence politique n’était reconnue », définie par
1, Cependant, pour un représentant aussi caractéristique de Iécole physiocrate que Le Trosne, opinion
publique semble jouer un role secondaire : « égarée par des siécles d’erreur elle mettra trés longtemps a se
réformer », sous la houlette des « gens de lettres » et du « souverain » (Pierre Rétat, « Souverain, nation,
‘opinion publique: Le Trosne et la réforme de l'impot », in Opinion, Peter-Eckhard Knabe, éd. Berlin,
Berlin Verlag-European Science Foundation, 2000, pp. 253-263).
233Hegel comme « la fagon inorganique dont un peuple fait savoir ce qu'il veut et
ce qu'il pense »'.
Lhistoire intellectuelle a mis récemment en avant différentes raisons qui
pourraient expliquer de facon satisfaisante le succés fulgurant de I'idée
dopinion publique en France dans la deuxiéme moitié du XVIIle siécle et
parallélement l'abandon du concept de représentation (voire méme le rejet pur
et simple chez Rousseau pour qui, comme on le sait, la volonté générale ne
peut étre représentée). En plus des vertus inhérentes a I'idée méme d'opinion,
dont le premier développement théorique est inséparable du cercle des
encyclopédistes et du monde des salons, il y aurait au moins deux bonnes
raisons pour que l'idée de représentation - qui aurait pu éventuellement avoir
une fonction analogue dans l'imaginaire de lunité sociale - ait été écartée du
discours politique dominant.
Premiérement, ces années-la, on associe de plus en plus la notion nouvelle
de représentation, trés liée A lexpérience anglaise, au monde obscur des
intéréts particuliers. Ainsi, comme I'a souligné Keith Baker, face au risque
d'une représentation agitée et turbulente, dominée par la lutte des factions et
des partis, presque tous les auteurs frangais de |'époque croient de plus en plus
en un consensus permettant de mener A bien une politique rationnelle ; l'idée
frangaise d'opinion, en somme, permet d'imaginer une politique pacifique et
intégratrice, s'appuyant sur l'accord universel a partir d'un débat transparent et
serein*,
Deuxiémement, il convient de tenir compte du fait que dans un monde
comme celui de l'Ancien Régime, basé sur une logique juridico-politique
corporative 4 laquelle se superposait la souveraineté monarchique, seul le roi
incarnait symboliquement la représentation de tous, regroupant les structures
particularistes sous-jacentes (en effet, les délégués des Etats Généraux, liés
par un mandat strict et impératif, n'étaient pas a proprement parler des
représentants mais des députés’). Aussi dans les deniers moments de I'Ancien
Régime, la crise généralisée de la monarchie - querelles religieuses, conflits
1, Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Vrin, 1975, et 316 add,, p. 318, Il est tr significatit
que dans cet ouvrage Hegel aborde le theme de l'opinion publique dans la partie méme oi il traite du
pouvoir Iégislatif de I'Etat, (§ 315-317). Pour lu, si Popinion a bien toujours été une force active, cela tui
semble tout particulidrement vrai a son €poque.
2. Keith M. Baker, Au tribunal de Vopinion. Essais sur Uimaginaire politique au XVIIIeme sitcle, Pats,
Payot, 1993, pp. 219-265.
3. Puisque pour utiliser les termes consacrés par le droit public et la science politique, ces députés étaient
porteurs d'un mandat impératif, et non représentatif. Par ailleurs en faisant provisoirement abstraction de
Nevolution historique des concepts dopinion et de représentation, on pourrait dire que la substitution du
vieux mandat impératif par la nouvelle modalité du mandat représentatif (dont exemple classique est le
célébre discours d’Edmund Burke ses électeurs de Bristol en 1774) constitue un pas décisif vers
rémancipation de la représentation par rapport & Yopinion
234entre la Couronne et les parlements, difficultés fiscales... - fait que le roi
commence perdre lexclusivité de la représentation, une notion qui sera
bient6t remise en question avec apparition de différents acteurs qui
revendiqueront simultanément pour eux-mémes, non sans contradiction ni
cacophonie, le droit de parler au nom de toute la nation. La représentation de
la nation frangaise pouvait, en effet, étre réclamée et assumée - et, de fait, elle
fut réclamée - par diverses instances antagonistes, (par le roi, par les
parlements et par ceux qui pensaient qu'une fonction si éminente revenait
plutét aux Etats Généraux).
Face a I'énorme charge de conflits possibles que renferme le concept de
représentation, opinion (a l'égal de la volonté générale de Rousseau, avec
laquelle il lui arrivera trés souvent de se confondre), telle qu'elle fut théorisée
par une poignée de publicistes et de philosophes frangais de la seconde moi
é
du XVIlle siécle, avait I'avantage de renvoyer a un agent impersonnel, certes
difficile 4 cerner et localiser, mais néanmoins paisible et harmonieux. En
outre, une telle construction intellectuelle offrait un expédient beaucoup plus
conforme a la culture politique frangaise, et plus 4 méme de garantir une
certaine unité symbolique dans une société déchirée par les luttes intestines.
Cette prétendue opinion publique, parlant au nom de toute la nation, pouvait
alors jouer le réle d'une troisi¢me instance, réle d'arbitre, entre le roi et les
parlements, et constituer ainsi un point de rencontre idéal entre le monarque et
les sujets.
Mais, comme nous l'avons dit, la théorie de Necker, la plus ¢laborée,
établit clairement une relation d'opposition / complémentarité entre opinion et
représentation. Selon le banquier genevois, en I'absence d'un régime
constitutionnel 4 l'anglaise, l'opinion jouerait un réle éminent de contrdle sur
le gouvernement, un peu comme une voie alternative permettant la
participation des citoyens aux affaires publiques. Necker et ceux qui se
réclament de ses idées considarent que, dans les pays oi il n'existe pas de
véritable assemblée représentative, comme c’était le cas en France, l'opinion
publique (qui se réserve le droit « d'examiner, applaudir ou critiquer les lois »)
exerce un contréle informel et diffus, agissant alors a la fois comme une sorte
de conseiller collectif du roi et comme la « véritable balance du pouvoir
supréme » ; A travers sa politique d'information Necker aurait esquissé ainsi,
comme |’écrit Henri Grange, une sorte de « monarchie préconstitutionnelle ot
le réle joué par lopinion publique est assimilable en fait, sinon en droit, &
celui d'un parlement ». L'opinion publique serait donc en France un pendant,
mais non pas un équivalent, du parlement anglais’. Paraphrasant Duclos,
1. En ce sens, pour Necker, la relation entre régime parlementaire et régime d’opinion (pour utiliser deux
syntagmes qui, pour I'époque, auraient stirement été anachroniques) serait bien plutot signe d'un
235Necker - qui souligne plus d'une fois I'aptitude des coutumes frangaises 4
développer Yopinion (sociabilité raffinée, pratique quotidienne de la
conversation de la part des élites dans les salons, gotit des puissants pour
Yestime publique, etc...) - aurait pu dire : « l'opinion publique fait 4 Paris ce
que la représentation fait a Londres »'.
La réplique de Suard a John Wilkes, dans un débat entre eux cité par Garat
est, a cet gard, trés révélatrice. Face A l'apologie que fait I'Anglais de
Vopposition parlementaire et A son enthousiasme pour Ia lutte politique
constante en faveur de la liberté, Suard pose cette question rhétorique : « Que
signifie ce nom de représentation? Qu'est-ce que les représentants peuvent
représenter, sinon l'opinion publique? »”. L'opinion a la frangaise serait donc,
pour Suard, nettement supérieure a la représentation a l'anglaise, tant du point
de vue de la paix sociale et de la rationalité politique que du point de vue
d'une certaine « hiérarchie conceptuelle », puisque la premiére serait la source
véritable de la seconde.
