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11. L’avénement de l’opinion publique et le probléme de la représentation politique (France, Espagne, Royaume-Uni) Javier Fernindez Sebastiin Université du Pays Basque (Bilbao) Le point de départ de ce travail est un certain sentiment de perplexité et d’interrogation intellectuelle. Depuis que j’ai commencé, il y a quelques années, a m’intéresser au concept et au phénoméne de l’opinion publique, ce qui m’a particuliérement frappé c’est la discordance temporelle qu’on observe entre la France et le Royaume-Uni, quant aux théories et pratiques politiques inhérentes 4 ce théme. En effet, il peut paraitre étonnant que ce soient des auteurs frangais qui, les premiers, aient mis en avant cette idée-force opinion publique et non les Britanniques comme il semblerait logique, étant donné la précocité de la société anglaise du XVIlle siécle 4 s’ouvrir sur une sphére publique moderne - définie comme lieu de débat et de critique politique entre particuliers 4 travers les périodiques, les clubs politiques, etc.’ Face a une sphére publique expérimentée mais 4 peine théorisée (en Grande-Bretagne), I’exemple frangais témoigne d’une publicité politique naissante, minoritaire, et cependant source de réflexion, d’une opinion publique plus théorisée que pratiquée en somme. Ce décalage appelle une explication. Dans les pages qui suivent et qui reprennent en partie une analyse antérieure’, je tenterai une approche historique des circonstances concrétes pouvant l’expliquer. A V’étude comparée des cas de la France et du Royaume-Uni, j’ajouterai quelques considérations sur la naissance du concept d’opinion publique en 1, Dans son livre Strukturwandel der Offentlichkeit (Neuwied, 1962 ; version espagnole : Historia y critica de la opinién publica. La transformacién estructural de 1a vida piiblica, Barcelone, Gustavo Gili, 1981, p. 94 et suiv.), JOrgen Habermas fait commencer le développement de la sphére publique britannique avec la Glorious Revolution, et le considére comme un « cas exemplaire » 2. « Opinion versus représentation : des Lumigres au libéralisme », in La Représentation dans la pensée politique, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’ Aix-Marscille, 2003, pp. 219-240. Espagne. L’examen conjoint des trois processus devrait nous aider 4 mieux comprendre chacun d’eux, et nous permettre en méme temps de faire la lumiére sur les raisons de fond de I’engouement insolite pour cette notion dans certaines sociétés et 4 certains moments. Notre but est d’offrir une vision plus complete - et plus complexe - des origines d’un topique primordial de la modernité politique dans le contexte plus large de "Europe occidentale des derniéres décennies du XVIIle et du début du XIXe siécle. Nous constatons tout d’abord que, malgré les efforts notoires de J. A. W. Gunn pour relativiser ’apport des auteurs frangais et faire pencher la balance du cété britannique!, il suffit d’un examen rapide des sources et de la littérature critique sur ce théme pour s’apercevoir que ce fut bien dans Ia société pré-révolutionnaire frangaise que se produisirent les apports et les polémiques les plus substantiels 4 I’édification d’une théorie politique de Popinion comme nouveau pouvoir virtuel. Ce n’est que quelques décennies plus tard que les sources espagnoles et anglaises montrent un degré d’engouement et de mythification semblable a celui qu’avaient précédemment développé les voisins francais sur cette nouvelle notion-talisman. Gunn, conscient malgré tout du contraste évident entre le relatif retard du développement du topique de la public opinion dans les débats publics du Royaume-Uni, au regard de la précocité d’une théorisation importante sur Vopinion publique de Vautre cété de la Manche, suggére une piste de recherche trés précieuse quand il observe avec beaucoup de justesse que « the salience of a political concept may turn not on the presence of the condition of which it speaks, but on its absence »”. En effet, nous pensons que pour bien comprendre les causes de cette disparité entre l’ordre de |’expérience et Vordre des discours d’un cété et de |’autre de la Manche nous pensons qu’ il est nécessaire de rechercher les motifs plausibles de la présence ou de Pabsence d’un concept dans les argumentations politiques d’un pays a une 1. John A. W. Gunn : Beyond Liberty and Property. The Process of Self-Recognition in Eighteenth-Century Political Thought, Kingston-Montréal, MacGill-Queen’s University Press, 1983, pp. 260-315. Du méme auteur, « Public opinion », in Terence Ball, James Farr et Russel L. Hanson, €d. Political Innovation and Conceptual Change, Cambridge, Cambridge-University Press, 1989, pp. 247-265, et Queen of the World : Opinion in the Public Life of France from the Renaissance to the Revolution, Oxford, Voltaire Foundation, 1995. Bien qu’indubitablement “des auteurs comme John Locke («law of opinion or reputation » : An Essay concerning Human Understanding, XXVIII, 10) ou David Hume (« the governors have nothing to support them but opinion », On the First Principles of Government, in The Philosophical Works of David Hume, Essays, T. Hill Green et Hodge Grose, éd., Londres, Longmans Green, 1875, I, p. 110), entre autres, donnent a l’opinion un role important a heure de fixer la norme morale ou de donner un fondement aux gouvernements ; et bien qu’a l’époque de Bolingbroke et de Walpole certains textes de périodiques fassent occasionnellement allusion & la public opinion ou, plus souvent, au public spirit, il parait hors de doute que les auteurs britanniques du XVille siécle n’atteignirent pas le degré de sophistication que les auteurs frangais développérent quant a la théorie de l'opinion dans le dernier tiers de ce siecle 2.5. A. W, Gunn, « Public Opinion », art, cit, p. 252. 228 époque donnée. Ou, dit autrement, qu’il est indispensable de nous interroger sur le réle que ce recours argumentatif a pu jouer dans chaque contexte historico-politique. Pour aborder cette question, l’outillage méthodologique mis au point par Reinhart Koselleck en histoire conceptuelle (Begriffsgeschichte) peut nous étre d’une grande utilité. Nous pensons, notamment, aux catégories de champ d’expérience et d’horizon d’attente. Ces deux instruments d’analyse nous aident 4 comprendre comment les concepts fondamentaux, qui permettent de mieux appréhender les expériences passées, agissent aussi comme de puissants leviers transformateurs de la réalité, dans la mesure oi ils se chargent d’attentes signalant ainsi des réalités virtuelles qui, surtout certains moments d’accélération des changements socio-politiques, se battent pour configurer le futur et se frayer un chemin dans I’histoire'. Si nous appliquons ce schéma interprétatif au cas présent, on comprend que dans certains pays, possédant un maigre bagage d’expériences concernant la publicité politique comme Ja France ou l’Espagne, ait pu jaillir & un moment donné, avec une force inusitée, le concept d’opinion publique et qu’on en ait davantage débattu et plus en profondeur qu’en d’autres endroits, qu’en Grande-Bretagne notamment, oi la «réserve » d’expériences sur ce sujet était incontestablement supérieure, mais oi, pour cette raison précisément, il semblait beaucoup moins nécessaire de le revendiquer. On ne peut par conséquent affirmer aucune sorte de corrélation ou d’enchainement mécanique entre notions et entités socio-politiques : un nouveau concept peut se développer avec plus de rapidité et d’efficacité dans un milieu ot la réalité en question est moindre, et vice-versa. Bref, nous dirons que, si notre hypothése est valide, la public opinion dans l’Angleterre des derniéres décennies du XVIlle siécle décrivait surtout un état de choses, renvoyait seulement a certaines coutumes et pratiques quotidiennes liées a la liberté de la presse et 4 la discussion sociale sur les affaires politiques (y compris une certaine influence de la société civile sur le gouvernement et la vie parlementaire). En France, en revanche, le point de départ empirique était beaucoup plus ¢troit - la vraie liberté de presse faisant défaut, espace d’expérience accumulée sur cette question était donc trés limité - mais la mise en ceuvre de ce recours intellectuel dans le débat public, dans un sens moins descriptif que désidératif, paraissait beaucoup plus urgente a certains hommes politiques et philosophes inquiets. Aux yeux d’une 1. Reinhart Koselleck, « Dos categorias historicas : ‘espacio de experiencia’ y “horizonte de expectativa’ », in Futuro pasado. Para una seméntica de los tiempos histéricos,Barcelone, Paidés, 1993, pp. 333-357, (version espagnole de Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichilicher Zeiten, Franfurt del Main, Suhrkamp, 1979). 229 poignée d’écrivains, pleins de confiance dans l’avenir, le tout nouveau concept semblait ouvrir sur une perspective prometteuse grace a lessor prévisible de opinion publique ; ils pensaient qu’il serait possible non seulement de surmonter les difficultés de la politique frangaise - qui traversait alors une phase particuligrement délicate - mais aussi de combattre la tyrannie dans l'Europe tout entiére et de transformer ainsi de fagon substantielle le panorama politique du vieux continent'. Mais si nous voulons saisir les vrais enjeux sous-jacents a cette question, il semble nécessaire d’introduire une autre variable politico-conceptuelle trés lige & V’opinion. Nous faisons référence au concept de représentation, certainement une des notions les plus complexes et les plus changeantes de histoire de la théorie juridique et politique. On peut en dire autant du concept dopinion publique, que certains des plus renommés dix-huitiémistes ont contribué a élucider par des travaux déterminants depuis la fin des années quatre-vingt. Ceux-ci, dans le sillage des ceuvres pionniéres de R. Koselleck et de J. Habermas ont, durant la derniére décennie, consacré 4 ce concept une importante série d'études d’historiographie politique, culturelle et intellectuelle. Ces deux notions, presque toujours dans une relation mutuelle d'équilibre instable, se situent au cceur méme des systémes politiques que nous appelons ordinairement démocraties et que, comme Ia souligné Bernard Manin, nous devrions plutot appeler « gouvernements représentatifs » (bien que depuis le milieu du XIXe siécle, se soit également répandu le terme de « régime dopinion »). C’est pourquoi il ne parait pas exagéré d'affirmer que les principes essentiels de cette forme de gouvernement pourraient se réduire en derniére analyse 4 une combinaison de «représentation politique» et «d'opinion publique», combinaison variable selon les différentes constellations historiques et modalités institutionnelles. Ces deux idées sont, certes, d'origine distincte - juridique pour la premiére, et philosophico-morale, et plus tard sociologique pour la seconde - et se situent donc sur deux plans intellectuels assez éloignés. Mais, en plus d'une occasion, elles ont été analysées de la méme facon, considérées plutét comme de simples métaphores, voire méme rejetées comme de purs sophismes ou des fictions dépourvues de toute réalité. Partant de telles prémisses et compte tenu du caractére polémique et polymorphe de ces deux notions, on comprendra que, dans ces pages, notre propos