Les événements révolutionnaires allaient trés rapidement mettre a
l'épreuve ces assertions. Avec I'entrée en action de I'Assemblée Nationale, les
discours politiques du moment durent nécessairement se charger de cette
dualité d'instances également « représentatives » de 'unité du peuple et de la
nation frangaise, et certaines contradictions apparurent immédiatement entre
représentation et opinion. Contradictions d'autant plus sensibles que, dés les
premiers événements révolutionnaires, ce serait un lieu commun d'affirmer
que le vrai déclencheur de la révolution était la marche inéluctable de
Yopinion. D'autre part, les structures hiérarchiques de la société d'ordres ayant
été abolies, il devenait particuligrement difficile de représenter I'unité d'une
société a la fois atomisée et homogéne, composée d'individus égaux.
antagonisme ou d’exclusion mutuelle que d’équivalence, comme ce sera le cas quelques décennies aprés
seulement. Au lieu du vieux principe juridique Quod omnes tangit debet ab omnibus approbari (ce qui
conceme tout le monde doit étre approuvé par tous) qui, d'une certaine manitre, est & la base du
gouvernement représentatif, on pourrait dire que la théorie de l’opinion de Necker s’appuie sur une maxime
alternative qu’on pourrait résumer en ces termes : Quod omnes tangit debet ab omnibus disputari (ce qui
conceme tout le monde doit étre connu et débattu par tous). Sur I'idée de Necker concernant l'opinion
publique. voir dans ce volume l'article de Lucien Jaume.
I. Voici la phrase de Duclos qui a pu inspirer cette paraphrase : « Les mccurs font a Paris ce que l'esprit du
gouvernement fait Londres ; elles confondent et égalisent dans la société les rangs qui sont distingués et
subordonnés dans I'Etat » (Considérations sur les meeurs de ce siécle, Amsterdam, 1751, pp. 19-20).
2. Dominique-Joseph Garat, Mémoires historiques sur le XVIlléme siécle et sur M. Suard. Paris, 1829,
2eme éd., vol. 2, p. 94. Ce passage-clef a retenu l'attention de plusieurs historiens : Mona Ozouf,
«Lopinion publique » in Keith/M. Baker, éd., The French Revolution and the Creation of Modern
Political Culture, vol. 1, The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p.429 ;
Keith M. Baker, Au tribunal de opinion. Essais sur Vimaginaire politique au XVIlleme siecle, Patis,
Payot, 1993, pp. 263-264; Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en
France, Paris, Gallimard, 1992, p. 159.
236Au cours de Ia Révolution on peut distinguer deux orientations principales
sur ce théme. D'une part, ceux qui, suivant les postulats de Sieyés,
commencent a théoriser l'idée moderne de gouvernement représentatif,
réservant une place essentielle, non exempte d'une certaine ambiguité, a
Yopinion. D'autre part nous trouvons la position typiquement jacobine,
hégémonique pendant la phase la plus radicale de la Révolution qui, sur le
modéle de la volonté générale rousseauiste, tend a définir l'opinion - ou plus
fréquemment I'esprit public - avant tout comme la vigilance et la censure
exeroées par le peuple sur I'assemblée représentative, afin que celle-ci légifére
en faveur des intéréts supposés du peuple. Tandis que les premiers tentent de
concilier - et de réunir - opinion et représentation, les seconds ont plutét
tendance a opposer ces deux ples d'expression de la souveraineté'.
Dans le discours politique de Sieyés, il faut comprendre opinion et
représentation comme deux notions complémentaires. Si, d'un cété, il affirme,
catégorique, « seul revient aux représentants d'interpréter la volonté générale
de la nation» puisque « dans un pays qui n'est pas une démocratie (et la
France ne saurait |'étre), le Peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses
représentants », d'un autre cété il reconnait de maniére implicite que cette
représentation n'est pas autre chose que I'expression de l'opinion publique.
Selon lui, grace aux « progrés des Lumiéres» et A «cette masse d'idées
communes qui forment l'opinion publique », « 'empire de la raison » ne cesse
de s'étendre. Un fait que Sieyés attribue a la diffusion progressive des bons
principes définis par « les écrivains ». En définitive, c'est a la « puissance de
Yopinion que l'on doit peut-étre attribuer la plupart des changements vraiment
avantageux aux peuples »”.
I. La question, cependant, est plus complexe, et nous ne pouvons en donner ici toutes les nuances, Tandis
que, en octobre 1790, le monarchiste Mounier en appelle au « tribunal de l’opinion publique » européenne
contre les résolutions de I'Assemblée Nationale frangaise et que la position jacobine tend & considérer
opinion soit comme un appui pour la Convention (émanation idéale de la volonté générale), soit comme
‘un moyen pour « fixer» et diriger l'opinion depuis la chambre elle-méme, les Girondins semblent
Trinvoquer plutt pour mettre en place des structures destinées & favoriser une sorte d’instruction sociale
systématique ou de pédagogie politique auprés de la population. C’est ainsi qu’au printemps 1792, certains
pPériodiques de cette tendance proposent la création d'un Ministére de lopinion publique et que, quelques
mois plus tard, sera créé par l’Assemblée législative un «Bureau de lesprit publique » (sic) dont le
responsable est Frangois-Xavier Lanthenas (Gary Kates, The Cercle Social, the Girondins, and the French
Revolution, Princeton, Princeton UP, 1985 ; Edoardo Tortarolo, « Opinion publique tra antico regime ¢
rivoluzione francese. Contributo a un vocabolario della politica settecentesca », Rivista Storica laliana
102/1 (1990), pp. 5-23, pp. 16-20.
2. Emmanuel Sieyés, Ou'est-ce que le Tiers état?, éd. critique avec une introduction, par E. Champion,
Paris, Société de Uhistoire de la Révolution frangaise, 1888, pp. 36-37, 43-44, 54, 90-92. Liidée de
représentation de Sieyés s'appuie sur le principe smithien de division du travail, La fagon la plus adéquate
pour les sociétés modemes de se gouverner serait de faire du gouvernement une activité plus ow moins
professionnalisée dans laquelle le peuple, titulaire du pouvoir commettant, autorise et transfere d’en bas la
souveraineté effective a ses représentants (Pasquale Pasquino, « Emmanuel Sieyés, Benjamin Constant ct le
gouvernement des modemes », Revue Francaise de Science Politique, 37, 2, 1987, pp. 214-228). Ce que
237En Grande-Bretagne les choses se passent de fagon trés différente. Les
positions concrétes de tel ou tel théoricien mises a part, le débat s'inscrit,
Outre-Manche, dans un contexte politique et culturel bien distinct. Dans une
société qui doit compter avec I'émergence d'une classe moyenne dotée d'un
ample réseau de clubs politiques, d'une presse libre, et surtout, avec un régime
parlementaire en pleine transformation, les discours sur la représentation et
lopinion étaient forcément trés différents de ceux tenus en France. De plus,
une culture politique a caractére empiriste et utilitaire permettait aux Anglais
de concilier naturellement ces deux notions avec une vision pluraliste de la
réalité sociale considérée comme un composé d'opinions et d'intéréts
divergents. Dés lors, admettre qu'il était légitime de défendre des intéréts
particuliers ne posait aucun probléme, contrairement a ce qui se passait en
France. Alors qu'en France l'opinion fut presque toujours - de Rousseau a
Necker, en passant par les physiocrates - congue en termes de rationalité, de
consensus, voire méme d'unanimité, dans la tradition constitutionnelle
britannique de gouvernement mixte, les références a la « general opinion »,
par exemple, chez Hume ou Blackstone, renvoient plutét aux termes de
divergence et d'équilibre d'intéréts'.
De plus, comme le systéme politique britannique était centré sur le roi et le
parlement, I'idée de représentation pouvait suffire, dans des conditions
normales, 4 nourrir l'imaginaire de l'unité sociale. D'ot, entre les deux pays,
ce décalage frappant ou plutdt une discordance de « tempos » entre les plans
factuel et conceptuel que nous avons évoqués au début de ce texte. Contre
toute attente, les premiers A lancer I'idée-force d'opinion publique furent les
auteurs frangais, et non anglais comme il aurait pu paraitre logique étant
donné que - comme I'a signalé il y a des années Habermas - ce fut précisément
Sieyés Iui-méme appelait dans la décennie de 1770 «gouvernement par procuration» et aussi
«gouvernement par commission» sera théorisé a la Révolution par le méme auteur comme «gouvernement
représentatif» : «Le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants » (discours du 7
septembre 1789, Archives parlementaires, lére série, t. VIII, p. 595). Sur la place du concept d’opinion
publique dans les théories de Sieyés, voir l'article de Jacques Guilhaumou dans ces mémes pages.