se limite 4 quelques aspects du vaste sujet qu’évoque le titre. En effet, 1, On trouve un bon exemple de cette altitude dans Je texte de Louis-Sébastien Mercier cité dans introduction & ce volume : « Le concept d’opinion publique. Un enjeu politique euro-américain (1750- 1850) 230 nous ne ferons que souligner certains traits dominants de l'interrelation entre les deux concepts sur la scéne de I'Europe occidentale de la seconde moitié du XVIlle et de la premiére moitié du XIXe siécle (c'est-d-dire au moment oi les deux concepts sont en gestation et, par conséquent, font l'objet de discussions incessantes et passionnées). La thése centrale que nous soutiendrons dans ce texte, toute nuance mise a part, dit plus ou moins ceci : dans ce creuset d'expériences et de langages politiques que fut I'Occident de la fin du XVIIle et du début du XIXe siécle (en temps et lieux ot se définissent les cadres intellectuels et les institutions qui sont a la base de notre monde politique), les concepts d'opinion et de représentation s'offrent comme deux voies alternatives - compétitives ou complémentaires - pour exprimer un méme imaginaire d'unité sociale et de cohésion nationale dans des sociétés de plus en plus complexes et souffrant de fractures internes. La concurrence conflictuelle entre «opinion» et « représentation » découlerait, en grande partie, du fait que les deux concepts en viennent 4 occuper un espace symbolique semblable : celui qui prétend fonder l'image unitaire d'une société politiquement active et homogéne, quand la réalité du moment offre plutét le spectacle de divisions internes et de reconversion des anciennes communautés organiques en simples agrégats d'individus. Cela dit, par-dela ce dénominateur commun, le lieu qu'occupe chacun de ces concepts dans le tissu discursif des Lumiéres et du libéralisme varie considérablement selon les différents contextes et les diverses orientations des discours présents sur le théatre politique européen dans ces décennies cruciales de passage de I'Ancien au Nouveau régime. Bien stir, 'effort d'abstraction qu'on se propose d'effectuer ici s'appuie sur une base empirique, qui se référe surtout a la vie politique et intellectuelle en France, au Royaume-Uni et en Espagne durant cette période, méme si l'information consacrée a ces trois pays peut paraitre fragmentaire et allusive, étant donné la briéveté de cet article sur un sujet qui a donné lieu a une si vaste littérature politique. Ainsi, au risque de trop simplifier, nous présenterons successivement, a grands traits, ces trois expériences nationales durant la période mentionnée. Cependant, le cadre chronologique de référence varie sensiblement d'un pays a l'autre, dans la mesure oi il s'agit ici de saisir la phase culminante au cours de laquelle le concept d'opinion publique a fait irruption dans le débat politique et est entré en opposition avec le concept de représentation. Un fait que l’on peut saisir surtout A partir de deux indices : 1° La présence massive des appels 4 l'opinion publique dans les discours et les publications politiques en tout genre du moment (Iidée de représentation était déja présente auparavant, surtout depuis que Hobbes en avait fait la pierre angulaire de l'unité du corps politique). 231 2° L'abondance de ces sources mémes, de ces textes dans lesquels on aborde, parfois de maniére sommaire et accidentelle, la dynamique souvent conflictuelle, entre représentation et opinion, et le réle respectif qu'on attribue Acchacune de ces notions dans le systéme politique. A partir de ces données, il semble évident que les moments culminants od sont débattues ces questions dans |'agenda politique de chacun des trois pays sont les suivants : - En France, a partir de la décennie de 1770 jusqu’a la Révolution, avec un long épilogue qui se prolongerait méme au-dela de I'ére napoléonienne, jusqu'a la Restauration (période durant laquelle l’argument de lopinion triomphe définitivement, jusqu’a étre omniprésente dans le discours politique libéral). - En Espagne, nous décelons deux moments successifs, séparés par un retour a l'absolutisme : une premiére phase de décollage rapide et d'apogée des idées d'opinion et de représentation qui correspond au début de la Révolution libérale, entre 1808 et 1814, suivie d'une seconde phase de maturation du débat, durant les années 1820-23 (qui se prolongera dans la presse politique espagnole avec le triomphe définitif du libéralisme, a partir de 1834). - En Grande-Bretagne, d’aprés les critéres retenus, |’avénement du concept est plus tardif et correspond a la période d'aprés-guerre qui va de 1815 a la loi de réforme parlementaire de 1832, 4 un moment oi Ia diffusion et la maturité du débat, au-dela des trois pays évoqués ici, ont déja rendu largement populaire le topique dans toute I’Europe et le Nouveau Monde. Si pour le premier de ces trois pays nous disposons d'une abondante littérature historiographique (tant sur le theme de lopinion que sur celui de la représentation), il n'en est pas de méme pour le troisiéme et encore moins pour le second. Les études disponibles sont toutefois suffisantes pour ébaucher un panorama général de la situation, et tenter de comparer ces trois expériences pour en tirer quelques conclusions significatives. Nous essaierons ensuite de récapituler les éléments marquants de chacun de ces trois cas. Aux exemples contrastés de la France et de la Grande-Bretagne viendra s'ajouter lexemple espagnol, moins connu, et qui offre sur ce sujet un contrepoint intéressant. L'énorme masse de publications dédiées a l'étude de la France pré- révolutionnaire notamment, parmi lesquelles on compte les apports de Frangois Furet, Mona Ozouf, Keith Baker et Roger Chartier, met en évidence le réle déterminant de l'opinion dans la phase finale de l'Ancien Régime et dans le déclenchement du processus révolutionnaire. Plusieurs de ces études 232 soutiennent, d'une maniére ou d'une autre, que le caractére extrémement thétorique du recours a l'opinion dans les débats politiques n'a pas empéché ce concept de jouer un réle, certes changeant, mais fondamental, d'abord comme moyen grace auquel on prétendait renforcer le crédit de la monarchie puis, sans solution de continuité, comme instance de délégitimation globale de VAncien Régime et d’argument pour justifier son renversement ; plus tard, une fois passée la tourmente révolutionnaire, lopinion publique sera considérée surtout comme un des piliers de I'édification du nouvel ordre libéral. A partir de 1770, et surtout de 1780, de ce discours protéiforme se dégage une fonction dominante, mise en relief par ceux qui, - Jacques Necker, ministre des finances, en téte - prétendent faire de l'opinion une sorte de succédané de la représentation qui contribuerait a légitimer et en méme temps a «modérery la monarchie absolue frangaise. En effet, dans les nombreux écrits de Necker sur ce théme, l'opinion apparait comme un contrepoids, et en méme temps comme un soutien au pouvoir de la Couronne (au point méme que le roi et ses ministres devraient rendre des comptes au public de leur gestion, en particulier dans le domaine financier). L'idée d'opinion qui se dégage de la plupart des textes est celle d'une entité abstraite, aux contours plutét flous, a laquelle on attribue une trés grande autorité et qui constituerait une espéce de tribunal invisible dont les requétes et les sentences devraient étre instruites et respectées par le gouvernement. Il s‘agit la de la vision des physiocrates, convaincus que l'opinion aboutit nécessairement a un accord sur la base d'une évidence rationnelle (évidence que le monarque, en tant que représentant supréme de la nation, serait appelé a incarner et 4 exécuter)'. Cest aussi la vision de Rousseau, la plus marquante et durable qui, a mi- chemin entre la morale et la politique, se rattache au contréle social et a la censure des meeurs. Dans la France pré-révolutionnaire, les nombreux discours qui font appel a opinion publique, quoique différents, ont tous un dénominateur commun. Nous serions, en somme, devant un produit - au moins en partie - extra-institutionnel, consensuel, durable, incompatible avec toutes sortes de factions et dont on postule que, grace A la publicité, il émet des jugements fondés, basés sur la raison. Quelque chose comme une opposition diffuse et non structurée, comme « la voix spontanée d'une société civile & laquelle aucune existence politique n’était reconnue », définie par 1, Cependant, pour un représentant aussi caractéristique de Iécole physiocrate que Le Trosne, opinion publique semble jouer un role secondaire : « égarée par des siécles d’erreur elle mettra trés longtemps a se réformer », sous la houlette des « gens de lettres » et du « souverain » (Pierre Rétat, « Souverain, nation, ‘opinion publique: Le Trosne et la réforme de l'impot », in Opinion, Peter-Eckhard Knabe, éd. Berlin, Berlin Verlag-European Science Foundation, 2000, pp. 253-263). 233 Hegel comme « la fagon inorganique dont un peuple fait savoir ce qu'il veut et ce qu'il pense »'. Lhistoire intellectuelle a mis récemment en avant différentes raisons qui pourraient expliquer de facon satisfaisante le succés fulgurant de I'idée dopinion publique en France dans la deuxiéme moitié du XVIIle siécle et parallélement l'abandon du concept de représentation (voire méme le rejet pur et simple chez Rousseau pour qui, comme on le sait, la volonté générale ne peut étre représentée). En plus des vertus inhérentes a I'idée méme d'opinion, dont le premier développement théorique est inséparable du cercle des encyclopédistes et du monde des salons, il y aurait au moins deux bonnes raisons pour que l'idée de représentation - qui aurait pu éventuellement avoir une fonction analogue dans l'imaginaire de lunité sociale - ait été écartée du discours politique dominant. Premiérement, ces années-la, on associe de plus en plus la notion nouvelle de représentation, trés liée A lexpérience anglaise, au monde obscur des intéréts particuliers. Ainsi, comme I'a souligné Keith Baker, face au risque d'une représentation agitée et turbulente, dominée par la lutte des factions et des partis, presque tous les auteurs frangais de |'époque croient de plus en plus en un consensus permettant de mener A bien une politique rationnelle ; l'idée frangaise d'opinion, en somme, permet d'imaginer une politique pacifique et intégratrice, s'appuyant sur l'accord universel a partir d'un débat transparent et serein*, Deuxiémement, il convient de tenir compte du fait que dans un monde comme celui de l'Ancien Régime, basé sur une logique juridico-politique corporative 4 laquelle se superposait la souveraineté monarchique, seul le roi incarnait symboliquement la représentation de tous, regroupant les structures particularistes sous-jacentes (en effet, les délégués des Etats Généraux, liés par un mandat strict et impératif, n'étaient pas a proprement parler des représentants mais des députés’). Aussi dans les deniers moments de I'Ancien Régime, la crise généralisée de la monarchie - querelles religieuses, conflits 1, Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Vrin, 1975, et 316 add,, p. 318, Il est tr significatit que dans cet ouvrage Hegel aborde le theme de l'opinion publique dans la partie méme oi il traite du pouvoir Iégislatif de I'Etat, (§ 315-317). Pour lu, si Popinion a bien toujours été une force active, cela tui semble tout particulidrement vrai a son €poque. 