1. Dans un dialogue implicite avec le libéralisme anglais, les physiocrates construisent, dans les décennies
qui précédent la Révolution francaise, « une théorie de lopinion publique comme mode de production de
Vunanimité », sorte de voie directe vers l'unique politique rationnelle qui aboutirait nécessairement a la
« découverte de l'évidence », car, comme le fait remarquer Mona Ozouf, chez les physiocrates « l'opinion
[cst] autre nom de l'évidence » (Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en
France, Patis, Gallimard, 1992, pp. 155-157; Mona Ozouf, « L'opinion publique », art. cit, p. 426). Et la
volonté générale populaire unanime selon lidéal rousseauiste qui, comme on le sait, «ne peut étre
représentée » ne laisse pas davantage de place a V'expression légitime diintéréts particuliers (Du Contrat
Social, in Euvres Completes, Paris, Gallimard-La Pleiade, t. III, p. 286), car pour le Genevois, « comme
pour les physiocrates, {la représentation est] synonyme dintéréts particuliers » (Rosanvallon, op. cit
p. 165). Sur l'idée dopinion chez Hume et sur son r6le politique, voir Daniel Gordon, « Philosophy,
Sociology and Gender in the Enlightenment Conception of Public Opinion », French Historical Studies,
17/4 (1992), pp. 887-889.
238au sein de la société britannique que fut mis en pratique en premier, un
véritable espace public moderne’. Contrairement a la France (oti l'emporte un
modéle qu’on aurait donc pu définir comme « d'opinion sans représentation »)
au Royaume-Uni c'est I'idée de représentation qui prédomine nettement dans
les discours politiques, éclipsant pour longtemps I'opinion, un concept qui
parait avoir occupé une place trés discréte dans les discours politiques de la
deuxiéme moitié du XVIlle siécle. « Représentation sans opinion », dirions-
nous, un peu hyperboliquement (puisque sociologiquement parlant, la sphere
publique était un phénoméne beaucoup plus réel en Angleterre qu’en France),
pour souligner ‘opposition avec le cas frangais”.
Bien que, dés 1780, la presse londonienne commence a faire référence de
facon répétée a « the public opinion »*, ce n'est que quelques décennies plus
tard, que les sources anglaises - presse périodique, brochures et opuscules
contenu politique - mettent en évidence l'omniprésence de ce concept dans le
discours politique. A propos de cette notion nouvelle et vague d'opinion
publique, les Anglais déployérent un degré de passion et de mythification
comparable en tout point a celui de leurs voisins. Concrétement, ce concept
semble avoir atteint son apogée durant la période qui va de la fin des guerres
napoléoniennes a la décennie de 1830, dans une conjoncture sociopolitique
particuligrement conflictuelle (massacre de Peterloo, affaire de la reine
Caroline). Selon étude de Dror Wahrman la « public opinion » surgit comme
un recours argumentatif qui s'intégre facilement au discours populiste de ce
qu'on appelle le « radical constitutionalism » ; souvent représenté alors par la
figure emblématique de John Bull’ - comme T'ultime instance arbitrale a
laquelle on attribue presque a I'unanimité des qualités éminentes : rationalité,
universalité, omnipotence sociale, une sorte de lieu imaginaire, point de
1. Habermas, Historia y critica de la opinién piiblica, op. cit,p. 94-103.
2. Rien n’empéche cependant que les premiers théoriciens francais de opinion publique politique,
anglophiles pour la plupart, ne se soient largement inspirés des expériences britanniques concemant cette
question, notamment dans leur éloge quasi unanime de la liberté de la presse (Edouard Tillet, La
Constitution anglaise, un modéle politique et institutionnel dans la France des Lumiéres, Aix-en-Provence,
Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2001, pp. 340-350). Du reste argument de la public opinion n'est
pas davantage absent du parlement de Westminster : voir, par exemple, une dispute trés révélatrice de Fox
contre Pitt en 1792 (Habermas, Historia y critica.... op. cit, p. 102), ol Fox reconnait lui-méme que les
Communes sont un écho de «the voice of the nation », i. e., des « sentiments of the people » hors de la
chambre (Gunn, Beyond Liberty and Property, op. cit, p. 279),
3. Gunn, Beyond Liberty and Property, op. cit,p. 281
4, Dror Wahrman, « Public Opinion, Violence and the Limitis of Constitutional Politics », in Re-reading
the Constitution. New Narratives in the Political History of England's long Nineteenth Century, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996, p. 88; du méme auteur, Imagining the Middle Class. The Political
Representation of Class in Britain, c. 1780-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, pp. 190-
201; J. E. Epstein, Radical Expression : Political Language, Ritual and Symbol in England, 1790-1850,
Nueva York, 1994 ; Miles Taylor, « John Bull and the Iconography of Public Opinion in England, c. 1712-
1929 », Past § Present 134 (1992), pp. 93-128.
239rencontre entre les classes, au-dessus des partis, un terrain neutre commun
idéalement a I'abri des factions, des tensions sociales et des luttes de classes’.
Lopinion manque certes de tout pouvoir décisionnel ayant force de loi mais
dans la pratique ce pouvoir diffus s'imposerait aux gouvernants et aux
parlementaires, si bien que les théoriciens de la « English Constitution »,
depuis De Lolme jusqu'a Walter Bagehot, ne tardent pas a lui attribuer un role
prééminent dans le systéme de gouvernement anglais.
A partir de ce moment, la politique britannique des décennies suivantes -
pour lesquelles nous ne pouvons entrer dans les détails (il suffira d'évoquer les
luttes pour la réforme parlementaire, pour le mouvement chartiste et pour
labrogation des Corn Laws, etc...) - va étre marquée par une discordance
prolongée entre opinion et représentation. Autrement dit, dans cette premiére
moitié du XIXe siécle, la polarisation entre la rue et le Parlement aboutit 4 des
crises aigués’. L'opinion, ce nouveau Leviathan sur lequel la presse d’alors
revient de fagon quasi obsessionnelle, est aussi congue comme un contrepoids
au pouvoir parlementaire (et, dans le cas de Bentham, comme une barriére
morale contre la corruption, l'arbitraire et les abus possibles des membres du
parlement)*.
Les mobilisations extraparlementaires conduiront d'ailleurs 4 d'importantes
réformes de lois et A des réajustements dans la vie parlementaire qui finiront
par transformer profondément le concept méme de représentation, en vue d'un
nouvel équilibre’.
1. En résumé, face a un modéle britannique qui, depuis la Révolution de 1688, (comptant déja de fait avec
une sphére publique politique et des voies institutionnelles pour canaliser cette opinion), évolue lentement
‘au cours duu XVIlle sigcle et au début du XIXe du public spirit a la public opinion, la société francaise des
demiers temps de Ancien régime a la Revolution, suit plutOt une trajectoire inverse, passant rapidement de
Vopinion publique 4 l'esprit public (ou comme préfére dire Saint-Just, a la conscience publique). Voir a ce
propos John A.W.Gunn, Beyond Liberty and Property, op. cit, pp. 260-315, et du méme auteur, Queen of
the World, op. cit.
2. Ce n'est qu'avec organisation des premiers partis de masses, a la fin du XIXe siécle, qu'on pourrait
parler d'un certain ajustement entre les deux instances socio-politiques (Bernard Manin, Principes du
Gouvernement Représentati, Paris, Calmann Lévy, 1995 ; version espagnole : Los principios del gobierno
representativo, Madrid, Alianza, 1998, p. 250 et p. 287).
3. Jeremy Bentham avait confiance dans les pouvoirs quasi-thaumaturges d'un Tribunal de !'Opinion
Publique infallible et justicier, mais, a la différence de la tradition francaise prépondérante du XVIlle
sigcle, cette confiance aveugle se voit compensée par le role décisif que jouent les intéréts dans son systéme
de pensée utilitaire. On peut dire que pour Bentham, la représentation (parlementaire) personnifie le
principe de confiance, en ce sens que la publicité et opinion qui en découle incareraient plutét la
méfiance nécessaire qui, grace & une vigilance continue exercée sur les représentants, maintiendrait
Véquilibre. Philip Schofield «La arquitectura del gobiemo : publicidad, responsabilidad y democracia
representativa en Jeremy Bentham » in Opinidn piiblica y democracia, Granada, Universidad de Granada,
2000 (Anales de la Citedra Francisco Sudrez), 34, pp. 145-169.