2. Keith M. Baker, Au tribunal de Vopinion. Essais sur Uimaginaire politique au XVIIIeme sitcle, Pats, Payot, 1993, pp. 219-265. 3. Puisque pour utiliser les termes consacrés par le droit public et la science politique, ces députés étaient porteurs d'un mandat impératif, et non représentatif. Par ailleurs en faisant provisoirement abstraction de Nevolution historique des concepts dopinion et de représentation, on pourrait dire que la substitution du vieux mandat impératif par la nouvelle modalité du mandat représentatif (dont exemple classique est le célébre discours d’Edmund Burke ses électeurs de Bristol en 1774) constitue un pas décisif vers rémancipation de la représentation par rapport & Yopinion 234 entre la Couronne et les parlements, difficultés fiscales... - fait que le roi commence perdre lexclusivité de la représentation, une notion qui sera bient6t remise en question avec apparition de différents acteurs qui revendiqueront simultanément pour eux-mémes, non sans contradiction ni cacophonie, le droit de parler au nom de toute la nation. La représentation de la nation frangaise pouvait, en effet, étre réclamée et assumée - et, de fait, elle fut réclamée - par diverses instances antagonistes, (par le roi, par les parlements et par ceux qui pensaient qu'une fonction si éminente revenait plutét aux Etats Généraux). Face a I'énorme charge de conflits possibles que renferme le concept de représentation, opinion (a l'égal de la volonté générale de Rousseau, avec laquelle il lui arrivera trés souvent de se confondre), telle qu'elle fut théorisée par une poignée de publicistes et de philosophes frangais de la seconde moi é du XVIlle siécle, avait I'avantage de renvoyer a un agent impersonnel, certes difficile 4 cerner et localiser, mais néanmoins paisible et harmonieux. En outre, une telle construction intellectuelle offrait un expédient beaucoup plus conforme a la culture politique frangaise, et plus 4 méme de garantir une certaine unité symbolique dans une société déchirée par les luttes intestines. Cette prétendue opinion publique, parlant au nom de toute la nation, pouvait alors jouer le réle d'une troisi¢me instance, réle d'arbitre, entre le roi et les parlements, et constituer ainsi un point de rencontre idéal entre le monarque et les sujets. Mais, comme nous l'avons dit, la théorie de Necker, la plus ¢laborée, établit clairement une relation d'opposition / complémentarité entre opinion et représentation. Selon le banquier genevois, en I'absence d'un régime constitutionnel 4 l'anglaise, l'opinion jouerait un réle éminent de contrdle sur le gouvernement, un peu comme une voie alternative permettant la participation des citoyens aux affaires publiques. Necker et ceux qui se réclament de ses idées considarent que, dans les pays oi il n'existe pas de véritable assemblée représentative, comme c’était le cas en France, l'opinion publique (qui se réserve le droit « d'examiner, applaudir ou critiquer les lois ») exerce un contréle informel et diffus, agissant alors a la fois comme une sorte de conseiller collectif du roi et comme la « véritable balance du pouvoir supréme » ; A travers sa politique d'information Necker aurait esquissé ainsi, comme |’écrit Henri Grange, une sorte de « monarchie préconstitutionnelle ot le réle joué par lopinion publique est assimilable en fait, sinon en droit, & celui d'un parlement ». L'opinion publique serait donc en France un pendant, mais non pas un équivalent, du parlement anglais’. Paraphrasant Duclos, 1. En ce sens, pour Necker, la relation entre régime parlementaire et régime d’opinion (pour utiliser deux syntagmes qui, pour I'époque, auraient stirement été anachroniques) serait bien plutot signe d'un 235 Necker - qui souligne plus d'une fois I'aptitude des coutumes frangaises 4 développer Yopinion (sociabilité raffinée, pratique quotidienne de la conversation de la part des élites dans les salons, gotit des puissants pour Yestime publique, etc...) - aurait pu dire : « l'opinion publique fait 4 Paris ce que la représentation fait a Londres »'. La réplique de Suard a John Wilkes, dans un débat entre eux cité par Garat est, a cet gard, trés révélatrice. Face A l'apologie que fait I'Anglais de Vopposition parlementaire et A son enthousiasme pour Ia lutte politique constante en faveur de la liberté, Suard pose cette question rhétorique : « Que signifie ce nom de représentation? Qu'est-ce que les représentants peuvent représenter, sinon l'opinion publique? »”. L'opinion a la frangaise serait donc, pour Suard, nettement supérieure a la représentation a l'anglaise, tant du point de vue de la paix sociale et de la rationalité politique que du point de vue d'une certaine « hiérarchie conceptuelle », puisque la premiére serait la source véritable de la seconde. Les événements révolutionnaires allaient trés rapidement mettre a l'épreuve ces assertions. Avec I'entrée en action de I'Assemblée Nationale, les discours politiques du moment durent nécessairement se charger de cette dualité d'instances également « représentatives » de 'unité du peuple et de la nation frangaise, et certaines contradictions apparurent immédiatement entre représentation et opinion. Contradictions d'autant plus sensibles que, dés les premiers événements révolutionnaires, ce serait un lieu commun d'affirmer que le vrai déclencheur de la révolution était la marche inéluctable de Yopinion. D'autre part, les structures hiérarchiques de la société d'ordres ayant été abolies, il devenait particuligrement difficile de représenter I'unité d'une société a la fois atomisée et homogéne, composée d'individus égaux. antagonisme ou d’exclusion mutuelle que d’équivalence, comme ce sera le cas quelques décennies aprés seulement. Au lieu du vieux principe juridique Quod omnes tangit debet ab omnibus approbari (ce qui conceme tout le monde doit étre approuvé par tous) qui, d'une certaine manitre, est & la base du gouvernement représentatif, on pourrait dire que la théorie de l’opinion de Necker s’appuie sur une maxime alternative qu’on pourrait résumer en ces termes : Quod omnes tangit debet ab omnibus disputari (ce qui conceme tout le monde doit étre connu et débattu par tous). Sur I'idée de Necker concernant l'opinion publique. voir dans ce volume l'article de Lucien Jaume. I. Voici la phrase de Duclos qui a pu inspirer cette paraphrase : « Les mccurs font a Paris ce que l'esprit du gouvernement fait Londres ; elles confondent et égalisent dans la société les rangs qui sont distingués et subordonnés dans I'Etat » (Considérations sur les meeurs de ce siécle, Amsterdam, 1751, pp. 19-20). 2. Dominique-Joseph Garat, Mémoires historiques sur le XVIlléme siécle et sur M. Suard. Paris, 1829, 2eme éd., vol. 2, p. 94. Ce passage-clef a retenu l'attention de plusieurs historiens : Mona Ozouf, «Lopinion publique » in Keith/M. Baker, éd., The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 1, The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p.429 ; Keith M. Baker, Au tribunal de opinion. Essais sur Vimaginaire politique au XVIlleme siecle, Patis, Payot, 1993, pp. 263-264; Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, p. 159. 236 Au cours de Ia Révolution on peut distinguer deux orientations principales sur ce théme. D'une part, ceux qui, suivant les postulats de Sieyés, commencent a théoriser l'idée moderne de gouvernement représentatif, réservant une place essentielle, non exempte d'une certaine ambiguité, a Yopinion. D'autre part nous trouvons la position typiquement jacobine, hégémonique pendant la phase la plus radicale de la Révolution qui, sur le modéle de la volonté générale rousseauiste, tend a définir l'opinion - ou plus fréquemment I'esprit public - avant tout comme la vigilance et la censure exeroées par le peuple sur I'assemblée représentative, afin que celle-ci légifére en faveur des intéréts supposés du peuple. Tandis que les premiers tentent de concilier - et de réunir - opinion et représentation, les seconds ont plutét tendance a opposer ces deux ples d'expression de la souveraineté'. Dans le discours politique de Sieyés, il faut comprendre opinion et représentation comme deux notions complémentaires. Si, d'un cété, il affirme, catégorique, « seul revient aux représentants d'interpréter la volonté générale de la nation» puisque « dans un pays qui n'est pas une démocratie (et la France ne saurait |'étre), le Peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants », d'un autre cété il reconnait de maniére implicite que cette représentation n'est pas autre chose que I'expression de l'opinion publique. Selon lui, grace aux « progrés des Lumiéres» et A «cette masse d'idées communes qui forment l'opinion publique », « 'empire de la raison » ne cesse de s'étendre. Un fait que Sieyés attribue a la diffusion progressive des bons principes définis par « les écrivains ». En définitive, c'est a la « puissance de Yopinion que l'on doit peut-étre attribuer la plupart des changements vraiment avantageux aux peuples »”. I. La question, cependant, est plus complexe, et nous ne pouvons en donner ici toutes les nuances, Tandis que, en octobre 1790, le monarchiste Mounier en appelle au « tribunal de l’opinion publique » européenne contre les résolutions de I'Assemblée Nationale frangaise et que la position jacobine tend & considérer opinion soit comme un appui pour la Convention (émanation idéale de la volonté générale), soit comme ‘un moyen pour « fixer» et diriger l'opinion depuis la chambre elle-méme, les Girondins semblent Trinvoquer plutt pour mettre en place des structures destinées & favoriser une sorte d’instruction sociale systématique ou de pédagogie politique auprés de la population. C’est ainsi qu’au printemps 1792, certains pPériodiques de cette tendance proposent la création d'un Ministére de lopinion publique et que, quelques mois plus tard, sera créé par l’Assemblée législative un «Bureau de lesprit publique » (sic) dont le responsable est Frangois-Xavier Lanthenas (Gary Kates, The Cercle Social, the Girondins, and the French Revolution, Princeton, Princeton UP, 1985 ; Edoardo Tortarolo, « Opinion publique tra antico regime ¢ rivoluzione francese. Contributo a un vocabolario della politica settecentesca », Rivista Storica laliana 102/1 (1990), pp. 5-23, pp. 16-20. 2. Emmanuel Sieyés, Ou'est-ce que le Tiers état?, éd. critique avec une introduction, par E. Champion, Paris, Société de Uhistoire de la Révolution frangaise, 1888, pp. 36-37, 43-44, 54, 90-92. Liidée de représentation de Sieyés s'appuie sur le principe smithien de division du travail, La fagon la plus adéquate pour les sociétés modemes de se gouverner serait de faire du gouvernement une activité plus ow moins professionnalisée dans laquelle le peuple, titulaire du pouvoir commettant, autorise et transfere d’en bas la souveraineté effective a ses représentants (Pasquale Pasquino, « Emmanuel Sieyés, Benjamin Constant ct le gouvernement des modemes », Revue Francaise de Science Politique, 37, 2, 1987, pp. 214-228). Ce que 237 En Grande-Bretagne les choses se passent de fagon trés différente. Les positions concrétes de tel ou tel théoricien mises a part, le débat s'inscrit, Outre-Manche, dans un contexte politique et culturel bien distinct. Dans une société qui doit compter avec I'émergence d'une classe moyenne dotée d'un ample réseau de clubs politiques, d'une presse libre, et surtout, avec un régime parlementaire en pleine transformation, les discours sur la représentation et lopinion étaient forcément trés différents de ceux tenus en France. De plus, une culture politique a caractére empiriste et utilitaire permettait aux Anglais de concilier naturellement ces deux notions avec une vision pluraliste de la réalité sociale considérée comme un composé d'opinions et d'intéréts divergents. Dés lors, admettre qu'il était légitime de défendre des intéréts particuliers ne posait aucun probléme, contrairement a ce qui se passait en France. Alors qu'en France l'opinion fut presque toujours - de Rousseau a Necker, en passant par les physiocrates - congue en termes de rationalité, de consensus, voire méme d'unanimité, dans la tradition constitutionnelle britannique de gouvernement mixte, les références a la « general opinion », par exemple, chez Hume ou Blackstone, renvoient plutét aux termes de divergence et d'équilibre d'intéréts'. De plus, comme le systéme politique britannique était centré sur le roi et le parlement, I'idée de représentation pouvait suffire, dans des conditions normales, 4 nourrir l'imaginaire de l'unité sociale. D'ot, entre les deux pays, ce décalage frappant ou plutdt une discordance de « tempos » entre les plans factuel et conceptuel que nous avons évoqués au début de ce texte. Contre toute attente, les premiers A lancer I'idée-force d'opinion publique furent les auteurs frangais, et non anglais comme il aurait pu paraitre logique étant donné que - comme I'a signalé il y a des années Habermas - ce fut précisément Sieyés Iui-méme appelait dans la décennie de 1770 «gouvernement par procuration» et aussi «gouvernement par commission» sera théorisé a la Révolution par le méme auteur comme «gouvernement représentatif» : «Le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants » (discours du 7 septembre 1789, Archives parlementaires, lére série, t. VIII, p. 595). Sur la place du concept d’opinion publique dans les théories de Sieyés, voir l'article de Jacques Guilhaumou dans ces mémes pages. 1. Dans un dialogue implicite avec le libéralisme anglais, les physiocrates construisent, dans les décennies qui précédent la Révolution francaise, « une théorie de lopinion publique comme mode de production de Vunanimité », sorte de voie directe vers l'unique politique rationnelle qui aboutirait nécessairement a la « découverte de l'évidence », car, comme le fait remarquer Mona Ozouf, chez les physiocrates « l'opinion [cst] autre nom de l'évidence » (Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Patis, Gallimard, 1992, pp. 155-157; Mona Ozouf, « L'opinion publique », art. cit, p. 426). Et la volonté générale populaire unanime selon lidéal rousseauiste qui, comme on le sait, «ne peut étre représentée » ne laisse pas davantage de place a V'expression légitime diintéréts particuliers (Du Contrat Social, in Euvres Completes, Paris, Gallimard-La Pleiade, t. III, p. 286), car pour le Genevois, « comme pour les physiocrates, {la représentation est] synonyme dintéréts particuliers » (Rosanvallon, op. cit p. 165). Sur l'idée dopinion chez Hume et sur son r6le politique, voir Daniel Gordon, « Philosophy, Sociology and Gender in the Enlightenment Conception of Public Opinion », French Historical Studies, 17/4 (1992), pp. 887-889. 238 au sein de la société britannique que fut mis en pratique en premier, un véritable espace public moderne’. Contrairement a la France (oti l'emporte un modéle qu’on aurait donc pu définir comme « d'opinion sans représentation ») au Royaume-Uni c'est I'idée de représentation qui prédomine nettement dans les discours politiques, éclipsant pour longtemps I'opinion, un concept qui parait avoir occupé une place trés discréte dans les discours politiques de la deuxiéme moitié du XVIlle siécle. « Représentation sans opinion », dirions- nous, un peu hyperboliquement (puisque sociologiquement parlant, la sphere publique était un phénoméne beaucoup plus réel en Angleterre qu’en France), pour souligner ‘opposition avec le cas frangais”. Bien que, dés 1780, la presse londonienne commence a faire référence de facon répétée a « the public opinion »*, ce n'est que quelques décennies plus tard, que les sources anglaises - presse périodique, brochures et opuscules contenu politique - mettent en évidence l'omniprésence de ce concept dans le discours politique. A propos de cette notion nouvelle et vague d'opinion publique, les Anglais déployérent un degré de passion et de mythification comparable en tout point a celui de leurs voisins. Concrétement, ce concept semble avoir atteint son apogée durant la période qui va de la fin des guerres napoléoniennes a la décennie de 1830, dans une conjoncture sociopolitique particuligrement conflictuelle (massacre de Peterloo, affaire de la reine Caroline). Selon étude de Dror Wahrman la « public opinion » surgit comme un recours argumentatif qui s'intégre facilement au discours populiste de ce qu'on appelle le « radical constitutionalism » ; souvent représenté alors par la figure emblématique de John Bull’ - comme T'ultime instance arbitrale a laquelle on attribue presque a I'unanimité des qualités éminentes : rationalité, universalité, omnipotence sociale, une sorte de lieu imaginaire, point de 1. Habermas, Historia y critica de la opinién piiblica, op. cit,p. 94-103. 2. Rien n’empéche cependant que les premiers théoriciens francais de opinion publique politique, anglophiles pour la plupart, ne se soient largement inspirés des expériences britanniques concemant cette question, notamment dans leur éloge quasi unanime de la liberté de la presse (Edouard Tillet, La Constitution anglaise, un modéle politique et institutionnel dans la France des Lumiéres, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2001, pp. 340-350). Du reste argument de la public opinion n'est pas davantage absent du parlement de Westminster : voir, par exemple, une dispute trés révélatrice de Fox contre Pitt en 1792 (Habermas, Historia y critica.... op. cit, p. 102), ol Fox reconnait lui-méme que les Communes sont un écho de «the voice of the nation », i. e., des « sentiments of the people » hors de la chambre (Gunn, Beyond Liberty and Property, op. cit, p. 279), 3. Gunn, Beyond Liberty and Property, op. cit,p. 281 4, Dror Wahrman, « Public Opinion, Violence and the Limitis of Constitutional Politics », in Re-reading the Constitution. New Narratives in the Political History of England's long Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 88; du méme auteur, Imagining the Middle Class. The Political Representation of Class in Britain, c. 1780-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, pp. 190- 201; J. E. Epstein, Radical Expression : Political Language, Ritual and Symbol in England, 1790-1850, Nueva York, 1994 ; Miles Taylor, « John Bull and the Iconography of Public Opinion in England, c. 1712- 1929 », Past § Present 134 (1992), pp. 93-128. 239 rencontre entre les classes, au-dessus des partis, un terrain neutre commun idéalement a I'abri des factions, des tensions sociales et des luttes de classes’. Lopinion manque certes de tout pouvoir décisionnel ayant force de loi mais dans la pratique ce pouvoir diffus s'imposerait aux gouvernants et aux parlementaires, si bien que les théoriciens de la « English Constitution », depuis De Lolme jusqu'a Walter Bagehot, ne tardent pas a lui attribuer un role prééminent dans le systéme de gouvernement anglais. A partir de ce moment, la politique britannique des décennies suivantes - pour lesquelles nous ne pouvons entrer dans les détails (il suffira d'évoquer les luttes pour la réforme parlementaire, pour le mouvement chartiste et pour labrogation des Corn Laws, etc...) - va étre marquée par une discordance prolongée entre opinion et représentation. Autrement dit, dans cette premiére moitié du XIXe siécle, la polarisation entre la rue et le Parlement aboutit 4 des crises aigués’. L'opinion, ce nouveau Leviathan sur lequel la presse d’alors revient de fagon quasi obsessionnelle, est aussi congue comme un contrepoids au pouvoir parlementaire (et, dans le cas de Bentham, comme une barriére morale contre la corruption, l'arbitraire et les abus possibles des membres du parlement)*. Les mobilisations extraparlementaires conduiront d'ailleurs 4 d'importantes réformes de lois et A des réajustements dans la vie parlementaire qui finiront par transformer profondément le concept méme de représentation, en vue d'un nouvel équilibre’. 1. En résumé, face a un modéle britannique qui, depuis la Révolution de 1688, (comptant déja de fait avec une sphére publique politique et des voies institutionnelles pour canaliser cette opinion), évolue lentement ‘au cours duu XVIlle sigcle et au début du XIXe du public spirit a la public opinion, la société francaise des demiers temps de Ancien régime a la Revolution, suit plutOt une trajectoire inverse, passant rapidement de Vopinion publique 4 l'esprit public (ou comme préfére dire Saint-Just, a la conscience publique). Voir a ce propos John A.W.Gunn, Beyond Liberty and Property, op. cit, pp. 260-315, et du méme auteur, Queen of the World, op. cit. 2. Ce n'est qu'avec organisation des premiers partis de masses, a la fin du XIXe siécle, qu'on pourrait parler d'un certain ajustement entre les deux instances socio-politiques (Bernard Manin, Principes du Gouvernement Représentati, Paris, Calmann Lévy, 1995 ; version espagnole : Los principios del gobierno representativo, Madrid, Alianza, 1998, p. 250 et p. 287). 3. Jeremy Bentham avait confiance dans les pouvoirs quasi-thaumaturges d'un Tribunal de !'Opinion Publique infallible et justicier, mais, a la différence de la tradition francaise prépondérante du XVIlle sigcle, cette confiance aveugle se voit compensée par le role décisif que jouent les intéréts dans son systéme de pensée utilitaire. On peut dire que pour Bentham, la représentation (parlementaire) personnifie le principe de confiance, en ce sens que la publicité et opinion qui en découle incareraient plutét la méfiance nécessaire qui, grace & une vigilance continue exercée sur les représentants, maintiendrait Véquilibre. Philip Schofield «La arquitectura del gobiemo : publicidad, responsabilidad y democracia representativa en Jeremy Bentham » in Opinidn piiblica y democracia, Granada, Universidad de Granada, 2000 (Anales de la Citedra Francisco Sudrez), 34, pp. 145-169. 