4, Malgré ce que nous indiquions rapidement en début de texte quant a l'émancipation relative de opinion
des représentants vis-a-vis de celle de leurs représentés, il est certain quil serait difficile dimaginer le
passage de la notion ancienne de « représentation absolue » au concept de représentation modeme sans
Varticulation et la mise en pratique d'une opinion publique active. En effet si, d'un c6té, comme Vexpliquera
240Que se passait-il pendant ce temps de l'autre c6té des Pyrénées? Dans les
dernigres années du XVIlle sidcle et les premigres du XIXe, nous assistons en
Espagne, en pleine crise de la monarchie bourbonienne, a lapparition d'une
théorie de Yopinion publique qui, chez les auteurs comme Cabarris, le duc
d'Almodévar ou Jovellanos, présente bien des similitudes avec les positions
de Malesherbes, Necker, Reynal, Diderot ou Filangieri. Cependant le vrai
triomphe de opinion n'aura lieu qu'en 1808, quand au début de invasion
napoléonienne, a presse politique rebelle contre le pouvoir « intruso »
({llégitime) de José Ier Bonaparte se proclamera quasi-unanimement en faveur
dune opinion publique a laquelle on attribue des pouvoirs presque
thaumaturges pour tirer la nation espagnole de la crise et la guérir de tous ses
maux. L'opinion publique, «plus forte que Tautorité répressive et les
régiments en armes », écrit Quintana dans le Semanario Patridtico', loin
détre congue comme une collection d’opinions individuelles différentes, est
décrite dans les textes comme une « voix impérieuse », une force collective et
unanime émanant de la nation, qui doit guider A tout moment les autorités”.
Lopinion, dans I'Espagne de ces années-la, sert néanmoins essentiellement de
héraut de la représentation, puisque la majorité des publicistes s'accordent &
affirmer que, dans des circonstances difficiles, ce qu'il faut - tel serait le vote
James Madison dans le numéro 10 de The Federalist, 'élection des représentants permet quelque chose
comme une épuration ou un affinement de opinion, d'autre part ces représentants sont obligés de rendre
sans cesse des comptes de leur gestion et de leur travail Iégislatif devant la société qui les a élus, Fopinion
stassurant ainsi - & travers la presse et d'autres moyens d'information et de communication - un contréle
diffus sur ses représentants (Manin, Los principios del gobierno representativo, op. cit, pp. 12-13 et pp.
214-215). Aussi peut-on dire que la liberté de la presse vient, dans une certaine mesure, compenser ta fin du
mandat impératif : « la liberté d'opinion entendue dans sa dimension politique, apparait(....] comme une
contrepartie a l'absence du droit de donner des instructions [aux représentants] » (ibid... p. 210).
1. La prolifération des opuscules et publications politiques de toutes sortes dés le printemps 1808 et la
nécessité d'apporter une réponse a Ia trés grave crise de la Monarchie espagnole font s'accélérer durant ces
années, de fagon extraordinaire, le rythme de rénovation du langage politique. Dans ce contexte paraissent
‘une avalanche d'aticles et de textes divers dans lesquels on invoque « opinion publique » et on réclame
une véritable « représentation nationale ». Il est indéniable que c'est dans ce contexte que les deux
expressions font irruption en force dans les discours politiques : Juan Francisco Fuentes y Javier Fernéndez
Sebastién, Historia del periodismo espafiol, Prensa, politica y opinién piiblica en la Espafia
contempordnea, Madrid, Sintesis, 1997, pp. 47-52 ; José Maria Portillo, Revolucién de nacién. Origenes de
1a cultura constitucional en Espafia, 1780-1812, Madrid, BOE-CEPC, 2000, pp. 425 et suiv. ; Richard
Hocquellet, « Des sujets aux citoyens, une analyse des projets électoraux avant les Cortes de Cadix, 1808-
1810 », Annales historiques de la Révolution francaise, n° 1(2001), pp. 12 et suiv.
2. Javier Fernéndez Sebastidn, « The Awakening of Public Opinion in Spain, The Rise of a New Power and
the Sociogenesis of the Concept» in Opinion, Peter-Eckhard Knabe, ed., Berlin, Berlin Verlag-European
Science Foundation, 2000, pp. 45-79. Dans les Etats allemands sous domination napoléonienne nous
trouvons également quelques appels a I’opinion publique (affentliche Meinung), afin de soutenir la tutte
nationale contre occupation francaise (voir, par exemple, Iappel en ce sens de Joseph Gorres en 1810,
cité par Lucien Holscher, « Offentlichkeit », in Geschichiliche Grundbegriffe : Historisches Lexikon
olitisch-sozialen Sprache in Deutschland, Otto Brunner, Werner Conze y Reinhart Koselleck, dir.,
‘Stuttgart, Kett-Cotta, 1978, vol. 4, pp. 413-468, p. 454).
241presque unanime de la nation - c'est la convocation des Cortes. Le débat qui
slouvre immédiatement porte sur le type de représentation nationale qui serait
le plus adéquat : par états ou par une assemblée parlementaire d'un nouveau
type? Et cette assemblée doit-elle étre unique? Ou convient-il plutét de mettre
en place deux chambres?
Quand, aprés une « Consulta al pais» (une «Consultation auprés du
pays ») et beaucoup de difficultés, se réunissent enfin les Cortes et qu'elles
assurent solennellement la souveraineté nationale le 24 septembre 1810 pour
se transformer en assemblée constituante, les discours politiques exprimeront
ce dilemme : oi se trouve vraiment la souveraineté? Dans les Cortes ou dans
Vopinion publique? Dans la nation méme ou dans ses députés? L’opinion des
Cortes constitue-t-elle un reflet fidéle de opinion publique du pays ? Une
«opinion intrachambre » assurément qui, en peu de temps, apparait
clairement scindée en tendances ou « partis », ce qui suppose pour beaucoup
une rupture douloureuse et inévitable avec le mirage dominant de I’unanimité
avant la réunion des Cortes. Bien que la plupart des textes des périodiques et
des interventions parlementaires d'alors paraissent s'accorder pour reconnaitre
que les deux instances doivent se combiner harmonieusement, les Cortes, dit-
on, doivent ouvrir leurs portes au public, faire connaitre leurs débats et leurs
résolutions et contribuer ainsi a former lopinion du pays; réciproquement
Yopinion publique, surtout a travers les journaux, doit aider les députés dans
leurs délibérations'. Ce qui est certain c'est que, comme ce qui était arrivé en
France, en Espagne aussi des voix s’élévent, discordantes, en désaccord avec
cette prétendue complémentarité. Un député suggére que, une fois les séances
parlementaires entamées, l'opinion publique ne serait plus une donnée sociale
externe et préalable, mais seulement le résultat institutionnel des débats des
Cortes’. Au contraire, la majorité des voix, surtout une fois approuvée la
Constitution de 1812, réclament avec insistance que l'opinion, loin de voir son
réle s'achever avec l'ouverture de la voie parlementaire, redevienne le
protagoniste de l'action politique. D'aprés ce discours, il appartient & la
volonté générale du peuple de continuer a exercer une étroite surveillance sur
les parlementaires pour qu’ils ne s’écartent pas de la voie constitutionnelle *.
1. Ignacio Feméndez. Sarasola, Poder y libertad : Los origenes de la responsabilidad del ejecutivo en
Espafia (1808-1823), Madrid, Centro de Estudios Politicos y Constitucionales, 2001, pp. 322 et suiv.
2. Il sragit du député Mufioz Torrero, lors de la session du 4-V-1812 : cit. Femdndez Sarasola, op. cit
p.494/n,
3, Si, d'un cté, on insiste sur aspect positif de opinion en tant qu’appui, guide et source constante
inspiration pour les membres de l'assemblée, on souligne également souvent la dimension négative de
opinion publique, « unique contrepoids au pouvoir des Cortes », a laquelle correspond Vexercice d'un
controle sur le comportement des députés (Claude Morange, « Opinion pablica : cara y cruz del concepto
en el primer liberalismo espaftol », in Juan Francisco Fuentes y Lluis Roura, eds. Sociabilidad y liberalismo
en la Espafia del siglo XIX. Homenaje al profesor Alberto Gil Novales, Lérida, Milenio, 2001, p. 127 ; voir
242De plus, I'absence du roi légitime (Ferdinand VII, appelé « Le Désiré »,
retenu prisonnier en France) donne aux concepts d'opinion et de
représentation une importance inhabituelle, au point d'occuper pratiquement
tout l'espace politique. Sans autre instance qui aurait pu leur faire de l'ombre,
et en l'absence de tout « pouvoir modérateur », ces concepts amortissent les
chocs entre les partenaires respectifs de ces deux péles qui sont
alternativement revendiqués comme les chemins obligés de la souveraineté de
la nation. De plus, les circonstances trés particuliéres de la réunion des Cortes
(qui se déroule a Cadix, ville commergante, libérale et cosmopolite), et la
promulgation de la Constitution, en mars 1812 (qui introduira un systéme
tenant beaucoup plus du régime conventionnel ou d'Assemblée que du
gouvernement véritablement parlementaire) expliquent que ce triomphe
simultané de l'opinion et de la représentation prenne parfois la forme d'un
choc presque physique entre deux collectifs rivaux trés proches : d'un cété la
représentation - incarnée par un groupe peu nombreux de députés en majorité
libéraux ; de l'autre, l'opinion, c'est-a-dire le collectif des spectateurs et
journalistes qui assistent assidament aux sessions depuis les galeries des
Cortes, et discutent avec feu de politique dans les cercles et les cafés.