4, Malgré ce que nous indiquions rapidement en début de texte quant a l'émancipation relative de opinion des représentants vis-a-vis de celle de leurs représentés, il est certain quil serait difficile dimaginer le passage de la notion ancienne de « représentation absolue » au concept de représentation modeme sans Varticulation et la mise en pratique d'une opinion publique active. En effet si, d'un c6té, comme Vexpliquera 240 Que se passait-il pendant ce temps de l'autre c6té des Pyrénées? Dans les dernigres années du XVIlle sidcle et les premigres du XIXe, nous assistons en Espagne, en pleine crise de la monarchie bourbonienne, a lapparition d'une théorie de Yopinion publique qui, chez les auteurs comme Cabarris, le duc d'Almodévar ou Jovellanos, présente bien des similitudes avec les positions de Malesherbes, Necker, Reynal, Diderot ou Filangieri. Cependant le vrai triomphe de opinion n'aura lieu qu'en 1808, quand au début de invasion napoléonienne, a presse politique rebelle contre le pouvoir « intruso » ({llégitime) de José Ier Bonaparte se proclamera quasi-unanimement en faveur dune opinion publique a laquelle on attribue des pouvoirs presque thaumaturges pour tirer la nation espagnole de la crise et la guérir de tous ses maux. L'opinion publique, «plus forte que Tautorité répressive et les régiments en armes », écrit Quintana dans le Semanario Patridtico', loin détre congue comme une collection d’opinions individuelles différentes, est décrite dans les textes comme une « voix impérieuse », une force collective et unanime émanant de la nation, qui doit guider A tout moment les autorités”. Lopinion, dans I'Espagne de ces années-la, sert néanmoins essentiellement de héraut de la représentation, puisque la majorité des publicistes s'accordent & affirmer que, dans des circonstances difficiles, ce qu'il faut - tel serait le vote James Madison dans le numéro 10 de The Federalist, 'élection des représentants permet quelque chose comme une épuration ou un affinement de opinion, d'autre part ces représentants sont obligés de rendre sans cesse des comptes de leur gestion et de leur travail Iégislatif devant la société qui les a élus, Fopinion stassurant ainsi - & travers la presse et d'autres moyens d'information et de communication - un contréle diffus sur ses représentants (Manin, Los principios del gobierno representativo, op. cit, pp. 12-13 et pp. 214-215). Aussi peut-on dire que la liberté de la presse vient, dans une certaine mesure, compenser ta fin du mandat impératif : « la liberté d'opinion entendue dans sa dimension politique, apparait(....] comme une contrepartie a l'absence du droit de donner des instructions [aux représentants] » (ibid... p. 210). 1. La prolifération des opuscules et publications politiques de toutes sortes dés le printemps 1808 et la nécessité d'apporter une réponse a Ia trés grave crise de la Monarchie espagnole font s'accélérer durant ces années, de fagon extraordinaire, le rythme de rénovation du langage politique. Dans ce contexte paraissent ‘une avalanche d'aticles et de textes divers dans lesquels on invoque « opinion publique » et on réclame une véritable « représentation nationale ». Il est indéniable que c'est dans ce contexte que les deux expressions font irruption en force dans les discours politiques : Juan Francisco Fuentes y Javier Fernéndez Sebastién, Historia del periodismo espafiol, Prensa, politica y opinién piiblica en la Espafia contempordnea, Madrid, Sintesis, 1997, pp. 47-52 ; José Maria Portillo, Revolucién de nacién. Origenes de 1a cultura constitucional en Espafia, 1780-1812, Madrid, BOE-CEPC, 2000, pp. 425 et suiv. ; Richard Hocquellet, « Des sujets aux citoyens, une analyse des projets électoraux avant les Cortes de Cadix, 1808- 1810 », Annales historiques de la Révolution francaise, n° 1(2001), pp. 12 et suiv. 2. Javier Fernéndez Sebastidn, « The Awakening of Public Opinion in Spain, The Rise of a New Power and the Sociogenesis of the Concept» in Opinion, Peter-Eckhard Knabe, ed., Berlin, Berlin Verlag-European Science Foundation, 2000, pp. 45-79. Dans les Etats allemands sous domination napoléonienne nous trouvons également quelques appels a I’opinion publique (affentliche Meinung), afin de soutenir la tutte nationale contre occupation francaise (voir, par exemple, Iappel en ce sens de Joseph Gorres en 1810, cité par Lucien Holscher, « Offentlichkeit », in Geschichiliche Grundbegriffe : Historisches Lexikon olitisch-sozialen Sprache in Deutschland, Otto Brunner, Werner Conze y Reinhart Koselleck, dir., ‘Stuttgart, Kett-Cotta, 1978, vol. 4, pp. 413-468, p. 454). 241 presque unanime de la nation - c'est la convocation des Cortes. Le débat qui slouvre immédiatement porte sur le type de représentation nationale qui serait le plus adéquat : par états ou par une assemblée parlementaire d'un nouveau type? Et cette assemblée doit-elle étre unique? Ou convient-il plutét de mettre en place deux chambres? Quand, aprés une « Consulta al pais» (une «Consultation auprés du pays ») et beaucoup de difficultés, se réunissent enfin les Cortes et qu'elles assurent solennellement la souveraineté nationale le 24 septembre 1810 pour se transformer en assemblée constituante, les discours politiques exprimeront ce dilemme : oi se trouve vraiment la souveraineté? Dans les Cortes ou dans Vopinion publique? Dans la nation méme ou dans ses députés? L’opinion des Cortes constitue-t-elle un reflet fidéle de opinion publique du pays ? Une «opinion intrachambre » assurément qui, en peu de temps, apparait clairement scindée en tendances ou « partis », ce qui suppose pour beaucoup une rupture douloureuse et inévitable avec le mirage dominant de I’unanimité avant la réunion des Cortes. Bien que la plupart des textes des périodiques et des interventions parlementaires d'alors paraissent s'accorder pour reconnaitre que les deux instances doivent se combiner harmonieusement, les Cortes, dit- on, doivent ouvrir leurs portes au public, faire connaitre leurs débats et leurs résolutions et contribuer ainsi a former lopinion du pays; réciproquement Yopinion publique, surtout a travers les journaux, doit aider les députés dans leurs délibérations'. Ce qui est certain c'est que, comme ce qui était arrivé en France, en Espagne aussi des voix s’élévent, discordantes, en désaccord avec cette prétendue complémentarité. Un député suggére que, une fois les séances parlementaires entamées, l'opinion publique ne serait plus une donnée sociale externe et préalable, mais seulement le résultat institutionnel des débats des Cortes’. Au contraire, la majorité des voix, surtout une fois approuvée la Constitution de 1812, réclament avec insistance que l'opinion, loin de voir son réle s'achever avec l'ouverture de la voie parlementaire, redevienne le protagoniste de l'action politique. D'aprés ce discours, il appartient & la volonté générale du peuple de continuer a exercer une étroite surveillance sur les parlementaires pour qu’ils ne s’écartent pas de la voie constitutionnelle *. 1. Ignacio Feméndez. Sarasola, Poder y libertad : Los origenes de la responsabilidad del ejecutivo en Espafia (1808-1823), Madrid, Centro de Estudios Politicos y Constitucionales, 2001, pp. 322 et suiv. 2. Il sragit du député Mufioz Torrero, lors de la session du 4-V-1812 : cit. Femdndez Sarasola, op. cit p.494/n, 3, Si, d'un cté, on insiste sur aspect positif de opinion en tant qu’appui, guide et source constante inspiration pour les membres de l'assemblée, on souligne également souvent la dimension négative de opinion publique, « unique contrepoids au pouvoir des Cortes », a laquelle correspond Vexercice d'un controle sur le comportement des députés (Claude Morange, « Opinion pablica : cara y cruz del concepto en el primer liberalismo espaftol », in Juan Francisco Fuentes y Lluis Roura, eds. Sociabilidad y liberalismo en la Espafia del siglo XIX. Homenaje al profesor Alberto Gil Novales, Lérida, Milenio, 2001, p. 127 ; voir 242 De plus, I'absence du roi légitime (Ferdinand VII, appelé « Le Désiré », retenu prisonnier en France) donne aux concepts d'opinion et de représentation une importance inhabituelle, au point d'occuper pratiquement tout l'espace politique. Sans autre instance qui aurait pu leur faire de l'ombre, et en l'absence de tout « pouvoir modérateur », ces concepts amortissent les chocs entre les partenaires respectifs de ces deux péles qui sont alternativement revendiqués comme les chemins obligés de la souveraineté de la nation. De plus, les circonstances trés particuliéres de la réunion des Cortes (qui se déroule a Cadix, ville commergante, libérale et cosmopolite), et la promulgation de la Constitution, en mars 1812 (qui introduira un systéme tenant beaucoup plus du régime conventionnel ou d'Assemblée que du gouvernement véritablement parlementaire) expliquent que ce triomphe simultané de l'opinion et de la représentation prenne parfois la forme d'un choc presque physique entre deux collectifs rivaux trés proches : d'un cété la représentation - incarnée par un groupe peu nombreux de députés en majorité libéraux ; de l'autre, l'opinion, c'est-a-dire le collectif des spectateurs et journalistes qui assistent assidament aux sessions depuis les galeries des Cortes, et discutent avec feu de politique dans les cercles et les cafés. Quelques années aprés, pendant le Triennat libéral mouvementé des années 1820-1823, dans les pages de El Censor et d'autres périodiques également Ia contribution de C. Morange dans ce volume; Portillo Valdés, op. cit, p. 439). Le poids des conceptions rousseauistes explique d'ailleurs Ia grande méfiance d'une partic du premier libéralisme espagnol a 'égard de la représentation. Ainsi, un joumaliste demande : « Le peuple se dépouille-t-il par hasard de la Souveraineté pour la remettre exclusivement & ses représentants? Les délibérations d'un congrés qui s‘opposent a la volonté générale des autres citoyens seront-elles valides? » (Correo de Vitoria, iim, 21, 1-Ill-1814, pp. 164-165 ; cit. in Javier Femdndez Sebastiin, La génesis del fuerismo. Prensa e ideas politicas en la crisis del Antiguo Régimen (Pais Vasco, 1750-1840), Madrid, Siglo XX! de Espafa, 1991, pp. 197-198). Dans le camp opposé certains députés défendent jalousement leur indépendance vis- vis de opinion des électeurs quand il s'agit de questions particuliérement controversées. Une fois élus, les députés représenteraient toute la nation et auraient done toute Iégitimité délibérer et A prendre des décisions de maniére autonome. Ainsi, lors du débat capital sur l'abolition de inquisition, Antonio de Capmany affirme énergiquement que les députés ne doivent ni se soumettre strictement a la « volonté des provinces » ni a «opinion qui y régne », mais quiils doivent se montrer de vrais représentants, libres Goeuvrer, et sil est nécessaire, d’amender les opinions attardées d'un peuple peu éclairé, car, en fin de compte, les députés sont députés « de la nation, et non de telle ou telle province », et les pouvoirs ont été delégués sans restrictions ni réserves, et sans attendre opinion ultéricure de ladite province sur un sujet queleonque mis en délibération aux Cortes (discours du 21-01-1813 aux Cortes de Cadix, cit. in Francisco José Femandez de la Cigofa, y Estanislao Cantero Nufiez, Antonio de Capmany (1742-1813). Pensamiento, ‘obra histérica, politica y juridica, Madrid, Fundacién Francisco Elias de Tejada y Erasmo Percopo, 1993, pp. 213-215). L’argument développé par Capmany en faveur de I'indépendance davis des représentants se situe dans la ligne élitiste que la pensée libérale européenne développera ultérieurement au XIXéme siécle ‘Ainsi John Stuart Mill, dans son ouvrage fameux Le Gouvernement représentatif (version frangaise, Paris, 1865), chap. XI, trate abondamment ce théme soulignant que « si le but de la représentation est d’obtenir des députés intellectuellement plus capables que la moyenne des électeurs, il est normal qu'un député soit parfois dune opinion différente de celle professée par la majorité de ses commettants » (cit. pour la traduction frangaise de P. Rosanvalion dans La démocratie inachevée, op. cit, p. 236). 