Quelques années aprés, pendant le Triennat libéral mouvementé des
années 1820-1823, dans les pages de El Censor et d'autres périodiques
également Ia contribution de C. Morange dans ce volume; Portillo Valdés, op. cit, p. 439). Le poids des
conceptions rousseauistes explique d'ailleurs Ia grande méfiance d'une partic du premier libéralisme
espagnol a 'égard de la représentation. Ainsi, un joumaliste demande : « Le peuple se dépouille-t-il par
hasard de la Souveraineté pour la remettre exclusivement & ses représentants? Les délibérations d'un
congrés qui s‘opposent a la volonté générale des autres citoyens seront-elles valides? » (Correo de Vitoria,
iim, 21, 1-Ill-1814, pp. 164-165 ; cit. in Javier Femdndez Sebastiin, La génesis del fuerismo. Prensa e
ideas politicas en la crisis del Antiguo Régimen (Pais Vasco, 1750-1840), Madrid, Siglo XX! de Espafa,
1991, pp. 197-198). Dans le camp opposé certains députés défendent jalousement leur indépendance vis-
vis de opinion des électeurs quand il s'agit de questions particuliérement controversées. Une fois élus, les
députés représenteraient toute la nation et auraient done toute Iégitimité délibérer et A prendre des
décisions de maniére autonome. Ainsi, lors du débat capital sur l'abolition de inquisition, Antonio de
Capmany affirme énergiquement que les députés ne doivent ni se soumettre strictement a la « volonté des
provinces » ni a «opinion qui y régne », mais quiils doivent se montrer de vrais représentants, libres
Goeuvrer, et sil est nécessaire, d’amender les opinions attardées d'un peuple peu éclairé, car, en fin de
compte, les députés sont députés « de la nation, et non de telle ou telle province », et les pouvoirs ont été
delégués sans restrictions ni réserves, et sans attendre opinion ultéricure de ladite province sur un sujet
queleonque mis en délibération aux Cortes (discours du 21-01-1813 aux Cortes de Cadix, cit. in Francisco
José Femandez de la Cigofa, y Estanislao Cantero Nufiez, Antonio de Capmany (1742-1813). Pensamiento,
‘obra histérica, politica y juridica, Madrid, Fundacién Francisco Elias de Tejada y Erasmo Percopo, 1993,
pp. 213-215). L’argument développé par Capmany en faveur de I'indépendance davis des représentants se
situe dans la ligne élitiste que la pensée libérale européenne développera ultérieurement au XIXéme siécle
‘Ainsi John Stuart Mill, dans son ouvrage fameux Le Gouvernement représentatif (version frangaise, Paris,
1865), chap. XI, trate abondamment ce théme soulignant que « si le but de la représentation est d’obtenir
des députés intellectuellement plus capables que la moyenne des électeurs, il est normal qu'un député soit
parfois dune opinion différente de celle professée par la majorité de ses commettants » (cit. pour la
traduction frangaise de P. Rosanvalion dans La démocratie inachevée, op. cit, p. 236).
243libéraux modérés de Madrid, se développe une théorie complexe de la
représentation et de l'opinion, qui doit beaucoup aux auteurs frangais comme
Roederer ou Guizot, selon laquelle le gouvernement représentatif s'identifie
pratiquement avec le pouvoir de la publicité et de l'opinion publique, entendue
de maniére dynamique, censitaire et élitiste, face aux libéraux exaltés qui
adoptent sur ce théme des positions populistes trés semblables a celles du
jacobinisme frangais '.
Ces débats acharnés et réitérés sur l'opinion et la représentation donnent
lieu a des raisonnements qui tournent en rond. L'une des difficultés majeures
1. Javier Fernéndez. Sebastién, « The Awakening of Public Opinion in Spain... », art. cit, pp. 74-76. Cf
aussi, Ventrée « Opinion publique » dans le Diccionario politico y social del siglo XIX espanol, Javier
Feméndez Sebastian et Juan Francisco Fuentes, dir, Madrid, Alianza, 2002, pp. 477-486. Bien que les
rédacteurs de ET Censor ne donnent pas leurs sources sur ce point, leur théorie sophistiquée de la
dynamique socio-intellectuelle de l'opinion publique s'inspire directement de Roederer (Alberto Lista,
«Sobre la mayoria de la opinién y el modo en que se forma», El Censor, num. 91, XVI , 27-1V-1822 ;
«De la majorité nationale, de la maniére dont elle se forme, et des moyens auxquels on peut la reconnaitre,
ou Théorie de l'opinion publique » in Guvres du comte P.L. Roederer (...) publiées par son fils, le baron
A.M, Roederer, Paris, 1853-1859, t. VI, pp. 376-382. «Pour peu qu'on réfléchisse a la nature du
gouvernement représentatif, on verra que son unique ressort est l'opinion publique : c’est elle qui lui donne
vie et énergie, elle qui dirige son action et détermine son influence » (« De la opinion y de los medios de
iriginl », EI Constitucional, nam, 462, 13 - VIII - 1820, chez Morange, « Opinién piiblica», art. cit, p.
140). Claude Morange Iui-méme signalait clairement dans un travail précédent les differences
fondamentales entre les libéraux modérés et extrémistes quant aux moyens légitimes de manifestation de
Vopinion publique (« Teoria y practica de la libertad de prensa durante et trienio constitucional : el caso de
El Censor (1820-1822) », in La prensa en la Revolucién liberal, Madrid, Edit. Universidad Complutense,
1983, pp. 203-219 et plus particuliérement pp. 214-219). Les modérés espagnols suivant les traces des
doctrinaires frangais - mettent I’accent sur la publicité, surtout quand il s°agit d’élection en tant qu’essence
du gouvernement représentatif, ainsi que sur importance de la contribution des sages et des écrivains
publics pour clarifier les problémes abordés par le gouvernement (Morange, « Opinion publica », art. cit,
pp. 142-143). Pour ce secteur conservateur du libéralisme, en grande partie héritier de Vesprit des
Lumigres, dans le nouvean régime, l'opinion et la participation politiques doivent s’exprimer presque
tuniquement a travers deux voies complémentaires : la presse et les Cortes. Le principe de représentation,
insistentils a différentes reprises, a remplacé dans les sociétés modemes les formes obsolétes de
démocratie directe des anciens ; cela dit, « dans le régime représentatif (...) 'exercice de la souveraineté ne
réside pas dans la nation, mais dans les individus auxquels la nation I’a délégué ». (« De la autoridad del
pueblo en el sistema constitucional », £! Censor, mim.10, 7-X-1820, p. 269). Le systéme représentatif serait
done une sorte «d'aristocratie lective» ou « démocratie fictive » qui, gréce a un heureux mélange
opinion et de représentation, parviendrait a « I’édification de la liberté européenne », car « représenter la
volonté générale, impliquer la souveraineté, qui réside tout entire dans la formation de la loi, affiner
constamment lopinion publique chez les magistrats élus selon des formes déterminées, est une fiction
politique d'invention moderne ». (« Origen, progresos y estado actual del sistema representativo en las
naciones europeas », El Censor, nim. 1, 5-VIlI-1820, pp. 37-39). Face & ce courant, les extrémistes
soutiennent avec ardeur qu'il revient aux sociétés patriotiques (sortes d'assemblées ou clubs
révolutionnaires, siége fréquent de débats véhéments d’oii émergent parfois des mouvements tumultueux),
de jouer un role décisif dans le renforcement de l'esprit public des citoyens (Alberto Gil Novales, Las
Sociedades Patrioticas (1820-1823). Las libertades de expresién y de reunién en el origen de los partidos
politicos, Madrid, Tecnos, 1975, 2 vols.) Pour les modérés, au contraire, ces sociétés prétendent usurper
expression légitime de I'opinion et de la représentation, et constituent par conséquent un défi aux vrais
porte-paroles autorisés des deux instances. Ces débats rappellent (sur plus d’un point) ceux qui eurent lieu
dans la France révolutionnaire a propos de lactivité des clubs (surtout aprés le fameux Rapport sur les
sociétés populaires de Le Chapelier, 29-IX-1791).
244de compréhension implicite dans la notion moderne de représentation étant
précisément I'absence de toute volonté préexistante a la représentation, c'est,
en fait, action parlementaire elle-méme qui génére cette volonté («la
représentation au sens moderne ne refléte pas, elle opére », a écrit Lucien
Jaume). C'est précisément cette absence paradoxale (qui suppose un hiatus
infranchissable entre le concept politique de représentation et son homologue
du droit privé qui I'inspire) qui ouvre un vaste champ a la rhétorique politique,
étant donné qu’ la question «Qu'est-ce que la représentation nationale
représente vraiment?» correspondent plusieurs réponses - le peuple, la
nation, les intéréts de la société, la volonté générale, la souveraineté nationale,
opinion publique - qui ne sont équivalentes que dans une certaine mesure.
Le libéralisme post-révolutionnaire du groupe de Coppet doit beaucoup on
le sait, aux legons de Necker. Quand Madame de Staél et Benjamin Constant,
notamment, abordent le théme de l'opinion, ils reprennent de nombreux
propos de Jacques Necker « grandfather of Restoration liberalism »*, Et sur
ces thémes, l'expérience révolutionnaire a beau avoir laissé sa marque
(presque tous les essais politiques du groupe portent de fagon obsessionnelle
sur la Révolution, comme on sait), les réflexions des libéraux de la
Restauration s'inscrivent dans une continuité avec celles des philosophes des
derniéres décennies de I'Ancien régime. Cependant les positions du groupe de
Coppet different sensiblement sur ce point de la perspective doctrinaire.
Tandis que Constant prone la « liberté intellectuelle » et la « pluralité » des
1. Pour tes constituants espagnols de 1837 «les systémes représentatifS ont cela de particulier de
reconnaitre opinion publique comme guide et mobile unique du gouvernement ». Or la « vraie opinion
générale » dune nation ne consiste pas en une simple « somme des opinions de tous les individus qui la
Composent », mais il faut que les représentants « interprétent leurs opinions et les consacrent en une loi ».
(Dictamen de la Comisién de Constitucién proponiendo a las Cortes las bases de la reforma que cree debe
hacerse en la Constitucién de 1812, leido en la sesién del 30 de noviembre de 1836,apud Diego Sevilla
‘Andrés, Constituciones y otras leyes y proyectos politicos de Espaia, Madrid, Editoria Nacional, 1969,
tomo I, pp. 310-311).
2. Henri Grange, «De T'influence de Necker sur les idées politiques de Benjamin Constant », Annales
Benjamin Constant, 2 (1992), p. 79. Jean-Denis Bredin, « Necker et ’opinion publique », in Lucien Jaume,
€4., Copper, creuset de l'esprit libéral, Paris, EconomicaPresses Universitaires 4’ Aix-Marscille, 2000, pp.
25-40. La filiation de l'ceuvre politique de Madame de Stael et de Benjamin Constant avec la pensée de
Jacques Necker est évidente sur de nombreux points. Constant rejoint Necker pour penser que, avant la
Révolution, opinion aurait joué en France un role substitutif face & une représentation inexistante et
problématique. Cependant, une fois les institutions représentatives mises en place, on pourrait assister 4 une
double obstruction par le parlement et l'opinion de la volonté générale qu’ils incarnent (Biencamaria
Fontana, « Publicity and the «ResPublica »: the Concept of Public Opinion in Benjamin Constant’s
Writings » in Annales Benjamin Constant, 12, 1991, pp. 53-63). Voir aussi le travail de Pierre Rosanvallon
sur les positions de Constant et des doctrinaires & ce sujet, notamment l'influence de Necker et des
physiocrates sur le libéralisme post-révolutionnaire, « Les doctrinaires et la question du gouvernement
représentatif» in Frangois Furet et Mona Ozouf, édit,, The French Revolucién and the Creation of Modern
Political Culture, vol. Ill, Oxford, Pergamon Press, 1989, pp. 411-431.
245opinions comme limite a la toute-puissance de la souveraineté (soulignant
méme le réle de la « liberté de la presse » comme moyen qui « remplace en
quelque sorte les droits politiques [...] partout oi il n’y a pas une
représentation nationale librement élue »)'. Guizot ou Royer-Collard louent
plutét les vertus intégratrices de l’opinion publique pour rapprocher le
gouvernement de la société (et vice-versa), faire prévaloir la souveraineté de
la raison et conjurer ainsi les effets délétéres d’un individualisme qui - la
révolution n’a pas eu lieu en vain - aurait réduit la société a un tas de sable
informe. Pour les doctrinaires frangais aussi, comme I'a souligné Rosanvallon,
la clef du systéme représentatif moderne ne sera pas tant I'élection ou la
représentation que la publicité”. « Le mot «représentation», dit Royer-Collard,
«est une métaphore, (...) n'est plus qu'une chimére, un mensonge », un
malentendu auquel il attribue une part importante de responsabilité dans le
déclenchement de la Révolution’. « C'est le mot de représentation qui, mal
compris, a brouillé toutes choses » s'exclame, de son cété, Guizot, avant de
soutenir que le nouveau « travail de la représentation » a I'époque post-
révolutionnaire doit consister essentiellement 4 «ramener la multitude &
1. Benjamin Constant, Principes de Politique applicables @ tous les gouvernements (version de 1806-1810),
Paris, Hachette, 1997, livre Vil, pp. 123-124. Lucien Jaume, individu effacé ou le paradoxe du
libéralisme francais, Paris, Fayard, 1997, p. 63 et suiv., p. 98. Jaume souligne aussi a ce sujet I'afinité de
vues entre la physiocratie et les doctrinaires (ibid. p. 167), et observe avec beaucoup de pertinence que
« Sismondi développe souvent ’idée que si tout le monde ne peut avoir le droit de voter - du moins tant que
instruction n’est pas généralisée - tout le monde a le droit de faire connattre et ses voeux et ses doléances »
(ibid, p.311 et p.540) ; nous serions la encore devant un exemple de fonction substitutive / complémentaire
de opinion par rapport a la représentation,
2. La fonction socio-politique fondamentale qu’attribuent les doctrinaires A la liberté de ta presse doit
s’entendre précisément en ce sens : « C’est en circulant, en se frottant les unes aux autres, que les opinions,
forme spontanée de la raison, expression du bon sens commun, s’élevent pour accéder & Ia raison réfléchie.
La liberté de la presse joue ainsi le role d'un catalyseur de T'unification intellectuelle de Ia société
permettant & un pouvoir social omniprésent et délocalisé & la fois de se constituer » (Rosanvallon, art. cit,
p. 427). Ces idées ne manquent pas non plus d’antécédents significatifs au XVIIle siécle. Morellet, par
exemple, considérait déja vers 1775 que la liberté de la presse jouait un role essentiel dans la production
sociale des connaissances au service des gouvernants, puisque la vérité surgit du contraste civilisé entre les
opinions, de l’échange des écrits et des imprimés, et de la conversation (André Morellet, Réflexions sur les
vantages de la liberté d’écrire et d imprimer sur les matires de l'administration... Londres [Paris : chez
les freres Estienne}, 1775, pp. 18-26 ; voir les commentaires de Daniel Gordon sur cet opuscule, dans son
article « Public Opinion and the Civilizing Process in France: The Example of Morellet», in Eighteenth
Century Studies, 22 (1988), pp. 314-315.