243 libéraux modérés de Madrid, se développe une théorie complexe de la représentation et de l'opinion, qui doit beaucoup aux auteurs frangais comme Roederer ou Guizot, selon laquelle le gouvernement représentatif s'identifie pratiquement avec le pouvoir de la publicité et de l'opinion publique, entendue de maniére dynamique, censitaire et élitiste, face aux libéraux exaltés qui adoptent sur ce théme des positions populistes trés semblables a celles du jacobinisme frangais '. Ces débats acharnés et réitérés sur l'opinion et la représentation donnent lieu a des raisonnements qui tournent en rond. L'une des difficultés majeures 1. Javier Fernéndez. Sebastién, « The Awakening of Public Opinion in Spain... », art. cit, pp. 74-76. Cf aussi, Ventrée « Opinion publique » dans le Diccionario politico y social del siglo XIX espanol, Javier Feméndez Sebastian et Juan Francisco Fuentes, dir, Madrid, Alianza, 2002, pp. 477-486. Bien que les rédacteurs de ET Censor ne donnent pas leurs sources sur ce point, leur théorie sophistiquée de la dynamique socio-intellectuelle de l'opinion publique s'inspire directement de Roederer (Alberto Lista, «Sobre la mayoria de la opinién y el modo en que se forma», El Censor, num. 91, XVI , 27-1V-1822 ; «De la majorité nationale, de la maniére dont elle se forme, et des moyens auxquels on peut la reconnaitre, ou Théorie de l'opinion publique » in Guvres du comte P.L. Roederer (...) publiées par son fils, le baron A.M, Roederer, Paris, 1853-1859, t. VI, pp. 376-382. «Pour peu qu'on réfléchisse a la nature du gouvernement représentatif, on verra que son unique ressort est l'opinion publique : c’est elle qui lui donne vie et énergie, elle qui dirige son action et détermine son influence » (« De la opinion y de los medios de iriginl », EI Constitucional, nam, 462, 13 - VIII - 1820, chez Morange, « Opinién piiblica», art. cit, p. 140). Claude Morange Iui-méme signalait clairement dans un travail précédent les differences fondamentales entre les libéraux modérés et extrémistes quant aux moyens légitimes de manifestation de Vopinion publique (« Teoria y practica de la libertad de prensa durante et trienio constitucional : el caso de El Censor (1820-1822) », in La prensa en la Revolucién liberal, Madrid, Edit. Universidad Complutense, 1983, pp. 203-219 et plus particuliérement pp. 214-219). Les modérés espagnols suivant les traces des doctrinaires frangais - mettent I’accent sur la publicité, surtout quand il s°agit d’élection en tant qu’essence du gouvernement représentatif, ainsi que sur importance de la contribution des sages et des écrivains publics pour clarifier les problémes abordés par le gouvernement (Morange, « Opinion publica », art. cit, pp. 142-143). Pour ce secteur conservateur du libéralisme, en grande partie héritier de Vesprit des Lumigres, dans le nouvean régime, l'opinion et la participation politiques doivent s’exprimer presque tuniquement a travers deux voies complémentaires : la presse et les Cortes. Le principe de représentation, insistentils a différentes reprises, a remplacé dans les sociétés modemes les formes obsolétes de démocratie directe des anciens ; cela dit, « dans le régime représentatif (...) 'exercice de la souveraineté ne réside pas dans la nation, mais dans les individus auxquels la nation I’a délégué ». (« De la autoridad del pueblo en el sistema constitucional », £! Censor, mim.10, 7-X-1820, p. 269). Le systéme représentatif serait done une sorte «d'aristocratie lective» ou « démocratie fictive » qui, gréce a un heureux mélange opinion et de représentation, parviendrait a « I’édification de la liberté européenne », car « représenter la volonté générale, impliquer la souveraineté, qui réside tout entire dans la formation de la loi, affiner constamment lopinion publique chez les magistrats élus selon des formes déterminées, est une fiction politique d'invention moderne ». (« Origen, progresos y estado actual del sistema representativo en las naciones europeas », El Censor, nim. 1, 5-VIlI-1820, pp. 37-39). Face & ce courant, les extrémistes soutiennent avec ardeur qu'il revient aux sociétés patriotiques (sortes d'assemblées ou clubs révolutionnaires, siége fréquent de débats véhéments d’oii émergent parfois des mouvements tumultueux), de jouer un role décisif dans le renforcement de l'esprit public des citoyens (Alberto Gil Novales, Las Sociedades Patrioticas (1820-1823). Las libertades de expresién y de reunién en el origen de los partidos politicos, Madrid, Tecnos, 1975, 2 vols.) Pour les modérés, au contraire, ces sociétés prétendent usurper expression légitime de I'opinion et de la représentation, et constituent par conséquent un défi aux vrais porte-paroles autorisés des deux instances. Ces débats rappellent (sur plus d’un point) ceux qui eurent lieu dans la France révolutionnaire a propos de lactivité des clubs (surtout aprés le fameux Rapport sur les sociétés populaires de Le Chapelier, 29-IX-1791). 244 de compréhension implicite dans la notion moderne de représentation étant précisément I'absence de toute volonté préexistante a la représentation, c'est, en fait, action parlementaire elle-méme qui génére cette volonté («la représentation au sens moderne ne refléte pas, elle opére », a écrit Lucien Jaume). C'est précisément cette absence paradoxale (qui suppose un hiatus infranchissable entre le concept politique de représentation et son homologue du droit privé qui I'inspire) qui ouvre un vaste champ a la rhétorique politique, étant donné qu’ la question «Qu'est-ce que la représentation nationale représente vraiment?» correspondent plusieurs réponses - le peuple, la nation, les intéréts de la société, la volonté générale, la souveraineté nationale, opinion publique - qui ne sont équivalentes que dans une certaine mesure. Le libéralisme post-révolutionnaire du groupe de Coppet doit beaucoup on le sait, aux legons de Necker. Quand Madame de Staél et Benjamin Constant, notamment, abordent le théme de l'opinion, ils reprennent de nombreux propos de Jacques Necker « grandfather of Restoration liberalism »*, Et sur ces thémes, l'expérience révolutionnaire a beau avoir laissé sa marque (presque tous les essais politiques du groupe portent de fagon obsessionnelle sur la Révolution, comme on sait), les réflexions des libéraux de la Restauration s'inscrivent dans une continuité avec celles des philosophes des derniéres décennies de I'Ancien régime. Cependant les positions du groupe de Coppet different sensiblement sur ce point de la perspective doctrinaire. Tandis que Constant prone la « liberté intellectuelle » et la « pluralité » des 1. Pour tes constituants espagnols de 1837 «les systémes représentatifS ont cela de particulier de reconnaitre opinion publique comme guide et mobile unique du gouvernement ». Or la « vraie opinion générale » dune nation ne consiste pas en une simple « somme des opinions de tous les individus qui la Composent », mais il faut que les représentants « interprétent leurs opinions et les consacrent en une loi ». (Dictamen de la Comisién de Constitucién proponiendo a las Cortes las bases de la reforma que cree debe hacerse en la Constitucién de 1812, leido en la sesién del 30 de noviembre de 1836,apud Diego Sevilla ‘Andrés, Constituciones y otras leyes y proyectos politicos de Espaia, Madrid, Editoria Nacional, 1969, tomo I, pp. 310-311). 2. Henri Grange, «De T'influence de Necker sur les idées politiques de Benjamin Constant », Annales Benjamin Constant, 2 (1992), p. 79. Jean-Denis Bredin, « Necker et ’opinion publique », in Lucien Jaume, €4., Copper, creuset de l'esprit libéral, Paris, EconomicaPresses Universitaires 4’ Aix-Marscille, 2000, pp. 25-40. La filiation de l'ceuvre politique de Madame de Stael et de Benjamin Constant avec la pensée de Jacques Necker est évidente sur de nombreux points. Constant rejoint Necker pour penser que, avant la Révolution, opinion aurait joué en France un role substitutif face & une représentation inexistante et problématique. Cependant, une fois les institutions représentatives mises en place, on pourrait assister 4 une double obstruction par le parlement et l'opinion de la volonté générale qu’ils incarnent (Biencamaria Fontana, « Publicity and the «ResPublica »: the Concept of Public Opinion in Benjamin Constant’s Writings » in Annales Benjamin Constant, 12, 1991, pp. 53-63). Voir aussi le travail de Pierre Rosanvallon sur les positions de Constant et des doctrinaires & ce sujet, notamment l'influence de Necker et des physiocrates sur le libéralisme post-révolutionnaire, « Les doctrinaires et la question du gouvernement représentatif» in Frangois Furet et Mona Ozouf, édit,, The French Revolucién and the Creation of Modern Political Culture, vol. Ill, Oxford, Pergamon Press, 1989, pp. 411-431. 245 opinions comme limite a la toute-puissance de la souveraineté (soulignant méme le réle de la « liberté de la presse » comme moyen qui « remplace en quelque sorte les droits politiques [...] partout oi il n’y a pas une représentation nationale librement élue »)'. Guizot ou Royer-Collard louent plutét les vertus intégratrices de l’opinion publique pour rapprocher le gouvernement de la société (et vice-versa), faire prévaloir la souveraineté de la raison et conjurer ainsi les effets délétéres d’un individualisme qui - la révolution n’a pas eu lieu en vain - aurait réduit la société a un tas de sable informe. Pour les doctrinaires frangais aussi, comme I'a souligné Rosanvallon, la clef du systéme représentatif moderne ne sera pas tant I'élection ou la représentation que la publicité”. « Le mot «représentation», dit Royer-Collard, «est une métaphore, (...) n'est plus qu'une chimére, un mensonge », un malentendu auquel il attribue une part importante de responsabilité dans le déclenchement de la Révolution’. « C'est le mot de représentation qui, mal compris, a brouillé toutes choses » s'exclame, de son cété, Guizot, avant de soutenir que le nouveau « travail de la représentation » a I'époque post- révolutionnaire doit consister essentiellement 4 «ramener la multitude & 1. Benjamin Constant, Principes de Politique applicables @ tous les gouvernements (version de 1806-1810), Paris, Hachette, 1997, livre Vil, pp. 123-124. Lucien Jaume, individu effacé ou le paradoxe du libéralisme francais, Paris, Fayard, 1997, p. 63 et suiv., p. 98. Jaume souligne aussi a ce sujet I'afinité de vues entre la physiocratie et les doctrinaires (ibid. p. 167), et observe avec beaucoup de pertinence que « Sismondi développe souvent ’idée que si tout le monde ne peut avoir le droit de voter - du moins tant que instruction n’est pas généralisée - tout le monde a le droit de faire connattre et ses voeux et ses doléances » (ibid, p.311 et p.540) ; nous serions la encore devant un exemple de fonction substitutive / complémentaire de opinion par rapport a la représentation, 2. La fonction socio-politique fondamentale qu’attribuent les doctrinaires A la liberté de ta presse doit s’entendre précisément en ce sens : « C’est en circulant, en se frottant les unes aux autres, que les opinions, forme spontanée de la raison, expression du bon sens commun, s’élevent pour accéder & Ia raison réfléchie. La liberté de la presse joue ainsi le role d'un catalyseur de T'unification intellectuelle de Ia société permettant & un pouvoir social omniprésent et délocalisé & la fois de se constituer » (Rosanvallon, art. cit, p. 427). Ces idées ne manquent pas non plus d’antécédents significatifs au XVIIle siécle. Morellet, par exemple, considérait déja vers 1775 que la liberté de la presse jouait un role essentiel dans la production sociale des connaissances au service des gouvernants, puisque la vérité surgit du contraste civilisé entre les opinions, de l’échange des écrits et des imprimés, et de la conversation (André Morellet, Réflexions sur les vantages de la liberté d’écrire et d imprimer sur les matires de l'administration... Londres [Paris : chez les freres Estienne}, 1775, pp. 18-26 ; voir les commentaires de Daniel Gordon sur cet opuscule, dans son article « Public Opinion and the Civilizing Process in France: The Example of Morellet», in Eighteenth Century Studies, 22 (1988), pp. 314-315. 3. Dans un de ses discours parlementaires fameux Royer-Collard se demande de fagon rhétorique «Qu’est-ce que représenter une nation? Comment une nation peut-elle étre représentée? » pour affirmer tout de suite aprés le caractére métaphorique de la représentation, dans les termes que nous venons de citer, ce qui l’améne a s'interroger sur la justesse méme de l’expression « gouvernement représentatif », « Il est faux en principe, et impossible dans le fait, que l'opinion de la Chambre soit toujours et nécessairement Popinion de la nation », car « au fond, Messieurs, opinion d’une nation ne doit étre cherchée et ne se rencontre avec certitude que dans ses véritables intéréts (...) Les intéréts sont un gage bien plus sir de Popinion que Popinion ne peut ’étre des intéréts » (Moniteur, 27-11-1816, pp. 10-14) 246 Tunité »'. Un processus qui devra s'appuyer surtout sur la publicité, c'est-a- dire sur la mise en marche d'un systéme de communication continue entre gouvernants et gouvernés, capable d'assurer la souveraineté de la raison, disséminée dans la société. Paradoxalement, la « représentativité » du systeme appelé «représentatif » résiderait davantage dans ce flux permanent de Topinion que dans I'élection proprement dite”. Disons que si c'est dans la représentation que réside épisodiquement le corps de la société, c'est indubitablement dans l'opinion, pour les doctrinaires, que réside son ame. > A la fin de ce trés rapide survol, nous constatons que la comparaison des trois cas sommairement examinés - et de leur « épilogue » doctrinaire - offre certaines ressemblances et des différences intéressantes. Ressemblances et différences qui ne s’expliquent pas seulement en termes d’influences intellectuelles (on pense, par exemple, aux concomitances entre certaines idées politiques de Necker, Suard, Sieyés ou Constant, entre les auteurs francophones, et Jovellanos ou Campomanes, entre les Espagnols, avec les Lumiéres écossaises) mais qui doivent aussi étre mises en relation avec les cultures politiques respectives et les circonstances historiques particuligres de chaque pays. Dans le tableau joint, nous avons essayé de synthétiser quelques éléments pour faciliter cette comparaison. A premiére vue il y aurait dans les trois cas une utilisation rhétorique semblable du concept d'opinion publique, comme instance unitaire arbitrale et propice au consensus. Méme rhétorique, sous des formes différentes, aussi 1. Frangois Guizot, Histoire des origines dl gouvernement représentatif en Europe (1820), Patis, 1851, t. 1, p94, 2. Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Patis, Gallimard, 2000, pp. 102-108. De fait, pour les doctrinaires la publicité - c’est-a-dire le flux permanent de communication entre gouvernement et société - éclipse la représentativité émanant de fagon intermittente des élections périodiques. Dans un opuscule publié en France en 1818 sous le feu des débats sur Ia liberté de la presse, Guizot affirme : «Ce qui caractérise les institutions que la France posséde et ot: Europe aspire, ce n’est pas I’élection, ce n’est pas Ia délibération, c’est la publicité » (Des garanties légales de la presse, 1818, cit. Rosanvallon, La démocratie inachevée, op. cit. p. 106; Morange « Opinién piblica », art cit, pp. 142-143. Une telle relégation du concept de représentation derriére celui d’opinion - dont il est inutile de soutigner la similitude avec I'approche de Necker - trouve sa formulation la plus achevée dans les spéculations des doctrinaires sur la souveraineté de la raison et des classes instruites car, comme l’écrit Guizot lui-méme en 1826, le systéme représentatif permet de recueillir, de concentrer toute la raison qui existe éparse dans la société » (Rosanvallon, « Les Doctrinaires », art. cit, p. 424). L'action politique ininterrompue de opinion publique aboutirait ainsi a une sorte de représentation continue et dynamique de la société, si bien que l'assemblée représentative élue ne serait pas forcément un état provisoire de opinion. 3. Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, pp. 64-65. Ce fut probablement Necker qui, le premier, compara opinion publique & une sorte «desprit de la société », résultat de la communication incessante entre ses membres (Jacques Necker, Euvres completes, Mme de Stat, éd. Paris, 1820, t. IV, pp. 47 et 50-51) Pour une vision trés différente sur cette question of, dans ces pages, l'article de Maria Cruz Mina, Les doctrinaires et l'opinion publique « inopinable ». 247 bien en Grande-Bretagne qu'en France ou en Espagne - pour affirmer que la représentation est fondamentalement nationale, c'est-a-dire que les députés, loin de représenter leur district ou leur circonscription, doivent veiller aux intéréts généraux de la nation comme un tout '. Dans les trois cas, l'opinion publique exerce une pression massive dans les périodes particuligrement critiques ou conflictuelles, de désunion nationale grave ou de fracture de I'unité sociale (en France, durant la crise de la monarchie ; en Espagne au temps de la guerre d'Indépendance ; en Angleterre pendant la crise de l'aprés-guerre). Dans les trois cas, cet avénement de I'opinion comme force impérieuse aboutit 4 d'importants changements et remous politiques et institutionnels sur le terrain de la représentation. Certains changements supposent la mise en marche de mécanismes juridico-institutionnels qui, du moins sur le papier, devraient permettre une meilleure intégration de opinion publique dans les institutions (En France, avec la convocation des Etats Généraux et leur transformation en Assemblée Nationale ; en Espagne, avec la convocation des Cortes de Cadix et la Constitution révolutionnaire de 1812 ; au Royaume-Uni, avec la loi de Réforme électorale et parlementaire de 1832). Quant aux différences, on observe en général plus de similitude entre la France et I'Espagne qu'entre ces deux pays et la Grande-Bretagne. En effet, dans les deux nations continentales voisines prédomine - avec quelques variantes - un débat plus abstrait et un idéal holiste de l'opinion (vision qui trouve sans doute ses racines dans la culture absolutiste / rationaliste pour le cas francais, et dans la tradition scolastique pour l'espagnol), idéal centré soit sur le « bien commun », soit sur « la volonté générale ». Au contraire, en Grande-Bretagne, le débat prend tout de suite un tour plus pragmatique et réaliste, qui, - laissant de cété les conceptions mythiques et maximalistes de Yopinion comme un tout monolithique - oscille entre représentation parlementaire et manifestations extra-parlementaires de l'opinion, admet et int&gre avec plus de facilité la dissension, la représentation des intéréts et Yexpression des opinions particuliéres’. Cette conception est trés 1. Lidée que chaque membre de la chambre représente I’ensemble de la nation, ct non sa circonscription Alectorale, est commune aux trois espaces ; Edmond Burke en 1774, Emmanuel Sieyés en 1789, ou Antonio Capmany en 1813 - parmi bien d'autres - soutiennent avec une méme conviction ce principe (que nous trouvons aussi souvent dans les assemblées représentatives des républiques ibéroaméricaines naissantes). Cependant le type de mandat des députés et, surtout, le concept d’intérét général sous-jacent a chaque culture - notamment du point de vue de la légitimité de lintérét privé - est, comme on sai, tres different. 2. Si nous nous en tenons au schéma d’analyse proposé récemment par Rosanvallon, le théme qui nous ‘occupe - I’avénement de l’opinion - pourrait tout & fait étre vu comme une des apories consubstantielles a la modernité politique, indissociable de la tension permanente qui existe entre libéralisme et démocratie, autrement dit la contradiction insoluble entre les désirs (particuliers) de liberté et d”autonomie individuelle et Vimpératif de fonder une société égalitaire et homogéne, reposant sur la liberté participative et 248 probablement relige a la tradition empiriste et utilitaire, ainsi qu'au cadre institutionnel de la société britannique. A la longue c’est plutét le modéle britannique qui s'imposera dans tout l'Occident comme modéle libéral de Yopinion et de la représentation (modéle déja accepté, non sans nuances, par Constant et aussi - en partie - par les doctrinaires frangais et par les modérés espagnols)’. II nous parait également révélateur des différentes cultures politiques de fond que, dans un premier temps, en France on désigne de préférence comme protagoniste de l'opinion publique, les minorités éclairées (les hommes de lettres), en Grande-Bretagne les classes moyennes (middle class) et, en Espagne, l'ensemble du peuple (e/ pueblo)’. Ou, si l'on préfére, on pourrait parler d'une vision « intellectocratique » pour la France, « mésocratique » pour le Royaume-Uni, et « démocratique » pour I'Espagne’. Cependant cette généralisante (Pierre Rosanvallon, Le modele politique francais. La société civile contre le jacobinisme de 1789 & nos jours, Paris, Seuil, 2004, pp. 118-119), 1. Mais, comme l’a souligné demiérement Lucien Jaume, le libéralisme francais conservera & tout moment tune touche beaucoup plus étatiste que son homologue britannique (L ‘individu effacé, op. cit.) si bien que le libéralisme espagnol, fortement centré sur la nation et inscrit dans un contexte culturel catholique, ne parviendra pas & développer pleinement au cours du sigcle une culture politique basée sur les droits de individu Gavier Feméndez Sebastian y Juan Francisco Fuentes, dir., Diccionario politico y social del siglo XIX espafiol, Madrid, Alianza, 2002, articles « droits », « Etat », « individualisme », « libéralisme » et «nation »). Pour une vision générale du probléme dans son contexte européen et américain, voir Maurizio Fioravanti, Appunti di storia delle costituzioni moderne. Le liberta fondamencali, Turin Giappichelli, 1995 ; version espagnole : Los derechos fundamentales. Apuntes de historia de las constituciones, Madrid, Trotta, 1996, chap. 3 2. Peuple ou nation qui, dans la pratique - comme I'a trés bien vu Frangois-Xavier Guerra - semble presque toujours un amalgame de divers corps politiques (municipes, royaumes, provinces, corporations, universités ‘ou classes), selon un imaginaire d’Ancien Régime et un dispositif institutionnel profondément enraciné dans la socidté d’ordres. C'est pourquoi, en nous reportant au schéma