3. Dans un de ses discours parlementaires fameux Royer-Collard se demande de fagon rhétorique
«Qu’est-ce que représenter une nation? Comment une nation peut-elle étre représentée? » pour affirmer
tout de suite aprés le caractére métaphorique de la représentation, dans les termes que nous venons de citer,
ce qui l’améne a s'interroger sur la justesse méme de l’expression « gouvernement représentatif », « Il est
faux en principe, et impossible dans le fait, que l'opinion de la Chambre soit toujours et nécessairement
Popinion de la nation », car « au fond, Messieurs, opinion d’une nation ne doit étre cherchée et ne se
rencontre avec certitude que dans ses véritables intéréts (...) Les intéréts sont un gage bien plus sir de
Popinion que Popinion ne peut ’étre des intéréts » (Moniteur, 27-11-1816, pp. 10-14)
246Tunité »'. Un processus qui devra s'appuyer surtout sur la publicité, c'est-a-
dire sur la mise en marche d'un systéme de communication continue entre
gouvernants et gouvernés, capable d'assurer la souveraineté de la raison,
disséminée dans la société. Paradoxalement, la « représentativité » du systeme
appelé «représentatif » résiderait davantage dans ce flux permanent de
Topinion que dans I'élection proprement dite”. Disons que si c'est dans la
représentation que réside épisodiquement le corps de la société, c'est
indubitablement dans l'opinion, pour les doctrinaires, que réside son ame. >
A la fin de ce trés rapide survol, nous constatons que la comparaison des
trois cas sommairement examinés - et de leur « épilogue » doctrinaire - offre
certaines ressemblances et des différences intéressantes. Ressemblances et
différences qui ne s’expliquent pas seulement en termes d’influences
intellectuelles (on pense, par exemple, aux concomitances entre certaines
idées politiques de Necker, Suard, Sieyés ou Constant, entre les auteurs
francophones, et Jovellanos ou Campomanes, entre les Espagnols, avec les
Lumiéres écossaises) mais qui doivent aussi étre mises en relation avec les
cultures politiques respectives et les circonstances historiques particuligres de
chaque pays. Dans le tableau joint, nous avons essayé de synthétiser quelques
éléments pour faciliter cette comparaison.
A premiére vue il y aurait dans les trois cas une utilisation rhétorique
semblable du concept d'opinion publique, comme instance unitaire arbitrale et
propice au consensus. Méme rhétorique, sous des formes différentes, aussi
1. Frangois Guizot, Histoire des origines dl gouvernement représentatif en Europe (1820), Patis, 1851, t. 1,
p94,
2. Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Patis,
Gallimard, 2000, pp. 102-108. De fait, pour les doctrinaires la publicité - c’est-a-dire le flux permanent de
communication entre gouvernement et société - éclipse la représentativité émanant de fagon intermittente
des élections périodiques. Dans un opuscule publié en France en 1818 sous le feu des débats sur Ia liberté
de la presse, Guizot affirme : «Ce qui caractérise les institutions que la France posséde et ot: Europe
aspire, ce n’est pas I’élection, ce n’est pas Ia délibération, c’est la publicité » (Des garanties légales de la
presse, 1818, cit. Rosanvallon, La démocratie inachevée, op. cit. p. 106; Morange « Opinién piblica », art
cit, pp. 142-143. Une telle relégation du concept de représentation derriére celui d’opinion - dont il est
inutile de soutigner la similitude avec I'approche de Necker - trouve sa formulation la plus achevée dans les
spéculations des doctrinaires sur la souveraineté de la raison et des classes instruites car, comme l’écrit
Guizot lui-méme en 1826, le systéme représentatif permet de recueillir, de concentrer toute la raison qui
existe éparse dans la société » (Rosanvallon, « Les Doctrinaires », art. cit, p. 424). L'action politique
ininterrompue de opinion publique aboutirait ainsi a une sorte de représentation continue et dynamique de
la société, si bien que l'assemblée représentative élue ne serait pas forcément un état provisoire de
opinion.
3. Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, pp. 64-65. Ce fut probablement Necker
qui, le premier, compara opinion publique & une sorte «desprit de la société », résultat de la
communication incessante entre ses membres (Jacques Necker, Euvres completes, Mme de Stat, éd. Paris,
1820, t. IV, pp. 47 et 50-51) Pour une vision trés différente sur cette question of, dans ces pages, l'article
de Maria Cruz Mina, Les doctrinaires et l'opinion publique « inopinable ».
247bien en Grande-Bretagne qu'en France ou en Espagne - pour affirmer que la
représentation est fondamentalement nationale, c'est-a-dire que les députés,
loin de représenter leur district ou leur circonscription, doivent veiller aux
intéréts généraux de la nation comme un tout '.
Dans les trois cas, l'opinion publique exerce une pression massive dans les
périodes particuligrement critiques ou conflictuelles, de désunion nationale
grave ou de fracture de I'unité sociale (en France, durant la crise de la
monarchie ; en Espagne au temps de la guerre d'Indépendance ; en Angleterre
pendant la crise de l'aprés-guerre).
Dans les trois cas, cet avénement de I'opinion comme force impérieuse
aboutit 4 d'importants changements et remous politiques et institutionnels sur
le terrain de la représentation. Certains changements supposent la mise en
marche de mécanismes juridico-institutionnels qui, du moins sur le papier,
devraient permettre une meilleure intégration de opinion publique dans les
institutions (En France, avec la convocation des Etats Généraux et leur
transformation en Assemblée Nationale ; en Espagne, avec la convocation des
Cortes de Cadix et la Constitution révolutionnaire de 1812 ; au Royaume-Uni,
avec la loi de Réforme électorale et parlementaire de 1832).
Quant aux différences, on observe en général plus de similitude entre la
France et I'Espagne qu'entre ces deux pays et la Grande-Bretagne. En effet,
dans les deux nations continentales voisines prédomine - avec quelques
variantes - un débat plus abstrait et un idéal holiste de l'opinion (vision qui
trouve sans doute ses racines dans la culture absolutiste / rationaliste pour le
cas francais, et dans la tradition scolastique pour l'espagnol), idéal centré soit
sur le « bien commun », soit sur « la volonté générale ». Au contraire, en
Grande-Bretagne, le débat prend tout de suite un tour plus pragmatique et
réaliste, qui, - laissant de cété les conceptions mythiques et maximalistes de
Yopinion comme un tout monolithique - oscille entre représentation
parlementaire et manifestations extra-parlementaires de l'opinion, admet et
int&gre avec plus de facilité la dissension, la représentation des intéréts et
Yexpression des opinions particuliéres’. Cette conception est trés
1. Lidée que chaque membre de la chambre représente I’ensemble de la nation, ct non sa circonscription
Alectorale, est commune aux trois espaces ; Edmond Burke en 1774, Emmanuel Sieyés en 1789, ou Antonio
Capmany en 1813 - parmi bien d'autres - soutiennent avec une méme conviction ce principe (que nous
trouvons aussi souvent dans les assemblées représentatives des républiques ibéroaméricaines naissantes).
Cependant le type de mandat des députés et, surtout, le concept d’intérét général sous-jacent a chaque
culture - notamment du point de vue de la légitimité de lintérét privé - est, comme on sai, tres different.
2. Si nous nous en tenons au schéma d’analyse proposé récemment par Rosanvallon, le théme qui nous
‘occupe - I’avénement de l’opinion - pourrait tout & fait étre vu comme une des apories consubstantielles a la
modernité politique, indissociable de la tension permanente qui existe entre libéralisme et démocratie,
autrement dit la contradiction insoluble entre les désirs (particuliers) de liberté et d”autonomie individuelle
et Vimpératif de fonder une société égalitaire et homogéne, reposant sur la liberté participative et
248probablement relige a la tradition empiriste et utilitaire, ainsi qu'au cadre
institutionnel de la société britannique. A la longue c’est plutét le modéle
britannique qui s'imposera dans tout l'Occident comme modéle libéral de
Yopinion et de la représentation (modéle déja accepté, non sans nuances, par
Constant et aussi - en partie - par les doctrinaires frangais et par les modérés
espagnols)’.