hégelien repris par Lucien Jaume et développé ensuite par Pierre Rosanvallon, qui fait 1a distinction « libéralisme de la généralité » (A la francaise) et un «libéralisme du particulier » (a I'anglaise), nous dirons que le monde espagnol et ibéroaméricain représenterait probablement une voie intermédiaire entre un entre ces deux idéaux-types. Une voie impliquant un écart évident entre faits et représentations : ainsi, par-dela la rhétorique moniste ‘qui, - par exemple, aux Cortes de Cadix - met l’accent sur la souveraineté de la nation, persiste le substrat pluraliste d’un ensemble de particularismes pas toujours bien intégrés (Hegel, Lecons sur la philosophie de Vhistoire, Patis, Vrin, 1979, p.322 et pp. 344-345. L. Jaume, L ‘individu effacé, op. cit., pp. 283-284; P. Rosanvallon, Le modéle politique frangais, op. cit, pp. 117-121). En tout cas, il est certain que le discours libéral gaditan sur la représentation se rapproche davantage de I’idéal de Sieyés de la volonté nationale que des conceptions britanniques sur la représentation des intéréts particulicrs 3. Cette caractérisation générale peut-Etre trop sommaire, est cependant compatible avec le constat que, dans les trois pays, on a des opinions trés différentes la-dessus. En Espagne par exemple, bien qu'une ‘majorité obéissant a la vieille tradition scolastique, renforcée par la mythification du pueblo herofco du printemps 1808, mette I'accent sur l'idée que le protagoniste c'est le peuple, la presse et les brochures politiques ne cessent de manifester certaines positions dissidentes. Ainsi la minorité dite des «afrancesados », avec Alberto Lista comme chef de file, accorde une importance particuliére, dans la ligne des encyclopédistes et idéologues, & initiative des escritores et des sabios, si bien que les publicistes appartenant au courant anglophile, auque! se rallieront trés rapidement les doctrinaires, attribuent aux ‘clases medias wn role prépondérant dans la dynamique politique (tant en ce qui concere opinion que ta représentation). 249 disparité (on pense, par exemple, a l’exaltation du peuple espagnol ces années-la comme conséquence du réle déterminant qu’il a joué lors du soulévement contre les Frangais en 1808) provenant des cultures respectives et des contextes politiques différents dans chaque pays, évoluera trés vite vers une plus grande convergence. Dans la premire moitié du XIXe siécle - période du libéralisme classique - cette convergence penche sensiblement vers Yoption britannique, qui reconnait non seulement aux minorités cultivées mais aussi aux propriétaires et aux classes moyennes un réle politique éminent, tant au plan de l'opinion que de la représentation'. Destinées a jouer un rdle semblable dans la légitimation du pouvoir politique moderne et @ fournir une image unitaire de la société, les idées rivales d'opinion et de représentation, sans cesser de se nuire mutuellement, furent obligées de cohabiter et ne tardérent pas a partager une place prédominante identique dans la nouvelle idéologie libérale, donnant lieu A une étrange bicéphalie, plus « théorique » qu'institutionnelle. Enfin, les acteurs politiques rencontrérent de grandes difficultés a ajuster ces deux idées - opinion et représentation - qui maintenaient dans les discours une tension permanente entre elles, tout en renvoyant fréquemment l'une & Yautre, ce qui donna lieu & beaucoup de tautologies et d'argumentations fallacieuses. Si, au début, on a pu poser le concept d'opinion comme un succédané de la représentation, avec I’installation de régimes constitutionnels, la confusion fut 4 son comble. Etait-ce la représentation nationale qui incarnait la véritable opinion publique du pays? Ou n’était-ce pas plutot Yopinion qui, conservant toujours la primauté, devait exercer un droit permanent de contréle étroit sur les parlementaires? Presque deux siécles se sont écoulés depuis que ces questions ont été soulevées dans le débat politique, et nous ne disposons toujours pas d'une réponse pleinement satisfaisante. Il y a bien des raisons de penser que nous nous heurtons 4 un dilemme insoluble. Enfin, pour terminer, nous tenterons une réponse a notre interrogation initiale. Bien qu’il soit indéniable que c’est dans |’Angleterre du XVIIle siécle que se trouvent réunies les conditions socio-politiques et culturelles les 1. Dans d'autres travaux, nous avons essayé de situer ce concept dans un contexte politique et discursif plus large : « Origenes, apogeo y crisis del conceptién liberal de opinién piiblica : Un concepto politico curoamericano? », in Javier Femandez Sebastian, éd., Historia de los conceptos (Historia Contemporinea, 1n° 26, Bilbao, 2004 (sous presse). Dans I’Allemagne du Vormarz aussi la bourgeoisie libérale utilisa trés souvent argument de l’opinion publique de maniére stéréotypée, ce concept étant entendu alors comme la voix d'opposition des classes moyennes cultivées, qui voulaient garantir la représentation parlementaire de leurs intéréts - presque toujours identifiés dans les discours avec I’intérét public- dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle (Lucian Holscher, « Offentlichkeit », in Geschichtliche Grundbegriffe, op. cit, pp. 454 et 457). 250 meilleures pour I’émergence précoce du concept d’opinion publique, le retard relatif de cet avénement pourrait étre dai au manque d’objectif spécifique pour cette notion dans le systéme (et le discours) politique britannique. En faisant un emprunt au langage économique, on peut dire que sur le « marché politique» du Royaume-Uni, il manquait une demande claire de ce « produit » intellectuel. Cette derniére condition existait pour le cas frangais, une société qui ne réunissait pas certains des prérequis mentionnés (cela pourrait se dire @ fortiori pour le cas espagnol) mais qui réclamait haut et fort des instruments politico-intellectuels capables, en I’absence d’une véritable représentation politique, d’étayer idéalement un édifice social menacé de ruine par la crise profonde de la monarchie. En fin de compte ce serait en France et non en Grande-Bretagne que ce concept prendrait le plus tét son envol théorique. Ainsi, tout parait indiquer qu’il ne faut pas attendre raisonnablement un automatisme quelconque entre les deux plans sociologique et discursif ou, ce qui revient au méme, la force des indices concrets et des conditions socio- culturelles - augmentation des classes moyennes, consommation de la presse, régime parlementaire, sociabilités politiques - ne suffisent pas pour déclencher par elles-mémes une théorie articulée de opinion. Au contraire, le cas britannique est peut-étre la meilleure illustration de ce qu’un cadre juridique favorable et l’essor de certains indices socio-culturels ne garantissent pas 4 eux seuls |’affleurement massif de ce concept dans le discours politique. Dans ce domaine, comme dans d’autres, tout ne dépend pas des conditions « matérielles », socio-économiques ou culturelles. La force sociale d’un concept semble parfois dépendre surtout de sa facilité 4 incarner des idéaux précis, A s’insérer dans les langages et la culture politique en vigueur et a offrir une issue théorique aux problémes concrets ou aux nécessités du moment. Et, aussi étrange que cela puisse paraitre, dans le cas présent cette nécessité et cette possibilité de solution se seraient fait sentir avant, et de facon plus pressante, en France et en Espagne qu’au Royaume-Uni. 251 “(ureynuag‘1) souraur-xno sosrequouiaysed sng soy anuoo ‘aremqze, 19 wondnssoa Ee] anuos 2yeiow argumeg “(INE UYor 's onbmydex#ou0st aquaspidiuo nou syne auuomno3 & puadgp 1wop uoyDIAa7 iV wo un a a eungin 2p ayos ‘2yeuoret gina 2un 189,5 sno} anb ajqeinosiput 91 “quouroussano8 np sayse soj aouaueuod apin8 9 ajonuos mb ynoaqjoo amaive ‘umtwod argpisuos wy] uO “=uHgsdns anbrjod ‘anemndod grourezoanos puoyuos as inb snatigduit x10» qwop 19 qwoyjodde “aqqiouraut 20404 ‘DORE quDWURUNOSGO saysodsa1 waarop st Wap Hoanod we spiodanuoy —swTand | 19 snsuasuco 9] ans “UosTes e IMs s9Seq 109 squauioBinf sop you mb ‘suonsey (@9nqume asa ny nb aura) 1ds0u05) (CeRt) ing weofey : 1€81 2p soqes9U98 suo! ned sop auuprsAs 2] sep quwra3ueyD (0z8T auyjore auias v| 9p wI2ffy (6181) CoLDIag ap aI00SSEyy Sontssoudgl sopequowiowoano8 saunsoyy ‘aureuowopred aqesorsay9 suo » rauond-saide opougd vy suep snsuasuo sap _oumdmy 9p p =p s2fBspUZD Se4OD sep woNEIOAUOD “xnE; (181) x1peD wonnmnsued 79 saie9p siotwHaid = (6081) ‘soppssounsfo (sii 1A) ako np 19 owuO}y,] 2p suosC] sop ynBse]O9C] 19 SIAID9P : (68L.1) atUENAISHOD saqeosty 19 Sonbrtiiouos9 ‘soydosoyuyd sap sanbaus9 ‘(12 adaouod np U0150199.1 ap aursu0,1@ sani SIUDWAUPAD 19 SHEIUOD (eustenuapnidsunt) ay wounuoo ‘Guadoud pu Gueqyy ‘uounmysuos juorouy “ousirENA ‘ourstouiorsty ‘suistandug “(Ay ouine int 19 J 984095, ‘Wy 981095) surequauroysed 39 ajfouuonmnsuos aiyoreuoW sp anbyjoupeo ouistpeanyeusny “yuessreu ‘uustyeuonnyistod ¥9 (49] ydasos) “astuLIO;DX eniseuAp ajjeanou “(IA PueUIPIOA “AI soley) alrouuonipen agsodwo> aryomuo, ‘uistpenjoenuod 19 awstyeanyeUsN aastjesoul uontpen ‘auisteuoNey (AX sin0T 9 AX sINOT) agstrenuan anjosge aityoreuoW, squeuwop ‘nbnyjod asmyjna 18 apsuad ap smwsno3 euuonmnsut aspe> ZESI-STRI ouBeIDIg - opuvaD YIgi-goeT used GRLT-OLLT EAT ANOVA ~ SENVAD “ANOVAS FONVAA | SNDILITOU NL TT SNVG TALNT IAOVIANA NOINIEO,C.LEIONOD FT sed np anbuoysty uorepidsaqun(31) 1 snod yuowaansodsongs issne anbujdde,s anbyjgnd worurdo,p 1d90u00 2°] (souuaKous sasseya sop) sse72 ayppru | ap stuownues s91 8 suonsod s9j 2ax8 uortndo,| ap s90o9zd uoneoxynuepL (piosoes9p np 12 ouust siaiqlut,p 79 suontido,p « aiqy 9yomeUE » un,p 1 ‘oqqeisu wpe no uo;udo sygng -(esreuouio|Ied-enXo uorurdo,| 9p ajjouuonmnsut uorrenorye “aje10}99)9 aus40}91) uoruldopuawiaysed suonejas sof sns 1as0U09 snd 1249. auteqndod | ‘sno} sno} “FauLYT,P no J9814Ip ap ‘roumadxa,p “«somgnd sureauis9 » xne 1905 by 39 WowWaUAANOS 9] and suejonuod ‘anbnsfoderpus stoanod fapISUoD BY UO “(Sand sof ‘S9yeO sof ‘2ssord wp sup souargyg4d 9p 1U9stfeD0] | sujeu0) aiqendod uorurdo,, y aazedwio9 189 39 ourewun gqus oun suo ywowasTeNTpIO puatus,s noygnd upnado ey “(paureisanos) anbayod ameuiSeu,) e jrejay wensqe waa. samo] ap souutoy xne aNguENIE J18199P 910%, “anbrjod sdioo np aurrueunyastentun guUoJOA aun suo nopd «uUOsTEX e| op qtataUsaANOS » un aLIOD * ‘un aunuo> anbygnd wordy * 2p 19 giuomne,p awaisis neoanou anbnyjod asreurSeut e snejar wensge 1ea9C. ~anbrijod veqaP 2] suep anbygnd uuorurdo,t 9p a9nud (uouye sy “q) astejndod atustyeuonransuos + anbyreyisq aamayno By step wuowaj!oey ouBanur,s OL -oquasgidat e] Uastp s1n91998 $9] sO] “ouoj0rA v| saunuo ap quenatusod ‘uorssnasip ej snod (sosseyorout 19) unurwoo asteurBeu reo) un,p 2ys10yOoy SIDUTRISANOS Bf 9p aULATAOIM ay ‘auodar 9 « stoanod np apta » aj tuawiasiostaaxd sda quia uonou ana “S]eI9qNL sonbrijod suorisod sap (juaworayjnonred) uuomeuint397 “anbrijod-o1oos aumuaesy 94838 op Juo\oW un step syruuN!89] ap adrouLid neaanow un.p 19 avqenun souestn oun.p voneUIyY ‘Goyeg "y) « a1yozeue,p » 8 uolunsyp 9p aqureio ap 19 anbiyoseuous atoanod np anbnewsisés uomeisaiu09 ap ‘u ‘9p qwow0w un step (« anbyijod sues anbriyjod ») _suyuos _say_saumans -AUAWOUE 99 e adaquos 9] gnol a1OAe anb wonouog "Gado sop _aipua yop 19-2I199_Jonbme) ouuomno>

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