II nous parait également révélateur des différentes cultures politiques de
fond que, dans un premier temps, en France on désigne de préférence comme
protagoniste de l'opinion publique, les minorités éclairées (les hommes de
lettres), en Grande-Bretagne les classes moyennes (middle class) et, en
Espagne, l'ensemble du peuple (e/ pueblo)’. Ou, si l'on préfére, on pourrait
parler d'une vision « intellectocratique » pour la France, « mésocratique »
pour le Royaume-Uni, et « démocratique » pour I'Espagne’. Cependant cette
généralisante (Pierre Rosanvallon, Le modele politique francais. La société civile contre le jacobinisme de
1789 & nos jours, Paris, Seuil, 2004, pp. 118-119),
1. Mais, comme l’a souligné demiérement Lucien Jaume, le libéralisme francais conservera & tout moment
tune touche beaucoup plus étatiste que son homologue britannique (L ‘individu effacé, op. cit.) si bien que le
libéralisme espagnol, fortement centré sur la nation et inscrit dans un contexte culturel catholique, ne
parviendra pas & développer pleinement au cours du sigcle une culture politique basée sur les droits de
individu Gavier Feméndez Sebastian y Juan Francisco Fuentes, dir., Diccionario politico y social del
siglo XIX espafiol, Madrid, Alianza, 2002, articles « droits », « Etat », « individualisme », « libéralisme » et
«nation »). Pour une vision générale du probléme dans son contexte européen et américain, voir Maurizio
Fioravanti, Appunti di storia delle costituzioni moderne. Le liberta fondamencali, Turin Giappichelli, 1995 ;
version espagnole : Los derechos fundamentales. Apuntes de historia de las constituciones, Madrid, Trotta,
1996, chap. 3
2. Peuple ou nation qui, dans la pratique - comme I'a trés bien vu Frangois-Xavier Guerra - semble presque
toujours un amalgame de divers corps politiques (municipes, royaumes, provinces, corporations, universités
‘ou classes), selon un imaginaire d’Ancien Régime et un dispositif institutionnel profondément enraciné
dans la socidté d’ordres. C'est pourquoi, en nous reportant au schéma hégelien repris par Lucien Jaume et
développé ensuite par Pierre Rosanvallon, qui fait 1a distinction « libéralisme de la généralité » (A la
francaise) et un «libéralisme du particulier » (a I'anglaise), nous dirons que le monde espagnol et
ibéroaméricain représenterait probablement une voie intermédiaire entre un entre ces deux idéaux-types.
Une voie impliquant un écart évident entre faits et représentations : ainsi, par-dela la rhétorique moniste
‘qui, - par exemple, aux Cortes de Cadix - met l’accent sur la souveraineté de la nation, persiste le substrat
pluraliste d’un ensemble de particularismes pas toujours bien intégrés (Hegel, Lecons sur la philosophie de
Vhistoire, Patis, Vrin, 1979, p.322 et pp. 344-345. L. Jaume, L ‘individu effacé, op. cit., pp. 283-284; P.
Rosanvallon, Le modéle politique frangais, op. cit, pp. 117-121). En tout cas, il est certain que le discours
libéral gaditan sur la représentation se rapproche davantage de I’idéal de Sieyés de la volonté nationale que
des conceptions britanniques sur la représentation des intéréts particulicrs
3. Cette caractérisation générale peut-Etre trop sommaire, est cependant compatible avec le constat que,
dans les trois pays, on a des opinions trés différentes la-dessus. En Espagne par exemple, bien qu'une
‘majorité obéissant a la vieille tradition scolastique, renforcée par la mythification du pueblo herofco du
printemps 1808, mette I'accent sur l'idée que le protagoniste c'est le peuple, la presse et les brochures
politiques ne cessent de manifester certaines positions dissidentes. Ainsi la minorité dite des
«afrancesados », avec Alberto Lista comme chef de file, accorde une importance particuliére, dans la ligne
des encyclopédistes et idéologues, & initiative des escritores et des sabios, si bien que les publicistes
appartenant au courant anglophile, auque! se rallieront trés rapidement les doctrinaires, attribuent aux
‘clases medias wn role prépondérant dans la dynamique politique (tant en ce qui concere opinion que ta
représentation).
249disparité (on pense, par exemple, a l’exaltation du peuple espagnol ces
années-la comme conséquence du réle déterminant qu’il a joué lors du
soulévement contre les Frangais en 1808) provenant des cultures respectives
et des contextes politiques différents dans chaque pays, évoluera trés vite vers
une plus grande convergence. Dans la premire moitié du XIXe siécle -
période du libéralisme classique - cette convergence penche sensiblement vers
Yoption britannique, qui reconnait non seulement aux minorités cultivées mais
aussi aux propriétaires et aux classes moyennes un réle politique éminent, tant
au plan de l'opinion que de la représentation'.
Destinées a jouer un rdle semblable dans la légitimation du pouvoir
politique moderne et @ fournir une image unitaire de la société, les idées
rivales d'opinion et de représentation, sans cesser de se nuire mutuellement,
furent obligées de cohabiter et ne tardérent pas a partager une place
prédominante identique dans la nouvelle idéologie libérale, donnant lieu A une
étrange bicéphalie, plus « théorique » qu'institutionnelle.
Enfin, les acteurs politiques rencontrérent de grandes difficultés a ajuster
ces deux idées - opinion et représentation - qui maintenaient dans les discours
une tension permanente entre elles, tout en renvoyant fréquemment l'une &
Yautre, ce qui donna lieu & beaucoup de tautologies et d'argumentations
fallacieuses. Si, au début, on a pu poser le concept d'opinion comme un
succédané de la représentation, avec I’installation de régimes constitutionnels,
la confusion fut 4 son comble. Etait-ce la représentation nationale qui
incarnait la véritable opinion publique du pays? Ou n’était-ce pas plutot
Yopinion qui, conservant toujours la primauté, devait exercer un droit
permanent de contréle étroit sur les parlementaires? Presque deux siécles se
sont écoulés depuis que ces questions ont été soulevées dans le débat
politique, et nous ne disposons toujours pas d'une réponse pleinement
satisfaisante. Il y a bien des raisons de penser que nous nous heurtons 4 un
dilemme insoluble.
Enfin, pour terminer, nous tenterons une réponse a notre interrogation
initiale. Bien qu’il soit indéniable que c’est dans |’Angleterre du XVIIle siécle
que se trouvent réunies les conditions socio-politiques et culturelles les
1. Dans d'autres travaux, nous avons essayé de situer ce concept dans un contexte politique et discursif plus
large : « Origenes, apogeo y crisis del conceptién liberal de opinién piiblica : Un concepto politico
curoamericano? », in Javier Femandez Sebastian, éd., Historia de los conceptos (Historia Contemporinea,
1n° 26, Bilbao, 2004 (sous presse). Dans I’Allemagne du Vormarz aussi la bourgeoisie libérale utilisa trés
souvent argument de l’opinion publique de maniére stéréotypée, ce concept étant entendu alors comme la
voix d'opposition des classes moyennes cultivées, qui voulaient garantir la représentation parlementaire de
leurs intéréts - presque toujours identifiés dans les discours avec I’intérét public- dans le cadre d’une
monarchie constitutionnelle (Lucian Holscher, « Offentlichkeit », in Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit,
pp. 454 et 457).
250meilleures pour I’émergence précoce du concept d’opinion publique, le retard
relatif de cet avénement pourrait étre dai au manque d’objectif spécifique pour
cette notion dans le systéme (et le discours) politique britannique. En faisant
un emprunt au langage économique, on peut dire que sur le « marché
politique» du Royaume-Uni, il manquait une demande claire de ce
« produit » intellectuel. Cette derniére condition existait pour le cas frangais,
une société qui ne réunissait pas certains des prérequis mentionnés (cela
pourrait se dire @ fortiori pour le cas espagnol) mais qui réclamait haut et fort
des instruments politico-intellectuels capables, en I’absence d’une véritable
représentation politique, d’étayer idéalement un édifice social menacé de
ruine par la crise profonde de la monarchie. En fin de compte ce serait en
France et non en Grande-Bretagne que ce concept prendrait le plus tét son
envol théorique.
Ainsi, tout parait indiquer qu’il ne faut pas attendre raisonnablement un
automatisme quelconque entre les deux plans sociologique et discursif ou, ce
qui revient au méme, la force des indices concrets et des conditions socio-
culturelles - augmentation des classes moyennes, consommation de la presse,
régime parlementaire, sociabilités politiques - ne suffisent pas pour déclencher
par elles-mémes une théorie articulée de opinion. Au contraire, le cas
britannique est peut-étre la meilleure illustration de ce qu’un cadre juridique
favorable et l’essor de certains indices socio-culturels ne garantissent pas 4
eux seuls |’affleurement massif de ce concept dans le discours politique. Dans
ce domaine, comme dans d’autres, tout ne dépend pas des conditions
« matérielles », socio-économiques ou culturelles. La force sociale d’un
concept semble parfois dépendre surtout de sa facilité 4 incarner des idéaux
précis, A s’insérer dans les langages et la culture politique en vigueur et a
offrir une issue théorique aux problémes concrets ou aux nécessités du
moment. Et, aussi étrange que cela puisse paraitre, dans le cas présent cette
nécessité et cette possibilité de solution se seraient fait sentir avant, et de
facon plus pressante, en France et en Espagne qu’au Royaume-Uni.
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